AVANT-PROPOS1 DE L’ÉDITION

ILLUSTRÉE2

Les éditions de ce livre se sont succédé avec une rapidité qui ne m'avait pas encore permis d’en revoir les détails avec tout le soin désirable. Cette fois, moins pressé par le temps, j’ai pu me livrer à un examen plus scrupuleux, et indiquer des changements qui ne sont pas sans importance3. C’est, il me semble, l’un des devoirs de l'écrivain, que d'opposer sa propre sévérité à la bienveillance du public, et de ne point laisser amollir par le succès4 l'instinct du mieux, et la juste défiance de soi-même.

À un autre titre, cette édition me présentait un intérêt particulier : M. Grandville avait bien voulu se charger de l’illustrer. On pourra voir, en parcourant ce volume, quelle verve il a su y répandre, quel esprit, quelle finesse, quelle philosophie il y a déployés5. Rendre ainsi les choses, c’est les animer d’une vie nouvelle ; aussi le prompt débit 6qu’a obtenu mon livre sous cette forme est-il dû entièrement à l’artiste si justement populaire, et il m’est doux, en le remerciant de son concours, d'avoir à lui rendre ici ce témoignage.

L. REYBAUD.

1[Par Nathalie Preiss] Dans l’avant-propos de l’édition Paulin de mars 1844, la troisième en volume, mais la première que Reybaud signe de son nom (voir l’Histoire du texte et infra), il avouait que, s’il avait pensé sortir de l’anonymat, "il est certain qu'[il] aurai[t] adouci divers détails et contenu [sa] fiction dans les limites d’une réalité plus stricte », mais, dès lors, il appelait en quelque sorte l’illustration, susceptible précisément de mettre en relief et en lumière lesdits détails : « Je sais tout ce qu’on doit accorder de liberté à l’imagination, je sais que, dans le domaine de la fantaisie comme dans les jeux de scène, il est des moyens qu’il faut un peu forcer, des figures qu’il faut grossir, si l’on veut obtenir tous les effets que l’on se propose de produire. Ce sont là des questions de perspective et une manière d’enluminer les personnages afin que le masque garde plus d’expression et plus de vie » (Paulin, 1844, p. V-VI). Appel entendu dans cette édition parue en livraisons à partir de juin 1845 et en volume en octobre 1846 (enregistrement par la BF de l'"édition terminée", le 24 octobre 1846), chez Dubochet, Le Chevalier et Cie, et illustrée, un an avant sa mort, par Jean-Ignace-Isidore Gérard, dit Grandville.
2[Par Nathalie Preiss] Cette édition s'ouvre par un frontispice, qui reprend l’affiche de librairie de 1845, annonçant 30 livraisons à 50 centimes. A représenter Jérôme Paturot en rapin-écrivain romantique, franchissant un improbable Rubicon, poursuivi par un pantin en habit et bonnet de nuit de coton (son ombre: souvenir du Schlemilh de Chamisso?), et accueilli sur l’autre rive par un serpent tentateur (un aspic?, titre du journal qu’il fondera au chapitre VI), tandis que s’envole au loin le cheval ailé, Pégase, symbole de la poésie, et légendé dans l'« Avis au relieur pour le placement des gravures de Jérôme Paturot », « Jérôme Paturot poursuivi par le bonnet de coton », ledit frontispice fait ici figure et fonction de programme de l’œuvre. Les péripéties et vicissitudes de la vie de Jérôme Paturot y sont résumées et annoncées: malgré sa volonté d’échapper à sa condition de marchand de bonnets de coton pour bourgeois assis et rassis, en épousant la vie d’artiste romantique et toutes les professions (y compris de foi) à la mode du temps, il y sera en définitive ramené.
3[Par Nathalie Preiss] Après la parution en feuilleton dans Le National, le texte avait paru anonymement en volume chez Paulin en novembre 1842 (enregistrement par la BF, le 12 novembre 1842) puis, toujours chez Paulin et toujours anonymement, en mars 1843, avec l’adjonction d’une seconde partie, avant de donner lieu, toujours chez Paulin, mais signé cette fois, à une troisième édition, en mars 1844 (enregistrement par la BF, 23 mars 1844), puis à une quatrième, chez le même, en septembre 1844 (enregistrement par la BF, 21 septembre 1844), avant l’édition Dubochet illustrée par Grandville, parue d'abord en livraisons, à partir de juin 1845 au 24 octobre 1846, puis en volume (enregistrement par la BF , au 24 octobre 1846, de l'"édition terminée". Voir, pour le détail des différentes étapes, l'Histoire du texte). Entre la troisième édition de 1844 chez Paulin et l’édition Dubochet de 1845-1846, Reybaud a procédé, en effet, à des changements (voir les notes génétiques) : ainsi, par exemple, au début du chapitre II « Paturot saint-simonien », le terme « pape » (voir la note associée), absent de l’édition Paulin de 1844, fait son apparition.
4[Par Nathalie Preiss] Le prospectus de lancement de cette édition illustrée de 1845-1846 précisait qu’il y avait eu auparavant déjà « quatre éditions écoulées » (voir la note précédente) et « cinq contrefaçons belges ». L'on peut, en effet, parler de "succès", puisque l'édition anonyme parue en 1843 chez Paulin est tirée à 750 exemplaires, alors qu'un an plus tard, la quatrième édition, signée, comme la troisième, du nom de Reybaud, est tirée à 2000 exemplaires (Déclaration de l'imprimeur Gratiot du 12 juillet 1844 [Archives nationales. Série F 18(II) 31]). Et, l'édition illustrée par Grandville (la cinquième) à peine achevée, Paulin publie, en octobre 1845, une sixième édition (enregistrement par la BF, 11 octobre 1845).
5[Par Nathalie Preiss] Promotion ici de ce qui se constitue sous la monarchie de Juillet comme un nouveau genre littéraire à part entière : non point le livre avec illustrations, mais le « livre illustré », fondé sur une alliance et un jeu entre texte et image (insérée dans le texte) qui fait du texte un « iconotexte » (M. Nerlich), et dont Un autremonde de Grandville (Paris, Fournier, 1844), auquel l’illustration de cette première édition illustrée renvoie à maintes reprises, apparaît le parangon, si l’on en croit Le Charivari, qui publie dans le numéro du 21 juillet 1843, des illustrations d’Un autre monde assorties des « Opinions de divers peintres et auteurs sur Un autre monde dont celle d’Ingres, qui le nomme le « Raphaël de l’illustration ». Et le prospectus de lancement de l’édition Dubochet (1845-1846), auquel Reybaud fait ici écho, poursuit dans ce sens : « Un journal en grand crédit disait, il y a deux ans déjà : Jérôme Paturot n’est rien de moins que le Gil Blas du dix-neuvième siècle, et la fortune de son devancier est d’un heureux augure ; déjà illustre il finira comme l’autre par être illustré./Il ne manquait, en effet, […] qu’un seul genre de succès au Jérôme Paturot : c’est une illustration brillante, spirituelle, bien sentie. Le prince du crayon satyrique, Grandville, s'est chargé de ce soin. Aucun artiste n'aurait pu imprimer à ce livre un caractère plus vrai, plus élevé ; aucun dessinateur n'aurait su, comme lui, traiter l'œuvre en moraliste, et se montrer aussi contenu, sans cesser d'être ingénieux. — Toutes les qualités de Grandville semblaient l'appeler à exercer son crayon sur un sujet où se déroulent les misères et les ridicules de notre époque. […] rien n'échappe à cette rapide revue de notre organisation sociale et des anomalies dont elle offre le spectacle./ Un semblable domaine appartenait donc à Grandville ; en illustrant le Jérôme Paturot, il n'a fait que continuer les études qui lui ont acquis une popularité si grande et si méritée. Sous une apparence légère, le sujet a une profondeur que seul, parmi nos artistes, il pouvait apprécier et reproduire ; car c'est-là un des côtés de son talent, un de ses titres les plus durables. D'autres dessinateurs peuvent satisfaire le regard et amener le sourire sur les lèvres : Grandville fait penser et laisse dans l'esprit une impression saine et forte. Ainsi compris, le dessin n'est plus une fantaisie ; il s'élève à la hauteur d'une leçon ; une bonne pensée s'en dégage. »
6[Par Nathalie Preiss] Grâce au contrat du 22 décembre 1844 signé entre Grandville et Paulin pour cette première édition illustrée de Jérôme Paturot, l’on sait que Paulin, associé de Dubochet, « s’engage à payer à M. Grandville la somme de dix mille francs […]. De plus, M. Paulin s’engage, s’il y a lieu, à payer en outre à M. Grandville une somme de deux mille francs après la vente de six mille exemplaires de cette édition » (cité dans le catalogue de Benoît Forgeot, Collection d’un amateur, II. J. J. Grandville, 1803-1847. Albums, livres illustrés et lettres autographes, 2007, n° 84). Ce chiffre de 6000 exemplaires, important pour l’époque (le tirage moyen est de 2000 à 3000 exemplaires et c'était celui de la quatrième édition chez Paulin. Voir, supra, la note associée à "succès") a été, semble-t-il, promptement dépassé puisque, en même temps que la publication en livraisons de cette première édition illustrée, Paulin fait paraître en octobre 1845 une sixième édition deJérôme Paturot , bientôt suivie d'une septième, en février 1846 (BF, 28 février 1846), puis, en mars 1846 (BF, 7 mars 1846), d'une huitième en deux volumes dans un format réduit (petit in-18), le format Cazin (du nom du libraire-éditeur rémois Hubert Martin Cazin, 1724-1795), dans une « Bibliothèque Cazin », à « un franc le volume » (contre 15 francs pour l’édition in-8° de 1846), destinée à lutter contre la contrefaçon belge, et la déclaration de l'imprimeur Lacrampe, datée du 10 janvier 1846, fait état de 10000 exemplaires [Archives nationales. Série F 18(II) 33]. Succès du texte et "prompt débit" de l'édition illustrée confirmés par le fait que, seulement deux ans après, en 1848, l’on en est déjà à la 10e édition » de Jérôme Paturot et à la troisième de l'édition illustrée par Grandville chez Dubochet, Le Chevalier et Cie. Un « prompt débit » de l'édition illustrée, dû aussi au relais de la publicité : ainsi, le 6 août 1845, L’Écho du midi reprend in extenso le prospectus (voir la note précédente) de l’édition illustrée lancée en juin de la même année (nous remercions José-Luis Diaz de nous avoir communiqué cette reprise).

L’usage du bonnet de coton1 n’est pas une de ces institutions éphémères destinées à disparaître avec la civilisation qui les vit éclore. C’est, au contraire, un besoin organique fait pour survivre à beaucoup de coutumes qui se croient éternelles.2 Je n'en veux pour preuve que le nombre toujours croissant des bonnetiers et la belle figure qu’ils font dans notre société industrielle3.

L’autre jour, je me trouvais chez l’un d’eux, le mieux assorti peut-être de tout Paris en matière de ces couvre-chefs que le peuple, dans sa langue figurée, a nommés casques à mèche4. J’hésitais entre un bonnet à flot avantageux, ondoyant, épanoui, et un autre bonnet dont le sommet était couronné par un appendice plus modeste. L’un me tentait par sa majesté, l’autre par sa simplicité, et longtemps je serais demeuré indécis si le marchand n'eût pris la parole :

« Je vous conseille ce genre de flot, me dit-il en me présentant l'un des bonnets ; c'est celui que M. Victor Hugo préfère5. »

Ce mot me fit oublier la marchandise ; je regardai le marchand. C’était un jovial garçon, de trente-cinq ans à peu près, haut en couleur et d’un aspect peu poétique. Le nom qu’il venait de prononcer se conciliait mal avec cet ensemble :

« Vous connaissez donc M. Victor Hugo ? lui dis-je.

— Si je le connais !... » répliqua-t-il en étouffant un soupir. Puis, comme s’il eût fait un retour sur lui-même, il ajouta : « Je suis son bonnetier. »

J’achetai l’article qu'il me présentait ; mais, dans le petit nombre de paroles qu’avait prononcées cet homme, j'avais entrevu un monde de douleurs secrètes et toute une existence antérieure pleine d’amertume et de mécomptes. Évidemment, avant de se réfugier dans le commerce paisible des bonnets de coton, cette âme avait dû chercher sa direction dans d’autres voies et courir quelques aventures. Ce soupçon prit de telles racines en moi, que je résolus de l’éclaircir. Je revins donc chez le bonnetier, sous un prétexte ou sous un autre : je l’interrogeai doucement en attaquant le point sensible, et bientôt j’obtins des aveux complets.

Jérôme Paturot, c’est son nom, était une de ces natures qui ne savent pas se défendre contre la nouveauté, aiment le bruit par-dessus tout, et respirent l’enthousiasme. Se passionner pour les choses sans les juger, se livrer avec une candeur d'enfant aux rêves les plus divers, voilà quelle fut la première phase de sa vie. L’exaltation était pour lui un sentiment si familier, si habituel, qu'il se trouvait malheureux dès que la sienne manquait de prétexte ou d'aliment. Avec de semblables instincts, Paturot était une victime promise d’avance à toutes les excentricités6. Il n’en évita aucune, et se signala plus d’une fois par une ardeur qui avait l’avantage de ne pas être raisonnée. Il admirait tout naïvement et s’engouait des choses avec une entière bonne foi ; il eût, en des temps plus farouches, confessé sa croyance devant le bourreau. Seulement il changeait volontiers d’idole7, se rangeant toujours du côté de celle qui avait la vogue, et dont le culte était le plus bruyant. Ce fut ainsi qu’il parcourut la sphère des découvertes modernes dans l’ordre littéraire, philosophique, religieux, social et même industriel. Il n’aboutit au bonnet de coton qu’après avoir successivement passé par les plus belles inventions de notre époque.

À la suite de quelques entretiens, j’avais obtenu la confiance de Jérôme Paturot. D'aveu en aveu, je parvins à lui arracher l’histoire de sa vie entière, et peut-être n’est-il pas sans intérêt de la consigner ici pour apprendre à nos neveux à combien de tentations les enfants de ce siècle8 furent en butte.

C’est Paturot lui-même qui va raconter ses douleurs.

1[Par Nathalie Preiss] La vignette de tête du « Préambule » (le terme n’apparaît pas dans l’édition du roman. Cette partie liminaire du texte est qualifiée d’« Introduction » dans la Table des matières) représente un bonnet de coton, enrubanné d’une paire d’ailes de chauve-souris, surmonté de la devise « Au bonnet du grand romantique », qui éclipse le soleil — affublé d’une perruque — accompagné de la devise de Louis XIV, le roi-soleil : « Nec pluribusimpar » (« À nul autre pareil »). Il y a là triple visée satirique, et contre le bonnet de coton, bonnet de nuit, bourgeois (voir l’Introduction critique), et contre la prétention artistique du bourgeois Paturot, affublé ici des armes romantiques, telle la chauve-souris, symbole de la nuit et du spleen, présente dans la planche « Les Métamorphoses du sommeil » d’Un autre monde, et, enfin, contre la légende romantique qu’il incarne ainsi : l’on reconnaît dans la devise, qui fait office aussi d’enseigne commerciale, « Au bonnet du grand romantique », l’oxymore, chère à Hugo et aux romantiques, les modernes, qui entendent éclipser les anciens, les classiques du XVIIe siècle, les « perruques » (voir, infra, la note associée à « Paturot poète chevelu »).
2[Par Nathalie Preiss] Sur le bonnet de coton, devenu le symbole du bourgeois, voir l’Introduction critique.
3[Par Nathalie Preiss] Adjectif et substantif polysémiques et programmatiques du chapitre premier et de l’ensemble de JérômePaturot. En effet, l'adjectif substantivé « industriel » (d"industrie", activité, savoir-faire) désigne alors celui qui se livre à la production, la transformation de matières premières et à la circulation commerciale de ces "produits" (d’où, avant les expositions universelles du Second Empire, les "expositions des produits de l’industrie"). C’est ce sens dont use Reybaud, économiste, qui publiera des rapports « sur la condition morale, intellectuelle et matérielle » des « ouvriers qui vivent de l’industrie » du coton, de la laine, du fer (respectivement en 1862, 1865 et 1868), au chapitre IX de la Seconde Partie : « Paturot devant la commission d’enquête industrielle ». Le terme est assorti d’une connotation particulièrement positive chez les sectateurs de Saint-Simon auxquels Paturot se ralliera (voir la note associée à ce nom et à « capacités » dans le chapitre I), qui entendent donner le gouvernement de la société aux producteurs, dont, au premier chef, les industriels (Saint-Simon écrit en 1823-1824 un Catéchisme des industriels). Mais, l’année même de la mort de Saint-Simon (1825), dans D’un nouveau complot contre les industriels, Stendhal s’élève contre une telle conception et ironise sur les fabricants de calicot. De même, dans le domaine littéraire, le terme, employé comme adjectif, prend une valeur péjorative avec le fameux article de Sainte-Beuve sur la « littérature industrielle », publié en septembre 1839 dans la Revue des Deux-Mondes, qui vilipende la littérature en série, la littérature de « consommation », le roman-feuilleton naissant (1836, dans La Presse de Girardin) auquel, en 1842, Eugène Sue, avec Les Mystères de Paris, publiés dans le Journal des débats, donnera tout son essor, évoqué notamment dans les chapitres VII et VIII de la Première Partie consacrés à « Paturot feuilletoniste ». Plus largement, et péjorativement, « industriel » désigne un spécialiste de la tromperie, à plus ou moins grande échelle, du petit filou au « chevalier d’industrie », dont les personnages reparaissants de Jérôme Paturot, le baron Flouchippe (associé à la figure du blagueur floueur Robert Macaire. Voir les chapitres III et IV de la Première Partie) et la princesse Flibustoskoï seront l’incarnation. Précisons que le terme désigne aussi à l'époque, et, cette fois, avec une connotation positive, les "petits métiers", comme le marchand de coco, la marchande des Quatre-Saisons, le marchand de peaux de lapin, le chiffonnier, le rémouleur, le maçon..., témoin l'article de Jules Janin paru dans Le Livre des Cent-et-Un (Ladvocat, 1831) et, surtout, en 1842, l'ouvrage d'Emile de La Bédollière, illustré par Henry Monnier: Les Industriels. Métiers et professions en France, qui s'ouvre ainsi: "Cet ouvrage a pour but de peindre les moeurs populaires [...] d'initier le public à l'existence d'artisans trop méprisés et trop inconnus (Paris, Vve Louis Janet, 1842, p. I). Précisons toutefois que, dans son ouvrage intitulé Les Industriels du macadam (Paris, A. Le Chevalier, 1868), Elie Frébaut, après avoir envisagé les innocents métiers d'"astronome en plein vent", de "ramasseur de bouts de cigare" ou de "camelot", est nécessairement amené à terminer par les"industriels interlopes" tel le carottier emprunteur, qui rejoignent les chevaliers et capitaines d'industrie et autres modernes floueurs, dont l'ombre plane sur Jérôme Paturot.
4[Par Nathalie Preiss] Dans l'argot populaire de l'époque, métaphore pour désigner le bonnet de coton, qui se termine par une mèche (Lorédan Larchey, Dictionnaire historique d’argot [1881], Jean-Cyrille Godefroy, 1982).
5[Par Nathalie Preiss] Alliance comique, annoncée par la vignette de tête (dans tous les sens du terme ! Voir la note associée) entre le bonnet de coton bourgeois et l’incarnation du romantisme littéraire le plus flamboyant de l’époque, Victor Hugo. Ce dernier, au moment où est publié le roman de Reybaud (1842), a quarante ans, est déjà célèbre par ses publications poétiques (Les Orientales, 1829) théâtrales (Hernani, 1830), romanesques (Notre-Dame de Paris, 1831), et par ses positionnements esthétiques (Voir « Fonction du poète » dans Les Rayons et les ombres, 1840). Benjamin Roubaud, dans son Panthéon charivarique, le représente assis et rassis, sur ses œuvres (Le Charivari, 10 décembre 1841). Même jeu, l’année même de la parution de Jérôme Paturot, dans la Physiologie du poète de Sylvius (le journaliste Edmond Texier), illustrée par Daumier (Paris, J. Laisné, 1842), qui ouvre son livre par le transparent « poète Olympien » : « Assis sur les décombres du passé, l’Olympien a versé sur le présent la rosée de son génie en pluies de drames, en avalanches d’odes, en cataractes de romans, en averses d’in-octavos verts, jaunes, rouges, bleus, de toutes les couleurs. La première olympiade date de 1825 » (p. 12-13. Allusion à la deuxième édition des Odes et ballades).
6[Par Nathalie Preiss] Paturot, comme Gogo (voir l’Introduction critique), sera la dupe de toutes les modes, idéologies et « idoles » (voir infra) du temps, destinée à être la proie de tous les « inventeurs de nouveautés » diverses, de tous les charlatans, de tous les spéculateurs, pseudo-artistes, utopistes et inventeurs qui vont se succéder dans le roman. César Falempin (1845), du même Reybaud, histoire d’une escroquerie en Bourse sur les chemins de fer, reprend à l’échelle d’un roman tout entier ce qui occupe dans Jérôme Paturot les chapitres III et IV de la Première partie.
7[Par Nathalie Preiss] Souvenir de l’épisode du veau d’or adoré par les Juifs, en lieu et place de Yahvé, dans l’Ancien Testament (Exode), le mot « idole » revient dans le sous-titre de l'ouvrage de Reybaud cité plus haut, qui prolonge sur certains points les dénonciations de ses deux Jérôme Paturot : César Falempin, ou les idoles d’argile (Paris, Michel Lévy, 1845). Nadar placera ironiquement un « Falempin » (c’est le nom du concierge du roman) au numéro 174 dans le défilé de son célèbre « Panthéon » lithographique des grands écrivains du temps publié par LeFigaro (1854).
8[Par Nathalie Preiss] Ce premier portrait de Paturot le pose comme « enfant de ce siècle », allusion au titre célèbre de Musset : Confession d’un enfant du siècle (1836). On retrouve une sorte de Jérôme Paturot dans le personnage de Paul Vernon de César Falempin (voir la note précédente) : jeune homme vélléitaire, qui se croit un moment écrivain génial, lui aussi qualifié d’« enfant du siècle » (p. 333), il se jette, après beaucoup d’ « illusions perdues » (p.100) dans les professions de la finance et de la spéculation en Bourse où il se ruinera.

I

PATUROT1 POÈTE CHEVELU2.

Je n’ai pas toujours été, me dit l’honnête bonnetier, tel que vous me voyez, avec mes cheveux ras, mon teint fleuri et mes joues prospères. Moi aussi, j’ai eu la physionomie dévastée et une chevelure renouvelée des rois mérovingiens3. Oui, monsieur, j’étais chef de claque à Hernani4, et j’avais payé vingt francs ma stalle de balcon5. Dieu ! quel jour ! quel beau jour ! Il m’en souvient comme si c’était d’hier. Nous étions là huit cents jeunes hommes qui aurions mis en pièces M. de Crébillon fils, ou la Harpe, ou Lafosse6, ou n’importe quel autre partisan des unités, s’ils avaient eu le courage de se montrer vivants dans le foyer. Nous étions les maîtres, nous régnions, nous avions l’empire !

Mais reprenons les choses d’un peu plus haut. Orphelin de bonne heure, monsieur, j’avais été élevé par les soins d’un oncle, vieux célibataire, qui n’aspirait qu’à se démettre en ma faveur de la suite de son commerce et de la gestion de son établissement. Faire de moi un bonnetier modèle était sa seule ambition. J'y répondis en mordant au grec et au latin avec un fanatisme malheureux. Quand, au sortir du collège, je revis cette boutique avec son assortiment de marchandises vulgaires, un profond dégoût s’empara de moi. Je venais de vivre avec les anciens, d’assister à la prise de Troie, à la fondation de Rome, de boire avec Horace aux cascades de Tibur, de sauver la république avec Cicéron, de triompher comme Germanicus, d’abdiquer comme Abdolonyme, et, de cette existence souveraine, héroïque, glorieuse, il fallait descendre à quoi 7? au tricot et aux chaussettes. Quel déchet8 !

Dès ce moment, monsieur, je fus livré au démon de l'orgueil. Je me crus destiné à toute autre chose qu'à coiffer et à culotter le genre humain. Cette ambition me perdit.

C’était alors le moment de la croisade littéraire dont vous avez sans doute entendu parler, quoiqu'elle soit aujourd’hui de l’histoire ancienne. Une sorte de fièvre semblait s’être emparée de la jeunesse : la révolte contre les classiques éclatait dans toute sa fureur. On démolissait Voltaire, on enfonçait Racine, on humiliait Boileau avec son prénom de Nicolas, on traitait Corneille de perruque, on donnait à tous nos vieux auteurs l’épithète un peu légère de polissons. Passez-moi le mot ; il est historique9. En même temps, on disait à l’univers que le temps des génies était arrivé, qu’il suffisait de frapper du pied la terre pour en faire sortir des œuvres rutilantes et colorées10, où le don de la forme devait s’épanouir en mille arabesques plus ou moins orientales11. On annonçait que le grand style, le vrai style, le suprême style allait naître, style à ciselures, style chatoyant et miroitant, empruntant au ciel son azur, à la peinture sa palette, à l’architecture ses fantaisies12, à l’amour sa lave, à la jalousie ses poignards, à la vertu son sourire, aux passions humaines leurs tempêtes13. La littérature que nous allions créer devait être stridente, cavalière, bleue, verte, mordorée14, profonde et calme comme le lac15, tortueuse comme le poignard du Malais, aiguë comme la lame de Tolède16 ; elle devait concentrer en elle la fierté de la grandesse espagnole et l’abandon folâtre du polichinelle napolitain17 ; élever sa pointe en minaret comme à Stamboul ; se daller en marbre comme à Venise ; résumer Soliman et Faliéro18, le muezzin et le gondolier des lagunes, deux types contradictoires19 ; chanter avec l’oiseau, blanchir avec la vague, verdir avec la feuille, ruminer avec le bœuf, hennir avec le cheval, enfin se livrer à toutes ces opérations physiques avec un bonheur extraordinaire, vaincre en un mot, dominer, supplanter, et (passez-moi encore une fois l’expression) enfoncer la nature20

Voilà ce que nous voulions, ni plus ni moins.

Je dis nous, monsieur, car je fus le cent quatre-vingt-dix-huitième génie de cette école, par numéro d’ordre. À peine eut-on proclamé un chef, que je m’écriai : « De la suite, j'en suis ! »21 Et j’en fus. Comme titre d’admission, je composai une pièce de vers monosyllabiques22 que I’on porta aux nues et qui débutait ainsi :

Quoi !
Toi,
Belle,
Telle
Que
Je
Rêve
Ève ;
Sœur,
Fleur,
Charme,
Arme,
Voix,
Choix,
Mousse,
Douce, etc.

Et ainsi de suite, pendant cent cinquante vers. Lancé de celle façon, je ne m’arrêtai plus. L’enjambement faisait alors fureur23; je donnai dans l’enjambement, et c'est à moi que l’on doit ce sonnet célèbre 24qui disait :

Toi, plus blanche cent fois qu’un marbre de Paros,
Néère, dans mon cœur tu fais naître un paro-
xysme d’amour brûlant comme l’est une lave ;
Non, non, le pape Sixte, au sein de son conclave,
Etc., etc.

Je viens de vous parler de sonnet, monsieur ; quels souvenirs ce mot réveille en moi ! L'ai-je cultivé, cet aimable sonnet ! Tout ce qu’il y a dans mon être de puissance, de naïveté, de grâce, d’inspiration, je l’ai jeté dans le sonnet. Pendant six mois, je n’ai guère vécu que de sonnets. Au déjeuner, un sonnet ; au dîner, deux sonnets, sans compter les rondeaux. Toujours des sonnets, partout des sonnets ; sonnets de douze pieds, sonnets de dix, sonnets de huit ; sonnets à rimes croisées, à rimes plates, à rimes riches, à rimes suffisantes ; sonnets au jasmin, à la vanille ; sonnets respirant l’odeur des foins ou les parfums vertigineux de la salle de bal. Oui, monsieur, tel que vous me voyez, j’ai été une victime du sonnet25, ce qui ne m’a pas empêché de donner dans la ballade, dans l’orientale, dans l’iambe, dans la méditation, dans le poëme en prose et autres délassements modernes26. Mais mon encens le plus pur a brûlé en l'honneur de cette divinité que l'on nomme la couleur locale27. À volonté mes vers étaient albanais, cophtes, yolofs, cherokees, papous, tcherkesses, afghans et patagons28. Je faisais résonner avec un égal succès la mandoline espagnole, le tambour nègre et le gong chinois. Mes recueils poétiques composaient un cours complet de géographie. La feuille du palmier, la fleur du lotus, le tronc du baobab, les fruits de l’arbre de Judée, y tenaient la place que doit leur accorder tout amant de la forme, tout desservant fidèle de la nature. Les costumes, les armes, les cosmétiques, les mets favoris des peuples divers, n’échappaient point à ma muse : la basquine, le burnous, le fez, le langouti, la saya29, le kari et le couscoussous30, le kava et le gin, le kirch et le samehou31, aucun vêtement, aucun aliment, aucun spiritueux même, n’étaient rebelles à l’appel de mon vers, et les trois règnes se défendaient vainement d’être mes tributaires.

Oh ! quel temps, monsieur, quel temps ! On m’eût donné la statistique du Japon 32à mettre en strophes, que je n’eusse pas reculé devant la besogne. Quand on est jeune on ne connaît pas le danger.

Je vous ai parlé tout à l’heure de la première représentation d'Hernani. C’est là que nous fûmes beaux ! Jamais bataille rangée ne fut conduite avec plus d’ensemble, enlevée avec plus de vigueur. Il fallait voir nos chevelures, elles nous donnaient l’aspect d’un troupeau de lions33. Montés sur un pareil diapason, nous aurions pu commettre un crime : le ciel ne le voulut pas. Mais la pièce, comme elle fut accueillie ! Quels cris ! quels bravos ! quels trépignements34 ! Monsieur, les banquettes de la Comédie-Française en gardèrent trois ans le souvenir. Dans l’état d’effervescence où nous étions, on doit nous savoir quelque gré de ce que nous n’avons pas démoli la salle. Toute notion du droit, tout respect de la propriété semblaient éteints dans nos âmes. Dès la première scène, ce fut moi qui donnai le signal sur ces deux vers :

Et reçoit tous les jours, malgré les envieux,
Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux.

Depuis ce moment jusqu’à la chute du rideau, ce ne fut qu’un roulement. Charles-Quint s’écria :
Croyez-vous donc qu’on soit si bien dans cette armoire ?35
la salle ne se possédait déjà plus. Elle fut enlevée par la scène des tableaux, et le fameux monologue l’acheva36. Si le drame avait eu six actes, nous tombions tous asphyxiés37. L’auteur y mit de la discrétion ; nous en fûmes quittes pour quelques courbatures.

J’appartenais donc tout entier à la révolution littéraire : c'était presque une position sociale. II ne s’agissait plus que de la consolider par un poème en dix-huit mille vers d'un genre babylonien, ou par des fantaisies castillanes telles que saynètes et romans de cape et d’épée38. Je pouvais aussi abonder dans le sonnet ; mais, permettez-moi l'expression, je sortais d’en prendre. Malheureusement, mes affaires financières étaient alors assez embrouillées. Depuis que je m’étais livré à la muse, mon oncle le bonnetier m’avait fermé sa porte, et il parlait de me déshériter. Il ne me restait plus que 4 à 5,000 francs, débris de la succession paternelle. Ce fut avec cette somme que je me lançai dans la carrière. Aucun éditeur ne voulait imprimer mes œuvres à ses frais ; je me décidai à spéculer moi-même sur mon génie, Je publiai trois volumes de vers : Fleurs du Sahara.La Cité de l’Apocalypse.La Tragédie sans fin39. Hélas ! à quoi tient la destinée des livres ! j'en vendis quatre exemplaires, et aujourd’hui je me demande quels sont les malheureux qui ont pu les acheter. Quatre exemplaires, monsieur, et j’avais dépensé 4,000 francs ! C’était 1,000 francs par exemplaire !

Cet échec amena un orage dans ma vie.

Il faut vous dire que j’avais cru devoir, dans l'intérêt de mes inspirations, associer ma destinée à une jeune fleuriste40 du nom de Malvina41. Le caprice avait formé ce nœud, l’habitude l’avait resserré : il n’y manquait plus que la loi et l’église42. Par malheur, monsieur, Malvina n’appartenait point à mon école : elle raffolait de Paul de Kock et savait par cœur la célèbre partie de loto de la Maison Blanche43. Plus d’une fois elle m’avait compromis publiquement par des appréciations que je m’abstiendrai de qualifier, et mes amis me reprochaient souvent ces amours si peu littéraires. Ma chambre était inondée de volumes malpropres empruntés au cabinet de lecture voisin : M. Dupont, André le Savoyard, Sœur Anne, et que sais-je encore ! Malvina dévorait ces turlupinades, tandis qu'elle se faisait des papillotes de mes Fleurs du Sahara, et condamnait aux usages les plus vulgaires ma Cité de l’Apocalypse. Voilà dans quelles mains j’étais tombé.

Tant que mon petit pécule avait duré, nos relations s’étaient maintenues sur un pied tolérable. Malvina se contentait de me qualifier, de loin en loin, de cornichon, ce qui était peu parlementaire 44; mais j’étais fait à ces aménités. Cependant, à mesure que les fonds baissaient, le ton devenait plus rogue, et nos disputes sur l’esthétique prenaient de l’aigreur. Aux derniers cent francs, sa passion pour les romans de Paul de Kock avait pris un caractère tout à fait violent, et ses mépris pour la poésie moderne ne connaissaient plus de bornes. La discussion se renouvelait chaque jour avec un acharnement nouveau.

« C'est du propre que vos livres, me disait-elle ; voyez seulement si vous en vendez la queue d’un.
— Malvina, lui répondais-je, vous ne raisonnez point en amie de l’art : vous êtes trop utilitaire45.
— Oui-da ! avec ça qu’on vit de l’air du temps ! Il a fallu mettre hier deux couverts au mont-de-piété46. »

Voilà, monsieur, à quelles extrémités j'en étais réduit et quel langage il me fallait subir. J’avais beau demander des armes à la poésie contre de pareils arguments : le bon sens de cette fille m’écrasait. Chaque jour je me détachais davantage de l'art pour songer à la vie positive ; le besoin altérait chez moi les facultés du coloriste, et la misère étouffait l’inspiration. Je commençais à ne plus croire à l’infaillibilité d’une école qui laissait ses adeptes aussi dénués : je me prenais à douter de la ballade et du sonnet, de l’ode et du dithyrambe ; je tenais déjà le lyrisme dramatique pour suspect, et l’alliance du grotesque et du sublime ne me semblait pas le dernier mot de la composition littéraire47. Bref, j’étais prêt à renier mes dieux.

Une saillie de Malvina acheva l’affaire. Quand le jour fut venu où nous eûmes épuisé nos dernières ressources, je m’attendais à des reproches, à des larmes ; je croyais du moins qu’elle témoignerait quelque inquiétude et quelque tristesse. Je ne connaissais pas Malvina. Jamais elle ne se montra plus pétulante et plus gaie. Elle sautait dans la chambre, gazouillait comme une alouette, et de temps en temps pinçait un petit temps de danse pittoresque48.

« Diable ! dis-je, c’est comme ça que tu le prends ?
— De quoi ! répliqua-t-elle, il n’y a rien à la maison. Eh bien, je me ferai saint-simonienne49. »

Ce mot m'éclaira : une vocation nouvelle se révélait à moi. J’avais l’étoffe d’un saint-simonien. Le tour de ces messieurs était alors venu, ils éclipsaient les romantiques. Puisque Malvina se lançait dans la partie, je pouvais bien me lancer avec elle. Mes fonds étaient évanouis ; l'oncle Paturot me tenait toujours rigueur. Que risquais-je ?

Dès le lendemain je fis tomber sous le ciseau ma chevelure de Mérovingien pour laisser croître mes moustaches et ma barbe. Je voulais paraître devant les capacités de Saint-Simon50 avec tous mes avantages. Malvina, de son côté, s’épanouissait à la seule idée qu’elle allait être reçue femme libre51.

C’est là, monsieur, le second chant de mon odyssée.

1[Par Nathalie Preiss] Contrairement aux bandeaux de tête des chapitres de la Seconde Partie, qui comporteront des éléments figuratifs (notamment le parapluie et le bonnet de coton), le bandeau courant de la Première Partie (qui apparaît pour la première fois en tête de ce chapitre premier), moins figuratif que décoratif, relève néanmoins du style dit éclectique, à son apogée précisément en 1840 et mêle ici motifs grecs (la frise géométrique), Renaissance (la coquille) et floraux (le mot avait été mis à la mode par la philosophie de Victor Cousin, l'éclectisme, sur lequel joue Balzac, et Reybaud et Grandville s'en souviennent, dans le titre de sa Physiologie du mariage ou Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal, publiées par un jeune célibataire, 1829).
2[Par Nathalie Preiss] Comme le soulignera, en 1869, le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (t. IV), la dénomination « Poètes chevelus » ou « échevelés », est devenue alors expression consacrée et désigne, selon toute une sémiotique d’époque de la chevelure et du système pileux (voir, infra, la barbe des saint-simoniens), les poètes et, plus largement, les artistes romantiques « les plus avancés » (à l’opposé des glabres bourgeois retardataires), en référence à ce qui deviendra aussi bataille consacrée, la « bataille d’Hernani » (drame de Hugo créé le 25 février 1830, voir infra) évoquée par Gautier quarante-quatre ans plus tard dans son Histoire du romantisme, où les romantiques à la longue chevelure plate s’en prennent aux classiques chauves à perruques, désignés comme tels (voir infra). Par une sorte non de coiffure mais de distance au carré, Reybaud joue ici, et tout au long de son ouvrage (chap. I, VI, X, XIV de la Seconde Partie), sur ce qui, dès 1833, est devenu la cible de la satire des romantiques eux-mêmes et par eux-mêmes. Et s’il n’est pas le seul intertexte présent ici, celui de Gautier, Les Jeunes France. Romans goguenards (1833), et, notamment, Daniel Jovard (avec un jeu sur « jobard », synonyme de « gogo », voir l’Introduction critique), où ledit arbore une « chevelure en coup de vent », est très sensible ici. Précisons que, trois ans avant la parution du texte de Reybaud en feuilleton dans Le National, Gautier, dans la planche du Panthéon charivarique de Benjamin Roubaud, publiée le 19 juillet 1839 dans Le Charivari, apparaît en poète (et rapin) chevelu, avec cette légende : « Théophile Gauthier [sic] est de ce poil énorme/Né coiffé !...quel toupet puisqu’il n’est amoureux/Systématiquement que de la belle forme,/Il devrait bien changer celle de ses cheveux. » [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3053370k/f3.highres]. Aussi, dans son Histoire du romantisme, dont Jérôme Paturot constitue un jalon, Gautier pourra-t-il écrire : « Si on prononce le nom de Théophile Gautier devant un philistin, n’eût-il jamais lu de nous deux vers et une seule ligne, il nous connaît au moins par le gilet rouge que nous portions à la première représentation d’Hernani, et il dit d’un air satisfait d’être si bien renseigné : « Oh oui ! le jeune homme au gilet rouge et aux longs cheveux ! » (cité par Marine Le Bail, « Gilet rouge et cheveux longs. L’accessoire comme manifeste générationnel chez les Jeune-France », dans L’Accessoire d’écrivain au XIXe siècle. Le sens du détail, actes du colloque jeunes chercheurs, Lauren Bertolila-Fanon, Charlène Huttenberger-Revelli, Marine Le Bail dir., [https://serd.hypotheses.org/files/2020/01/6_Le_Bail_mis_en_forme_SERD.pdf ]). Dans sa Physiologie du poète, Edmond Texier insistera sur la « Chevelure Apollonienne » du « poète Olympien » (Hugo), dont les « séides chevelus » s’en prennent à la « vieille garde imberbe », lors des premières représentations (éd. cit., p. 12, 14).
3[Par Nathalie Preiss] L’historien romantique Augustin Thierry (1795-1856), chef de file de la « nouvelle histoire » à l’époque avec Michelet, avait publié en 1840 ses Récits des temps mérovingiens, dont il faisait l’origine de la France, et le Grand dictionnaire universeldu XIXe siècle de Pierre Larousse (t. IV, 1869), à l’entrée « chevelu », précise bien : « Titre que l’on donne aux rois mérovingiens, parce qu’ils laissent croître leur chevelure. Les rois CHEVELUS », et référence obligée pour le « poète chevelu » qu’est devenu Paturot. Et Reybaud et Gautier de consonner encore, qui, dans son Histoire du romantisme, évoquera ses « cascades de cheveux mérovingiennes » (cité par Marine Le Bail, art. cit, [https://serd.hypotheses.org/files/2020/01/6_Le_Bail_mis_en_forme_SERD.pdf]).
4[Par Nathalie Preiss] Créé sur la scène du Théâtre-Français le 25 février 1830, le drame de Hugo apparaît comme le manifeste et le chef-d’œuvre du drame romantique, à l’origine de la fameuse « bataille d’Hernani », opposant classiques et romantiques, relatée et revue par Théophile Gautier quarante-quatre ans plus tard (voir, supra, la note associée à « poète chevelu »), et dont ce chapitre constitue une préfaçon, voire une contrefaçon, puisque Hugo avait précisément refusé, pour la première d’Hernani, la claque (remplacée avantageusement par ses partisans. Voir la note associée à l’illustration, légendée « Les Romains échevelés… »), véritable institution d’alors, menée par un chef de claque qui rétribuait ses claqueurs (voir le personnage de Braulard dans la deuxième partie d’Illusions perdues de Balzac, 1839), le plus souvent en mal d’argent, afin de faire ou défaire les spectacles. C'est tout le propos du chapitre XII, "Un succès chevelu", qui s'en prend aux Burgraves de Hugo, devenus Les Durs à cuire!, avec le chef de claque Hercule Mitouflet.
5[Par Nathalie Preiss] Dans le chapitre II, intitulé « Avant » de sa Physiologie du parterre, Léon d’Amboise [Léon Guillemin] précise, à propos de la répartition des spectateurs : « Une part [de la queue] va se réfugier dans le parterre, une autre dans l’orchestre, tandis qu’une fraction, plus ambitieuse, envahit d’un air conquérant le balcon, les premières galeries, le secondes galeries. Voilà pour l’aristocratie de la queue. » (Paris, Desloges, 1841, p. 19-20), et il oppose les spectateurs du parterre à ceux du balcon : « Le balcon est d’ordinaire le rendez-vous des amis […]. C’est du balcon que tombe sur la scène cette pluie odorante qui bientôt doit se changer en flots de couronnes et de fleurs. Il pleut beaucoup du balcon. Il en pleut même des vers. La poésie et les fleurs ! double couronne que jette le balcon avec une profusion qui fait honneur à sa libéralité. O balcon ! que de royautés sont ton ouvrage ! Pourquoi le parterre refuse-t-il souvent de les sacrer de ses mains puissantes ! » (p. 90-91). L’on comprend alors pourquoi Paturot, poète chevelu, partisan fervent d’Hernani, s’installe au balcon, non sans avoir payé une somme aussi de légende !, vingt francs (soit environ 40 euros actuels), puisque les places au balcon au Théâtre-Français (les plus chères) coûtaient 6 francs (8 francs, si la place était retenue d’avance : voir le Tableau de Paris ou indicateur général de 1831, p. 233).]
6[Par Nathalie Preiss] La règle des trois unités dans la tragédie classique – unité de lieu, unité de temps, unité d’action – avait été énoncée par Boileau au chant III de son Art poétique : « Qu'en un lieu, en un jour, un seul fait accompli/Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli » (Chant III), mais, dans la Préface de Cromwell, manifeste du drame romantique et du romantisme, au nom d’un art du réel, Hugo s’en était pris à cette règle et n’avait retenu que l‘unité d’action. Si le nom de Jean-François La Harpe, auteur d’un fameux Cours de littérature en 18 volumes (1798-1804) est ici attendu – il est associé dans la Préface de Cromwell à Aristote et Boileau –, en revanche le nom de Crébillon fils l'est moins, et d’autant moins, qu’entre cette édition de 1845-1846 chez Dubochet et l’édition in-18 format Cazin qui a suivi en mars 1846, Reybaud a substitué « Crébillon père », auteur dramatique et académicien, à « Crébillon fils », tout à la fois auteur de romans et contes libertins et licencieux (le fameux Sopha, 1742) et « censeur de la police » pour le théâtre à partir de 1774. Quant à Lafosse, il s'agit d'Antoine de La Fosse, sieur d'Aubigny (1653-1708), diplomate et auteur de tragédies, dont Manlius Capitolinus (1698), qui a les faveurs de La Harpe dans son Cours de littérature, et dont le personnage éponyme fut interprété par Talma avec succès. Trio donc mal assorti (avec même, pour Crébillon fils,la paradoxale situation d’auteur de parodies et de censeur pour le théâtre), particulièrement en situation pour vilipender la règle des trois unités, surtout si l’on considère que ladite règle est associée au « bonnet de coton » (entrée « Bonnet » du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, éd. cit., t. II), « tête de turc », de Jérôme Paturot, « poète chevelu ». A moins qu'il ne s'agisse d'une inadvertance de Reybaud, d'où la substitution de "Crébillon père" à "Crébillon fils", dans l'édition format Cazin, ou bien encore de la volonté de mettre en défaut (ou en lumière) la culture approximative de Paturot, qui, orphelin, élevé par un oncle bonnetier, a dû se cultiver seul, et fait montre d'enthousiasmes littéraires et artistiques éclectiques.
7[Par Nathalie Preiss] « Fonds » classique, dans les deux sens du terme, de l’enseignement secondaire d’alors, évoquant à travers Troie, Rome et Tibur, la littérature qui leur est associée, respectivement l’épopée d’Homère (l’Iliade et l’Odyssée), les traités de rhétorique de Cicéron,les Odes et Art poétique d’Horace, qui possédait une villa à Tibur (actuelle Tivoli). Quant à Germanicus et Abdolonyme, il font partie de la légende des dieux et des héros, puisque celui-là, général romain d'une grande beauté, aux dires de Suétone, fils adoptif de Tibère, mort à 34 ans, réunissait toutes les qualités, militaires et littéraires, et que celui-ci, descendant des rois de Sidon, et devenu, par un revers de fortune, jardinier, avait refusé, avant de céder avec humilité, la couronne que voulait lui rendre Alexandre le Grand, ce qui fournira, au XVIIIe siècle, au peintre académique, Jean Restout, traité par les romantiques de « rococo », l’argument de son tableau Abdolonyme travaillant dans son jardin (1737), et à Fontenelle, autre « rococo », celui de sa pièce : Abdolonyme, roi de Sidon (1725).
8[Par Nathalie Preiss] Jouant doublement de la série, Grandville, avec cette gravure in-texte, qui aligne une série de chaussettes toutes identiques, renvoie ici à la fin de son livre illustré Un autre monde (Fournier, 1844, p. 272) où sont précisément envisagées la fin du monde et sa mécanisation, avec une littérature industrielle et sérielle, sortant d’un dévidoir à soie, découpée en tranches (voir aussi les chapitres VII et VIII sur « Paturot feuilletoniste ») et transformée en macaroni sans fin [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k101975j/f314.highres].
9[Par Nathalie Preiss] L’illustration in-texte de Grandville, placée entre « croisade littéraire dont vous avez sans » et les lignes qui suivent en fait la synthèse : on y voit en effet des romantiques chevelus ou barbus, ou les deux, « enfoncer » (c’est-à-dire dans l’argot de l’époque (Lorédan Larchey, Dictionnaire historique d’argot, éd. cit.), « duper » et « écraser » et, tout particulièrement, dans l’argot du journal et du théâtre, railler jusqu’à faire tomber), les classiques des XVIIe et XVIIIe siècles cités. Pour les romantiques, qui se réclament de l’art chrétien, la « croisade », comme de juste, commence, au fond, avec le cardinal de Richelieu, fondateur de l’Académie française, qui se voit littéralement "enfoncé" et défoncé, à l'aide d'une "demoiselle" (instrument du paveur) qui a tout de la mître-bonnet d’âne, tandis qu’un poète au pourpoint médiéval, style « troubadour », désigne à la vindicte publique le buste de Boileau dont le socle porte les graffiti : « Perruque [voir, supra, la note associée à « chevelu »], Enfoncé/Classique », tandis que figure sur celui de Voltaire : « Rococo » (l’on se souvient que, dans Daniel Jovard de Gautier, le convertisseur romantique de ce fils de quincailler qualifie la tragédie de « perruque », « rococo », « pompadour », et que Jovard brûle « son Boileau, son Voltaire et son Racine »). La « palme » revient au buste déboulonné de Racine, avec ce mot « historique » : « Racine est un Polisson ». En effet, ironie romantique !, selon une note du Cours de littérature du vilipendé La Harpe (voir, supra, la note associée à la règle des trois unités), ce qualificatif, qui, en argot, à partir de « polir », « laver, nettoyer », au sens de « voler », désigne un coquin, puis un gamin espiègle et un vieillard libidineux et licencieux (Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey dir., Le Robert, 1992, t. II), aurait été appliqué pour la première fois à Racine par Marmontel : « Il passe pour certain, dit-il, qu'il arracha un jour les Œuvres de Racine des mains de Mme Denis, en lui disant : Quoi ! vous lisez ce polisson-là ! Je puis au moins attester qu'elle-même racontait le fait. » (Paris, Didier, 1834, t. II, p. 480 [source : https://www.dicoperso.com/print/,587,10,xhtml]). Ce qui était devenu une scie est associé aux deux autres, dès 1830, dans la comédie de Dumersan et Brazier, créée sur la scène des Variétés, quatre mois après la création d’Hernani, le 8 juin 1830, Les Brioches à la mode : « Que tout soit renversé !/Que tout soit remplacé !/A bas le temps passé !/Racine est enfoncé !/A bas Iphigénie !/A bas Britannicus !/A bas Phèdre, Athalie !/Car on n'en fera plus !/Maître Boileau rabâche,/Corneille est un barbon,/Voltaire une ganache,/Racine un polisson ! » (2e tableau, scène IV). Et, dans le Daniel Jovard de Gautier (1833), le récent converti au romantisme « dit ce mot à jamais mémorable : Ce polisson de Racine, si je le rencontrais, je lui passerais ma cravache à travers le corps » !, tandis qu’en 1842, l’année même de la parution de Jérôme Paturot en feuilleton dans Le National, Edmond Texier, dans sa Physiologie du poète, à propos du « poète Olympien » (Hugo), déclare : « […] Cet infortuné bourgeois du XIXe siècle a […] été passé par l’Olympien au fil des épithètes les plus mal sonnantes. Il a partagé avec Racine l’honneur de se voir traiter de polisson, de stupide et de crétin. Ce qui fait que Racine et le bourgeois se portent mieux que jamais. » (p. 13). Une intertextualité qui est peut-être aussi, d’abord, une intericonotextualité, puisque, le 30 avril 1829, avait paru une caricature de Traviès représentant les romantiques farandolant autour du buste de Racine et criant : « Enfoncé Racine ! » et que, dans l’illustration de Grandville, au pied de la statue de Racine, gisent les textes de Phèdre et d’Athalie, associés aussi dans Les Brioches à la mode, et que le jeune romantique à pourpoint est l’exacte reprise de celui qui figure dans une caricature de Camille Roqueplan (BF, 10 avril 1830), avec ce mot « historique » du jeune romantique s’adressant au bourgeois, debout devant les affiches d’Hernani : « Ce polisson de Racine !... si j'avais vécu de son temps / nous nous serions mesurés l'épée à la main. / (historique) » [https://www.parismuseescollections.paris.fr/sites/default/files/styles/pm_notice/public/atoms/images/MVH/aze_mvhpe430.1_001.jpg?itok=YcTzCBQj] (voir Gérard Audinet, « Petite histoire iconographique d’Hernani et de sa prétendue bataille », en ligne : [https://gerardaudinet.wixsite.com/xix-vpi/single-post/2016/09/10/petite-histoire-iconographique-d-hernani-et-de-sa-pr%C3%A9tendue-bataille]
10[Par Nathalie Preiss] Maître-mot du romantisme, le génie est associé tout à la fois à l’idée d’originarité (étymologiquement, « génie » est issu du latin « ingenium », natif) et d’originalité, double aspect exprimé par l’allusion au symbole de la poésie, Pégase, cheval ailé né du sang de Méduse, qui frappe un rocher de son sabot et en fait jaillir la source hippocrène, près du mont Hélicon, en Grèce, lieu d’inspiration des Muses. Il y a là parodie des fameux vers de Musset dans son poème « À mon ami Édouard B. » [Édouard Boucher], paru en 1832 dans Premières Poésies : « Ah ! frappe-toi le coeur, c'est là qu'est le génie./C'est là qu'est la pitié, la souffrance et l'amour ;/C'est là qu'est le rocher du désert de la vie,/D'où les flots d'harmonie,/Quand Moïse viendra, jailliront quelque jour. » Quant à la « couleur » du style, l’on se souvient que le convertisseur au romantisme de Daniel Jovard lui enseigne une « une palette flamboyante : noir, rouge, bleu, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, un véritable queue de paon. »
11[Par Nathalie Preiss] Ironie à l’égard du goût romantique pour l’Orient, lieu de la passion brûlante et synonyme notamment d’infini – qui s’exprime aussi bien dans Les Orientales (1829) de Hugo, parodiées en « Occidentale » dans la Physiologie du poète (1842), que dans le tableau Femmes d’Alger de Delacroix –, et de l’esthétique de l’arabesque (adjectif dérivé d’ « arabe »), qui lui est attachée, expression de l’excentricité, de la fantaisie libérée de tout sens assigné, et aussi d’unité, témoin l’épigraphe dessinée de La Peau de chagrin de Balzac (1831), reprise du moulinet du caporal Trim du Tristram Shandy de Sterne et arabesque qui relie les Études de mœurs et les Études philosophiques par « l’anneau d’une fantaisie presque orientale » (1842). Sur un mode ironique, Gautier, dans Onuphrius ou les vexations fantastiques d’un admirateur d’Hoffmann (1833), dit du personnage éponyme, poète et peintre : « les yeux de son âme et de son corps avaient la faculté de déranger les lignes les plus droites », associées à l’art classique.
12[Par Nathalie Preiss] Jeu sur la prétention du romantisme à l’unité et à la totalité, à travers la fraternité des arts : littérature, peinture, architecture, sculpture, musique, arts décoratifs aussi (orfèvrerie, mobilier), dont le frontispice à la cathédrale (christianisme et romantisme, qui « crée » littéralement le Moyen Âge, et cultive le style « troubadour », vont de pair) de la revue L’Artiste, en 1836, est le témoin [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k19966r/f2.highres]. Gautier, dans la nouvelle des Jeune France (1833) intitulée Le Bol de punch, parodie de la description d’une orgie, devenue lieu commun du roman d’alors, réalise ce programme stylistique « total » dont Reybaud se joue ici : « D’alinéa en alinéa, je veux désormais tirer des feux d’artifice de style […]. Ce sera quelque chose de miroitant, de chatoyant […] », « … Des bougies blanches et transparentes comme des stalactites brûlent en répandant une odeur parfumée, sur de grands flambeaux précieusement ciselés […] ». Programme moqué par la Physiologie du poète à propos du poète Olympien, Hugo, qui veut « embrasser tous les arts » (éd. cit., p. 27).
13[Par Nathalie Preiss] Énumération ironique de l’arsenal passionnel du romantisme, dans la lignée, encore une fois, de l’une des nouvelles des Jeune France (1833) de Gautier, Celle-ci et celle-la, qui met en scène Rodolphe, un poète au physique de « jeune premier byronien », en quête d’une passion, « non d’une passion épicière et bourgeoise, mais une passion d’artiste, une passion volcanique et échevelée », et qui se retrouve, en bonnet de coton !, nez à nez avec sa « Béatrix » : « Être rencontré en bonnet de coton par sa Béatrix ! O fortune ! pouvais-tu jouer un tour plus cruel à un jeune homme dantesque et passionné ? ».
14[Par Nathalie Preiss] Voir, supra, la note associée à « rutilantes et colorées ».
15[Par Nathalie Preiss] Allusion ironique au poème « Le lac » des Méditations poétiques de Lamartine, qui, selon la Physiologie du poète (1842), se voit le malheureux père de « poètes lamartiniens », qui cultivent la « Méditation flottante » ; dans Madame Bovary (1857), Flaubert évoquera la passion d’Emma, dans les années 1840, pour les « méandres lamartiniens ».
16[Par Nathalie Preiss] Accessoires obligés de l’arsenal passionnel romantique évoqué plus haut. On trouve le poignard du Malais, le « kriss » (attesté dans le Complément de 1842 au Dictionnaire de l’Académie), à la lame ondulée, associé au yatagan, dans Albertus (1832) de Gautier : « […] kriss malais, à lames ondulées,/[…] yataghans aux gaines ciselées » (voir aussi Georges Matoré, Le Vocabulaire et la société sous Louis-Philippe, Genève, Slatkine Reprints, 1967, p. 277). Quant à la « lame de Tolède », dague, elle, droite, elle renvoie à l’Espagne maure, l’Andalousie, associée par les romantiques à l’Orient (et devenue alors lieu commun, avec le poème de Musset, « L’Andalouse » (1829); dans L’Éducation sentimentale (1869), Flaubert, à travers le blagueur Hussonnet, ironise sur la passion romantique 1840 de Frédéric pour Mme Arnoux, qui lui prête des yeux d’Andalouse : « Assez d’Andalouses sur la pelouse »). Dans Celle-ci et celle-la de Gautier, Rodolphe cherche désespérément à se battre contre un mari jaloux pour pouvoir tirer sa dague, « ce qui est très espagnol et très passionné », et, dans son article consacré à « L’École païenne », paru en janvier 1853 dans La Semaine théâtrale, Baudelaire ironisera sur les « écrivains à dague, à pourpoint et à lame de Tolède ». Est visé au premier chef le drame hugolien, notamment Hernani, rappelons-le, ou l’honneur castillan, où chaque personnage est prêt à dégainer son poignard. Benjamin Roubaud, dans sa caricature intitulée Grand Chemin de la postérité, parue l’année même de la publication de Jérôme Paturot en feuilleton (1842), l’avait précédé, avec un Hugo porte-drapeau (où on lit la devise « Le laid c’est le beau » ») du romantisme, monté sur Pégase (et suivi par Gautier, Sue, etc.), et cette légende : « Hugo/roi des Hugolâtres armé de sa bonne lame de Tolède et portant la bannière de Notre Dame de Paris ». Quant à Henry Emy, dans la Physiologie du parterre, il n’hésite pas à illustrer « Le drame en cinq actes vie nt de dire son dernier mot », par une « bonne lame de Tolède » (Paris, Desloges, 1841, p. 43. [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8530313s/f45.highres]).
17[Par Nathalie Preiss] Si, dans l’imaginaire romantique, l’Espagne orientale et l’Italie sont liées par l’idée d’une énergétique de la passion, ici Reybaud joue sur l’esthétique du contraste et de l’antithèse (voir, supra, la note précédente), gage d’accès à l’unité du réel (fini et infini), prônée par Hugo dans la Préface de Cromwell, bref, sur l’alliance des contraires : la grandeur noble de l’Espagne castillane (rappelons le sous-titre d’Hernani : Hernani ou l’honneur castillan), de l’ordre du sublime, et la fantaisie du polichinelle napolitain, de l’ordre du grotesque bouffon.
18[Par Nathalie Preiss] Autre effet de contraste, Soliman le Magnifique (1494-1566), grand ennemi de Charles-Quint, qui donna sa superbe à son empire et fut honoré par ses sujets, tandis que Marino Faliero, doge de Venise, opposé aux assemblées vénitiennes, fut accusé de traîtrise et décapité en 1355 : Byron, en 1821, Casimir Delavigne en 1829, lui avaient consacré une tragédie, Donizetti, une tragédie lyrique, en 1835, et Eugène Delacroix, un tableau intitulé L’Exécutiondu doge Marino Faliero (1825-1826).
19[Par Nathalie Preiss] Autre contraste entre le muezzin, chargé d’appeler les musulmans à la prière, et les conducteurs de gondoles à Venise. Notons que « type », signifie moins ici personnage qui rassemble les caractéristiques d’un groupe, que, selon le vocabulaire de l’illustration de l’époque, personnage, certes représentatif d’un ensemble, mais qui d’abord retient l’attention par sa singularité : « type » est synonyme alors d’« individualité » exemplaire et c’est en ce sens que Nodier l’emploie dans son célèbre article « Des types en littérature » (1832).
20[Par Nathalie Preiss] Sur « enfoncer », « dominer », voir, supra, la note associée à « historique ». Reprise ironique de la poétique romantique, énoncée dans ce manifeste du romantisme qu’est la Préface de Cromwell : dans la tradition de la mimesis, l’art doit imiter la nature, tel un miroir, mais un « miroir » non de soumission mais « de concentration », alors que Reybaud réduit ici l’imitation à une plate harmonie imitative.
21[Par Nathalie Preiss] Reprise par Paturot du vers qu’Hernani (acte I, scène 4) prononce ironiquement quand il jure de s’attacher à suivre pas à pas Don Carlos pour le tuer.
22[Par Nathalie Preiss] Parodie notamment du poème monosyllabique de Hugo, « Les Djinns », dans Les Orientales (1829), mais, selon le feuilleté (voir l'Introduction critique) que constitue le texte de Jérôme Paturot, via une autre parodie, celle de la légende de la planche du Panthéon charivarique (Le Charivari,10 décembre 1841), représentant le Hugo Olympien (voir la note associée à la phrase : "que Victor Hugo préfère"), accompagné, entre autres, par ces vers, à tous égards définitifs: " Grand petit/Tout finit;/Loi suprême!/Hugo même/La subit.Vivace/Hier/Il passe/Pair."
23[Par Nathalie Preiss] L’on sait que c’est l’enjambement hardi (procédé qui consiste à ne pas marquer la césure à la fin d’un vers, ou à l’hémistiche, pour respecter la syntaxe), « Serait-ce déjà lui ? C’est bien à l’escalier/Dérobé […] », en ouverture de la pièce, qui aurait été à l’origine de la « bataille d’Hernani » entre classiques et romantiques. Et l’on se souvient que, dans Daniel Jovard de Gautier (1833), son « convertisseur » au romantisme « cassa plusieurs vers devant lui, il lui apprit à jeter galamment la jambe d’un alexandrin à la figure de l’alexandrin qui vient après, comme une danseuse d’opéra qui achève sa pirouette dans le nez de la danseuse qui se trémousse derrière elle ».
24[Par Nathalie Preiss] Dans ce quatrain, spécifique au genre du sonnet (deux quatrains, deux tercets), l’enjambement qui ne respecte pas l’autonomie du mot et le coupe en deux est un hapax (quelques exemples chez Verlaine, dans des poèmes érotiques diffusés sous le manteau). L’on notera le jeu parodique sur la référence romantique à la Renaissance italienne (équilibre entre inspiration antique et inspiration chrétienne), avec la convocation des marbres de Paros (célèbres pour leur blancheur), de Néère (fille de l’orgueilleuse Niobé, et victime « collatérale » ! de la vengeance des dieux comme ses frères et sœurs), personnage éponyme d’un poème de Chénier (1819), et du pape Sixte-Quint (1521-1590).
25[Par Nathalie Preiss] Jeu ici sur l’inspiration romantique « troubadour », qui mêle Moyen Âge et Renaissance chrétiens (voir l’anthologie de la Renaissance de Nerval, 1830), et son engouement pour les poètes de la Pléiade, notamment Ronsard, et leur art du sonnet (qui peut rimer avec « bonnet » !), témoin le Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle, publié en 1828 et réédité chez Charpentier en 1843, de Sainte-Beuve, qui cultive le genre dans Les Consolations (1830), Pensées d’août (1837) et Notes et sonnets ; aussi, dans la Physiologie du poète (1842), le poète Olympien (Hugo), qui a « biffé le passé d’un trait de plume », a-t-il néanmoins épargné Ronsard de sa « Bouche Ronsardienne » : « Parmi les royauté décapitées de notre littérature, le buste de Ronsard, ce génie contesté, est seul resté debout sur son socle » (éd. cit., p. 11).
26[Par Nathalie Preiss] Liste comique des principaux genres de la poésie romantique : la ballade, avec les Odes et ballades de Hugo (1822, 1826, 1828), l’orientale avec Les Orientales (1829) du même, l’iambe avec Les Iambes d’Auguste Barbier (1831), la méditation avec les Méditations poétiques de Lamartine (1820), le poème en prose avec Gaspard de la nuit (1842) d’Aloysius Bertrand ; quant aux « délassements modernes », c’est-à-dire romantiques, ils riment précisément avec le nom d’un théâtre du boulevard du Temple, anciennement théâtre de Mme Saqui (funambules etc.), qui venait de rouvrir en 1841, sous le nom (utilisé pour d’autres théâtres avant lui) de théâtre des Délassements comiques !
27[Par Nathalie Preiss] Allusion ironique à une notion importante de la poétique romantique, au théâtre mais aussi dans le roman, qui, dans sa volonté de mettre l’accent sur l’histoire, la circonstance, et la singularité, plus que sur l’universalité caractéristique de la poétique classique, multiplie les détails sur « la couleur du temps » (Hugo, Préface de Cromwell), « l’esprit du temps », les coutumes et les costumes, le mobilier (c’est le projet balzacien d’une « Histoire pittoresque », au sens de « digne d’être peint », « de la France », qu’il délègue à d’Arthez conseillant Lucien dans la deuxième partie d’Illusions perdues,1839). Et, dans la nouvelle Sous la table des Jeunes-France (1833) de Gautier, Roderick rétorque à son compagnon Théodore qui lui reproche les détails de son récit (« Je marchais […] le chapeau sur l‘oreille, un cigarre de la Havanne [sic], non, c’était un cigare turc, à la bouche […] ») : « Les détails sont tout ; sans détails, pas d’histoire. D’ailleurs, c’est de la couleur locale, et cela donne de la physionomie » [au sens de « caractère », de « cachet »].
28[Par Nathalie Preiss] Témoin du souci de « couleur locale » de Paturot, énumération hétéroclite comique par Reybaud de langues à connotation exotique : le yolof, langue parlée par ce peuple dans plusieurs régions d’Afrique (notamment au Niger actuel) ; le cherokee, par l’ethnie indienne du même nom qui habitait alors l’Amérique du Nord ; le papou, par le peuple éponyme dans les îles océaniques de Nouvelle-Guinée et d’Indonésie ; le tcherkess, par ce peuple du Caucase, au bord de la mer noire. Le « patagon », certes langue de la Patagonie, mais avec, déjà, la connotation de langue incompréhensible, couronne et achève, dans tous les sens du terme, cette énumération drolatique.
29[Par Nathalie Preiss] Paturot cultive ici la couleur locale vestimentaire avec la basquine (de « basque »), qui désigne un élément caractéristique du vêtement féminin espagnol d’alors : une deuxième jupe relevée sur la première et dont l’Espagnole associée à l’Orientale, l’Andalouse, joue, lascivement, bien sûr ! (voir la note associée à « lame de Tolède ») ; le « burnous » et le « fez » désignent des pièces du vêtement masculin, respectivement une grande tunique de laine à capuche portée au Maghreb, et un chapeau tronconique en feutre, muni d’une mèche ou d’un gland, porté en Afrique du Nord et en Turquie ; quant au « langouti » il s’agit d’une ceinture de toile, avec une pièce passée entre les jambes, dont se vêtent certains Indiens d’Asie ; la « saya » désigne, elle, le costume traditionnel des femmes de Lima et consiste en une jupe surmontée d’une sorte de sac qui enveloppe les épaules et la tête (selon l’article de Flora Tristan paru en 1836 dans la Revue de Paris, cité dans le Wiktionnaire : [https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/5a/Una_Se%C3%B1ora_de_paseo_en_la_saya_nueva_llamada_obregosina_-_Pancho_Fierro.jpg/800px-Una_Se%C3%B1ora_de_paseo_en_la_saya_nueva_llamada_obregosina_-_Pancho_Fierro.jpg].
30[Par Nathalie Preiss] Poursuite de l’énumération « couleur locale », avec des mets réputés exotiques : le « kari », plat réunionnais assaisonné de « cari » ou « curry », mélange indien de coriandre, de curcuma, de clous de girofle concassés ; le couscoussous désigne le couscous oriental.
31[Par Nathalie Preiss] Énumération de différentes boissons « locales » : le kava, boisson traditionnelle mélanésienne, amère, tirée de racines d’arbustes, mâchées ; le gin, eau-de-vie obtenue à partir de mélasse (sucre de betterave ou de pomme de terre) et d’épices, répandue en Angleterre, tandis que le kirch (kirsch), eau-de-vie de cerise (« Kirsche » en allemand), vient d’Allemagne ; quant au samchou, il s’agit d’une eau-de-vie chinoise, obtenue à partir de la distillation de riz.
32[Par Nathalie Preiss] Science qui collecte et interprète de façon mathématique un ensemble de données de tous ordres (sociologique, politique) permettant inductions et prévisions, la statistique naît en France avec la Révolution: elle se caractérise par son caractère plus social que gouvernemental (la première concerne la ville de Paris et est confiée à Fourier par le préfet Chabrol). Le service de la Statistique, d'abord rattaché au ministère de l'Intérieur, est réparti, à partir de 1812, entre différents ministères (nous remercions Anne-Sophie Leterrier de ces précisions) et se développe sous la Restauration et la monarchie de Juillet, avec la création, en 1833, d'un Bureau de statistique générale: s'y illustre le baron Charles Dupin, que Balzac parodie, dès 1829, dans la Méditation II, "Statistique conjugale", de sa Physiologie du mariage, à propos du nombre des "femmes honnêtes". Si Le Diable à Paris (Paris, Hetzel, 1845), l'année même de la parution de l'édition Dubochet de Jérôme Paturot présente une fort sérieuse "Statistique de la ville de Paris", en revanche, dans la lignée de Balzac, Reybaud se livre au chapitre XIII de la Seconde Partie de son ouvrage à une satire de la « Société de statistique ». Même esprit satirique ici avec cette "statistique du Japon", qui résonne comme une sorte d’oxymore comique, le Japon n’étant pas encore « ouvert » en 1842.
33[Par Nathalie Preiss] Écho, en situation, du fameux vers d’Hernani : « Vous êtes mon lion, superbe et généreux » (acte III, 1 et 4), mais qui prend ici une autre dimension, en lien avec les prétentions capillaires et révolutionnaires des romantiques : emprunté à l’anglais, le « lion », dans le vocabulaire de la mode, de la « fashion » des années 1840, désigne un élégant, un dandy. Dans son Museum parisien, Louis Huart lui réserve un article (Paris, Bauger, 1841) et Félix Deriège lui consacrera une Physiologie : Physiologie du lion (Paris, Delahaye, 1842), parue l’année même de la publication en feuilleton de Jérôme Paturot.
34[Par Nathalie Preiss] La fameuse « bataille d’Hernani » : voir, supra, les note associées à « poète chevelu » et à « chef de claque à Hernani ».
35[Par Nathalie Preiss] Vers provocants en effet puisque Hugo, dans cette scène 1 de l’acte I, y joue et du contraste entre sublime et grotesque, théorisé dans la Préface de Cromwell, – puisque le premier vers cité est prononcé par la duègne à propos d’Hernani et du noble Don Gomez –, et de la dialectique grotesque sublime, puisque le second vers est prononcé par Don Carlos, futur Charles-Quint, censé s’exprimer en style élevé. Et le récit de Paturot relève bien de la légende de cette « bataille », puisque les vers, cités de mémoire, sont approximatifs, la version exacte étant respectivement : « Et reçoit tous les soirs, malgré les envieux / Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux », et : « Croyez-vous donc qu’on soit à l’aise dans cette armoire ? ». C’est aussi un gage d’authenticité !
36[Par Nathalie Preiss] Allusion à la scène 1 de l’acte III qui se déroule dans la grande salle du château de Silva où sont acccrochés aux murs les portraits des ancêtres, et au grand monologue de Don Carlos (scène 2, Acte III), futur Charles-Quint.
37[Par Nathalie Preiss] La phrase est reprise dans l’illustration hors texte, représentant la dernière scène d’Hernani où les trois personnages principaux se suicident, légendée ainsi : « LES ROMAINS ÉCHEVELÉS À LA 1re REPRÉSENTATION D’HERNANI ». Dans l’argot du théâtre de l’époque, les « Romains », en souvenir de leurs homologues du temps de Néron, désignent les claqueurs (voir la note associée à « claque »), appelés encore « chevaliers du battoir » ou « chevaliers du lustre » (car ils se regroupent sous le lustre du théâtre), et, dans son « Dictionnaire de la langue bleue ou glossaire franco-parisien » (1856), Eugène Furpille, à l’entrée « Romains », de jouer de ces synonymes : « Peuple qui jadis fit le lustre du monde, et aujourd’hui fait le monde du lustre. – on reconnaît les individus qui le composent à ce signe caractéristique qu’ils ont des têtes à claques. » (Paris à vol de canard, Paris, Passard, [1856], p. 252)]. Et, au chapitre XII de Jérôme Paturot, "Un succès chevelu", à propos de la chute , sinon de cheveux , du moins des Durs à cuire (Les Burgraves de Hugo), Mitouflet est bien désigné et dessiné "chevalier du lustre", avec la légende empruntée au Génie (Hugo!): "Vos trois cents battoirs en branle, et mettez à l'amende ceux qui molliront." Mais, dans la mesure où, pour la première d’Hernani, Hugo avait refusé la claque au profit de ses partisans qui avaient reçu chacun, en signe de reconnaissance, un coupon rouge où était indiqué « hierro », « fer » (voir Gérard Audinet, « Petite histoire iconographique d’Hernani et de sa prétendue bataille », en ligne : [https://gerardaudinet.wixsite.com/xix-vpi/single-post/2016/09/10/petite-histoire-iconographique-d-hernani-et-de-sa-pr%C3%A9tendue-bataille], le vocable « Romains échevelés » renvoie aux « séides chevelus » de Hugo, et Reybaud retourne ainsi ironiquement contre Hugo et ses affidés l’oxymore qu’ils cultivent, puisque les romantiques, à l’inverse des classiques s’inspirant de l’Antiquité grecque et romaine, se réclament non des Romains mais de la poésie romane des troubadours chrétiens (Mme de Staël, De l’Allemagne, 1812). Même effet d’inversion ironique dans l’image même de ces « Romains » « chevaliers du battoir » : Grandville, par-delà le renvoi à l’illustration du public de ballet d’Un autre monde où de vrais battoirs de blanchisseuses se transforment en mains (effet repris dans l'illustration de Mitouflet, "chevalier du lustre" du chapitre XII) y fait signe vers une caricature de Traviès du 30 avril 1830, où figurent déjà ces mains battoirs, intitulée "Sublime d’Hernani plat romantique", parodiant le vers : « Je crèverai dans l’œuf l’aigle impérial » en « Je crèverai dans l’œuf ta panse impériale », où un classique prend à la gorge un « romain échevelé », à l’inverse de l’illustration de Jérôme Paturot [https://www.parismuseescollections.paris.fr/sites/default/files/styles/pm_notice/public/atoms/images/MVH/aze_mvhpe0428_001.jpg?itok=oxcU1uIS].
38[Par Nathalie Preiss] L’appellation,issue des comédies de cape et d'épée espagnoles du Siècle d'or, désigne un genre littéraire, historique, poétique (R. de Beauvoir, La Cape et l’épée, 1837), romanesque (A. Dumas, Les Trois Mousquetaires, 1844) ou théâtral, dans lequel des personnages chevaleresques luttent pour de nobles causes et manient l’épée. Illustré par Alexandre Dumas, Paul Féval (Le Bossu, 1858) Théophile Gautier (Le Capitaine Fracasse, 1863) puis par Amédée Achard (La Cape et l’épée, 1875), Zévaco, Edmond Rostand et bien d’autres, c'est à Ponson du Terrail, le créateur de Rocambole et de ses aventures rocambolesques, auteur en 1855 d'un roman intitulé précisément La Cape et l'épée que l'on doit (au même titre que "roman-feuilleton") l'inscription de l'expression dans la langue: les Goncourt l’emploient dans leur Journal en date du 28 août 1855.
39[Par Nathalie Preiss] Parodie des titres et genres à la mode. Les poèmes et recueils de poésie d’alors appellent souvent, en hommage à la Nature, des titres bucoliques, tel « Le Myosotis » d’Hégésippe Moreau, et l’on se souvient que, dans le deuxième partie d’Illusions perdues, Lucien veut faire publier son recueil intitulé Les Marguerites, mais l’on est en 1820, et titres floraux et poésies sont déjà boudés par les éditeurs de nouveautés. Et Reybaud accentue la satire en jouant de l’oxymore romantique cultivé par Hugo : « Les Fleurs du Sahara », sont rares ! La Cité de l’Apocalypse fait signe vers l’épopée romantique qui, néo-catholique ou humanitaire (La Divine Epopée de Soumet, La Bible de l’humanité de l’Abbé Constant, voir le chapitre II), ouvrent sur la régénération de l’Humanité souffrante, sur la venue de la nouvelle Jérusalem, promise dans l’Apocalypse, mais prise ici moins dans son sens de « révélation » que de destruction, d’où La Tragédie sans fin, peu souhaitable !
40[Par Nathalie Preiss] Le terme ici ne désigne pas une vendeuse de fleurs en boutique mais une fabricante de fleurs artificielles, variété du genre « grisette » (à distinguer de la bouquetière qui, elle, vend des fleurs naturelles : voir la série de Lanté, Les Ouvrières de Paris : [https://www.parismuseescollections.paris.fr/sites/default/files/styles/pm_notice/public/atoms/images/CAR/aze_carg016575_rec_001.jpg?itok=qxR6ydAL], incarnée par Malvina. Jeune couturière en atelier ou en chambre, qui tient son nom de l’étoffe qui l’habille, la grisette naît sous la plume de la Fontaine mais elle ne devient un type, témoin la Physiologie de la grisette de Louis Huart (Paris, Aubert, 1840) ou l’article de Jules Janin dans Les Français peints par eux-mêmes (Paris, Curmer, 1841), qui court à travers études, caricatures, romans de mœurs et romans tout court (Une double famille (1830) de Balzac, avec la bien nommée Caroline Crochard, ou L’Assommoir de Zola (1877), avec la jeune Nana qui exerce précisément l’activité de  « fleuriste »), qu’au XIXe siècle (voir le catalogue de l’exposition de la Maison de Balzac, Elle coud, elle court, la grisette !, 2011). Jeune ouvrière, légère mais pas entretenue, à la différence de la lorette, type qui entre en concurrence avec elle à partir de 1840, elle entretient l’étudiant en médecine (et devient alors « carabine ») ou en droit, et, si l’on en croit Ernest Desprez, embrasse diverses activités, de la plieuse de journaux ou la brocheuse de livres à la lingère ou la blanchisseuse, en passant par la bimbelotière ou la culottière (" Les grisettes", dans Paris, ou Le Livre des Cent-et-Un, Ladvocat, 1832, t. VI, p 213). Dans ce qu’il appelle son « roman » dans l’avant-propos, Reybaud joue de tous les topoï (voir infra) de la représentation de la grisette, assimilée à un oiseau de passage (dans tous les sens du terme, notamment architectural), qui ne cesse de chanter, telle ici l’alouette, ou la fauvette, d’où les noms de Rigolette dans Les Mystères de Paris (1842-1843) de Sue, de « Musette » dans les Scènes de la vie de Bohème (1845) de Mürger, et, surtout de Mimi Pinson dans Mimi Pinson. Profil de grisette de Musset (Le Diable à Paris, Hetzel, 1845). Mais, si Reybaud fait de Malvina une fleuriste, c’est qu’en bon économiste, il sait que, dans la hiérarchie des salaires des ouvrières, dont les blanchisseuses occupent le sommet (2 francs par jour), les fleuristes occupent une place moyenne (1 franc 50 : voir la statistique établie par le socialiste Louis Blanc en 1844, citée par Émile Chevalier, Les Salaires au XIXe siècle, 1887), qui leur permet d’espérer une ascension et une position sociales (de 1844 à 1881, les fleuristes connaîtront une augmentation de 100%, op. cit., p. 70), évoquées par l’échelle que Malvina s’apprête à gravir (Jérôme Paturot, lui, a déjà commencé son ascension), dessinée par Grandville sur le dos du cartonnage d’éditeur de cette édition. Et, si Paturot, devenu « poète romantique », accuse et revendique le contraste avec Malvina, lectrice du populaire Paul de Kock (voir infra), Reybaud, lui, les renvoie dos à dos et redouble la satire, puisque dans Paris-grisette (Paris, Taride, 1854), le chapitre IX consacré à la « fleuriste » en fait une prétendue « artiste » (et rend George Sand, créatrice de « la fleuriste philosophique et poétique » dans André, responsable de cette prétention) : « La fleuriste, voyez-vous, diffère de la grisette en ce sens qu’elle se croit toujours un peu artiste. […] elles invoquent la lune et les étoiles » (p. 18, 20), et le narrateur de poser à Paul de Kock en personne, qui n’en peut mais, la question : « Celle qui apprend à chanter et à jouer du piano peut-elle être qualifiée de grisette ? » (chap. X, p. 25).
41[Par Nathalie Preiss] Si Jérôme Paturot a des ambitions artistes et prend ses distances à l’égard des lectures de Malvina, Reybaud, lui, prend ses distances à l’égard de Paturot en faisant de Malvina un personnage littéraire, puisque son prénom est issu du titre fameux de Sophie Cottin (1800), et renvoie aussi à la mode des poèmes « ossianiques » (attribués au barde Ossian) publiés par le poète écossais Mac Pherson (1736-1796), qui multiplie les prénoms féminins en « a », à l’origine d’un effet de mode : on pense à Indiana (1832) de George Sand, mais aussi à la grisette Georgina, dans Paris. La Grande Ville (Paul de Kock, t. I, 1842) ; la fille d’Homais, dans Madame Bovary (1857), sera, dans les années 1840, prénommée Irma, sans parler, auparavant, d’Emma !
42[Par Nathalie Preiss] Allusion aux lois du mariage civil et religieux. Il s’agit bien ici d’un « collage », d’une union libre, désignée à l'époque par l'expression "mariés au treizième arrondissement", le Paris de l'époque n'en comptant que douze.
43[Par Nathalie Preiss] Paul de Kock, romancier prolifique (1793-1871), chansonnier, librettiste, fut l’un des auteurs les plus lus au XIXe siècle en France et dans toute l’Europe (Dostoïevski le cite dans ses Possédés, 1871). Ses romans publiés dans des éditions populaires illustrées se déroulent en général dans les milieux parisiens des concierges, des petits commerçants, des rentiers, des employés (voir, par exemple, La Laitière de Montfermeil, 1827, citée par Reybaud ; La Pucelle de Belleville,1834 ; Un tourlourou, 1837 ; Le Vieillard de la rue Mouffetard, 1855) et, notamment, des grisettes. Dans la Préface qu’il donne à son roman Le Cocu (Paris, Barba, 1831), Paul de Kock (également l’auteur présumé de la Physiologie du cocu, 1841) présente son œuvre comme relevant du « genre gai » et du « tableau de mœurs ». C’est l’un des topoï de la représentation de la grisette, et Malvina n’y échappe pas, que de la présenter comme lectrice fervente de « son » romancier. Si la fameuse partie de loto est absente de La Maison blanche, en revanche, elle est bien présente dans Madeleine (Barba, 1832) du même Paul de Kock : inadvertance de Reybaud ou, bien plutôt, volonté de souligner la distance revendiquée de ce dernier, « poète chevelu », à l’égard des lectures populaires et prosaïques de Malvina ? Et il est à noter que dans l’illustration in-texte de Malvina se faisant des papillotes avec les œuvres de Paturot, figure Le Cocu ! de Paul de Kock, qui aurait dû l’alerter !
44[Par Nathalie Preiss] Peu conforme au style sérieux parlementaire en effet, mais à l’argot de la grisette, où « cornichon » signifie « niais », dont Reybaud joue tout au long du texte. Il joue aussi subtilement avec les lectures de Malvina, et notamment les romans de Paul de Kock sur la grisette, que, par un effet de miroir inversé, elle reflète véritablement, puisque c’est Paul de Kock lui-même, qui, dans la Physiologie de l’homme marié (J. Laisné, 1841), n’hésite pas à traiter de « cornichon », par prétérition, grâce à une vignette fort parlante de Marckl, l’homme marié, peu disposé à l’accommodement, ou à la discussion, qui se félicite de la facilité avec laquelle sa femme achète cachemires et autres atours somptueux ! (p. 117) : [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8530270g/f119.highres].
45[Par Nathalie Preiss] Issu de l’anglais « utilitarian », et renvoyant à l’utilitarisme du réformateur anglais Bentham, qui fonde l’unité sociale sur l’intérêt bien entendu, que Reybaud a évoqué dans son ouvrage consacré aux réformateurs sociaux (1840,1842), référence ici au débat sur l’utilité de l’art, sur sa mission. Si Hugo parie pour une « fonction » prophétique du poète (« Fonction du poète », Les Rayons et les ombres, 1840), que ridiculise la Physiologie du poète (1842), en revanche, Gautier s’élève contre, dès la préface d’Albertus (1832) – « Quant aux utilitaires, utopistes, économistes, Saint-Simonistes et autres qui lui demandent à quoi cela rime, – Il répondra : Le premier vers rime avec le second quand la rime n’est pas mauvaise, et ainsi de suite. / À quoi cela sert-il ? – Cela sert à être beau. – N’est-ce pas assez ? » –, et dans celle de Mademoiselle de Maupin (1835), où il s’en prend aux « critiques utilitaires » et déclare que « L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines ». Il vise notamment les saint-simoniens, dont Reybaud adoptera la « religion » (voir la note associée à ce mot) à la fin du chapitre, amplifiée par les dissidents du mouvement, les humanitaires de Pierre Leroux (De l’humanité, 1840), qui assignent à l’art la mission de régénérer l’humanité souffrante. Flaubert, dans L’Éducation sentimentale (1869), roman ordonné autour des années 1840, contemporaines de Jérôme Paturot, ironisera sur la période humanitaire du peintre Pellerin, avec son « chef-d’œuvre : « Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge » ! (IIIe partie, chap. I).
46[Par Nathalie Preiss] Créé sous Louis XIII, en 1637, et situé dans le Marais, avec une double entrée, rue des Blancs-Manteaux et rue des Francs-Bourgeois, cet établissement parisien de crédit pour les plus pauvres (d’autres furent créés en province), qui subsiste sous le nom de Crédit municipal (depuis 1918), permettait d’obtenir un crédit sur des objets laissés en gage, que l’on pouvait récupérer moyennant un intérêt réputé avantageux. Dans l’argot de l’époque, il est désigné sous le vocable de « ma tante », en vertu de l’anecdote qui veut que le fils de Louis-Philippe lui aurait donné ce nom pour cacher le fait qu’il y avait laissé une montre en gage afin de solder une dette de jeu. « Ma tante » joue un rôle central dans l’imaginaire et le roman du XIXe siècle, et est associée le plus souvent à la chute de personnages qui y ont recours : ainsi, dans Illusions perdues, la déchéance de Lucien de Rubempré se mesure à l’épaisseur du livre, le seul qui voie le jour, formé par les « reconnaissances » (les coupons attestant le dépôt en gage) du Mont-de-Piété, d’où la crainte de Malvina qui, néanmoins, y aura recours et y trouvera secours, au chapitre XXXI, pour libérer Paturot de la prison pour dettes.
47[Par Nathalie Preiss] Comme dans toutes les « listes » des amours ou des détestations littéraires de Paturot, l'on trouve ici juxtaposées des entités hétéroclites (le sonnet Renaissance, la ballade moyennageuse et le dithyrambe antique par exemple), ce qui peut passer pour conforme à certains mots d’ordre de l’esthétique romantique (le mélange des genres), mais peut aussi révéler une certaine confusion dans la culture du naïf Paturot. Ainsi le dithyrambe est un poème de louange adressé à une divinité, ou à une entité, genre littéraire qui eut ses grands modèles (Pindare) ainsi que ses adeptes néo-classiques (Dellile, Lebrun, Chénier, Casimir Delavigne) mais il est démodé à l’époque du romantisme. L’alliance du grotesque et du sublime, elle, est prônée dans la Préface de Cromwell (1827) et constitue un des piliers de l’esthétique romantique au théâtre. Voir le vers de Gautier dans Albertus ( XIV) : « Celui qui fit l’hymen du sublime au grotesque ».
48[Par Nathalie Preiss] Reybaud joue ici sur l’un des topoï de la représentation de la grisette sous la monarchie de Juillet, son goût pour les bals publics intra et extra-muros qui se multiplient alors (le Bal Mabille, le bal Bullier, le Prado : voir, entre autres, la Physiologie des étudiants, des grisettes et des bals de Paris, par Satan [Georges Dairnvaell], Paris, 1849 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k112899z/f135.item), notamment pour la Chaumière, près de l’Observatoire, bal des étudiants et des grisettes (voir la Physiologie de la Chaumière, suivi de l’hymne sacré par deux étudiants, Paris, Bohaire, 1841 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64718465.texteImage), et pour la danse qui y fait florès en 1840 : une version « échevelée » du quadrille, le cancan , appelé aussi la « chahut » ou « chaloupe orageuse » (voir la Physiologie de l’Opéra, du carnaval, du cancan et de la cachucha, par un vilain masque [Louis Couailhac ?] avec des dessins d’Henry Emy, Paris, Bocquet, 1842 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k112899z/f1.item#.). L’illustration de Grandville redonne à l’adjectif « pittoresque » « digne d’être peint, dessiné », tout son sens, à moins que ce ne soit le sens étymologique qui lui ait donné l’idée de cette illustration. Notons qu’à la même époque, en lien avec la conception de la « femme libre » du saint-simonisme (voir, infra, les notes associées à ces termes), le nom de « saint-simonienne » a été donné à une figure, en effet fort libre, du quadrille : il se peut donc qu’il y ait eu cette fois influence de l’image sur le texte et passage obligé de Reybaud, deux lignes plus loin, à la nouvelle idole de Malvina et Jérôme : le saint-simonisme. Par ce jeu d’aller-retour entre texte-image, bel exemple ici d’iconotextualité, caractéristique de cette édition illustrée.
49[Par Nathalie Preiss] Saint-simoniens et saint-simoniennes sont sectateurs de la doctrine de Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon (1763-1825) (voir infra et le chapitre suivant), auquel Reybaud avait consacré un chapitre, écrit dès 1835, dans ses Études sur les réformateurs contemporains ou socialistes modernes. Saint-Simon, Charles Fourier, Robert Owen (Paris, Guillaumin, 1840), réédité plusieurs fois ensuite.
50[Par Nathalie Preiss] Maître-mot du saint-simonisme. En effet, hanté, comme toute la génération post-révolutionnaire, par l’atomisation d’une société qui a perdu sa tête et la tête, Saint-Simon entend lui redonner une unité organique en empruntant à la physiologie certains de ses concepts pour penser et panser le corps social, notamment celui de la circulation du sang, assimilée à la circulation de l’argent, source d’unité sociale. Au politique il substitue donc l’économie politique et veut donner aux producteurs – les industriels, les savants et les artistes – le gouvernement de la société. C’est pourquoi, jouant sur le sens, physique et hydraulique, de « contenant », de « canal », qui assure la circulation des fluides, et sur le sens économique et administratif d’ « aptitude à » faire circuler les richesses, il met au cœur de son système la notion de « capacité » (voir Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux. La postérité paradoxale de Saint-Simon, Puf, 1997, p. 94-95), avec la devise, rappelée à plusieurs reprises par Reybaud dans le chapitre II, consacré à Saint-Simon et au saint-simonisme de ses Études sur les réformateurs contemporains (1840) : « À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres ». Dans la communauté fondée en 1831 à Ménilmontant par un disciple de Saint-Simon, Prosper-Barthélemy Enfantin (1796-1864), le travail à effectuer est en effet distribué et rétribué entre les « fonctionnaires » selon la capacité de chacun (les pelleteurs, brouetteurs…, voir Reybaud, op. cit., p. 113). Une planche à visée satirique intitulée « Les moines de Ménilmontant ou Les capacités saint-simoniennes » [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53006219g/f1.highres : planche reproduite par Philippe Régnier, « Le saint-simonisme entre la lettre et l’image : le discours positif de la caricature », dans La Caricature: entre république et censure, Ph. Régnier, R. Rütten et alii dir, P. U. Lyon, 1996, p. 21] donne le détail de ces capacités et précise en outre que « [l]a barbe », en effet, « est de rigueur ». Reybaud, quant à lui, avait indiqué dans ses Études sur les réformateurs contemporains : « cheveux tombant sur les épaules, peignés et lissés avec soin, moustaches et barbe à l’orientale » (éd. cit., p. 114).
51[Par Nathalie Preiss] Dans sa volonté d’unité sociale, le saint-simonisme plaidait pour l’égalité entre les sexes et l’émancipation de la femme, d’où l’expression consacrée « femme libre », qui devient, de 1832 à 1834, le titre (avec variantes) d’un journal rédigé par des femmes, le plus souvent ouvrières, acquises à la cause saint-simonienne, et dont le premier numéro proclame : « Lorsque tous les peuples s’agitent au nom de Liberté, […] la femme, jusqu’à présent, a été exploitée, tyrannisée. Cette tyrannie, cette exploitation, doit cesser. Nous naissons libres comme l’homme, et la moitié du genre humain ne peut être, sans injustice, asservie à l’autre » (La Femme libre, L’Apostolat des femmes, « Appel aux femmes », n° 1). (Cité par Michèle Riot-Sarcey, « Saint-Simoniennes », dans le Dictionnaire des féministes, en ligne : https://blog.univ-angers.fr/dictionnairefeministes/2017/01/24/saint-simoniennes/). Comme leurs parèdres masculins, les saint-simoniennes avaient leur propre costume, bleu également, témoin cette planche : [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530063493/f1.highres]. Parce qu’Enfantin, après avoir prôné le mariage, avait parié pour sa dissolubilité, les détracteurs du saint-simonisme s’empressèrent d’assimiler « femme libre » et « amour libre » à licence, et la caricature n’eut de cesse de représenter Enfantin enlaçant lascivement ladite « femme libre ». C’est sur cette question de l’émancipation de la femme qu’il y eut, en novembre 1831, divergence de vues entre les deux « Pères » de la communauté, Enfantin et Bazard (voir le chapitre suivant), à l’origine d’un véritable schisme.

II

PATUROT SAINT-SIMONIEN.

Jérôme continua ainsi ses confidences :

Monsieur, quand je me décidai à entrer dans le saint-simonisme, la religion1 avait déjà revêtu l’habit bleu-barbeau, inventé par Auguste Chindé, tailleur spécial du nouveau pape. Je me fis culotter par cet artiste, et j’eus toutes les peines du monde à empêcher Malvina d’en faire autant. Ma jeune fleuriste s’était fait une idée exagérée de ses nouveaux devoirs : elle se croyait obligée à tirer vengeance en ma personne de l’oppression que son sexe subissait de temps immémorial, et il fallut l’intervention d’un de nos Pères en Saint-Simon pour que son zèle de néophyte ne la portât point à des extrémités fâcheuses. Il faut vous dire que Malvina a la main naturellement prompte. Jugez de ce que cela devait être sous l’empire d'un sentiment religieux ! La première période de son émancipation fut rude à passer.

Ce ne fut pas ma seule épreuve. Vous avez vu, monsieur, quelle figure je faisais dans la phalange romantique. Mon nom avait percé parmi les poëtes chevelus, et je pouvais me flatter de jouir dans leur cénacle d’une certaine réputation. Quand il s’agit de me donner un grade parmi les saint-simoniens, je fis valoir ces titres, une physionomie heureuse, comme vous le voyez, et une foule d’autres avantages que ma modestie me défend d’énumérer. Je devais croire que les gros bonnets du saint-simonisme, ceux qu'on nommait les Pères, seraient flattés d’ouvrir leurs rangs à un homme aussi littéraire que je l’étais. J’avais compté, monsieur, sans l’économie politique et la philosophie transcendante. On me fit subir un examen qui roula sur ces sciences barbares, après quoi les juges me délivrèrent mon brevet de capacité. Le croiriez-vous ? j'étais saint-simonien de quatrième classe : on me proposait en second à la rédaction des bandes du journal de la religion.

Mon premier mouvement fut de la colère, une colère d’auteur sifflé. Je voulais donner au diable les Pères, et les examinateurs, et le brevet de capacité. On me calma, on me promit de l’avancement. Mes supérieurs me firent l’œil en coulisse, comme c’était leur usage quand ils voulaient magnétiser les récalcitrants. Je me laissai attendrir en pensant que, tôt ou tard, on rendrait justice à un homme de style. Je réfléchis d’ailleurs que je me devais à l’humanité ; j’oubliai ces petites blessures d’amour-propre en songeant à la reconnaissance des générations futures. On m’expliqua, en deux mots, en quoi consistait le saint-simonisme. Nous avions pour mission d'empêcher l’exploitation de l'homme par l'homme ; en vertu de quoi, plus tard, à Ménilmontant, on me fit cirer les bottes de la communauté. Nous nous proposions aussi de mettre un terme à l’exploitation de la femme par l'homme ; ce qui explique pourquoi Malvina, dans sa ferveur religieuse, se plaisait à me traiter comme un nègre.

Pendant que mes débuts avaient si peu d’éclat, ceux de ma fleuriste faisaient sensation. Pitié, monsieur, pitié ! Cette jeune fille qui, en littérature, ne pouvait s'élever au-dessus de Paul de Kock, était, en saint-simonisme, un vase d’élection, une nature d’élite. On la reçut de seconde classe, avec la perspective d'aller plus haut. On lui trouvait les qualités de la femme forte, d’un esprit sans préjugés. Malvina a ce que l’on nomme vulgairement du bagout ; ce genre de talent plaisait aux saint-simoniens, ils en avaient l’emploi, cela entrait dans leur spécialité. Moi-même, quelques jours après, je pus voir quelle précieuse acquisition la religion nouvelle avait faite dans la personne de ma fleuriste. Ce fut comme un coup de théâtre, et malgré moi j’y jouai un rôle. Voici dans quelles circonstances.

Le saint simonisme cherchait à faire des conquêtes, et dans ce but il n'épargnait aucun moyen pour agir sur le public. L’un des plus puissants consistait en des conférences qui se tenaient le soir, à la lueur de cent bougies, dans une salle située rue Taitbout. Comme auditoire, on y voyait des curieux venus de tous les coins de Paris, des ouvriers, des grisettes, des artistes, des gens du monde, une société un peu mêlée, mais fort originale. Là éclataient des professions de foi, des conversions soudaines. Les saint-simoniens qui avaient la parole facile se lançaient dans divers sujets et faisaient assaut d'éloquence. On pleurait, on s’embrassait, en applaudissait, sous la surveillance des sergents de ville et avec l’approbation de l’autorité. Quand un spectateur demandait la parole pour une interpellation, on la lui accordait, et alors commençait une sorte de tournoi entre les incrédules et les apôtres saint-simoniens. On sifflait d’un côté, on approuvait de l’autre, on échangeait des apostrophes qui n’étaient rien moins que parlementaires, jusqu’à ce que les municipaux fissent évacuer la salle et que force restât à la loi. J’ai passé là, monsieur, quelques soirées que je ne retrouverai de ma vie.

Le premier jour où nous parûmes, Malvina et moi, sur le banc des nouveaux catéchumènes, la discussion s’engagea au sujet des droits de la femme, de l’émancipation de la femme. Un beau parleur de l'assemblée cherchait à prouver la supériorité de notre sexe sur l’autre, il s’appuyait sur des documents historiques, sur les différences d’organisation, sur les lois de la nature. À diverses fois Malvina avait témoigné son impatience, quand tout à coup, ne pouvant se contenir, elle se leva :

« Mon Père, dit-elle au président, j’éprouve le besoin de répondre à ce muguet ; je demande la parole.
— Vous l’avez, ma sœur, dit le président.
— À la bonne heure, reprit-elle, je me dégonflerai. Qu’est-ce qu’il vient donc nous chanter, ce linot, que notre sexe est fait pour obéir, le sien pour commander ? Ils sont tous comme ça, ces serins d'hommes. En public, roides comme des crins ; dans le tête-à-tête, souples comme des gants. Connu ! connu ! »

À cette sortie, l’assemblée entière fut saisie d’un fou rire. Les grisettes étaient en nombre: le triomphe de Malvina fut le leur.

« Bravo ! bravo ! » criait-on.

Malvina rayonnait ; elle reprit :

« Ah ! voulez-vous voir comment on les éduque, les hommes, quand on s’en donne la peine. Eh bien, on va vous en offrir le spectacle : la vue n’en coûte rien. Ici, Jérôme. »

C’était moi que Malvina apostrophait en y ajoutant un signe de l’index qui ne me laissait aucun doute sur son intention. J’aurais voulu être à cent pieds sous terre. J’allais servir à une exhibition, j’allais poser. Un moment je songeai à désobéir ; mais l’air de Malvina était si impérieux, elle semblait si peu douter de ma soumission, que je n'osai pas intervertir les rôles. Les Pères saint-simoniens paraissaient d’ailleurs enchantés de la tournure que prenait la scène ; c’était pour eux une démonstration vivante, et autour de moi tout le monde m'encourageait à m’y prêter. Je me rendis donc au geste de Malvina. Quand je fus à sa portée, elle me mit la main sur l'épaule, et, se tournant vers l'auditoire, elle ajouta :

« En voici un que j’ai dressé ! il pinçait le vers français, ça ne m'allait pas, j’en ai fait un saint-simonien, j’en ferai ce qu'il me plaira ! Ah ! vous croyez que c’est toujours la culotte qui gouverne ; merci ! Il y en a beaucoup parmi vous qui ne parlent haut que lorsqu’ils sont loin du jupon de leurs épouses. Suffit, je m’entends. Va t’asseoir, Jérôme. »

Vous dire la tempête de bravos qui accueillit cette boutade est impossible. L’essaim des brodeuses, des chamareuses, des lingères, des modistes, qui bourdonnait dans la salle, voulait porter Malvina en triomphe. Jamais Père n'avait obtenu un succès pareil. Séance tenante, cinquante-trois ouvrières confessèrent la foi saint-simonienne : les conversions se succédaient, et c’était Malvina qui en était l’âme. Aussi passa-t-elle, dans cette même soirée, au grade de prêtresse du premier degré.

Vous l’avouerai-je ! j’étais confus du rôle que je venais de jouer, et pourtant le succès de ma fleuriste me touchait comme un résultat auquel j'avais concouru. Malvina me comprit, car en rentrant elle me sauta au cou et me dit :

« T'as un bon caractère, Jérôme, je te revaudrai cela, parole de prêtresse. »

En effet, monsieur, son dévouement ne se démentit plus.

Quelques mois se passèrent ainsi. On donna des bals passablement décolletés en l’honneur de la religion : jamais culte ne s’était annoncé plus gaiement. Des femmes, plus ou moins libres, animaient ces fêtes, et je n’étais pas le moins empressé auprès d’elles. Ces assiduités donnèrent à réfléchir à Malvina ; le saint-simonisme commença à lui paraître un peu trop sans préjugés. D'un autre côté, quelques Pères voulurent prendre des libertés avec elle, et il fallut qu’elle les mît à la raison à sa manière. On se fâcha, elle se fâcha plus fort ; on la menaça de destitution, elle répondit par des impertinences.

D’ailleurs, les fonds saint-simoniens marchaient vers une baisse, et Malvina pressentait une déconfiture prochaine. Déjà on s’était retiré sur les hauteurs de Ménilmontant pour y vivre d’économie. Le régime des raisins verts et du haricot de mouton allait arriver. Cependant je ne voulus pas abandonner la partie au moment où elle se gâtait ; je résolus de faire preuve de dévouement en restant à mon poste. Je me cloîtrai comme les autres et pris l’habit, le fameux habit saint-simonien. On m’assigna mon emploi, mes fonctions. Hélas ! monsieur, ce fut la dernière humiliation qui m'était réservée. Ma capacité m'avait valu le soin des bottes de la communauté. Pendant deux mois je vécus dans le cirage ; chaque jour je lustrais quarante paires de bottes religieusement. Par exemple, je n’ai jamais pu me rendre compte du service que je rendais en cela à l'humanité, et quel intérêt mon coup de brosse pouvait avoir pour les générations futures. C’est un problème qu’aujourd'hui encore je me pose sans pouvoir le résoudre.

Autant, monsieur, la première période de notre vie religieuse avait été remplie de joies et de succès, autant la seconde fut pleine de tristesse et de revers. Le jardin dans lequel nous nous étions volontairement cloîtrés abondait en raisins qui n’ont jamais pu mûrir. La détresse s’en mêlant, nous en fîmes la base de notre ordinaire, et Dieu sait ce qu’il en résulta. Malvina, qui avait repris son travail en ville, venait à mon secours en m’apportant quelques côtelettes supplémentaires ; mais cela ne suffisait pas pour balancer l’affreux ravage des fruits verts. Vous dire dans quel état se trouvait alors la religion serait chose impossible. Enfin, un jour ma fleuriste me vit si pâle et si défait, qu’elle fit acte d’autorité.

« Mon petit, dit-elle, ça ne peut pas durer comme ça ; jamais le verjus n'a fait de bons estomacs. Puisqu’on te fait brosser les bottes des camarades, faut qu’on te nourrisse. Quiconque travaille doit manger.
— C’est bon à dire, Malvina : mais là où il n’y a rien, le plus affamé perd son droit.
— Eh bien, alors, mon chéri, on leur dit adieu et l’on va décrotter ailleurs. Au fait, tu as maintenant un joli talent de société. »

Je suivis le conseil de Malvina; je quittai Ménilmontant : mais, que devenir ? Faut-il l’avouer ! malgré les mécomptes de cette vie un peu aventureuse, malgré les souffrances physiques, les privations de tout genre, je ne me séparai qu'à regret des illusions qu’une année d’apostolat avait fait naître en moi ! Sérieusement, monsieur, il y eut un moment où je me crus appelé à régénérer le monde, à lui prêcher un évangile nouveau. J’avais cette foi robuste qui, au dire de l’Apôtre, peut déplacer les montagnes : je croyais que nous apportions aux classes souffrantes la parole du salut, que nous allions donner de la manne à tous les estomacs, de l’ambroisie à toutes les bouches arides. Tous, nous nous imaginions avoir dérobé à Dieu son secret pour en faire hommage à la terre. L'orgueil, sans doute, entrait pour beaucoup dans tout cela ; mais au fond de nos cœurs dominaient pourtant une compassion véritable pour nos semblables, un désir ardent du bien, un dévouement sincère, un désintéressement réel.

Voilà pourquoi, monsieur, nous soutînmes sans faiblir un rôle souverainement ridicule. Ces fonctions grossières auxquelles chacun de nous savait se soumettre, l’abstinence souvent pénible qui signala notre vie en commun, ne trouvent leur explication que dans la conviction ardente qui nous animait. Aussi, restai-je longtemps sous le coup de cette impression. L'idée que notre globe n’avait d’avenir que dans une transformation complète me poursuivit sans relâche ; la régénération humaine m’assiégeait sous toutes les formes. De quelque côté que je visse luire ce feu trompeur, on était sûr de me voir accourir : je craignais que ce grand travail ne s'accomplît sans moi : et, comme l'on dit, j’étais jaloux d’apporter ma pierre à ce monument.

Hélas ! monsieur, ce ne sont pas les occasions qui me manquèrent. À aucune époque, l'humanité n’eut plus de sauveurs que de notre temps. Quelque part que l’on marche on met le pied sur un messie : chacun a sa religion en poche, et entre les formules du parfait bonheur on n’a que l’embarras du choix. Je ne choisis pas, car j’essayai de tout. Il était fort question de l’Église française, je donnai dans l'Église française : je faillis devenir sous-primat. Malvina, qui est une fille de sens, m’arrêta fort à propos, entre une messe en français et un sermon sur la bataille d'Austerlitz.

Je passai ensuite en revue les diverses sectes de néo-chrétiens dont Paris était inondé. Chacun, monsieur, voulait interpréter le christianisme à sa manière. Il y avait les néo-chrétiens du journal l’Avenir, les néo-chrétiens de M. Gustave Drouineau, les néo-catholiques et une foule d’autres, tous possédant le dernier mot du problème social et religieux, tous déclarant l’univers perdu si l'on n'adoptait pas leurs maximes. J’allai des uns aux autres, cherchant la vérité, cherchant surtout à prendre position quelque part. Hélas ! je ne trouvai que chaos et impuissance, jalousies entre les sectes naissantes, schismes dans le schisme, mots sonores sans signification, prétentions exagérées, orgueil immense, confusion des langues plus grande que celle dont les ouvriers de Babel donnèrent le spectacle. De guerre lasse, monsieur, je me fis templier : c’était un remède héroïque. Si l’ordre avait vécu cinquante jours de plus, peut-être devenais-je le soixante et dixième successeur de Jacques Molay.

Cependant c'est à cette époque de notre vie que nous devons, Malvina et moi, l’une de nos plus vives satisfactions. Nous connûmes alors le grand Mapa. Le Mapa, monsieur, fut l’idéal de tous ces pontifes nouveaux. Il les dépassait comme le chêne dépasse les bruyères. Figurez-vous une barbe vénérable, une élocution facile, un air avenant : tel était le Mapa. Il séduisit Malvina au premier abord. Sa religion était dans son nom, formé de l’initiale de maman et de la finale de papa, c’est-à-dire ma-pa : un mythe, un symbole, l’homme et la femme, la mère et le père, le résumé de l’humanité ; la femme avant l’homme, car c'est la femme qui engendre, si c’est l’homme qui féconde. Il fallait l’entendre expliquer son système, ce divin Ma-pa ! Les paroles coulaient de ses lèvres comme le miel. Depuis les beaux jours du symbolisme indien et de la mythologie grecque, on n’avait rien connu de plus véritablement hiéroglyphique, cabalistique et hermétique. Oui, monsieur, le Mapa a laissé plus de traces dans mon esprit que tous les réformateurs pris ensemble, sans en excepter Saint-Simon et M. Gustave Drouineau.

Ces tentatives ne constituaient pas toutefois une position sociale, les rêves ne font pas vivre longtemps. Malvina y mettait du sien tant qu’elle pouvait, l’excellente fille ; cependant nous n’allions qu’à force de privations. D'ailleurs, dans la force de l'âge, il était honteux de n'avoir pas su encore me ménager des ressources qui me fussent propres. J’en rougissais malgré moi ; mais, quand il s'agissait d’adopter une carrière, des scrupules puérils me retenaient. Mon oncle me fit faire, à l'insu de Malvina, quelques ouvertures. Il était vieux, sans enfants: j’étais son seul héritier : il m’offrit de me céder son commerce de son vivant, de me diriger, de m’initier. L'orgueil, monsieur, fut plus fort que le besoin. Ce mot de bonnetier me révoltait : c’était mon cauchemar. Je me disais qu'il était indigne d’un homme littéraire comme moi de végéter dans la bonneterie, d’être bonnetier, de vendre des bonnets, et de coton encore ! Plus mon oncle se montrait pressant, plus j’éprouvais de répugnance. Un jour le hasard nous mit face à face sur le boulevard du Temple. Le digne parent vint à moi, me serra main :

« Eh bien, Jérôme, es-tu décidé ? me dit-il.
— Jamais, mon oncle, jamais ! » répliquai-je.

Et je m’enfuis à toutes jambes, comme si je venais d’échapper à un grand péril.

Que d’orages, monsieur, m’attendaient encore sur cet océan parisien, avant que je pusse jeter l’ancre dans le port de la filoselle et du tricot !

1[Par Nathalie Preiss] Si, en raison de ses réalisations pratiques sous le Second Empire (le réseau de chemin de fer notamment), à l’instigation d’un saint-simonien des premières heures, Michel Chevalier, ministre de l’Industrie de Napoléon III, l’on retient l’aspect économique du saint-simonisme, fondé sur le principe physiologique de la circulation de l’argent-sang (voir supra, la note du chap. I associée à « capacités »), il ne prend sens que par l’aspect, voire le fondement, religieux (au sens de « ce qui relie ») du système. Érigeant ledit principe de la circulation de l’argent, qui trouve sa figure privilégiée dans l’image du réseau, en principe ultime d’explication de tous les phénomènes, Saint-Simon constitue bien sa doctrine en véritable religion laïque, témoin le titre de son dernier ouvrage, Le Nouveau Christianisme (1825). Au lendemain de sa mort (1825), transformant le collège saint-simonien en « Église », ses disciples, Bazard et Enfantin, poursuivent dans cette voie et, le 31 décembre 1829, sont élus « Pères suprêmes, tabernacle de la loi vivante » (L’Exposition de la doctrine de Saint-Simon, cité par Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux. La postérité paradoxale de Saint-Simon, éd. cit., p. 180, note 2); une fois Bazard évincé (voir supra, chapitre I, la note associée à « femme libre »), Enfantin était bien devenu le « pape » de la religion saint-simonienne, qui déclarait : « Dieu est tout ce qui est ; tout est en lui, tout est par lui. /Nul de nous est hors de lui, mais aucun de nous n’est en lui. /Chacun de nous vit de sa vie, et tout nous communions en lui, car il est tout ce qui est. » (Reybaud, Études sur les réformateurs contemporains, op. cit., p. 76). La communauté de Ménilmontant (voir supra, chap. I, la note associée à « capacités »), qu’Enfantin avait fondée en 1831, comptait une quarantaine de « moines » (voir la planche citée au chapitre I, intitulée « Les moines de Ménilmontant ou les Capacités saint-simoniennes », juillet 1832), et, le 6 juin 1832, le jour même de la répression des émeutes républicaines du cloître Saint-Merri, il avait organisé une véritable « prise d’habit » : sur le sien, figurait l’inscription « Le Père » (voir, en dépit d’une erreur de date : http://expositions.bnf.fr/utopie/grand/3_47.htm).

III

PATUROT GÉRANT DE LA SOCIÉTÉ DU BITUME DE MAROC.

Le récit des aventures du pauvre Jérôme commençait à m'intéresser. Cette nature candide, accessible aux illusions et disposée aux expériences, résumait par plus d’un point l’histoire et la situation d’esprit de la jeunesse actuelle. Je me montrais donc exact au rendez-vous qu'il me donnait, et je le voyais, de son côté, devenir plus communicatif à mesure qu'il se familiarisait davantage avec moi.

« Quand vous eûtes quitté le saint-simonisme, lui dis-je, quel parti prîtes-vous ?
— Ne m’en parlez pas, monsieur : c’est ici que commencent mes plus tristes aventures. »

Et il continua :

Depuis que la porte de Ménilmontant s’était fermée sur moi, nous vivions assez tristement. J’avais vu s’effeuiller mes premiers rêves, s’évanouir mes plans imaginaires, se flétrir mon idéal. Quand on entre dans la vie, monsieur, on se la figure volontiers comme une chose éthérée ; on en fait un Eden que l'on peuple de fantômes gracieux, et où il suffit, pour se maintenir en santé et en joie, de contempler la nature et de respirer le parfum des fleurs. Tout est beau, tout est bon ; la pensée ne touche à rien sans l’embellir et le colorer. Il semble que l’humanité a le bonheur sous la main, que la douleur n’est qu’un malentendu. Des besoins, on n’en connaît pas ; des soucis, on n’a que celui d’aimer, d’être aimé, de s’épanouir, de se laisser vivre. Oh ! les illusions de la jeunesse, que c’est beau, mais que c'est court !

Je n’en étais plus là ; je touchais à la seconde période de l’existence. Malvina m’y rappelait souvent ; elle était impitoyable pour tout ce qui touche à la vie matérielle. Elle aimait la galette du Gymnase, le théâtre à quatre sous, le flan et les socques plus ou moins articulés. Elle se plaignait de la charcuterie, qui formait alors la base de nos repas ; et me tenait pour un être profondément incapable, parce que je ne lui avais pas encore donné un tartan neuf et une chaîne en or. Dîner au restaurant à quarante sous, faire une partie d’ânes à Montmorency, aller entendre feu Marti à la Gaieté, lui semblait la plus grande somme de plaisirs que Dieu ait pu accorder à ses créatures. Je passe sous silence son goût désordonné pour les pralines, qui souvent prit un caractère ruineux.

Nous vivions donc tous les deux sous le même toit, dans la même chambre ; elle le réel, moi l'idéal ; elle ne rêvant que le macaroni au gratin, moi repu de chimères. Le contraste était grand, la lutte fut vive ; elle se renouvela plus d'une fois : mais je sentais bien en moi-même que le résultat n'en serait pas douteux, que le démon dominerait l’ange, qu’Ève embaucherait Adam. Au milieu de tous les mécomptes qui m’assiégeaient, de toutes les déceptions dont j’étais la proie, je ne savais plus où reposer ma pensée ; et Malvina était là, toujours là, me traitant de cornichon et de serin, épithètes qui lui étaient familières, me montrant d’un air moqueur le luxe qui circulait sous nos yeux, ces carrosses qui sillonnent les rues, les savoureux comestibles étalés sous les vitres des traiteurs, les velours, les robes de soie, les dentelles, les bronzes, les ameublements somptueux que la capitale semble déployer sur tous les points comme une insulte à la misère. Ce spectacle, monsieur, c'est pour le pauvre la tentation de Jésus-Christ sur la montagne, et il y est en butte tous les jours.

Dans la maison où nous occupions une mansarde habitait un homme de quarante ans environ, dont la physionomie et la mise m’avaient frappé. Des bagues en brillants à tous les doigts, un luxe énorme de chaînes d'or qui ruisselaient sur sa poitrine, des boutons de chemise éblouissants, des breloques, des tabatières de prix, des gilets merveilleux, des habits coupés dans le dernier genre lui donnaient, pour me servir de l’expression de Malvina, l’aspect d'un homme cossu. L’âge avait un peu dégarni son crâne ; mais un toupet, parfaitement en harmonie avec les cheveux, réparait le ravage des années. Ce toupet, suivant qu’il affectait telle ou telle nuance, telle ou telle forme, avait en outre le privilège de transformer l’individu au point de faire douter de son identité. Du reste, M. Flouchippe (il se donnait ce nom) jouissait d'une figure avenante, de manières aisées, d’une prestance heureuse. Tout en lui annonçaient la richesse, la joie et l’expansion. Il occupait le premier, avait groom et cabriolet, et dînait tous les jours en ville.

Depuis quelque temps, je m'étais aperçu que, à chacune de nos rencontres dans l’escalier, M. Flouchippe m’honorait de son plus gracieux sourire. Dans l’expression de ses traits se laissait entrevoir on ne saurait dire quelle intention de me faire des avances et d’engager la conversation. Cependant, comme tout se bornait à quelques témoignages de politesse, je me contentais de penser en moi-même que nous avions là un voisin bien élevé. J’en parlai à Malvina : mais, au lieu de me répondre, elle détourna l’entretien. C'est qu’elle méditait alors avec le Crésus du premier un plan de campagne dont j'allais bientôt recevoir la confidence, et dont je devais être l'un des héros. Prêtez-moi quelque attention, monsieur : ceci est une des calamités de ma vie ; il faut que vous sachiez comment j'y ai été conduit.

Un soir, nous soupions, Malvina et moi, triste souper, souper d’anachorètes, du fromage et des noix, quand ma fleuriste, frappant la table de son couteau, s’écria :

« Ça n'est pas vivre, ça. On n’engraisse pas une femme avec des coquilles de noix ! »

L’apostrophe allait à mon adresse : je le compris et sus me contenir.

« Eh bien, qu’est-ce que ce genre-là ? poursuivit la jeune fille en élevant peu à peu le ton ; vous êtes donc de la race des poissons, que vous ne répondez pas quand on vous parle ?
— Mais, Malvina, il me semble...
— Il vous semble mal. Vous n’êtes qu’un être insupportable; je ne puis pas vous souffrir. »

J’étais fait à cette gamme; je ne m’en émus pas ; je savais comment se formaient ces orages, comment ils éclataient, comment ils s'apaisaient. Cette fois, pourtant, la recette ordinaire ne fut pas suffisante. Malvina consentit bien à se calmer, mais elle prit un air grave et solennel, et ajouta :

« Jérôme, écoutez-moi et parlons raison. Ça ne peut pas toujours durer ainsi. Vous vous promenez dans la lune, et moi je n’ai aucune espèce d’inclination pour ce météore. Si vous devez toujours circuler dans Paris le nez en l'air, avec l’espoir que les perdreaux tomberont tout rôtis, n, i, ni, c’est fini, il n'y a plus de Malvina. Faites-en votre deuil, et portez vos bottines ailleurs. Je ne vous dis que ça.
— Malvina, comme tu le prends !
— Je le prends comme il faut le prendre, mon petit. Mon bon Jérôme, ajouta-t-elle sur un ton plus radouci, n’est-ce pas pitié de voir qu'un garçon comme toi, bien bâti, plein de moyens, agréable au physique, n’a pas la chance de faire son petit magot, de se donner quelques jouissances, de s’amasser des rentes, tandis qu’on voit un tas de pleutres, d’ignorants et de pas grand’chose, entasser des millions et des milliasses, devenir aussi riches que Louis-Philippe, avoir des calèches, des femmes en falbalas, des cochers à perruque et tout le bataclan ? N’est-ce pas une honte, dis !
— Sans doute, mais
— Il n’y a pas de mais ; ça doit finir. Qu’est-ce qu’il te manque pour faire fortune comme les autres ? voyons ! tu as des pieds, tu as des mains, tu es savant, tu as fait des livres. Il ne le reste plus qu’à t’ingénier, mon garçon, qu’à te pousser de l’avant.
— Mon Dieu ! Malvina, est-ce que je n’ai pas cherché à me rendre utile à mes semblables ? Je leur ai parlé la langue des dieux, je leur ai apporté une religion nouvelle.
— Ne dis plus de ces bêtises, Jérôme : c’est bon pour des moutards de dix-huit mois. Nous sommes des hommes ; raisonnons comme des hommes. Tu as vu le monsieur du premier ?
— Tiens !!! tu le connais, Malvina ?
— Je ne te demande pas si je le connais, ça ne te regarde pas ; je te demande si tu l’as vu.
— Mais oui, dans l’escalier.
— Bonne boule, n’est-ce pas ? figure respectable. Eh bien, il te protège, il veut te lancer.
— Dans quoi ?
— C’est son secret ; il veut te lancer; il t'a pris en affection ; ton air lui revient.
— Mais encore faut-il savoir de quoi il s’agit.
— Il le l'expliquera, mon petit. Je lui ai promis que tu irais le voir. C'est joliment meublé chez lui.
— Tu y es donc entrée ?
— De quoi ! il faudra vous rendre des comptes, à présent. Eh bien, excusez du peu. Vous irez chez le voisin, monsieur, et ça, pas plus tard que demain matin. »

Qui aurait pu résister à ces manières si folles et si mutines ? Je cédai, monsieur, je promis : on est bien faible, quand une fois on s'est laissé prendre dans des liens pareils. Une concession en amène une autre, et cette chaîne a d'interminables anneaux. Le jour suivant, je descendis chez M. Flouchippe, qui me reçut dans son cabinet. Malvina avait eu raison de vanter le luxe de cet ameublement : c'était merveilleux, quoiqu’il y régnât un étalage de mauvais goût. On voyait que le propriétaire avait disposé les choses de manière à ce que l'œil fût frappé. L’argenterie était toute sur les dressoirs ; les portières de damas étaient surchargées d'ornements en cuivre doré. Quoiqu’on découvrît beaucoup de clinquant parmi ces richesses, beaucoup d’affectation, l'ensemble n’en était pas moins magnifique, et sur des locataires des mansardes l’effet devait en être grand. Aussi fus-je ébloui comme l’avait été Malvina.

M. Flouchippe me reçut avec des façons de prince. Étendu sur un sofa, il était vêtu d’une robe de chambre en soie à ramages, retenue à la ceinture par une cordelière orange d’où pendaient des glands à fils d’or. Un bonnet à broderies d'or était négligemment posé sur sa tête, et il agitait dans ses doigts un binocle qu’il portait de temps en temps à ses yeux. Je trouvai ces manières souverainement impertinentes, mais j’étais engagé vis-à-vis de Malvina, et je voulais faire preuve de bonne volonté. En attendant qu’il daignât m’adresser la parole, j'examinais mon protecteur. Son œil noir, quoique assez bienveillant, prenait de temps à autre une expression sardonique : ses lèvres pincées indiquaient la finesse, et les airs de bonhomie que lui donnait un embonpoint précoce étaient rachetés par le sentiment général qui dominait dans sa physionomie. Malgré mon peu d’expérience, je compris que j'avais affaire à un homme fort rusé.

Le cabinet dans lequel je venais de pénétrer ne renfermait que peu de meubles : le sofa, quelques fauteuils, un bureau à cylindre, une bibliothèque garnie de magnifiques reliures, des étagères en acajou suffisaient pour le garnir. Quatre gravures, qui n'étaient ni des morceaux de prix, ni des épreuves de choix, tapissaient les murailles. On voyait que ce cabinet n’était ni celui d’un homme d’étude, ni celui d’un artiste, et peut-être l’aspect en eût-il été énigmatique, si de larges cartons étiquetés n’eussent servi à dissiper les doutes et à préciser la destination du local. Les étiquettes étant tracées en fort grosses lettres, il me fut facile de lire, ici, Chemin de fer de Brives-la-Gaillarde ; là, Charbonnages de Perlimpinpin ; plus loin, la Villa-Viciosa, château en Espagne, au prix de cinq francs le coupon et pour être tiré en loterie sous les yeux de la petite reine Isabelle ; enfin, ailleurs, papier de froment, fer de paille, pavage en caoutchouc, etc., etc. Plus d’illusion, j’étais dans le cabinet de ce que l'on nomme vulgairement un homme d’affaires.

C’était le moment, monsieur, où ces industriels florissaient. La France était leur proie ; ils disposaient de la fortune publique. Une sorte de vertige semblait avoir gagné toutes les têtes : la commandite régnait et gouvernait. À l'aide d’un fonds social, divisé par petits coupons, combinaison bien simple comme vous le voyez, on parvint alors à extraire de l’argent de bourses qui ne s’étaient jamais ouvertes, à exercer une rafle générale sur les épargnes des pauvres gens. Tout était bon, tout était prétexte à commandite. On eût mis le Chimborazo en actions, que le Chimborazo eût trouvé des souscripteurs ; on l’eût coté à la bourse. Quel temps, monsieur, quel temps ! On a parlé de la fièvre du dernier siècle, et de l’agiotage de la rue Quincampoix. Notre époque a vu mieux. Quand Law vantait les merveilles du Mississipi, il comptait sur la distance ; mais ici, monsieur, c’était à nos portes mêmes qu’on faisait surgir des existences fabuleuses, des richesses imaginaires. Et que pensera-t-on de nous dans vingt ans, quand on dira que les dupes se précipitaient sur ces valeurs fictives, sans s’enquérir même si le gage existait ?

Nous étions au fort de la crise. On venait d’improviser, par la grâce de la commandite, des chemins de fer, des mines de charbon, d’or, de mercure, de cuivre, des journaux, des métaux, mille inventions, mille créations toutes plus attrayantes les unes que les autres. Chacune d’elles devait donner des rentes inépuisables au moindre souscripteur : tout Français allait marcher cousu d’or ; les chaumières étaient à la veille de se changer en palais. Seulement il fallait se presser, car les coupons disparaissaient à vue d’œil : il n’y en avait pas assez pour tout le monde.

Je me trouvais donc devant l’un des souverains du moment, l’un des promoteurs de cette grande mystification industrielle. Certes, l’orgueil lui était permis, car il avait eu autant de puissance que Dieu. De rien il avait fait quelque chose : il avait donné une valeur au néant. Aussi le sentiment de sa puissance et de sa position se peignait-il sur son visage; il était content de lui-même, il s’épanouissait. Enfin, il daigna jeter les yeux sur moi, et se souvint que j’étais là.

« Mon cher, me dit-il, excusez ma distraction ; je combinais une affaire. Quatre millions deux cent mille francs ; coupons, deux cents francs ; sous-coupons, cinquante francs. C’est cela ; ça doit marcher. Je suis à vous maintenant. Votre nom, s’il vous plaît ?
— Jérôme Paturot.
— Jérôme ! mauvais nom, s’écria-t-il ; trivial, sans couleur. Nous changerons cela : nous mettrons Napoléon Paturot.
— Mais, monsieur...
— Jeune homme, pas de mots perdus. Vous m’êtes recommandé comme un sujet docile, prêt à tout. Tâchez d’obéir et de signer ; le reste nous regarde. »

Je compris que Malvina me livrait pieds et poings liés ; je dévorai l’outrage et me tus.

« C’est bien ; voilà que vous devenez raisonnable, ajouta-t-il. Nous ferons votre fortune, mon cher, comptez là-dessus.
— Monsieur, croyez bien...
— Voici la chose. La mine de charbon baisse, le chemin de fer est usé ; il n’y a plus que le bitume aujourd’hui. Le tour du bitume est arrivé. Napoléon, décidément, nous vous mettrons à la tête d’un bitume.
— Encore faut-il...
— Oui, Napoléon Paturot, je vous garde cela : on ne peut moins faire pour votre protectrice. Capital, six millions ; coupons, cinq cents francs : sous-coupons, vingt-cinq francs. C’est parfait, c’est enlevé : revenez me voir demain. »

Je sortis stupéfait de cette entrevue.

IV

SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

Après une courte pause, Jérôme reprit son récit :

J'eus beau m’en défendre, monsieur, m’insurger, me désespérer, trois jours après, comme l'avait dit mon protecteur industriel, j’étais à la tête d’un bitume. Malvina conspirait avec lui ; que vouliez- vous que je fisse contre deux ? Je succombai. On m’installa dans un fort bel appartement, meublé à la hâte ; on me donna un caissier, deux commis, enfin tous les dehors d’une administration importante. On lança des circulaires, on rédigea des prospectus, et jugez de ma douleur, lorsque, deux jours après, je lus ce qui suit dans tous les journaux de Paris :

Mort aux Bitumes artificiels !!!
IL N’Y A DE VRAI ET DE NATUREL QUE LE
BITUME IMPÉRIAL DE MAROC,
Avec privilège de S. M. l’empereur de cette régence.

« Il y a bitume et bitume. On voit des bitumes qui se gercent, qui s’écaillent ; on en voit qui se laissent dévorer par la pluie ou fendre par le soleil ; on en voit qui, au lieu de conserver leur niveau, mettent à nu sur-le-champ des aspérités, et forment une suite de vallées et de montagnes. Tout cela vient de ce que ces bitumes ne sont point un produit de la nature, mais simplement un résidu d'usines à gaz, saupoudré de sable de rivière. Marchez là-dessus, et vos talons de bottes vous en diront des nouvelles.

« La préparation de ces bitumes artificiels est l’objet de réclamations universelles. L’air en est vicié : les habitants des maisons voisines inondent leurs appartements de chlorure sans pouvoir se défendre de l'infection. Des fumées empestées remplissent les boulevards et menacent les passants d'asphyxie. Bref, pour parler avec tous les égards qui sont dus à ces compositions, c'est de la drogue.

« Aucun de ces inconvénients ne se retrouve dans le Bitume impérial de Maroc, bitume naturel, bitume dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Hérodote en parle dans les termes les plus avantageux ; le Carthaginois Hannon en prit connaissance dans son premier voyage, et Léon l’Africain lui consacre un chapitre que l’on peut regarder comme un chef-d'œuvre en matière de stratification. Cependant ses propriétés essentielles étaient restées inappréciées jusqu’au moment où un accident singulier vint les révéler à l’univers. Voici le fait.

« Un bâtiment européen se trouvait en perdition sur les parages de Mogador, où sont situés les lacs de bitume. Une voie d’eau s’était ouverte à la hauteur de la flottaison. Or, il se trouve que, par l’action d’un feu souterrain, les bitumes de Maroc se mettent souvent en éruption ; ils y étaient alors, heureusement pour le navire en péril. Déjà le malheureux s’approchait de la côte, faisant eau de toutes parts, quand tout à coup on le voit se redresser, épuiser sa voie d’eau comme par enchantement et reprendre le large. On crie au phénomène : rien de plus naturel, pourtant. Une éruption bitumineuse l’avait sauvé. Lancé au loin, le bitume s’était attaché aux flancs entr’ouverts du bâtiment, les avait goudronnés, calfatés, retapés, conditionnés, mastiqués. C’était un rhabillage à neuf : le brick en question a pu faire le tour du monde.

« Voilà comment le Bitume impérial de Maroc s’est fait connaître. Depuis lors, toutes les expériences sont venues confirmer ses qualités agglutinantes et ses propriétés moléculaires. Aucun corps ne renferme plus de principes d’adhésion et de solidification. Un boulet de trente-six, coupé en deux, a été parfaitement recollé au moyen du bitume de Maroc ; ce boulet aujourd’hui sert comme les autres, et a renversé une muraille sans se disjoindre. Un minaret de Mogador menaçait ruine, on l’a ressoudé avec du bitume de Maroc : ce minaret peut désormais défier les âges. Sur les lieux mêmes, on emploie le bitume de Maroc comme mortier, comme mastic, comme ardoise, comme moellon, comme pierre de taille, comme brique, comme chaux, comme ciment, comme pouzzolane. On en fait des cuvettes, des meulières, des auges, des plats à barbe, des fontaines, des statues, et jusqu'à des colonnes monumentales. Le bitume de Maroc est véritablement d’un emploi universel.

« Du reste, cet ingrédient, à l’opposé de ceux qui usurpent son nom, n'exhale aucune espèce d'odeur désagréable ; liquide, il rappelle le parfum des genêts qui croissent autour des lacs de Mogador ; solidifié, il est inodore au-delà de toute expression.

« Ce merveilleux produit naturel serait encore enfoui dans les solitudes de l’Afrique, si un jeune ingénieur civil du plus haut mérite, M. Napoléon Paturot, n’eût résolu, au péril de ses jours, de doter sa patrie d’un bitume qui lui manquait. S’aidant du texte grec d'Hérodote et le complétant avec la version phénicienne du périple d’Hannon, il est parvenu à retrouver des lacs qui semblaient perdus depuis l'éboulement de cette fabuleuse Atlantide, qui n’était qu'un promontoire avancé de la Mauritanie Tingitane. Honneur à M. Napoléon Paturot ! Il a plus fait pour son pays, dans un âge encore assez tendre, que d'autres arrivés au déclin de leur vie ; il a bien mérité des trottoirs et a ouvert aux bas côtés des boulevards une nouvelle ère.

«Dans une audience qu'il a obtenue de S. M. l'empereur de Maroc, Muley XXXIV, M. Napoléon Paturot a obtenu de ce souverain le privilège exclusif, avec jouissance de dix-huit cents ans, de tout le bitume que peuvent produire ses États. La concession embrasse deux mille kilomètres carrés ; elle est sans restriction et sans limites. Un Marocain qui toucherait à ce produit, dont Muley XXXIV a fait le généreux abandon, recevrait la bastonnade sur la plante des pieds, et serait assis sur un pal à la récidive. C'est ainsi qu'au Maroc on inspire le respect de la propriété.

« Chimiste d’un ordre supérieur, M. Napoléon Paturot a dû analyser le bitume dont il voulait faire hommage à sa patrie. Cette analyse a prouvé qu'à la rigueur on pourrait extraire de l’argent et même de l’or de ce produit ; il contient, en outre, vingt-deux parties de silicate, trente et une de phosphate, quarante-trois d’oléine, sans compter les parties de platine qui y jouent un grand rôle. Dans un laboratoire attenant aux bureaux de l'administration, le jeune savant opérera la décomposition de tous ces éléments, à la volonté des actionnaires.

« Les suffrages des célébrités européennes ne pouvaient pas manquer au Bitume impérial du Maroc. M. de Buch, le plus grand géologue de l'Allemagne, y a reconnu un bitume de première formation. M. Ottfried n'y voulait voir qu'un produit tertiaire ; mais sur un échantillon qui lui a été envoyé, il a déclaré, avec la franchise qui le caractérise, que son opinion se modifiait, et a assigné à ce bitume une origine antérieure encore à celle que lui attribuait M. de Buch. Est-il nécessaire, à côté de ces noms, de citer ceux de M. Picksous de Berlin, Godichson de Londres, Lazarilla de Madrid, et Compérano de Naples, sans compter les illustrations françaises qui composent le comité de surveillance, dont trois députés et dix pairs de France, rappelés seulement pour mémoire ?

« Sans nul doute, M. Napoléon Paturot, cessionnaire de S. M. l'empereur de Maroc, aurait pu mettre seul à profit sa merveilleuse découverte. Il ne l'a pas voulu ; il a préféré associer ses concitoyens aux bénéfices de l'exploitation. Ces bénéfices seront immenses. La concession est inépuisable. On a calculé que les lacs de Mogador suffiraient pour daller en bitume l'Europe entière et toute la Russie asiatique. Sur les lieux, l’extraction se fait presque sans frais, et cet ingrédient étant, comme on l’a vu, bienfaisant pour les navires, il est à croire que le fret sera pour ainsi dire compensé par le séjour de la marchandise à bord. Aucun autre article ne possède cette propriété et ne jouirait de cet avantage.

« Les évaluations les plus discrètes portent à trois cents le nombre des bâtiments qui pourront aller chaque année prendre un chargement complet de bitume. En estimant la moyenne de ces bâtiments à trois cents tonneaux, on a un total de quatre-vingt-dix mille tonneaux. Maintenant quel sera le profit ? Des hommes graves, vieillis dans le commerce et qui ne se payent pas d’illusions, n’hésiteraient pas à le porter au delà de trois cents francs le tonneau. N’admettons pas cette donnée ; faisons la part des éventualités, des dépenses imprévues, des mécomptes de tout genre : n’élevons pas au-dessus de cent francs par tonneau le bénéfice présumé.

« Alors il reste un calcul à faire.

« Cent francs multipliés par quatre-vingt-dix mille tonneaux font une recette de neuf millions. Le capital social est de six millions. Les actionnaires seront donc intégralement remboursés dans le cours de la première année, et auront en outre trois millions à se partager.

« S. M. l’empereur de Maroc, Muley XXXIV, a souscrit pour mille actions.

« L’Allemagne a demandé qu’on lui réservât cinq cents actions, l'Angleterre six cents, les deux Péninsules trois cents, la Russie quatre cents, les États Barbaresques deux cents.

« Il ne me reste plus que huit cents actions à placer en France. Le comité de surveillance en prend la moitié.

« M. Napoléon Paturot est prêt à donner aux personnes qui désireront de plus amples renseignements toutes les explications nécessaires. Dans son dernier voyage au Maroc, il a fait dresser le plan cadastral des territoires compris dans la concession. Les lacs de bitume y sont figurés à l’aqua-tinta, et la profondeur en est indiquée.

« Chaque actionnaire a droit à un échantillon de bitume et à cinq mètres carrés de trottoir.

« Prochainement un essai sera fait rue de la Paix : le gérant est en instance auprès du préfet de police pour obtenir l’autorisation nécessaire.

« S’adresser rue ……………, n°…

CAPITAL : SIX MILLIONS.
Actions : Mille francs.
Coupons : Cinq cents francs. — Sous-coupons : Vingt-cinq francs.
« Le gérant, NAPOLÉON PATUROT. »

Voilà ce que je lus dans un journal, monsieur ; voilà ce qui circulait sous mon nom, avec ma signature, sous ma responsabilité. La foudre tombant à mes côtés ne m’aurait pas glacé de plus d’effroi que ne le fit la lecture de cette pièce infernale.

Monsieur, dans mon enfance, je n’avais eu autour de moi que de bons exemples, que de saines et pieuses leçons. Mon père était un de ces hommes austères que la loi du devoir enchaîne à la pauvreté. Simple et faisant le bien, il avait traversé la vie sans éclat, mais non sans honneur : le nom qu’il me léguait avait la pureté du diamant. Ma mère, digne femme, n’avait eu, dans sa courte carrière, qu’une seule ambition, celle de faire de moi un homme religieux et honnête. C’était le tourment de sa pensée et l’objet de ses prières. Le souvenir de mes premières années ne me retraçait donc que des tableaux pleins de sérénité et éclairés de cette douce auréole qui entoure les gens de bien. Jugez de quel œil je dus envisager la situation nouvelle qui m’était faite, le rôle odieux auquel on me vouait, la part effrayante que l’on m’attribuait dans une œuvre d’iniquité, d’escroquerie et de mensonge ! On avait surpris ma bonne foi, abusé de mon inexpérience. J’aurais voulu mourir de honte.

Je me trouvais sous le coup de cette impression quand M. Flouchippe entra dans le bureau avec un air de fatuité négligente, et, regardant autour de lui :

« Eh bien, mon cher, vous devez être content, me dit-il. On vous a logé comme un prince... Mais il manque encore quelque chose à ce mobilier... On ne m’a pas compris... Il faut des divans ici, il faut des pipes turques. Que diable ! vous venez du Maroc ! il faut que vous ayez des objets du Maroc... Couleur locale, ça en impose ! »

Au lieu de répondre à la pensée de cet homme et de me prêter à sa petite diversion, je m’étais placé en face de lui et je le regardais fixement, les bras croisés, résolu à provoquer une explication. Quand je vis qu’il biaisait, j’attaquai de front :

« Vous savez bien que je ne suis jamais allé dans le Maroc, » lui dis-je.

Cette apostrophe directe parut le réveiller ; il me regarda avec un dédain protecteur.

« C’est juste, mon cher, répliqua-t-il, vous n’êtes point allé au Maroc ; mais vous auriez pu y aller : cela suffit.

Ces paroles et le ton dont elles furent prononcées m’exaspérèrent. Je ne me contins plus, j’éclatai :

« Monsieur, m’écriai-je, cela peut suffire aux fripons, mais non aux honnêtes gens.
— Ah ça, et comment le prenez-vous, mon cher ? Vous êtes singulier, parole d’honneur ! On vous construit une réputation fabuleuse, on fait de vous un chimiste distingué, un savant, un géographe ; on vous ouvre le chemin de la postérité, on vous porte aux nues, on vous crée une position sociale, et vous n’êtes pas content ? Sur quelle herbe avez-vous donc marché ce matin ?
— Vous avez abusé de mon nom, monsieur, répliquai-je ; vous l’avez mis en scène d’une manière qui me compromet, qui révolte ma conscience.
— La conscience ! connais pas. Il fallait faire vos réflexions plus tôt, mon cher. Voilà tout ce que j’y vois.
— Moi, j’y vois autre chose, monsieur ; j’y vois un démenti public à vous donner.
— Allons donc ! pas de mauvaise plaisanterie.
— Je plaisante si peu, que je vais de ce pas porter ma déclaration à tous les journaux, dévoiler vos impostures, dénoncer vos bitumes comme chimériques...
— Vous ne le ferez pas.
— Je le ferai, et sur l’heure. »

En même temps, je saisis vivement mon chapeau et m’apprêtai à sortir. Quand l’industriel vit ce mouvement et ne put douter de ma résolution, il changea de tactique, me prévint et quitta la place. Ce départ m’étonna, mais ne changea rien à mon dessein. Je descendis rapidement l’escalier, franchis la porte de la rue, et allais poursuivre mon chemin, quand je me trouvai en face de Malvina.

« Venez avec moi, Jérôme, me dit-elle, j’ai à vous parler. »

Dans sa retraite, le Parque m’avait lancé son javelot, et s’était replié sur le corps d’armée. C’était lui évidemment qui m’envoyait un tentateur. Mon premier mouvement fut de fuir: impossible ! Malvina s’était emparée de mon bras, et, à moins d’un esclandre, il n'y avait pas moyen de se dérober à cette étreinte. Je la suivis, le cœur plein d’angoisse et comme une victime que l’on conduit au sacrificateur. Elle me ramena au logis, ferma la porte à la clef, et là commença une explication des plus orageuses.

Je ne veux pas chercher à pallier mes torts, monsieur ; mais, sur l’honneur, il se livra dans cette chambre un combat de douze heures, mêlé d'imprécations et de larmes, de violences et de prières, comme il est donné à peu d’hommes d’en essuyer. J’essayai de prendre Malvina par les sentiments ; je fis un appel à tout ce qu’il y avait en elle d’instincts honnêtes. Malheureusement cette fille, livrée à elle-même dès l’enfance, ne trouvait dans sa vie, un peu bohémienne, rien qui pût se mettre à l’unisson de mes scrupules. À mes objections elle répondait par des quolibets, et opposait des ricanements à mon cours de morale. Il fallut le prendre sur un ton plus impératif. Pour la première fois, je montrai de la résolution, de la fermeté. Elle se montra plus ferme, plus résolue que moi, m’accabla de sarcasmes, de reproches, de récriminations. Je m’oubliai alors, j’en vins aux injures, et comme sa résistance ne cessait pas, j’usai de ma force, je méconnus ma dignité, je la battis... Hélas ! monsieur, ce fut ce qui me perdit. Les larmes, les sanglots arrivèrent. J’avais eu de la force contre la menace, je n’en eus pas contre la douleur. J’étais honteux de ma conduite ; je me crus obligé à une réparation, et cette réparation fut l’acquiescement à mon déshonneur. Je consentis à me taire.

Cependant je mis deux conditions à ce silence : la première était que je ne serais pas astreint à jouer le rôle effronté que me réservait le prospectus. Ce rôle, mon patron industriel s’en chargea, et il y avait en lui l’étoffe nécessaire pour le remplir d’une manière plus triomphante et plus fructueuse. La seconde condition était que tous les versements seraient faits entre mes mains et que la clef de la caisse me serait remise. À ma grande surprise, cette clause fut acceptée. Je crus mon honneur à couvert. Dépositaire du fonds social, j'étais toujours le maître, à un moment donné, d’en faire la restitution aux actionnaires et de leur prouver ainsi que, même en trempant dans ces manœuvres, je n'avais agi que dans leurs intérêts.

Est-il maintenant nécessaire de vous dire ce qui survint ? Cette histoire est celle de trente entreprises semblables. Quelques pauvres diables, attirés par l’appât d'un bénéfice exorbitant, éblouis par les amorces du prospectus, se hasardèrent à mettre les pieds dans les bureaux. Ils n’en sortirent qu’allégés de leurs billets de banque. On leur fit voir du bitume, on le décomposa devant eux, on étala les plans figuratifs de la concession, on déroula le parchemin aux armes de l’empereur de Maroc, où se trouvait tracé, en caractères arabes, le firman du privilège. Les ressources du charlatanisme le plus vulgaire ne furent pas négligées. Deux mulâtres, servant comme employés, passaient pour des dignitaires de S. M. Muley XXXIV ; les commis avaient tous de longues pipes ; on faisait asseoir les visiteurs sur des divans presque au niveau du sol ; on leur offrait du café à l’orientale dans de petites tasses de la capacité d'une coquille de noix ; bref, on faisait, suivant l’expression de M. Flouchippe, de la couleur locale.

Les dupes, heureusement, ne furent pas nombreuses. Cinquante mille francs environ furent pipés de cette manière. C’était loin des six millions ; mais l’on ne s’attendait pas à une meilleure récolte. Cette somme reposait dans ma caisse, et j’espérais bien qu’elle n’en sortirait qu’à bonnes enseignes. À peine en avais-je distrait quelques centaines de francs pour payer les appointements des employés et les gages des domestiques. Je regardais le capital comme un dépôt, et, il faut le dire, mon patron n’avait jamais laissé percer l’intention d’y toucher. Cela dura ainsi quatre mois.

Un jour qu’une course assez longue m’avait retenu pendant quelques heures loin de nos bureaux, je fus étonné, en y rentrant, de trouver le local désert. Employés et serviteurs, tout s’était éclipsé. À cette vue, l’idée d’une immense mystification me saisit ; je vis comme un gouffre ouvert sous mes pas. Par un mouvement instinctif, je portai la main à la poche où je tenais la clef de ma caisse : cette clef y était : cela me rassura un peu. J’examinai le coffre : aucune trace de violence ne s’y laissait voir. Je l'ouvris. Monsieur, il était vide !!! Le misérable en avait une double clef.

Éperdu, désespéré, je m'élançai vers ma chambre avec le pressentiment d’un nouveau malheur. J’appelai, je cherchai dans tous les sens, dans tous les coins : personne, personne. Elle aussi, Malvina avait disparu.

Tant de secousses me vainquirent ; un nuage passa devant mes yeux ; mon cœur battait au point que je crus qu’il allait se rompre, les oreilles me sifflaient, tous les objets tourbillonnaient autour de moi, je tombai comme un homme ivre, et m’évanouis.

V

PATUROT JOURNALISTE.

J’ignore, poursuivit Jérôme, combien de temps dura mon évanouissement et ce qui eut lieu pendant cet intervalle. À peine me reste-t-il un souvenir confus du moment où je revins à moi. Ma première sensation fut celle d'une lassitude générale, d'une prostration complète. Mes membres étaient brisés comme à la suite d’un exercice violent : une douleur aiguë me parcourait la tête et l’étreignait avec la force d’un crampon de fer. Mon bras gauche, comprimé par un bandage, était engourdi au point que j’essayai en vain de faire jouer les phalanges de la main. À plusieurs reprises, je voulus ouvrir les yeux, mais les muscles ne servaient plus ma volonté. On eût dit que mes paupières étaient de plomb, que la mort les avait scellées. L’ouïe seule recouvrait peu à peu ses fonctions. On parlait à mes côtés, et les sons, qui ne m'arrivaient d'abord que comme un vague bourdonnement, prirent à la longue un sens plus précis, une signification plus nette.

«  Mademoiselle, ne vous inquiétez pas, disait-on, la syncope touche à sa fin. Le pouls se rétablit, le masque s’anime.
— Carabin, répliquait une voix de femme, parlez-moi avec la franchise de votre âge. Je veux sauver mon Jérôme, voyez-vous. Si vous n’êtes pas de force, avouez-le sans tortiller. J'irai chercher M. Dupeytrin, s’il le faut. Il en coûtera ce qu’il en coûtera. »

Malgré l'état de demi-léthargie où je me trouvais, la voix qui parlait ainsi me frappa : il me semblait qu'elle m’était familière. Je redoublai d'attention.

« Finissez, carabin, point de ces manières. Soyons à notre malade, monsieur.
— Il n’y a plus rien à faire, mademoiselle. Trois saignées coup sur coup ; Bouillaud ne l'eût pas mieux traité.
— Non : c’est que peut-être vous regardez à la dépense. Pas de ça, carabin. On mettra tout en plan plutôt que de refuser un médicament quelconque à ce pauvre chéri. Ça serait un cataplasme de poudre d’or, qu’on le lui passerait tout de même. Allez toujours : il y a crédit illimité chez le pharmacien.
— C'est inutile, le pouls continue à se relever ; le malade va reprendre connaissance. La lancette ! la lancette ! Il n'y a rien de tel, ma belle enfant.
— Possible, mais à bas les pattes. »

Pendant cette conversation, le sentiment de ma position m’était graduellement revenu. Ce son de voix me rattachait au passé avec une telle puissance, que mes idées s’éclaircirent par degrés, et que ma mémoire se ranima. Vaguement, je comprenais que Malvina n’était pas loin, qu’elle m’était revenue, qu’elle veillait sur moi. Cependant je n’osais pas me livrer à cette pensée : je craignais que ce ne fût un rêve, une illusion de malade. Il fallut, pour me convaincre, que la vue vînt confirmer le témoignage de l’ouïe. En entrouvrant les yeux, je l’aperçus qui se défendait avec résolution contre les familiarités d’un jeune homme. Plus de doute, c’était elle ; il n’y avait pas à s’y tromper. Je jetai un cri :

« Malvina ! »

Elle ne fit qu’un bond jusqu'à mon lit :

« Tiens ! tiens ! tiens ! Le voilà qui revient sur l’eau, cet agneau adoré. Enfin !!! ça n’est pas malheureux ! Carabin, cette cure vous fera honneur. »

Le jeune homme s’approcha et me tâta le pouls ; je vis que j'avais affaire à un docteur imberbe, joli cavalier d’ailleurs, et d’une heureuse physionomie.

« C’est un voisin, dit Malvina : mansarde en face, septième au-dessus de l’entre-sol ; garçon plein de moyens, mais entreprenant auprès des femmes. Tu as bien fait de ressusciter.
— Ah çà ! et toi, comment es-tu ici ? lui dis-je.
— Je te conterai cela quand tu seras sur pied, reprit-elle en faisant une pirouette. Le carabin a recommandé le silence. Bois un verre de tisane et ferme l’œil là-dessus : c’est tout ce qu’on peut te permettre. »

Je fis ce qu’elle voulut : à peine m’en restait-il la force. Le jeune praticien donna encore quelques instructions, et s’en alla en promettant de revenir. Il y avait à craindre que la fièvre ne se déclarât après une aussi rude secousse. Elle vint, en effet, et avec une grande violence. Pendant huit jours et huit nuits, Malvina ne quitta pas le chevet de mon lit, épiant mes moindres mouvements, surveillant mon délire, essuyant la sueur qui me baignait le visage. Le cerveau était pris, et le mal me jetait tantôt dans une agitation extrême, tantôt dans un assoupissement profond. Le bitume de Maroc jouait un grand rôle dans mes rêves ; il m’apparaissait sous toutes les formes, avec mille prestiges ; il se changeait en palais, en monuments, en cathédrales ; il réalisait les merveilles du prospectus. L’odieuse figure de mon escroc était l'accompagnement obligé de ces visions qui m'inondaient le cœur d’amertume et d’angoisse. Cela dura ainsi pendant plus d’une semaine, et Malvina se montra héroïque de dévouement. Elle supporta sans faiblir le spectacle de cette lutte douloureuse où la puissance de la jeunesse balançait seule les progrès de la destruction. Je lui dus la vie, monsieur : ses soins me sauvèrent. À la suite d’une dernière crise, la fièvre tomba. J’étais hors de danger.

Durant les premiers jours de ma convalescence, il me revint que j’avais une énigme à éclaircir. Comment expliquer l’absence et le retour de Malvina ? C'était, monsieur, un abîme d’iniquité que la pauvre fille me dévoila plus tard.

« Vois-tu, mon petit, me dit-elle, il y a de quoi donner cent trente pulsations à la minute. Figure-toi que, le matin de son départ, ce monstre de Flouchippe me propose d’aller te rejoindre à Bercy pour y manger en commun une matelote. — C’est bien, que je dis, puisque Jérôme en est, j’ai mon chaperon, j’accepte ; ça me va. Il me fait monter dans un fiacre et nous roulons. Quand nous sommes à Bercy, rien de plus étonné que moi de voir le sapin gagner la campagne, toujours sous prétexte de matelote. Cela me donne à réfléchir, mais je dissimule afin de vérifier jusqu’où mon drôle poussera l’audace. Nous passons Conflans, Charenton : très-bien ; c’est un peu fort de matelote, mais ça commence à devenir curieux. Maintenant voici le superlatif : à demi-lieue plus loin, le fiacre s’arrête en pleine route. Qu’est-ce que je vois alors en fait de matelote, mon petit ? Une berline, rien que ça, avec deux postillons et quatre chevaux blancs. Excusez du peu. Je cherche des yeux le milord à qui appartient cet équipage : le milord, c’est Flouchippe. Il abaisse le marchepied et me prend par la main pour m’insérer dans le carrosse : exactement comme dans M. Dupont, de Paul de Kock. — Ça prend couleur, que je me pense ; voyons où il veut en venir. Au fait, il ne me dévorera pas, et s’il s’écarte des lois de la civilité, je me mettrai sous la protection de la gendarmerie. Je me risque donc, je monte dans la berline, une voiture très-bon genre, très-cossue, faut rendre justice à ce misérable. — Clic ! clac ! fouette, postillon ; on part. Comme dans la Laitière de Montfermeil, tu sais. C’était le moment de demander une explication : — Eh bien, et elle matelote ? lui dis-je. Il se met à rire. — Vous allez tout savoir, qu’il me répond. Alors ce monstre d’homme commence à me raconter comme quoi il a fait sauter la grenouille de la société, et comme quoi il veut m’escamoter par la même occasion. Tu devines si je bondis d’horreur à cette déclaration. — Ah ça ! lui dis-je, mais vous êtes donc un particulier dépourvu de toute espèce de délicatesse ? — Malvina, calmez-vous ! — Un vrai Cosaque, un forban, un Papavoine, un goujat ! — Malvina ! — Postillon, ouvrez la portière ; je veux aller faire ma déclaration au juge de paix le plus voisin. — Allons, Malvina. — N’approchez pas, scélérat ! ou je fais un événement. Postillon ! postillon ! arrêtez !— Quand ce chenapan vit que je le prenais sur ce ton, et que je crierais jusqu'à extinction de chaleur naturelle, il réfléchit qu'il fallait avant tout sauver la caisse. Il fit arrêter la berline et m’aida à descendre ; puis, sans me dire seulement bonjour, il repartit au grandissime galop. Vieux pandour, va ! J’étais fraîche, à 2 kilomètres de Paris et en brodequins gris-perle ! Enfin je rencontre un coucou et je me tire d’affaire. Voilà l’histoire, mon petit : c’est tout un roman, n’est-ce pas? On ne m’y prendra plus à courir après des matelotes. »

Ainsi toutes les circonstances de mon malheur étaient éclaircies : l’escroc avait fui à l’étranger et se trouvait dès lors à l'abri des poursuites. Je restais seul sous le coup de la responsabilité qu’il m'avait perfidement créée. L’avenir se présentait à moi sous les couleurs les plus sombres. Au lieu d'avancer, je reculais ; loin d’atteindre à une position sociale, je voyais les obstacles surgir de toutes parts. Qu’est-ce donc qu’une vie, monsieur, dont les abords sont si difficiles et où les plus belles années se consument dans l’impuissance et dans le tâtonnement ? Que faire ? qu’essayer encore ? Je me laissais aller au découragement et à la tristesse. L’existence me pesait ; je regrettais parfois que la maladie m’eût épargné. Malvina cherchait bien à me distraire, mais la mélancolie était la plus forte. Notre jeune docteur devait seul achever ma guérison. Il faut vous dire que nous nous étions étroitement liés. Il se nommait Saint-Ernest ; il venait de prendre ses grades. Gai, ouvert, résolu, ce garçon n’était jamais à bout d’expédients. Il aimait Malvina à cause de sa gaieté, et moi comme son premier malade. Des habitudes de familiarité s’étaient déjà établies entre nous. « Tu m’appartiens, Jérôme, me disait-il souvent ; si tu ne meurs pas de mon fait, je serai volé. »

Évidemment j’avais alors besoin d'une diversion, et les impressions du passé ne pouvaient céder qu’à une préoccupation nouvelle. C’est là ce que Saint-Ernest voulait amener, et le topique souverain qui devait couronner sa cure. Malvina se mettait en quête de son côté. On s’adressa aux bureaux de placement, qui n’eurent à offrir qu’un poste de teneur de livres chez un fabricant d’allumettes chimiques ; encore demandait-on un cautionnement de cent écus et cinquante francs pour les honoraires de l’agence. Un frotteur, un garçon de caisse auraient trouvé de l’emploi dans les vingt-quatre heures, mais un jeune homme littéraire, un poète, un socialiste, ne pouvait parvenir à se rendre utile et à s’occuper. Évidemment, l’équilibre des fonctions n’est pas, dans notre monde, ce qu’il devrait être. Les éducations d’élite sont celles qui aboutissent avec le plus de difficulté. L’instrument sert d’autant moins qu’il semble acquérir plus de puissance. Cela tient à ce fatal usage des distinctions et des catégories que toute société, même démocratique, a jusqu’ici maintenues. On s’obstine à considérer de certaines professions comme dignes et honorables par-dessus les autres, et le plus grand nombre s’y précipite. Qu’en résulte-t-il ? qu’on s’y étouffe et que, pour se tirer d’affaire, on abaisse, on dégrade la profession. Dites donc, une fois pour toutes, que c’est l’homme qui honore la fonction, et qu’un bon ouvrier rend plus de services à la société qu’un méchant écrivain. Alors vous serez dans le vrai, et l’équilibre dans les diverses carrières se rétablira de lui-même. Le bel avantage, vraiment, que celui d’avoir une foule inquiète de postulants pour des places déjà prises : écrivains sans éditeurs, avocats sans clients, médecins sans malades, ingénieurs sans emplois, artistes sans commandes, population improductive, presque parasite, que les atteintes de la misère ne guérissent pas toujours des inspirations de l’orgueil.

J'étais destiné à vivre longtemps de cette vie, monsieur, tant les illusions sont opiniâtres quand on est jeune. Il fallait plus d’une leçon avant que j’eusse un sentiment plus vrai des réalités, et des notions plus saines sur les choses de ce monde. Les échecs me rendaient bien accessible à la réflexion, mais, au premier appel, je me mettais de nouveau en route vers des conquêtes fantastiques. Un jour, Saint- Ernest arriva radieux dans notre mansarde : jamais je ne lui avais vu le teint plus animé, la physionomie plus triomphante :

« Mes amis, dit-il, je tiens l’instrument de notre fortune. Nous allons tous nager dans l’or. Un homme de finance, dont je soigne le palefrenier, a une intrigue de cœur dans les coulisses de l’Opéra. Il veut fonder un journal pour soutenir sa protégée contre un directeur tyrannique et libertin. C’est la cause des opprimés ; je me suis offert pour la défendre. Voilà ton affaire, Jérôme ; tu es un homme de style, tu feras tes preuves. Un journal, d’ailleurs, c’est une arme, c’est une chaire, c’est une tribune, c’est un quatrième pouvoir. Enfin, nous pourrons lui dire son fait, à cette société qui méconnaît des êtres de notre valeur ! Elle n’a qu'à bien se tenir, nous lui ferons une rude guerre. »

L’exaltation de Saint-Ernest était si grande, que, pendant vingt minutes au moins, je ne pus parvenir à placer un mot. Cependant, lorsque ce volcan de paroles se fut refroidi, j’essayai quelques objections. Le but était louable, lui disais-je; mais le point de départ l’était-il ? Nous convenait-il de servir les amours financiers de ce Jupiter et de nous faire les champions de sa Danaé ? Le jeune docteur avait réponse à tout ; il trouvait mes scrupules puérils, ridicules ; Malvina ajoutait à ces épithètes celle de stupides : j’étais battu des deux côtés.

« Ne soyons point si casuistes, Jérôme, ajoutait mon ami. L’intention purifie tout. Mademoiselle Fifine est une danseuse fort agréable : on peut faire son éloge sans offenser Terpsichore. D’ailleurs, est-ce là notre affaire, à nous ? Il nous fallait un levier, nous allons l'avoir. Nous ne serons plus alors des individualités obscures, sans importance….
— Des gringalets, disait Malvina en appuyant.
— Nous serons des puissances : il faudra compter avec nous. Cela nous assure une position.
— Et des loges aux théâtres, » continuait ma fleuriste, que le côté positif dominait toujours.

Je me rendis, et cette fois avec joie, il faut l’avouer. Cette position du journaliste était un de mes rêves : je l'avais toujours enviée. Établir entre sa pensée et la pensée de tous une communication quotidienne ; s’inspirer de l'opinion publique pour la résumer et l’exprimer ; se faire l'écho des sentiments élevés et des plaintes justes ; surveiller le mouvement politique, littéraire, économique d’un pays ; ne rien laisser d'inexploré dans le domaine des arts, dans la sphère des institutions, dans la région des faits comme dans celle de la pensée ; s’emparer de tout un monde de lecteurs, tantôt par la raison, tantôt par l'esprit, un jour par le drame, l'autre jour par l'attrait comique : embrasser le globe entier et en retracer la vie heure par heure ; n’y a-t-il pas là de quoi tenter l'ambition d'un homme, si vaste qu’elle soit ; et quand ce programme ne devrait être suivi que d’une réalisation incomplète, n'est-il pas beau, séduisant, glorieux d’oser l’envisager, sans faiblir, et de se le proposer comme idéal ? Pour moi, je fus subjugué, et je souscrivis à tout ce que voulut Saint-Ernest.

Malheureusement, mes embarras n’étaient pas finis. Comme gérant de la société du bitume de Maroc, j’étais en butte à une foule de poursuites. Chaque jour il tombait une feuille de papier timbré chez le portier, à mon intention et à mon adresse. Elles se ressemblaient toutes par une teneur cruellement uniforme.

« Pour se voir ledit Napoléon Paturot, auxdits noms, condamner au remboursement de « la somme versée dans ladite société par ledit demandeur, non compris les intérêts, « arrérages, dommages-intérêts légitimement dus, et sans préjudice des peines « correctionnelles encourues aux termes de l’article 405 du Code pénal. »

J’allais être traduit en justice, me voir flétri par un jugement, tandis que le misérable qui avait emporté le fonds social menait grande vie à l’étranger. C’était une triste perspective. Je m’ouvris à Saint- Ernest, qui m'aboucha avec un jeune stagiaire nommé Valmont, notre futur collaborateur au journal en projet. Valmont avait de l’activité, du liant. Il alla voir les actionnaires, leur exposa ma situation, fit valoir ma bonne foi, ma jeunesse, retraça les déplorables circonstances de cette affaire. Parmi ces hommes il en est qui furent accommodants ; mais d’autres se montrèrent moins traitables. Croiriez-vous, monsieur, que l’un d’eux exigeait non-seulement un remboursement intégral, mais encore les bénéfices présumés de l'exploitation ? Valmont parvint à modérer ces prétentions excessives, et par une transaction il obtint que, moyennant dix mille francs de dividende, cette affaire serait assoupie.

Dix mille francs, c’était raisonnable : ma première école valait bien cela ; mais où les trouver ? Le temps pressait : un délai de dix jours me séparait à peine de celui de l’audience. Je pris un parti désespéré : j’allai voir mon oncle le bonnetier, et, les larmes dans les yeux, je lui racontai tout. Le brave homme me fit d’abord un accueil sévère, mais, quand il vit ma douleur, cette glace se fondit.

« Jérôme, dit-il, ce n’est pas dix mille francs qu’il te faut, mais cinquante mille. Les Paturot n’ont jamais demandé grâce à personne. Ce qu’on doit, il faut le payer. À ma mort, tu trouveras cela de moins. Donne-moi tes papiers, je me charge de l’affaire.
— Mon bon oncle !
— Maintenant, veux-tu que j’y ajoute un conseil ? Tu bats une mauvaise marche : ta vanité te perdra. Tu as ici le pain et le couteau pour faire ta fortune. Le commerce est sûr, la maison ancienne, bien famée, l’achalandage excellent. Quoique vieux, je tiens tête à la besogne, mais pour toi seul. Tu es le fils de mon frère, le dernier qui reste de notre nom. Je mourrai à la peine, mais j’aurai rempli mon devoir jusqu'au bout. »

Le digne parent s’arrêta là ; je vis bien qu’il n’osait pas conclure, et que, par délicatesse, il me laissait le soin d’achever sa pensée. Hélas ! je résistai encore : à la vue des bonnets de coton, ma répugnance instinctive, presque nerveuse, était revenue. D’ailleurs, j’avais alors en perspective une carrière qui me promettait quelque gloire. L’idée de rendre mon oncle fier de mes succès, de faire rejaillir un peu d'éclat sur cet humble nom de Paturot, me remplissait tout entier. Aussi pris-je un ton solennel pour répondre :

« Père Paturot, lui dis-je, je ne vous demande que six mois, et vous aurez de mes nouvelles. Si ça ne tourne pas alors comme vous l’entendez, la brebis rentrera au bercail.
— Et ce jour-là, nous tuerons le veau gras, me répondit le brave homme. Tâche que ce soit de mon vivant, Jérôme. »

VI

SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

En nous initiant à son projet (c’est Jérôme qui continue à parler), l’ami Saint-Ernest en avait un peu exagéré l'importance. Avec les lois qui régissent la presse, la fondation d’une feuille quotidienne n’est pas une bagatelle, même pour un banquier amoureux. Il s'agit de cent mille francs de cautionnement, de frais de timbre et de poste, et d’une foule de dépenses accessoires. Aucune fantaisie n’est plus coûteuse que celle-là ; les meutes, les chevaux de race ne mènent pas plus rondement une fortune. Notre financier calculait trop bien pour l'ignorer, et tenait trop à sa caisse pour y pratiquer une brèche irréparable. Il consentait donc à faire un sacrifice en faveur de Terpsichore, mais il avait le soin de le limiter. Il ouvrait un crédit aux rancunes de sa déesse, mais la vengeance était à prix fixe : elle ne devait pas dépasser douze billets de banque.

Douze mille francs pour fonder un journal, c’était un mince denier ; il fallait pourtant s’en contenter. Le comité de rédaction s’assembla. Outre Saint-Ernest et moi, il comprenait Valmont le stagiaire et un jeune publiciste de ses amis qui apportait, comme titres, quatre articles refusés aux feuilles littéraires alors en vogue. Malvina avait voix consultative. Les plus vastes questions furent agitées dans cette première séance. On y parla du gouvernement, du ministère, du préfet de police, du directeur de l'Opéra et même de l’Être suprême. Chacun opina à son tour sur ces points délicats, qui donnèrent lieu à de graves dissidences. Cela s’appelait constituer l'unité du journal. Toutefois ce n’était que le moindre embarras. Quelle allait être la périodicité de la feuille, son titre, son format, son prix ? Voilà ce qu’il importait de décider. La majorité voulait un organe quotidien, politique et de grande dimension. Valmont, en garçon réfléchi, l’arrêta à temps : il rappela le texte de la loi, parla du cautionnement, et ramena les choses sur leur vrai terrain. Enfin, après beaucoup de divagations, il fut reconnu que l’on devait se contenter du rôle le plus humble et du rang le plus modeste. On fixa le titre :

L’ASPIC
JOURNAL LITTÉRAIRE
Paraissant
QUELQUEFOIS

La politique pouvait y être abordée, mais avec des noms supposés et sous des formes allégoriques. À l'unanimité, le comité, en se séparant, me confia la rédaction en chef. Saint-Ernest devait tenir la caisse, Malvina le registre d’abonnements, ce qui se trouva être une véritable sinécure.

Le spécimen de l’Aspic fut une grande affaire. Chacun de nous voulait y lancer son mot, s'y dessiner carrément, y marquer sa place. Le plus exigeant était Max, ce jeune publiciste qui avait eu quatre articles tués sous lui. Il appartenait à la famille des prosateurs chevelus et intarissables. L’espace n’était rien pour sa plume ; le premier jour, il apporta de quoi remplir dix numéros. J'eus toutes les peines du monde à le rappeler à des proportions plus discrètes. Saint-Ernest fit un article sur Valmont ; Valmont fit un article sur Saint-Ernest : l’un était présenté comme le type du parfait avocat, l’autre comme le médecin modèle. J'y ajoutai un sonnet sur mademoiselle Fifine et une ou deux pochades contre le directeur barbare et indélicat. Avec quelques épigrammes sous la rubrique de Piqûres et une chronique de théâtres, l’Aspic eut de quoi faire son entrée dans le monde. On le tira à mille exemplaires, et on le distribua généreusement dans tout Paris.

Quand je mis le pied dans la rue, le lendemain, il me sembla que j’étais l’objet de l'attention universelle. J'avais signé la feuille comme rédacteur en chef, et je me voyais mêlé à la sensation profonde qu'elle devait occasionner. Il était impossible que mon nom ne fût pas dans toutes les bouches et ne fournît pas matière à mille commentaires. Celle pensée me grandissait de six pouces. Tout regard de passant, même le plus distrait, me paraissait ou une approbation ou une ironie ; je soignais ma marche, je composais mon maintien comme un homme qui pose. À travers les vitres des cafés et des cabinets de lecture, je cherchais à m’assurer si l’Aspic était en main et si les habitués se l’arrachaient. Je croyais reconnaître le format, la vignette de notre feuille, et mon cœur s’épanouissait à l'idée d’un succès fabuleux. Dans le bureau du journal, ce succès ne faisait plus question.

J’y trouvai la rédaction entière réunie.

« Quel numéro renversant, s’écriait Max, le prosateur chevelu. Comme c’est écrit ! comme c’est touché !
— Voilà enfin un journal ! ajoutait Saint-Ernest. Il faut l’avouer que Valmont est une bien agréable plume.
— Après toi, Saint-Ernest, répliquait Valmont. Tu as dans le style on ne saurait dire quel moelleux, quelle grâce, quel flou !
— Et vous oubliez notre rédacteur en chef ! reprenait Max. En voilà un qui est destiné à faire révolution dans la périodicité littéraire. Il y a en lui la grâce de Jean-Paul unie à la finesse de Sterne : Titania et Caporal Trim fondus ensemble. C’est un Lackiste par l’expression, un Hegéliste par la pensée. Admirez la conclusion de son sonnet :


Oui, vous avez un port de reine : enfin.
Pour tout vous dire, adorable Fifine,
Avec votre peau blanche, avec votre dos fin,
Vous méritiez d’être Dauphine.


— C’est délirant, s’écria la rédaction à la ronde. Si l'on peut soutenir ce ton-là, on aura vingt mille abonnés avant six semaines. »

J’entrai au moment où cet enthousiasme était dans son plus vif paroxysme. On se proposait d’user de la belle position que venait de prendre l’Aspic pour réduire tout en poussière et faire capituler le gouvernement. Max assurait que quatre articles de lui amèneraient le ministère à composition. Saint-Ernest voulait que le directeur de l’Opéra vînt demander grâce sous vingt-quatre heures. Valmont lui- même se défendait mal de cet entraînement général et semblait convenir que le journal était appelé à de hautes destinées. Nous nous enivrions ainsi de nos propres espérances et de nos mutuels éloges. Comment aurais-je pu résister, moi si accessible à toutes les illusions ? Malvina seule, avec son inébranlable bon sens, attendait, pour prendre parti, que des preuves matérielles fussent venues confirmer le succès. Armée de son registre, elle attendait de pied ferme ces amours d'abonnés, comme elle les appelait dans sa langue pittoresque.

Les abonnés ne vinrent pas, mais la rédaction ne s’en émut guère. Elle vit là-dedans une intrigue profonde et un machiavélisme de la part des cafés et cabinets de lecture. L’Aspic paraissait de temps en temps, comme il s’y était engagé ; mais il disparaissait encore plus vite. On ne le voyait nulle part ; impossible de mettre la main dessus. Aux yeux des rédacteurs, la police n’était pas étrangère à cette éclipse ; ils l’accusaient de suborner les porteurs, et de traquer dans les lieux publics les numéros de la redoutable feuille. Pour conjurer ces manœuvres de l’autorité, on eut recours à divers expédients. Par exemple, toutes les fois que j’entrais avec Malvina dans un café, infailliblement il s’y passait la scène suivante :

« Garçon, l’Aspic, disait la fleuriste.
— L’as de pique ? on ne joue pas aux cartes ici, répondait d’un air impassible le préposé aux orgeats et aux limonades.
— C’est l’Aspic qu’on vous demande, garçon, un journal très-bon genre, ajoutait Malvina en insistant.
— Alors, connais pas.
— Comment ! on ne reçoit pas l’Aspic, le premier journal de Paris ! mais c’est donc une baraque, que cette maison ? un vrai café borgne ?
— Madame désire peut-être le Charivari, le Corsaire, le Droit, la Gazette des tribunaux ?
— Un beau venez-y-voir. C’est l’Aspic qu’on veut, garçon, et rien que l’Aspic. Levez-vous, Jérôme ; je n’aime à consommer que dans les bons coins. Un établissement qui se respecte doit avoir l’Aspic sur ses tables. Sortons. »

La même comédie pouvait se renouveler dix fois dans une soirée. Malvina y apportait un aplomb, un sang-froid merveilleux. Elle avait l’instinct des petites ressources et des moyens de détail. Ainsi, sur-le-champ, elle s’était mise en relation avec mademoiselle Fifine, la danseuse, et, par son intermédiaire, elle entretenait le dévouement du banquier, afin qu'il ne cessât point d'avoir, comme elle le disait, le cœur à la poche. On avait soin de faire lire au Mondor les articles de chorégraphie transcendante, où le talent de sa sylphide était analysé jusque dans les moindres articulations. L’éloge d'un pas de trois, lancé à propos, amenait un nouveau sacrifice, et la perspective d’un premier rôle tenait en haleine la générosité du protecteur.

Malvina était d’ailleurs une si précieuse amie ! Dans les représentations essentielles, elle arrivait, chargée d’un bouquet énorme, qui tombait du cintre à un instant donné, aux pieds mêmes de la danseuse. Il fallait voir ensuite quelle artillerie d’applaudissements, quel feu, quel intarissable enthousiasme ! Malvina remplissait la salle de son admiration ; elle allumait, pour employer le mot technique, avec un bonheur particulier.

« On ne danse plus comme ça, s’écriait-elle en se renversant dans le fond de la loge. Est-ce battu, ces entrechats ! Est-ce tricoté ! Elles peuvent y venir les autres, avec leurs jarrets de coton ! Ah ! bien oui ! un tas de bancroches qui intriguent pour avoir les premiers rôles ! Si ça ne fait pas pitié ! On voit assez qu’elles dansent pour l’agrément particulier du directeur. Bravo, Fifine ! bravo ! Voilà des petits battements un peu perlés, j’espère. Bravo, Fifine ! bravo, brava, bravissima! Comme c’est dansé ! bravo ! »

Cette bienveillance de Malvina s’étendait du reste à tous les artistes abonnés de l’Aspic. Dans ses excursions au sein des coulisses, elle était parvenue à recueillir des souscripteurs qu’on eût vainement attendus dans les bureaux. Avec quel soin vigilant elle surveillait cette clientèle ! quel dévouement elle lui montrait en toute occasion ! Plus d’une fois, dans un théâtre lyrique, elle nous rappela à notre devoir en disant : « Du silence, messieurs, c’est un abonné qui chante. » Cette attention se retrouvait en toute chose. Elle recueillait les plaintes de son petit troupeau d’artistes et nous forçait d’en être les échos. Elle tenait constamment notre zèle en haleine. On négligeait trop celui-ci, on n’appuyait pas assez sur les qualités de celui-là. Les épithètes dont on se servait à leur égard étaient toujours trop froides, et, pour parler comme elle, on ne les chauffait pas suffisamment. Après deux mois d’exercice, nous finîmes tous par comprendre que notre véritable rédacteur en chef était Malvina. Nous tenions la plume, elle dictait.

Hélas ! cela ne suffisait pas pour assurer à la feuille une existence sérieuse. L’abonné semblait être un être de raison, une ombre, une chimère. Les rédacteurs avaient beau épuiser les ressources de leur style, répandre sans compter toutes les perles de leur esprit ; rien ne venait. On variait le ton ; on allait du calembour jusqu’aux sommets de l’esthétique ; on ne dédaignait ni le jeu de mots, ni le rébus, ni le logogriphe ; on alliait le plaisant au sévère. Peines perdues ! I’univers ne s’ébranlait pas ; le gouvernement poursuivait son chemin sans en paraître ému ; le ministère tenait bon ; le directeur de I’Opéra lui-même, ce satrape industriel, comme nous l’appelions, ne capitulait pas et se renfermait dans son dédain et dans sa cravate. À cela, nous trouvions bien des excuses : la vanité est si ingénieuse ! Dans cet abandon, Max voyait la preuve chaque jour plus frappante de l’influence que l’Aspic exerçait ; on le délaissait, donc on le craignait. Il en avait été question dans les plus hauts parages, et la conspiration du silence s'était organisée contre lui. Comment expliquer autrement cette unanimité négative, cette profonde indifférence ? Comment croire que l’œuvre de quatre hommes de style put rester ainsi méconnue, sans effet, sans retentissement ? Évidemment, une énigme ténébreuse se cachait là-dessous.

Des illusions consolent, mais ne font pas vivre. Le banquier était arrivé à la limite de ses sacrifices, et il avait formellement déclaré qu’il ne les pousserait pas plus loin. L’œuvre commune allait s’évanouir comme une étoile filante. Tant de littérature aurait été prodiguée en vain ! Malvina fit un nouvel effort ; on put prolonger l’agonie de l’Aspic pendant trois numéros. Le ton y était celui du malheur, plus aigre, moins enthousiaste. Mademoiselle Fifine n’était plus une sylphide aussi incomparable ; le directeur barbare y était ménagé. Subterfuge inutile ! la danseuse pleura, mais le banquier resta inflexible : on avait épuisé le crédit ; il tenait ses engagements avec une rigueur mathématique.

C’est dans de pareils moments que Saint-Ernest se montrait admirable. Il cherchait les cas désespérés, les malades abandonnés de tout le monde, et l’Aspic était dans cette position.

— Mes amis, dit-il, j’ai un moyen de sauver notre feuille ; le voici. Je ne prends pas de brevet d’invention, je vous le livre. Jusqu'à présent on a demandé au public de l’argent en retour d’un journal ; c’est trop d’exigence. Demandons de l’argent, mais offrons à la fois un journal et un autre objet d’un emploi plus habituel ; par exemple, un paletot, une paire de bottes. Suivez mon raisonnement ; il est des plus simples. Un journal est une consommation de luxe ; on en use, on n’en use pas ; c’est un agrément, pas un besoin. En peut-on dire autant d’une paire de bottes et d’un paletot ? Évidemment non. Tout homme éprouve la nécessité de se chausser et de se vêtir. Ceci posé, que faut-il faire ? Offrez un paletot et un journal contre un abonnement. Vous teniez deux espèces de consommateurs. Il y en a qui prendront le journal à cause du paletot ; d’autres, en plus petit nombre, qui prendront le paletot à cause du journal. C’est infaillible.

L’idée était triomphante ; aussi fut-elle accueillie avec le plus grand enthousiasme. Seulement, en la discutant on la développa. Il fut facile d’établir que, pour opérer sur une grande échelle, il fallait s’adresser au plus grand nombre de consommateurs possible. Tous les produits de l’art et de la nature, tous les objets alimentaires, tout ce que le luxe enfante de raffinements devait être mis à contribution. Pour cent abonnements on avait un meuble de salon ; pour mille abonnements on pouvait avoir une maison de campagne. Quatre pâtés de Chartres et un journal composaient un abonnement. On se mit donc à l’œuvre pour rédiger un tarif qui était un vrai modèle de connaissances mercantiles et de séduction littéraire. L’abonné y était toujours frappé dans l’endroit sensible comme consommateur. Si un chapeau de feutre ne lui souriait pas, il se laissait prendre à un tapis d’Aubusson ; si un exemplaire des Œuvres complètes de Walter Scott n’avait pas le don de le séduire, il ne résistait pas à une caisse de vin de Médoc ou à une feuillette de vieux bourgogne.

L’affaire une fois assise sur ces bases, on lança des prospectus, des circulaires ; on fit des annonces, on mit en branle le carillon de la publicité. Ce que Saint-Ernest avait prévu arriva. Les abonnés affluèrent. Aucun d’eux ne s’inquiétait du journal, ce qui humiliait un peu la rédaction ; tous tenaient à ce que la qualité de l’objet accessoire fût garantie de bon aloi. Les femmes venaient prendre un abonnement à l’Aspic et un châle ; les étudiants, un abonnement et plusieurs pipes culottées. La vogue se soutint ainsi pendant plusieurs mois ; mais bientôt les plaintes commencèrent. Chaque jour les bureaux étaient assiégés d’abonnés qui élevaient des réclamations et se livraient à une confusion d’idées des plus étranges :

« Votre journal est en mauvais cuir, disait l'un ; il a fait eau le jour où je l’ai chaussé.
— Savez-vous que votre terrine de foies gras était bien mal rédigée ce matin ? disait l'autre.
— Qui m’a bâti un Aspic comme ça ? ajoutait un troisième survenant. C’est du noyer verni au lieu d’acajou.
— Reprenez votre pantalon en cuir-laine, s’écriait un quatrième : ses principes politiques ne peuvent pas m’aller. »

Évidemment nous étions tombés en pleine tour de Babel. Cela ressemblait beaucoup à la pièce des Variétés qui a pour titre : Ma Femme et mon Parapluie. On confondait notre feuille avec les objets de consommation, et elle portait la peine de toutes les camelotes qui se débitaient à son ombre. Malgré les inconvénients inséparables de ce nouveau commerce, nous tînmes bon pendant quelque temps. Nous donnâmes des livres, des tire-bottes, de la musique, des cloyères d’huîtres, des bibliothèques d’éducation, des jambons de Bayonne : nous élevâmes un bazar à côté d’une fabrique de phrases. C'était l’alliance de la muse et des arts, la pensée auprès du fait, l’union de la poésie et du commerce. Que nous importait à nous, hommes de style, ce travail plus mercenaire qui s’opérait à nos côtés? L'Aspic vivait, il paraissait : c’était notre seul souci, notre idée fixe. Il en est d'un journal comme d’un enfant, monsieur : plus il est souffrant, plus on s’y attache. Quand surtout c’est un premier enfant, vous ne sauriez croire avec quelle sollicitude on le surveille, combien on l’aime, quels sacrifices on est prêt â faire pour lui. J’avais fondé l’Aspic ; c’était ma vie, ma gloire, mon espoir et ma douleur. Même dans les moyens désespérés que nous employions, respirait on ne saurait dire quel sentiment de paternité qui les rendait respectables. Hélas ! dans la jeunesse qui écrit aujourd’hui, et je n’en excepte pas celle qui est parvenue à se placer dans les sphères les plus sûres, combien en est-il qui ont passé par les mêmes épreuves et débuté sous les mêmes auspices !

Il était pourtant écrit que nous ne sauverions pas notre feuille moribonde. Les expédients de l’empirisme ne peuvent pas suppléer les conditions régulières de la vie. L’Aspic devait mourir ; il mourut ; le comité de rédaction se dispersa. Cependant j’avais essayé de cette vie du journaliste, pleine d’émotions et d’enivrements. Dans la mesure de mon importance, j’avais été flatté, fêté, adulé. J’avais compris l’espèce d’empire attaché à la profession, empire indélébile, car il s’appuie sur la vanité humaine. Celui qui dispose du blâme et de la louange aura toujours, ici-bas, une grande part d'influence sur les esprits. On peut médire de ce joug, mais on le subit. Je tenais donc à persévérer dans la carrière, à me frayer une route vers ceux que je voyais investis d’une sorte de dictature sur l’opinion.

Vous verrez, monsieur, où me conduisit cette ambition, et quelles épreuves me réservait encore mon étoile.

VII

PATUROT FEUILLETONISTE.

Après une courte pause, Jérôme continua son récit :

Vous n’ignorez pas, monsieur, que le feuilleton a pris dans notre ordre social une importance au moins égale à celle de la tasse de café et du cigare de la Havane. C’est devenu un besoin chronique, une consommation obligée. Que, par impossible, demain, les journaux déclarent à leur clientèle qu’ils suppriment la suite des aventures de trente Arthurs ou Mathildes actuellement en circulation, à l'instant vous verrez éclater une insurrection de jupes, de cornettes, et j’oserai ajouter de chapeaux. Il y a toujours de l’enfant dans l’homme : le merveilleux l’enchaîne malgré lui, et l’existence la plus sérieuse accorde une petite part à l’inconnu, ce mobile des âmes inquiètes. On a des échéances à payer, des écritures à tenir, mais on n’est pas fâché de savoir ce que devient le héros du roman à la mode ; on a une affaire à plaider comme avocat ; comme juge, une sentence à rendre ; huissier, on instrumentera ; notaire, on passera des actes : mais au milieu de ces graves occupations, on trouvera un moment à donner aux infortunes d’une héroïne innocente et persécutée. Que l’on songe ensuite aux femmes, si avides de tout ce qui est imaginaire, et le succès de la littérature romanesque sera expliqué.

Le feuilleton à aventures a donc sa raison d'être, comme on dit dans la langue philosophique. Je le compris dès l'abord, monsieur, et je vis que cette industrie pouvait donner de l’emploi à bien des plumes. Il ne faut pas traiter avec dédain ce moyen d'action sur le public : aucun n’est plus efficace. À mes côtés, j’en avais un exemple. La passion de Malvina pour Paul de Kock prenait souvent un caractère dont tout autre que moi aurait pu s’inquiéter. Elle en raffolait, elle se meublait la mémoire de ses drôleries, ne parlait de lui qu’avec extase, et l'invoquait à tout instant comme autorité. Malvina avait oublié son catéchisme, mais elle savait Paul de Kock par cœur. Veuillez croire que je n’établis pas de comparaison, je me borne à constater un fait. Cet empire du romancier sur les esprits n’a jamais été plus évident que de nos jours. Beaucoup d’entre eux en ont abusé pour répandre des idées fiévreuses et malsaines, pour exalter le culte des sens et élever des autels au désordre. Les imaginations les plus brillantes ne se sont pas défendues de celle déviation, et leur passage dans les voies sociales a été marqué par de douloureuses empreintes. Le mal, hélas ! a été d’autant plus grand, que l'instrument avait plus de puissance.

Se servir des ressources de l’imagination dans un meilleur dessein, voilà quelle pensée s’empara de moi. Il ne s’agissait pas d’écrire à l’aveugle ; il fallait, avant de prendre la plume, faire l’éthique et l'esthétique du feuilleton, s’assurer d’un plan de conduite, se proposer un résultat et ne rien négliger pour l’atteindre. J’y songeai longtemps : je poursuivais une théorie complète. Au sommet je plaçai la forme, sans laquelle nulle œuvre ne résiste au temps. Pour que l’idée laissât des traces, je me proposais de la revêtir de toutes les ciselures de mon style, d’y prodiguer ces arabesques capricieuses qui sont le sceau de l'artiste, son cachet et son blason ; je me promettais, tantôt de faire osciller ma phrase dans le balancier de l'antithèse, tantôt de la faire chanter comme un triolet, ou bien de la faire bondir sur la cataracte de l’énumération, au milieu de substantifs bruyants et d’épithètes écumeuses. La forme d’abord, la forme au-dessus de tout ; mais avec la forme, l’idée morale, l'idée philosophique !!! Je ne sacrifiais ainsi, ni à des idoles vulgaires, ni à des dieux immoraux : je planais au-dessus de la sphère des passions maladives et des mœurs triviales, j’ouvrais au feuilleton une ère nouvelle, je le retrempais dans le baptême de l'art et de la vertu. Voilà quelle était, ma théorie et la manière de s’en servir.

De l'idée spéculative je passai à la réalisation. Je rédigeai quelques feuilletons qui devaient servir de types et de spécimens de ma manière. Vous dire, monsieur, à quel point je soignai ce travail, serait impossible. Ni mon poème babylonien, ni mes sonnets, ni mes articles de l’Aspic, n'avaient tendu à ce point les ressorts de mon esprit. Je fis trois nouvelles, trois chefs-d'œuvre, je puis le dire sans vanité aujourd'hui que je ne rédige plus que des prospectus de bonneterie. « Heureux le journal, me disais-je, sur qui tomberont mes préférences ! » Je délibérai longtemps pour savoir à qui je porterais ce fruit de mes veilles, et me décidai enfin en faveur d’un fort organe accrédité de la publicité parisienne. Une lettre de recommandation assez pressante m'introduisit auprès du rédacteur en chef, qui me fit un accueil plein d’affabilité et de bienveillance.

Ce rédacteur en chef était un petit homme, jeune encore, mais amaigri par le travail. Son regard, froid en apparence, s’éclairait de temps en temps d’une finesse soudaine et d'une pénétration particulière. Il y avait en lui un mélange de bonhomie et de réserve qui n’était ni sans grâce ni sans dignité. On pouvait voir que l’habitude de juger les hommes l'avait rendu à la fois attentif et circonspect. Il ne se livrait que peu à peu et jamais tout entier. Du reste, il subissait les visites dans le genre de celle que je lui faisais alors comme un accessoire obligé de fonctions assez délicates. Aux prises avec des amours-propres peu traitables, il cherchait des diversions pour les rendre moins farouches, et des formules pour les apprivoiser. Ces ménagements n’étaient pas toujours couronnés de succès, mais la politesse des formes n’en demeurait pas moins une des qualités de l'emploi et des nuances du rôle.

Quand j’eus décliné le but de ma visite, le rédacteur en chef toussa : c'est le prologue ordinaire de ceux qu’une réponse embarrasse. Enfin, il se décida à parler.

« Môsieur aurait donc le dessein, dit-il, de s’essayer dans notre feuilleton ? Nous sommes un peu encombrés pour le moment : il y a des traités passés avec les auteurs en vogue. Cependant, on pourra voir ; j'aime les essais ; mes sympathies sont pour la jeunesse...
— Croyez bien, monsieur…
— Mon Dieu, qu'étions-nous hier encore, môsieur ? Des débutants comme vous, cherchant une porte qui voulût bien s’ouvrir, un débouché à nos pensées, un organe, une tribune. Qui de nous n'a passé par là ? — Monsieur, vos paroles m’encouragent. Permettez-moi de vous dire rapidement ce que j’ai voulu faire. Je crois que j'ai trouvé une veine encore inexploitée dans le domaine de l’art. »

À ce dernier mot, je vis mon interlocuteur se renverser dans son fauteuil comme un homme qui se résigne, mais qui a désormais une opinion faite. J’étais jugé. Cependant je ne me rebutai pas. Rappelant mon courage et soutenu par la conscience de mon œuvre, je développai ma théorie, et expliquai à quel point de vue j'avais compris le feuilleton. C'était une corde très-sensible que je touchais là ; je m'adressais à un maître expert dans la matière. Aussi ne me laissa-t-il pas aller jusqu’au bout.

— Môsieur, dit-il en m’interrompant, brisons, s'il vous plaît. Ce que vous appelez la question d’art ne peut venir qu’en seconde ligne lorsqu'on s’adresse à un public nombreux. Voyons, ne sortons pas des réalités. De quoi se compose la masse des lecteurs de journaux ? De propriétaires, de fermiers, de marchands, d’industriels, assaisonnés de quelques hommes de robe et d'épée ; encore sont-ce là les plus éclairés. Eh bien, dites maintenant quelle est la moyenne de l’intelligence de cette clientèle ? Croyez-vous que vos théories sur l’art pourront la toucher, quelle s’y montrera sensible, qu’elle vous comprendra seulement ? Quand on parle à tout le monde, môsieur, il faut parler comme tout le monde.
— Mais, monsieur, répondis-je, sans vouloir lutter contre une expérience pareille à la vôtre, ne peut-on pas croire que précisément parce que l’on a sous la main un public nombreux, il faut essayer de l’élever au sentiment de l’art, et non faire descendre l’art jusqu’à lui ? Certes, tout habitant de l'Attique n'était pas un Phidias, et cependant les marbres de Phidias étaient admirés de toute l’Attique. Quand Cicéron occupait la tribune aux harangues, il ne s'inspirait pas du goût de son auditoire, mais il lui imposait le sien. Un véritable artiste n’obéit pas, il règne.
— Môsieur, répliqua le vétéran du feuilleton, quand on fait un journal, on n’est ni orateur, ni statuaire. On vise à un grand nombre d’abonnés, et la meilleure théorie est celle qui les fait venir. Vous parlez d'ailleurs de deux siècles éminemment artistes, de deux peuples qui suçaient avec le lait le goût des grandes choses. Rien de pareil ici. Nous vivons dans un siècle bourgeois, môsieur, au milieu d'une nation qui s’éprend de plus en plus pour la camelote. Que faire ? résister ? se retirer sur le mont Hymète pour y vivre du miel de la poésie ? Il faut être très-jeune pour avoir de ces idées, et vous vous en guérirez.
— Ce serait une triste cure, dis-je en étouffant un soupir.
— Pas si triste ! Écoutez, môsieur, votre candeur me plaît. Si vous consentez à vous laisser guider, nous ferons quelque chose de vous. Il s'est déjà formé dans la maison quelques adolescents qui sont parvenus à une célébrité européenne. Qu’ont-ils fait pour cela ? Ils ont compris leur public, et si vous voulez, après votre théorie, je vais vous exposer la mienne.
— Ce sera m'obliger, répondis-je en m’inclinant.
— Thèse générale, môsieur, aujourd’hui, pour réussir, il faut faire un feuilleton de ménage, passez-moi l'expression. Dégusté par le père et par la mère, le feuilleton va de droit aux enfants, qui le prêtent à la domesticité, d'où il descend chez le portier, si celui-ci n’en a pas eu la primeur. Comprenez-vous quelles racines un feuilleton ainsi consommé a dans un ménage, et quelle situation cela assure sur-le-champ à un journal ? Désormais ce journal fait partie intégrante de la famille. Si, par économie, on le supprime, la mère boude, les enfants se plaignent ; la maison entière est en révolution. Il faut absolument le reprendre, se réabonner, pour rétablir l'harmonie domestique et le bonheur conjugal. Voilà, môsieur, comment le feuilleton joue désormais un rôle social, et s’est placé avec avantage auprès du pot-au-feu et de la batterie de cuisine.
— Mais encore, monsieur, répliquai-je, en insistant, dans ces conditions mêmes, comment faut-il s'y prendre pour plaire à cette clientèle ? Vous savez ce qu’il en coûte à l'esprit pour se plier à des formes vulgaires, pour déroger, pour s’amoindrir.
— Bagatelle ! môsieur, bagatelle pure ! Quand vous aurez fait un seul feuilleton dans ce goût, cela ira comme de source ; vous en ferez vingt, trente, sans le moindre effort. Vous prenez, môsieur, par exemple, une jeune femme malheureuse et persécutée. Vous lui adjoignez un tyran sanguinaire et brutal, un page sensible et vertueux, un confident sournois et perfide. Quand vous tenez en main tous ces personnages, vous les mêlez ensemble, vivement, en deux, trois, quatre cents feuilletons ; et vous servez chaud. Il faut que vous m’ayez séduit, môsieur, pour que je vous livre ainsi le secret du métier.
— Je vous en dois mille grâces.
— C’est surtout dans la coupe, môsieur, que le vrai feuilletoniste se retrouve. Il faut que chaque numéro tombe bien, qu’il tienne au suivant par une espèce de cordon ombilical, qu’il inspire, qu’il donne le désir, l’impatience de lire de suite. Vous parliez d’art, tout à l'heure ; l’art, le voilà. C’est l'art de se faire désirer, de se faire attendre. Vous avez, je suppose, un M. Arthur à qui votre public s’intéresse. Faites manœuvrer ce gaillard-là de façon qu’aucun de ses faits et gestes ne porte à faux, ne soit perdu pour l’effet. À chaque fin de feuilleton, une situation critique, un mot mystérieux, et Arthur, toujours Arthur au bout ! Plus le public aura mordu à votre Arthur, plus vous devez en tirer parti, le lui présenter comme amorce. Et si, dans un cas donné, vous pouvez mettre cet Arthur à cheval sur un renouvellement d’abonnés, en laissant les retardataires avec la crainte d’ignorer ce que devient le héros favori, vous aurez réalisé le plus beau succès d’art que puisse ambitionner un homme de style comme vous l’êtes.
— J’y tâcherai, monsieur, j’essayerai.
— Écoutez, j’ai rompu la glace avec vous. Vous m’avez plu, je ne vous le cache pas, môsieur. Vous avez un air naïf et sincère qui a gagné ma confiance. Je veux vous pousser : travaillez pour nous ; travaillez sur ces données. Tenez, je viens de recevoir une série de feuilletons d’un adulte qui me doit tout, son génie, sa gloire, sa réputation. Aujourd'hui il est devenu d’une force qui m'épouvante ; il m’a trompé, je ne croyais pas qu'il pût jamais s’élever si haut. Par curiosité, je vais vous lire la fin de son premier feuilleton, ce que nous appelons la coupure, l'endroit où le véritable artiste se révèle. Ce sera une étude pour vous. »

Mon interlocuteur chercha sur son bureau le manuscrit dont il venait de parler, passa plusieurs feuillets, et arriva ainsi aux dernières pages.

« Ah ! bon ! nous y voici, » dit-il. Il faut vous avertir que la scène se passe dans un château mystérieux. C’est très-nouveau comme effet.

Il lut alors ce qui suit :

« Ethelgide, après que sa suivante l’eut débarrassée de ses atours, se mira pendant « quelque temps dans une glace. Elle repassait dans sa mémoire les paroles qui étaient « échappées à Alfred dans la scène du bosquet. Peu à peu pourtant ce souvenir s’effaça pour « faire place à d’autres pensées. Elle regarda autour d'elle, et ne put retenir son effroi à « l’aspect d’une tapisserie sombre sur laquelle était cloué un grand christ en ivoire. Il lui « sembla que, dans le silence de la nuit, un gémissement sourd se faisait entendre, et que des « cliquetis de chaînes partaient de la pièce voisine. La clarté des bougies devint tout à coup « vacillante, sans qu’on pût deviner quelle était la cause de cette agitation. Ethelgide, « épouvantée, se jeta sur son lit, et chercha à se faire un rempart de ses rideaux ; mais quel « fut son effroi, quand elle vit sortir des parois du mur qui faisait face à sa couche, un bras et une main livide tenant par les cheveux une tête sanglante et défigurée.

« Quelle était cette main !!! Quelle était cette tête !!! »

(La suite à un prochain numéro.)

« Voilà, môsieur, reprit le rédacteur en chef, ce que j’appelle arrêter un feuilleton. C'est-à-dire que, sur deux millions de lecteurs, il n’en est pas un seul qui ne voudra savoir ce que c’est que cette tête si hardiment suspendue entre deux numéros. On peut qualifier le moyen de triomphant. C’est de la bonne besogne : prenez modèle là-dessus. Vous feriez dans ce goût quarante-quatre volumes en quarante-quatre parties et cinq cent cinquante feuilletons, que le public y mordrait. Ajoutez-y quelques horreurs ; assaisonnez l’action de plusieurs chenapans pour relever votre but moral, ouvrez un cours de dialecte pittoresque, et vous jouirez d’un succès européen. Les grands artistes ne procèdent pas autrement. »

En achevant cette phrase, mon protecteur se leva : évidemment, il me donnait congé. Il fut convenu que je renoncerais au roman exécuté d’après ma méthode esthétique, et que je m’essayerais dans le feuilleton à l’usage des familles. L’un m’aurait peut être donné la gloire, mais l’autre, avec un peu de pratique, m’assurait le pain de chaque jour. Le rédacteur en chef avait raison : rien n’est plus aisé que de se gâter la main. Je fis donc comme les autres, j’ouvris un atelier de feuilletons à prix fixe, et recommençai, pour mes débuts, l’histoire de Geneviève de Brabant et du farouche Golo. Cette nouveauté obtint un succès de larmes et une moisson d’éloges. Je me décidai alors à traiter la mort de M. de la Palisse ; c’était hardi.

VIII

SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

Oui, monsieur, reprit Jérôme, j’étais sur le chemin de la fortune. Comme les maîtres, j'allais battre monnaie avec mon imagination. Encore quelques mois de vogue, et je pouvais prétendre à des prix fabuleux pour ma marchandise, demander vingt, trente, quarante mille francs par volume. Dans le moment, je n’aurais pas aliéné mes œuvres complètes pour un million. J’étais en proie à des tentations incroyables. Avec mes bénéfices futurs, je voulais acheter des maisons de campagne, bâtir des hôtels, remplir l’Europe du bruit de mes voyages, avoir un pied-à-terre à Naples, y gagner un palais en loterie, frayer avec les grands-ducs et les souverains, recevoir d’eux une infinité de tabatières, séduire le prince de Metternich au point de vue d’un panier de johannisberg, recueillir des mots charmants de la bouche même de la czarine de Russie, mener enfin la vie des grandes plumes du temps, avoir des créanciers et les payer aussi peu que possible, promener mes éditeurs, goûter les bienfaits de l’expropriation et de la contrainte par corps, jeter le mouchoir aux reines du théâtre, enfin épuiser cette coupe pleine d’enivrement et d’amertume, un jour à la tête de soixante mille francs, le lendemain à la recherche d’une pièce de cent sous, tantôt au ciel, tantôt dans I’abîme, malheureux de mon bonheur, heureux de mes misères, en butte aux alternatives de cette existence bohème, ornée de cannes fabuleuses, de pipes d’écume de mer, et de rubans de toutes les couleurs. Voilà quels rêves m’inspirait la première heure du triomphe.

Malvina, comme vous le pensez bien, n’était étrangère à aucun de ces projets. Pour la première fois, elle abondait dans mes illusions. Le premier billet de banque, enlevé à la pointe de la plume, l’avait fascinée : elle ne voyait plus de limites à nos profits, ni de bornes à notre ambition. Avec son esprit exact, elle avait déjà fait ce calcul, que si une quantité déterminée de phrases rapporte un millier de francs, il suffisait d’augmenter indéfiniment le nombre des phrases pour augmenter proportionnellement le produit.

« T’es vigoureux, Jérôme, me disait-elle. Tu peux piocher douze heures par jour sans te tuer. C’est tout ce qu’il faut. Une colonne de feuilleton par heure, c’est douze colonnes par jour. Au plus petit pied, 20 fr. la colonne, total 240 fr., ou 86,000 fr. par an. Nom d’un petit bonhomme ! c’est joli. On se donnera des brodequins mordorés et des voitures à discrétion.
— Et mieux que cela, repris-je.
— C’est égal, faut pas se montrer fiers, Jérôme. Un sapin à la porte, bien ! mais toujours poli avec les cochers. Ça n’est pas de leur faute, s’ils tiennent un fouet au lieu d’une plume. »

J’entrai donc dans ce commerce de colonnes, de phrases et de lignes, moi, monsieur, que vous avez vu si naïf, faisant la guerre à mes dépens, dévorant les débris de mon patrimoine dans l’impression de mes premières poésies. J'avais changé de muse : mon oreille était devenue plus sensible au son du métal qu’à l’harmonie du style. Je comptais en écrivant ; mes idées, malgré moi, inclinaient vers l’addition, et la fable la plus attachante me semblait inséparable d’un chiffre rémunératoire. Hélas ! monsieur, c’est un triste don que de changer en or ce que l’on touche : on a beau faire, on n’échappe pas au destin de Midas. Les côtés délicats, supérieurs du talent, s’y anéantissent d’abord, et il en est bientôt de même des côtés les plus vulgaires. L’esprit ne garde sa puissance que lorsqu’il s’observe et se contient ; les œuvres achevées sont comme les essences précieuses : on ne les compose qu’avec des soins infinis et en dégageant du sein d’éléments grossiers ce qu’ils renferment de parties pures et subtiles.

Dans le travail presque mécanique auquel je m’étais voué, l’essentiel était d’aller vite. Aussi avais-je pris Malvina pour collaborateur. Ne riez pas, monsieur : Malvina a mis du sien dans plus d’une nouvelle qui a fait son chemin, que vous avez peut-être applaudie.

Elle savait lire passablement, c’est plus qu’il n’en fallait. Je la détachai sur la piste des romanciers oubliés, des auteurs anciens ; elle y puisait des canevas qu’elle arrangeait à sa manière en me les racontant. Cela me retrempait, renouvelait mes combinaisons, m’ouvrait d’autres perspectives. Ces emprunts eurent du succès : les sources étaient peu connues, personne ne me soupçonna. On trouva même que mes moyens étaient nouveaux, qu’ils avaient un caractère original. Ainsi excitée, Malvina ne se contint plus, elle dépouilla les cabinets de lecture pour y chercher la matière d’autres triomphes. Malheureusement, elle mit la main sur Ducray-Duminil : cette circonstance nous perdit. Ducray-Duminil a laissé, monsieur, de profondes traces dans la population qui date de l’empire ; on ne peut toucher à ses œuvres sans réveiller des souvenirs nombreux. Aussi les réclamations arrivèrent-elles en foule quand je me pris à recommencer, avec toute la candeur de mon âge, le roman de Cœlina, ou l'Enfant du mystère, cette œuvre dont la fortune fut grande sous le directoire et le consulat. Il n'y avait pas à s’en défendre, le plagiat était flagrant, les noms mêmes étaient conservés. L’aventure fit du bruit ; mes ennemis y virent une indélicatesse, mes amis un trait d’esprit : ce n’était ni l'un ni l’autre ; mais, de toutes les manières, ma position, comme romancier, était détruite. L’ombre de Ducray-Duminil pesait sur moi ; j’expiais ainsi le tort d’avoir porté la main sur un laurier que défendait toute une génération de portières.

Il fallait donc chercher fortune ailleurs : une fois encore ma position sociale était bouleversée. Par bonheur, le feuilleton des théâtres était alors disponible : le titulaire venait de résigner l’emploi. On me l’offrit à l’essai, à titre provisoire : je l’acceptai avec empressement. Mon étoile, cette fois, me servait bien. C’est un si beau sceptre que celui de la critique dramatique. Depuis Geoffroy, qui peut passer pour l’inventeur du genre, que d’esprits souples et exercés, ingénieux, pleins de verve, y ont marqué leur place, fait ou continué leur réputation ! Avoir une loge assurée à chaque première représentation, se promener dans les foyers avec une escorte empressée, effrayer un artiste par un froncement de sourcil, ou lui rendre la vie par un sourire, être l’ange ou le démon de toutes ces femmes épanouies à l’éloge, frémissantes sous le blâme, se jouer de leurs espérances et de leurs craintes, de leurs joies et de leurs douleurs, signaler sa puissance tantôt par d’implacables sacrifices, tantôt par d'hyperboliques ovations, trancher du bon prince ou du sultan blasé, bouder sans raison, revenir sans motif, remplir les couloirs d'une approbation bruyante ou d'un dédain de grand seigneur, rapporter à soi tout ce qui se fait, tout ce qui se dit sur la scène, s’attribuer une souveraineté universelle, y croire et l'imposer, voilà l'idéal du rôle qui m'était échu, et qui mettait à ma discrétion douze directeurs, cent cinquante sujets de premier et de second ordre, sans compter les musiciens, les choristes, les claqueurs, les ouvreuses, les marchands de lorgnettes et même le public. Quel empire et quels justiciables ! Certes, un peu de fierté est permise à qui tient cela sous sa main.

Je vous ai dit, monsieur, combien j’étais naïf, même dans mes écarts. Je sentais que j’allais être placé sur un terrain glissant, entre ma conscience et des influences de toute espèce. Eh bien, je n’eus alors qu'une pensée, celle de me montrer impartial ; qu’un désir, celui de rendre justice au mérite partout où je le rencontrerais. Mettez cette chimère sur le compte de ma jeunesse : l'âge m’en a tout à fait guéri. À mesure que l'on avance dans la vie, on laisse ces illusions dans les buissons du chemin, non sans en emporter quelques blessures. L’impartialité absolue n’est pas permise à la critique : elle a trop d’assauts à essuyer, trop de résistances à vaincre. Ce n’est pas qu’elle exagère la part du blâme : au contraire ; c’est surtout pour l'éloge qu'elle s'abdique, quelle se parjure. Que de fois j'ai vu, dans les foyers, des opinions hostiles, insultantes même pour une œuvre, se convertir le lendemain en panégyriques imprimés ! Que de fois j'ai vu la plume donner des démentis à la parole, et l’appréciation publique former un triste contraste avec l'opinion intime ! Pourquoi cela ? Hélas ! pour mille causes : les unes issues d'un bon sentiment, les autres provenant d’une source moins pure. L’histoire en serait trop longue, et nous détournerait de celle que je vous raconte.

J’avais donc un feuilleton dramatique, c’est-à-dire une arme réelle celle fois. L'Aspic n’avait jamais eu d’importance qu’aux yeux de ses propres rédacteurs ; mon feuilleton en avait une pour le public, et par conséquent pour les théâtres. J’allais être remarqué : il fallait me dessiner. Par une lecture assidue des journaux, j'avais pu m’apercevoir qu’une certaine désinvolture dans le style, qu’une façon délibérée d’envisager les choses manquent rarement leur effet. Les airs lestes et cavaliers vont assez au gros des lecteurs : une manière calme et sensée ne s’adresse qu’à l'élite. Or, je voulais réussir, je voulais me faire accepter. Je pris donc mes modèles dans la région de l’outrecuidance. Un mélodrame en cinq actes représenté au théâtre de la Gaieté devait servir à mon début de critique. J’eus d’abord l’idée d’y tracer ma biographie en remettant l’analyse de la pièce au dimanche suivant, mais le moyen me parut usé. Après bien des essais et des réflexions, voici ce que j’écrivis :

LA CAVERNE MYSTÉRIEUSE,
Mélodrame en cinq actes et dix-huit tableaux, par M. ***

« J’ai à vous parler d’un mélodrame en dix-huit tableaux, mais auparavant je vous « demanderai la permission de vous entretenir de mon serin. Quoi ! dira-t-on, le critique a un « serin? Oui, mes belles marquises, mes adorables duchesses, le critique a un serin. Et « pourquoi n’aurait-il pas un serin, le critique ? Sommes-nous donc des parias, pour qu’on « nous refuse le droit d’avoir un serin ? Un serin qui chante quand nous pleurons, qui lisse « avec son bec ses plumes d’or quand nous déchirons le papier avec notre plume de fer ; un « serin heureux, gazouillant, huppé, des Canaries, pour charmer les heures du critique « morose, courbaturé, gémissant, de la mer de l’Ouest. Mais vraiment il ferait beau de nous « refuser ce petit caprice, un serin, quand vous vous les passez tous : vous qui avez lu Ovide, « et Properce et Tibulle sous les bosquets, à l’ombre des grandes futaies, sur les gazons « émaillés de pâquerettes et d'asphodèles, au murmure du ruisseau qui roule des diamants   «  plus beaux que ceux de votre rivière, madame : donec gratus eram tibi. J’ai donc un serin.

« Il s’agit d’une jeune fille nommée Claire, qui a dénoué trop tôt sa ceinture, comme « Didon avec Enée, speluncam Dido, et qui court à la poursuite de son séducteur. Or, ce « séducteur est un abbé, rien de moins, un abbé rose, perfide, frais, libertin, pomponné « comme un Watteau, un abbé de bergeries, pareil à ceux que madame de Pompadour faisait « asseoir sur ses genoux, delicias domini ; un abbé anodin, coquet, aux ongles finement « coupés, leste dans son petit manteau, remuant, égrillard, souple, avec du jarret, un abbé de « Saint-Sulpice. Mais qu'a donc mon serin ? il me regarde tristement. Regrettes-tu la liberté, enfant des Canaries ? Philomela sub umbrà. Pauvre serin ! pauvre Claire ! »

Il faut vous dire, monsieur, que pour juger de l'effet que devait produire mon feuilleton, j’en fis d’abord la lecture à Malvina. C’est la vieille histoire de Molière consultant sa servante. Impossible de rendre l’attitude de ma fleuriste pendant celle lecture : elle semblait abasourdie, déconcertée. Enfin, elle ne put se contenir :

« Mais qu’est-ce que t’as donc avec ton éternel serin ? s’écria-t-elle. T’as vu un serin dans la pièce, toi ! À moins que ce ne soit Francisque ! Au fait...
— Non, Malvina, c’est une manière ingénieuse et détournée que prend un critique pour entretenir le public de son mobilier, de ses petites affaires, de son caniche, de son intérieur ! Nouveau genre : ça pose un homme.
— Un tas de bêtises, Jérôme ! Dis-leur tout uniment que la petite qui fait l’amoureuse est une pie-grièche, et que le jeune premier parle du nez. Ça leur apprendra, à ces messieurs de la Gaieté, à nous donner une loge de côté, et aux troisièmes encore. Boutique d’administration ! »

Je résistai à la mauvaise humeur de Malvina, mais je n’en conservais pas moins quelques scrupules sur la valeur de mon travail de début. Après y avoir réfléchi, je compris qu’il valait mieux chercher à me faire une manière plus originale encore, quoique moins littéraire. Une seconde occasion d'éprouver mon talent venait de se présenter. Un théâtre lyrique donnait un opéra en trois actes dont la partition était signée par un de nos plus célèbres compositeurs. C’était le cas de faire preuve de science et de goût. Le feuilleton musical est devenu un assaut de croches et de doubles croches. On le compose avec l’archet, on le touche sur le piano, on l'exécute avec la clarinette. La plume n'y est pour rien. Quelle difficulté pour un musicien de ma force, pour un pauvre diable qui ne savait pas seulement distinguer la clef de fa de la clef de sol, et ne connaissait, en fait de notes, que celles de son tailleur ! Cependant, je ne désespérai pas d’en venir à bout. Il n’y a rien ici-bas dont on ne triomphe avec de la volonté unie à un immense aplomb. J’allai voir l’opéra, et voici comment, dans mon feuilleton, je traitai la partie technique.

« Il est impossible de détailler ici toutes les qualités précieuses dont abonde cette « partition. On y reconnaît le brio italien combiné avec le smorzato français et empreint on ne « saurait dire de quel schwermutz allemand, allié au sorrow britannique. Un premier morceau « en sixtes diminuées et procédant pianissimo se continue par une quinte avec neuf dièses à « la clef pour se terminer par un adorable cantabile, accompagné d'arpèges de la plus grande « dimension. Le chœur qui vient ensuite est un véritable morceau di prima invenzione, « comme on dit au-delà des monts. C’est un allegro agitato qui passe subitement à l’assai, « incline à l’andante par une cascade en mi bémol, doublée de quartes et de tierces « qu’embellit encore une profusion de bécarres. Ensuite vient en affettuoso, dans lequel on « remarque une phrase d’ut majeur arrêtée sur un point d'orgue en mineur ; puis un « commodo que l’orchestre a joué avec une nonchalance admirable, et dans lequel l’auteur a « pris ses aises par une série d’arpèges en fa dièse et de triples croches éblouissantes. « Impossible de rendre l’éclat de ce dernier morceau, qui a failli faire crouler la salle sous les applaudissements.

« Parlons maintenant des chanteurs. On a beaucoup discuté sur le talent de la prima « donna, dont la voix n’a pas encore reçu une définition bien nette. En attendant, constatons « que l’ut de poitrine du ténor n’a pas varié quant au volume et à l’intensité. Cet ut précieux « est ce que nous l’avons connu, toujours le même ut, toujours le grand ut, toujours l’ut « monumental et inaltérable que vous savez. Quant au si du baryton ; il a baissé, à ce que « prétendent les critiques pointilleux, d’un soixantième de ton, dans les sixtes diminuées dont « on connaît la délicatesse. N'importe ! c’est toujours un fameux si, un si rare, un si « particulier ! Passons maintenant à l’organe de la prima donna. On a voulu traiter cette voix « de fausset ou faucet, tandis que c’est tout bonnement une voix de tête. La voix de poitrine « (di petto), qui dans les soprano s’étend d’ordinaire du si grave au fa et au sol (cinq ou six « notes), doit se distinguer de la voix mixte, qui, partant du la, s’élève au et au mi aigu. À « partir de ce mi aigu, commence la véritable voix de tête, qui se lie ainsi, sans changer de « registre, à l’aide des tons médiaux, aux sons de la division aiguë de l’instrument vocal. La « prima donna, obligée de filer un cantabile dans le medium, a donc été parfaitement inspirée « de le rendre en voix de tête. C’est la combinaison obligée de la voix de poitrine (di petto) et « du fausset ou faucet (faucetto). Impossible de sortir de là. »

Mon feuilleton continuait sur ce thème pendant six colonnes, avec un déploiement extraordinaire d’érudition musicale puisée aux sources du solfège de Steibelt. C’était si intéressant, qu’à l’entendre lire Malvina s'abandonna à un profond sommeil. Quand elle se réveilla, j’en étais encore à ma critique avec cinq dièses à la clef.

« Mon petit, dit-elle, c'est amusant comme un enterrement de sixième classe, tout ça. Ne va donc pas chercher midi à quatorze heures. Dis-leur qu’ils chantent tous comme des canards. On ne le fait pas ton droit. Le petit Alfred se fait donner une loge par semaine. Quand les directeurs sont des pingres, faut leur tomber dessus : autrement, ils vous mangent la laine sur le dos. »

La seconde épreuve était faite. Je compris que le feuilleton d'érudition musicale n’était pas foncièrement récréatif. Je le tempérai par des souvenirs anecdotiques, et obtins, dans ces conditions, un succès d’estime. Il est vrai que les feuilletons à grand orchestre me tenaient en profond mépris, en me reprochant d’user discrètement du trombone et de passer sous silence le chapeau chinois ; mais je me consolai en pensant que, si tous les cuivres sont dans la nature, il est permis à chacun de n'en prendre que ce qui lui convient pour son usage particulier, et qu’il n'est pas donné à tout le monde d'entretenir un feuilleton sur le pied de deux cents instruments à vent et de quatre cents instruments à cordes.

IX

PATUROT PUBLICISTE OFFICIEL.

Mon feuilleton dramatique, reprit Jérôme, ramené sur un ton moins ambitieux, aurait pu se soutenir longtemps, si Malvina ne s’était trop directement mêlée de ce travail. Depuis qu’elle tenait les théâtres sous sa main, elle était devenue intraitable. Une soif démesurée de premières représentations, de loges, de coupons, s'était emparée d'elle. Elle ne manquait pas une reprise, pas une soirée à bénéfice. Quand on lui refusait des billets, il fallait la voir : la lionne du désert ne rugit pas d’une manière plus farouche, ne secoue pas sa crinière avec plus de majesté. Quelle pluie d’épithètes pour ces pauvres directeurs ! quelles imprécations sur les théâtres ! Ce n’est pas tout : elle ne renonçait pas ainsi. Affublée de son plus beau tartan, elle se rendait dans les bureaux de l’administration, appelait familièrement par leurs noms tous les employés, exposait ses griefs, se recommandait à leur bienveillance, leur promettait de parler de leurs services modestes, mais essentiels ; puis, quand rien ne touchait ces hommes, quand toutes les voies parlementaires étaient épuisées, elle sortait furieuse, hors d’elle-même, en les menaçant de la colère de mon feuilleton. Alors il fallait épouser ses rancunes, satisfaire ses haines et faire passer dans ma plume le fiel de ses petits désappointements.

Malvina avait un autre caprice, plus grave encore. Elle s’engouait de certains acteurs, de certaines actrices, et ne me laissait plus à leur sujet ni liberté ni force d’initiative. Quand un premier sujet portait bien le pantalon collant, c'était fini : il devenait impossible de dire du mal de sa voix et de son jeu. Cet avantage lui comptait pour tous les autres. Vous comprenez, monsieur, que, soumise à des influences de ce genre, ma justice dramatique ne pouvait être ni sérieuse, ni impartiale ; mais, en général, les caprices de mon Égérie étaient essentiellement fugitifs et passaient volontiers d’un pantalon collant à un autre. Cette mobilité diminuait beaucoup le danger de ces fantaisies. Malheureusement, il n’en fut pas de même de l’enthousiasme qu’une certaine débutante inspira à Malvina. Il y eut cette fois passion véritable, acharnement, entêtement. La débutante se nommait Artémise ; c’était une personne taillée en force, avec un buste vigoureux, des contours exubérants et un peu villageois. La physionomie avait une beauté réelle, quoique vulgaire. Les bras étaient ronds, potelés ; mais les attaches étaient dépourvues de finesse. Comme morceau de résistance, rien ne lui manquait, ni les pieds posés carrément, ni les hanches développées, ni la taille massive ; du reste, nulle élégance, nulle distinction, rien de ce qui constitue l'idéal de la femme. L’organe lui-même, vibrant et accentué, n’avait aucune de ces notes sympathiques et caressantes qui créent seules l’émotion et vont jusqu'au fond des cœurs chercher des fibres qui leur répondent. Malvina s’était pourtant éprise de la solidité qui éclatait dans toute cette personne.

« En voilà une de corsée, disait-elle, en voilà une de posée sur ses ergots. Parle-moi de ça ; on ne craint pas de lui voir pousser son dernier souffle sur la scène. Au lieu d'un tas de guenuches qu’on renverserait avec une chiquenaude ! Tiens, Jérôme, ajoutait-elle en me détaillant les avantages de sa protégée, regarde-moi un peu ça : comme c’est ferme, comme c’est établi ! On n’y a pas épargné la façon, au moins. Tas de manches à balais de tragédiennes qu’elles sont, les autres ! avec leurs palpitations de cœur et leurs poumons en compote ! Si ça ne fait pas pitié ! »

Quand Malvina entamait ce chapitre, elle ne tarissait plus. C'était Artémise par-ci, Artémise par-là ; Artémise étudiait le rôle de Phèdre ; Artémise voulait débuter par Camille. Notre chambre était le théâtre de répétitions quotidiennes. On me consultait pour un geste, pour une intonation ; bref, nous étions presque identifiés avec Artémise. Quoiqu’elle eût depuis longtemps une promesse de début, cependant il fallut agir pour hâter l’époque où il aurait lieu. Malvina se chargea de tout ; elle prodigua les promesses et les menaces, toujours au nom de mon feuilleton, me compromit devant des tiers de la façon la plus grave, s’agita si bien et de tant de manières, que le début fut fixé à trois semaines. C’était une victoire : Malvina n’épargna rien pour qu’elle fût complète. Aucun détail ne lui échappa, ni le choix des claqueurs, ni la pluie de bouquets, ni les billets d’amis. Elle avait la clef de tous ces moyens secondaires qui échappent au public, mais qui contribuent à réchauffer une salle, à l’animer, à rompre la glace. Jamais général d’armée ne prit des dispositions plus savantes et ne se ménagea plus de ressources pour maîtriser la fortune.

« Jérôme, me dit-elle au moment décisif, jette ton bonnet par-dessus les moulins ; il faut qu’Artémise réussisse. Pas de si, pas de mais ; file droit ton chemin et porte-la plus haut que le dôme du Panthéon. Si t’es une autorité, prouve-le pour voir. C’est le cas de donner de la grosse caisse à se démancher le bras.
— Si cependant on la siffle, dis-je avec une certaine timidité.
— De quoi ! est-ce que tu t’insurrectionnes, par hasard ? quel est ce genre de scrupules, monsieur ? seriez vous vendu à nos ennemis ? je voudrais voir ça. En route, et chaud des mains !
— Allons, puisqu'il le faut.
— Et demain, chaud la plume, monsieur, chaud, chaud, chaud, tout ce qu'il y a de plus chaud. Je suis impatiente de voir la mine que fera son échalas de rivale. Vilain petit pain d’épice enroué ! »

Nous partîmes, et la soirée fut ce que j’avais prévu. Les admirateurs du lustre donnèrent ; mais le public resta froid. Artémise jouait sans inspiration, sans élan. J’attendais toujours qu’il jaillît quelque étincelle pour la recueillir et en faire le foyer de mon panégyrique ; rien ne se révéla. Ce n'est pas qu’Artémise manquât de chaleur ; elle en avait trop au contraire ; mais c'était une chaleur sans règle, dépourvue de nuances, dénuée d’intentions, une chaleur qui tenait plus au poumon qu’à la pensée, et faisait plus d’honneur à la constitution du sujet qu’à son intelligence. Dans un temps où les cris avaient une puissance scénique, Artémise aurait pu se faire une place assez distinguée au théâtre : elle aurait doublé avec avantage mademoiselle Raucourt ou mademoiselle Georges. Venue plus tard, il ne lui restait qu’à se retirer en reconnaissant qu’elle s’était trompée sur sa vocation.

Ce n’était le compte ni de la débutante ni de Malvina. Celle-ci surtout avait donné, dans le cours de la représentation, des témoignages d’une admiration frénétique. Elle excellait en ce genre, et, comme on le pense, elle n’y épargna pas l’étoffe cette fois. C’était un délire, une expansion, une ivresse qui me compromettaient au point que je crus devoir essayer quelques remontrances.

« Ne t’épanouis pas tant, lui dis-je, tu nous donnes en spectacle.
— Tant mieux, mon petit, ça allume la salle. Dieu ! la belle tragédienne, la belle tragédienne ! Chauffe donc, Jérôme ; tu es froid comme un caillou. En avant les battoirs, et tape des pieds en même temps. Coups doubles et vivement ! »

Ainsi se passa cette soirée. Le lendemain, la tâche retombait tout entière sur moi. Avec Malvina à mes côtés, il n’y avait qu’un moyen d’échapper aux conséquences de ma position. Le breuvage était versé ; quelque amer qu’il fût, il fallait le vider jusqu’à la lie. Je m’y résignai donc. Jamais artiste du premier rang, ni Talma, ni mademoiselle Rachel, ni mademoiselle Mars, n’auraient pu prétendre à une ovation plus hyperbolique que celle dont Artémise devint l’objet. C’était Artémise l'inspirée, la grande Artémise, le talent sans pair, la tragédie même ; c’étaient la puissance, la majesté, la grâce, la distinction, résumées dans une seule personne. Avant elle, rien d’essentiel ; après elle, rien de possible. Qui n’avait pas vu Artémise n’avait rien vu ; ses rivales, si tant est qu’elle en pût trouver, allaient passer comme des fantômes, implorer la faveur de ses leçons, chercher la célébrité à son ombre. Monsieur, je dis tout cela et bien d'autres choses encore : j’empruntai des ressources à la langue figurée, je puisai dans les profondeurs de ma rhétorique, je jonchai le chemin de la débutante de toutes les épithètes que peut imaginer un homme de style ; je l’élevai sur un trône de périodes, orné de trophées d'érudition pittoresque, et la conduisis ainsi par la main vers la conquête d'une réputation européenne.

Peines perdues, monsieur ! J'eus beau y revenir, accuser le public d'ignorance, d’aveuglement, d’ingratitude ; les affaires d’Artémise n’en allaient pas mieux. Jusqu’alors, grâce à quelques ménagements, j’avais conservé une certaine influence sur les choses du théâtre. Cette équipée ébranla mon crédit. Au lieu de revenir sur mes pas et de faire à temps une de ces volte-face qui sauvent les hommes d’esprit, je m'obstinai, c’est-à-dire que Malvina s'obstina. Nous eûmes la prétention d’imposer Artémise à la presse, au public, à l'Europe, à l’univers. Chaque jour je recommençai l'éloge de la tragédienne, tantôt sur le mode ionien, tantôt sur le mode dorique, sans me lasser, sans me rebuter. Autour de moi, j'entendais mes amis se dire:

« Mais qu’il devient donc ennuyeux, ce pauvre Jérôme, avec son éternelle Artémise ! Dieu de Dieu, baisse-t-il ! »

Malgré ces avertissements indirects, je ne voulus pas en démordre : la cause d’Artémise était désormais inséparable de la mienne ; Malvina d’ailleurs n’entendait pas plaisanterie sur ce chapitre. Il fallait de nouveau se battre les flancs, parler d’Artémise la divine, de l’inimitable Artémise, qui seule avait la grandeur, la carrure, la parole des héroïnes de Corneille. Corneille et Artémise ! Artémise et Corneille ! deux noms inséparables, destinés à traverser les âges, l’un par l’autre, l'un portant l’autre ! J’ai fait, monsieur, vingt-quatre feuilletons là-dessus. Dans l’origine, cela parut aux propriétaires du journal qui recevait mes communications un paradoxe peu récréatif, mais ne tirant point à conséquence. On croyait que j’allais abandonner cette gamme comme j’en avais abandonné d'autres : mais quand on vit que je faisais litière des talents supérieurs à une médiocrité avérée, et que je voulais avoir raison contre le public tout entier, on me pria de m’abstenir désormais de toute espèce d’Artémise, et d’envisager le théâtre à un autre point de vue que celui de la tragédienne préférée. Je fis le fier, monsieur, je m’obstinai et donnai ma démission. Malvina me dit :

« Jérôme, je suis contente de toi. »

Et je me trouvai de nouveau en butte aux incertitudes de la destinée.

Le hasard nous vint encore en aide. Au théâtre, et comme un meuble obligé des premières représentations, nous avions vu un monsieur â cheveux blancs qui venait invariablement s’asseoir à l’orchestre. Je me trouvai un jour placé â ses côtés, et la conversation, engagée d’abord sur des objets indifférents, finit par prendre un caractère plus intime. À diverses reprises, nous nous rencontrâmes, et une liaison s'ensuivit. Je le présentai à Malvina, qui lui trouva l’air respectable. Autant que j'avais pu en juger, ce monsieur appartenait au gouvernement par quelque fonction de confiance : il écoutait attentivement les pièces et surveillait l’attitude du public. Quand le chapitre des allusions prenait un caractère orageux, il fronçait le sourcil comme un homme mécontent et officiel. Du reste, le meilleur garçon du monde et acceptant de Malvina toutes sortes de pâtes de jujube et de boules de gomme. Plus d’une fois, il m'avait entrepris sur le compte de l’autorité.

« Vous qui êtes un homme de style, me dit-il en me tâtant par mon faible, vous feriez joliment votre chemin de ce côté. Nous avons le bureau de l'esprit public qui vous irait comme un gant. À moins, pourtant, que vous ne préfériez un petit coin au bureau de la censure théâtrale. Cela rentre dans vos études ; cela vous chausserait. Un métier de roi, de pacha, jeune homme. Vous êtes auteur, je suppose : vous portez une pièce à ces messieurs. Eh bien, ils peuvent en faire ce que bon leur semble, des cure-dents, des cornets de tabac, des enveloppes..., ce qu’ils veulent. Autre privilège. Il y a un mot dans votre pièce que vous aimez, auquel vous tenez. Ils vous diront : « Rayez-moi ce mot-là, » et il faudra le rayer. Quelle puissance ! Celle de Venise n'était pas plus mystérieuse ! Les cadis de l’encre rouge ne rendent de compte à personne, pas même au ministre, car il ne lit pas ! Les jugements sont sans appel : on exécute un vaudeville entre deux portes, et tout est dit. Et bien, que vous en semble, monsieur ; cette vie vous conviendrait-elle ? »

Plus d'une fois le petit vieillard était revenu à la charge ; heureusement j'étais alors dans une position à n’avoir besoin de personne. Ce n’est pas que j’eusse le moindre scrupule de me rallier au gouvernement. J’avais eté saint simonien, cela vous dit tout. Les saint-simoniens ont toujours été des hommes très-accommodants en fait de convictions politiques. Je n’avais, d’ailleurs, jamais arboré de drapeau, et la polémique par allégories à laquelle s’était livré l’Aspic n’avait rien de bien acerbe et de bien caractérisé. Jusqu’à un certain point, j’étais donc libre. Cependant il me répugnait de m’engager d’une manière formelle, et je m’étais dit que, tant que je le pourrais, je conserverais intacte l'indépendance de ma plume. C’est toujours un grand poids que celui d’une servitude directe ; et, quelque bien nourri que l’on soit dans une position pareille, les traces du collier ne s’en laissent pas moins apercevoir. C’est moins le fait de l’esclavage qui est pesant que la pensée de l’esclavage. La liberté est une chose plus belle et plus sainte encore comme faculté que comme usage.

J’hésitai donc longtemps ; le besoin seul pouvait me contraindre à prendre un parti. Aujourd’hui, monsieur, que tous mes rêves se sont envolés, je conviens sans peine qu’il eût cent fois mieux valu pour moi aller m’enfouir dans la boutique de bonneterie où le père Paturot m’attendait toujours, plutôt que de devenir publiciste ministériel ; mais alors, j’avais encore l’ambition d’un rôle bruyant, d’une situation en évidence. Je m’étais, d’ailleurs, promis d’éblouir mon oncle, de le rendre fier de son neveu, et il eût fallu retourner vers lui, honteux, confessant mes torts, désappointé, confus. La vanité l’emporta de nouveau, et de deux maux je choisis le plus grand. Encore, ne fut-ce pas sans peine que je parvins à me faire le commensal du budget. Les émargements sont une rémunération si régulière en retour de si peu de besogne, qu’il y a toujours abondance de postulants, même pour des places de censeur. Toutes, d’ailleurs, étaient prises : le bureau de l’esprit public avait également son grand complet ; de sorte que, malgré la protection de mon vieillard , je ne trouvais pas une porte qui s’ouvrît devant moi, et pas une case qui ne fût garnie. J’avais donc à la fois, et le regret de m'être offert, et celui de n’avoir pas réussi.

Heureusement, une circonstance exceptionnelle vint me donner un emploi inattendu. On allait faire des élections générales qui motivaient la création d’une nouvelle feuille au service du gouvernement, avec des allures plus vives, moins réservées que celles de ses organes habituels. La rédaction et la gérance de ce journal étaient vacantes ; on me proposa au ministre, et je fus agréé. J’avais donc à fonder le Flambeau, journal quotidien, recevant les inspirations officielles, les communications des divers ministères. Une subvention suffisante était allouée pour faire marcher la feuille. J'avais le choix des écrivains qui devaient concourir à la rédaction. C’était une position souveraine à un certain point de vue, et, dans tous les cas, une existence sûre.

À peine eus-je signé mon pacte avec l’administration, que je songeai à mes amis. J’avais besoin d’un compte rendu de l’Académie des sciences : je le conservai pour le docteur Saint-Ernest. Valmont devait me faire une chronique des tribunaux, et Max, le prosateur chevelu, des articles de genre. Depuis que Malvina m’avait entraîné dans le monde du théâtre, j’avais perdu de vue mes anciens collaborateurs, mais une occasion se présentait de les réunir de nouveau, et je m’empressai de la saisir. Il ne me restait plus qu’à les rejoindre, car, dans ce tourbillon de Paris où tant d’existences se mêlent, un tour de roue suffit pour rompre et disperser les relations. C'est au point que j’ignorais même où logeaient alors le docteur, l’avocat et l'homme de lettres qui avaient concouru à la glorieuse apparition de l’Aspic. Je pris un cabriolet de remise, et m’élançai à leur découverte.

X

PATUROT PUBLICISTE OFFICIEL. — SON AMI LE DOCTEUR.

Jérôme poursuivit le récit de ses aventures.

Mes recherches furent longues avant de pouvoir retrouver Saint-Ernest. Il me fallut frapper de porte en porte, de logement en logement, suivre pour ainsi dire sa piste. Quatre fois il avait déménagé depuis que nous nous étions perdus de vue, et, dans un intérêt facile à deviner, chaque déménagement le transportait d’un pôle à l’autre de Paris. Enfin, rue Saint-Pierre-Montmartre, un bienheureux concierge me répondit :

« Le docteur Saint-Ernest ! c’est ici, monsieur ; au premier, la porte en face. »

Au premier ! Saint-Ernest au premier ! Je croyais rêver. À coup sûr il avait fait quelque héritage. Lui, docteur novice et dépourvu de toute espèce de malades, se loger au premier et dans une maison magnifique, à six croisées de façade, avec un escalier ciré ! c’était à ne pas le croire. Le concierge, en prononçant son nom, avait pris un accent caressant ; il s’était montré serviable, honnête. Évidemment une révolution s’était opérée dans la fortune de mon ami. Les journaux venaient de parler d’un étudiant qui avait gagné un château à la loterie de Francfort-sur-le-Mein ; peut-être était-ce lui : le sort est si bizarre.

Ces réflexions m’accompagnèrent jusque sur le palier de son logement. La porte était d’un fort beau bois, avec des ornements du meilleur goût ; mais dans le panneau le plus vaste et à la hauteur de l’œil se trouvait un écusson fatal, un écusson en cuivre poli qui donnait la clef de ce luxe et expliquait cette soudaine opulence. On y lisait :

Consultations gratuites
LE DOCTEUR SAINT-ERNEST
MÉDECIN DE LA FACULTÉ DE PARIS,
Maître en pharmacie, professeur de médecine et de botanique,
breveté du roi,
honoré de récompenses et de médailles nationales,
décoré de l’éperon d’or, de l’aile d’argent de Bavière, du faucon de Bade et de l’épervier de Suède,
autorisé de toutes les cours de l’Europe,
membre des académies de Pesth, de Cucuron, de Cuba et de Curaçao, etc., etc.
VISIBLE TOUS LES JOURS de 10 À 4 HEURES.
(Affranchir.)

C’en était assez, je comprenais tout ; Saint-Ernest s’était fait empirique et charlatan, marchand de panacées, d’onguent pour la brûlure. Autrefois, les industriels de cette espèce endossaient l’habit rouge à galons d’or, se coiffaient du chapeau à panache, montaient dans une calèche en compagnie d’une grosse caisse et d’une clarinette, et allaient offrir leur baume, leur élixir sur les places publiques. Ils opéraient des cures en plein vent et débitaient le spécifique qui devait guérir la colique ou les maux de reins, au choix des personnes. Aujourd’hui, plus rien de pareil : le salon tendu en damas a remplacé la calèche, la publicité la clarinette ; il n’y a plus ni élixir, ni baume, mais le traitement végétal y pourvoit. Rarement les Fontanaroses des carrefours parvenaient-ils à amasser de quoi finir leurs jours dans le village natal ; les Fontanaroses à domicile sont des millionnaires : ils ont des hôtels, des maisons de campagne, tiennent table ouverte, donnent à danser. Ce sont les heureux d’un monde où l’argent pèse plus que l’honneur. Que leur manque-t-il ? Électeurs, éligibles, ils seront députés d’un bourg-pourri quand ils voudront s'en passer la distraction. Oui, le traitement végétal entrera à la chambre, soyez-en certain, et peut-être faudra-t-il que le pays reçoive cette leçon pour se convaincre de la nécessité d’une réforme électorale.

La lecture du fatal écusson me fit faire quelques pas en arrière. Que me restait-il à apprendre ? que pouvais-je demander à Saint-Ernest ? c’était désormais une carrière à part que la sienne ; aucune liaison intime ne pouvait plus subsister entre nous. Cependant un sentiment de curiosité me retint ; je voulus savoir comment Saint- Ernest, qui ne manquait ni de sens ni d’esprit, s’était laissé entraîner dans une industrie pareille, en limitant sa carrière de son plein gré, en s’interdisant tout avenir de considération et de gloire médicales. Peut-être n’était-il pas engagé sans retour, et quelques conseils d’ami, pressants, désintéressés, suffiraient-ils pour le faire renoncer à cette exploitation de la crédulité publique. Sur cette réflexion, je pressai le bouton de sa porte, et j’entrai, un domestique à livrée vint à moi, me débarrassa de mon manteau, et m’introduisit dans une salle d’attente. Le docteur était en consultation ; on ne pouvait m’introduire sur-le-champ auprès de lui. Je m’armai de patience, et passai en revue les détails du local. La pièce où je me trouvais était richement garnie : les bronzes, les dorures la surchargeaient ; le meuble en velours ponceau relevé par des clous dorés avait plus d’éclat qu’il ne témoignait de goût ; mais cette apparence de richesse, ces couleurs voyantes étaient parfaitement assorties avec le public qui passait dans ce salon. Une grande table, recouverte d’un tapis vert, occupait le milieu de la pièce, et des prospectus, des imprimés de diverses sortes y étaient étalés. Une station obligée reportait naturellement l’attention des curieux vers ces factums qui tous avaient trait à l’industrie locale, et constituaient autant d’amorces ou directes ou indirectes. Je parcourus ces monuments d’effronterie, et dans le nombre, j’en trouvai d’incroyables.

Voici celui qui intéressait plus particulièrement Saint-Ernest :

Le docteur Saint-Ernest à ses concitoyens.
AVIS QU’IL FAUT LIRE.

« Voici peu de temps que j’ai mis en pratique ma méthode curative, et déjà il est « universellement reconnu que c’est, avec la vapeur, la plus belle découverte des temps « modernes. La Russie m’a fait faire des propositions, mais le patriotisme dont je suis animé « ne me permettait pas de priver la France, la belle France, du fruit de mes travaux et de « mon génie.

« Aussi, n’ai-je pas été surpris d’apprendre que des médicastres cherchent à « s’approprier ma méthode curative. On me vole, on me pille, on me dévalise. Sort inévitable « des grandes inventions ! La bande des plagiaires se les arrache ; le troupeau des imitateurs « s'en empare. Vous voyez en moi une victime de cette intrigue.

« Depuis que j’habite la rue Saint-Pierre-Montmartre, plusieurs guérisseurs sont « successivement venus dans mes environs tendre leurs pièges à la crédulité des malades « dont j’avais fixé l’attention. Cette manœuvre ne pouvait réussir qu’auprès des esprits « bornés, et ce grossier charlatanisme ne m’inspirait que du dédain. Cependant, enhardie par « mon silence, l’intrigue continue à lever la tête, et il faut la démasquer. L’un de ces « médicastres plagiaires est venu dresser ses tréteaux porte à porte, profitant de ce que la « rue Montmartre est voisine de la rue Saint-Pierre-Montmartre. Abusant de l’erreur d'un « malade insouciant qui se trompe d’adresse, il s’est même emparé de mes écrits, a copié « mes prospectus ; et, se prétendant docteur de toutes les facultés, académicien, professeur, « il les distribue de sa propre main dans Paris et dans la banlieue. Je dénonce au procureur du « roi de Paris cette violation flagrante de la propriété.

« Le fait est que mon domicile est plus que jamais rue Saint-Pierre- Montmartre (ne pas confondre), et que le public dont on insulte la bonne foi m’y trouvera tous les jours, de dix à quatre heures. Je lui conseille d’éviter ces pièges que l’un de mes clients a justement caractérisés de guet-apens, et de bien prendre note de mon nom et de mon adresse. »

À la suite de cet exposé, le docteur Saint-Ernest énumérait les maladies justiciables de sa méthode curative. Comme on le devine, rien ne se dérobait à l’action souveraine de cette panacée ; et, par respect pour vos oreilles, je m’abstiendrai de nommer les impuretés dont ce prospectus contenait l’énumération.

Voilà le métier que faisait Saint-Ernest. Monsieur, la police de Paris a, dans ses attributions, la grande et la petite voirie ; elle est chargée de nous débarrasser des immondices qui obstruent nos places et nos rues, et voici des industriels qui peuvent, sans qu'elle l’empêche, nous poursuivre de leurs spéculations infectes, inonder nos domiciles de prospectus impurs, les faire distribuer sur la voie publique, tapisser les murailles de mots et d'images obscènes, dévoiler le mal en proposant le remède, attirer la curiosité des enfants vers des choses qu'ils apprendront, hélas ! trop tôt. Vraiment, à voir le nombre toujours croissant des empiriques, la position qu'ils prennent et la nature des offres qu'ils font au public, ne dirait-on pas que nous vivons dans une léproserie immonde, au milieu d’une population cariée jusqu’à la moelle des os !

Parmi les pièces étalées sur la table du docteur, on en pouvait lire de plus récréatives que son prospectus. Dans le nombre, j’en remarquai une surtout dont la conclusion était des plus originales. En voici quelques extraits :

L’ESCULAPE DE L’UKRAINE.
ou
MÉDECINE À LA TARTARE (1).

« Le docteur Chikapouff, médecin-praticien des bords du Don, fait connaître « généralement à tous les citoyens de cette capitale et de la France entière, comment il a « prouvé, au moyen des soins qu’il a donnés, dans l’espace de trois mois, à environ cent « cinquante incurables et par conséquent abandonnés par tous les médecins de la ville, et « que les hôpitaux même ont expulsés ne pouvant arriver à la guérison desdits incurables ; « que lui, Chikapouff, avait pénétré dans le vrai de la médecine, et que, par un nouveau « procédé, guérissant ce qui avait été inguérissable jusqu’alors, donnant ainsi un démenti « formel à tous les hommes de l’art ; pour tout dire, enfin, que lui, Chikapouff, avait triomphé « de tous les obstacles, au point de pouvoir dire : L'humanité a gagné sa cause, et tant de « maux ne décimeront plus désormais la société humaine ! Preuve, les cent cinquante malades entrepris par l'exposant, desquels pas un seul n’a péri !

« Rien ne manque à Chikapouff pour mieux prouver la réalité des faits qu’il dénonce « courageusement à la face du public que l'appui tout puissant des hommes qui sont au « pouvoir. Que, dans l’intérêt de la sainte cause de l'humanité et de la leur individuellement, « ils veuillent autoriser le sieur Chikapouff à entreprendre un grand nombre de malades « incurables de toute espèce que le gouvernement ou la faculté de médecine concentrerait « dans l’un des nombreux hôpitaux de la capitale, où le sieur Chikapouff stationnerait pour « administrer les remèdes qui lui appartiennent, et qui sont le fruit de longues et pénibles « recherches, et pour surveiller les traitements, comme directeur de cet hôpital spécial.

« Refuser à Chikapouff le moyen de rendre la vie à tant de malheureux, d'alléger la « société des maux qui l'accablent et la déciment, et baser ce refus sur l’injuste et « inadmissible motif que Chikapouff n’est pas un médecin théoricien, comme le veut la loi « enfantée par la faculté de médecine, il y aurait de la barbarie, chose qui ne doit pas exister « sous l'empire de toutes les régénérations du dix-neuvième siècle.

« Chikapouff est âge de cinquante-trois ans. Il exige, en échange de la richesse qu’il « apporterait annuellement au trésor de l'administration des hospices, pour avoir réduit et « comprimé les frais et le mal, qu'il lui soit payé par ladite administration des hospices, sa vie « durant, les 10 pour 100 des capitaux économisés d’année en année ; et si une telle « proposition n'est pas conciliable avec la nature du fait dénoncé publiquement par moi « Chikapouff, l’auteur de la proposition s’en rapporterait à la générosité du gouvernement et « de l'administration des hospices. Dès aujourd’hui Chikapouff se met à la disposition du « gouvernement et de la faculté de médecine.

« Les hommes qui ont le pouvoir d’accepter et qui n’accepteraient pas la proposition de Chikapouff, ces hommes trahiraient la sainte cause de l’humanité, et l’on pourrait leur dire avec raison : Vous voulez que le mal règne et se perpétue dans la société ; vous voulez voir vos familles décimées par le fléau du mal ; vous vous plaisez enfin à subir le martyre et à éprouver sans cesse les angoisses de mille morts prématurées.

« Ivan Chikapouff. »

Temps nécessaire pour guérir les maladies suivantes :


« Les fièvres intermittentes : 1 jour.
(Ces maladies sont ordinaires lorsque, dans l’été, il arrive de voyager et de passer près des lieux marécageux et autres endroits méphitiques.)
« La phtisie ordinaire : 8 jours.
« La phtisie du Ier au 2e degré : 9 id.
« La phtisie au 5e degré : 50 id.
« La teigne sans enlever un seul cheveu : 15 id.
« L’épilepsie : 30 id.
« L’asthme le plus invétéré : 15 id.
« La folie la plus dévergondée : 8 id.
« Les tumeurs quelconques : 50 id.
« Les inflammations des yeux : 1 id.
(Combien il est utile aux armées, spécialement dans l’été, quand elles font des marches forcées dans les moments de guerre, d'obtenir une aussi prompte guérison)
« La diarrhée la plus obstinée : 1 id.
(Cela arrive aux armées dans les voyages forcés, soit en été, soit en hiver. Napoléon a perdu une grande armée en Egypte à cause de cette maladie. )
« La migraine invétérée : 1 heure.
« Les douleurs de tête : 1 minute.
« Le rhumatisme : 1 heure.
« — nerveux : 15 jours.
« La gangrène : 1 jour.
« La goutte : 1 id.
« Les varices : 15 id.
« Les palpitations de cœur : 15 id.
Au bout de cette nomenclature un plaisant avait ajouté, à la plume, comme bouquet, les deux articles suivants :
« Les pendus : 1 minute.
« Les guillotinés : 1 seconde.
« Nota bene. Le sieur Chikapouff s'engage, à la volonté des gouvernements, et sous leur garantie, d’aller « porter ses remèdes dans toutes les parties du monde, afin de guérir et détruire la peste et toutes autres maladies dangereuses, s’offrant personnellement responsable des résultats qu’il assure.»

Cette pièce bouffonne n’était pas seule, monsieur, qui fût étalée sur cette table. Saint-Ernest n’était ni envieux, ni jaloux ; il donnait l’hospitalité aux publications de ses confrères. Je trouvai là les éléments d’une guerre civile entre le copahu et le poivre cubèbe : des mémoires pour et contre avaient été lancés, et les expressions ne m’en parurent pas complètement parlementaires. Le poivre cubèbe disait dans son exorde : — Le copahu n’est qu’un vil intrigant ; et le copahu répliquait : — J'ai déjà prouvé au cubèbe qu’il n’est qu’un drôle. À côté des deux astringents qui se gourmaient ainsi gisait la série des inventions aspirantes et refoulantes, toute l’hydraulique de la médication usuelle et intime. Dieu sait sur combien de tons chante cet orchestre, et que de tuyaux divers compte l'orgue des rafraîchissements internes ! L’habileté humaine semble s’épuiser dans les modes de distribution de cette rosée ! Chaque jour c’est un nouveau détail, un perfectionnement inattendu. Plongeants, continus, mobiles, verticaux, obliques, combien en voilà coup sur coup, et, certes, ceux qui aiment cette note doivent être dans le ravissement.

Je ne m’arrêtai pas à ces révélations hydrodynamiques : une brochure venait de frapper mes yeux. C’était une pièce de vers. L’usage s'est répandu, monsieur, parmi les poètes, de venir au secours des Chikapouff et des Saint-Ernest, pour célébrer des maladies, des topiques, des moyens de médication. Oui, la Muse en est là : elle a accepté la collaboration de la Clinique. On va mettre les fièvres en couplets, les gastrites en dithyrambes. Je ne vous parle pas du reste : il est des mots qui demeurent exclus du vocabulaire des gens de goût. La brochure qui me tomba sous la main était une Épître au Vésicatoire ! C’était à la portée de tous les âges et de tous les sexes. Jugez-en plutôt :


« Permets-moi d’être ici le chantre de ta gloire,
« Noble dérivatif ! puissant vésicatoire,
« Pour qui le pharmacien nommé Leperdriel
« Créa des serre-bras plus légers qu’Ariel.
« Non ! Tu n’engendres point un tourment sédentaire
« Comme le fait, hélas ! l'implacable cautère ;
« Tu n'as pas les rigueurs de l'austère séton,
« Qui larde les humains de mèches de coton.
« Avec un simple apprêt de toiles vésicantes
« Tu fais sortir du corps bien des humeurs peccantes,
«  Et sous l’abri sauveur du plus mince oripeau,
« Tu soulèves le derme et fais gonfler la peau.
« Qui ne connaît à fond ton emploi domestique,
« Magique révulsif, aimable épispastique !
« Que de fois une mère au bras de ses enfants
« Appliqua ces papiers, emplâtres triomphants,
« Qui, sur des corps chétifs et sur des chairs arides,
« Mordent par la vertu de quelques cantharides. »

Tel était, le début du premier chant : je ne saurais vous dire, monsieur, de quoi se composait la table des matières ; vous pouvez facilement y suppléer. J’en étais là de mes lectures, quand un léger bruit qui se fit dans la pièce voisine me donna à penser que la consultation du docteur tirait à sa fin et que j’allais être introduit. En effet, l’une des portes latérales s’ouvrit, et Saint-Ernest parut en robe de chambre avec un air digne, sérieux, compassé, que je ne lui avais jamais vu. Quand il m’eut reconnu et qu’il se fut assuré que j’étais seul dans la pièce, ce masque tomba :

« Tiens, c’est toi, Jérôme, me dit-il en me prenant familièrement par le bras : que ne te nommais-tu ?
— Je te croyais en affaires.
— Bah ! répliqua-t-il, il y a plus d’une heure que je suis seul. »

Et il m’entraîna en riant dans son cabinet.

1(note originale) Tout ce qui suit est textuel. Le nom seul a été changé.

XI

SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

Le cabinet où m'introduisit Saint-Ernest, reprit Jérôme, était fort agréablement meublé ; mais un singulier ornement frappait la vue dès qu’on y mettait les pieds. Des médaillers à glaces, montés avec soin, étalaient des pièces anatomiques en cire, figurant les diverses phases des maladies sans nom qui dévorent l’humanité. Cette exhibition provoquait on ne saurait dire quelle crainte, quel dégoût involontaire. Les malheureux qui venaient là pour confesser leurs douleurs devaient en être remués jusqu’au fond des entrailles. La terreur exclut la lésinerie : tel était sans doute le calcul du docteur, qui connaissait ses justiciables. Il arrachait ainsi à ses patients un tribut forcé, comme autrefois on arrachait des aveux aux criminels par le spectacle des apprêts de la torture.

A peine fûmes-nous entrés dans ce sanctuaire de l’empirisme, que me tournant vers Saint-Ernest :

« Comment ! toi aussi ? lui dis-je.
— Oui, Jérôme, tu quoque, moi aussi : les destins l'ont voulu ! sic fata voluêre, me répliqua-t-il. J’ai donné dans le Van-Swiéten et dans le bol d’Arménie ; j'ai inventé une drogue, et je la débite.
— Est-il permis, Saint-Ernest, de plaisanter de choses pareilles ? Toi, docteur d'hier, tu romps avec le corps médical, tu méconnais ton grade pour descendre au niveau des marchands de vulnéraire suisse ?
— Fallait-il aller à Clichy, mon cher ? M'en aurais-tu tiré, toi qui me sermonnes ? La vie est une loterie ; j'y ai pris ce billet-là. Quand on ne peut pas mourir pauvre comme un Broussais, on fait sa fortune comme un Leroy.
— Tu étais jeune, tu pouvais attendre, Saint-Ernest. La célébrité ne vient pas en un jour.
— Et les gardes du commerce auraient-ils attendu ? Jérôme, tu ne connais pas ton siècle : il est peu casuiste. Qu’on soit riche, c’est tout ce qu’il veut. A-t-on jamais demandé aux millions d’où ils viennent, s’ils sont le fruit de cinq ans de prison passés à la Conciergerie, s’ils se composent de la dépouille des joueurs ruinés au biribi ou à la roulette, s'ils dérivent de dépêches télégraphiques exploitées dans la primeur, de négociations d’emprunt pour le compte d’états obérés, de remboursements américains, de vaisseaux de carton, de fournitures sans contrôle, d’adjudications sans concurrence, de commandites imaginaires, de banqueroutes particulières ou publiques ? Les millions sont là, c’est l'essentiel. Pourvu que le code pénal n’ait rien à y voir, le monde les respecte sans s’inquiéter quelle en est l’origine. Soyons donc riches, et nous serons toujours assez considérés.
— Saint-Ernest, tu fais le fanfaron de vice.
— Non, Jérôme, j'ai tout raisonné. Tu as pu voir ce qu’il en est de la profession de médecin. L’encombrement y est grand et le succès difficile. On court vingt ans après une clientèle, et le travail arrive à l’âge où il faudrait se reposer. Qu’irai-je faire dans cette foule où l'on se coudoie ? Affronter la chance laborieuse des concours ; concours pour un hôpital, concours pour une chaire ; monter ainsi d’échelon en échelon, me tuer pour avoir le droit de guérir les autres ? C'est un métier de dupes, Jérôme !
— C’est-à-dire que tu aimes mieux faire ton chemin par le charlatanisme.
— Le charlatanisme, voilà un singulier mot. Et dis-moi, Jérôme, où il n’est pas, le charlatanisme ? C'est du plus au moins seulement. Dans notre état, par exemple, veux-tu que je te fasse la récapitulation des charlatans ?
— Tu vas arranger cela à ta manière.
— Non, je n’exagérerai rien : d’ailleurs, les exemples sont là. On voudrait inventer, mon cher, qu’on resterait au-dessous de la réalité.
— Eh bien, je t’écoute.
— Je ne te parlerai pas, Jérôme, des petits stratagèmes fréquents entre docteurs pour se supplanter mutuellement, pour s’enlever la clientèle des grandes maisons. C’est l’histoire de tous les métiers, et le nôtre ne saurait faire exception. Il est inutile aussi de recommencer, après Molière, la liste des déceptions de notre art, de ces affections imaginaires entretenues avec le plus grand soin, de ces ordonnances inoffensives, mais inertes, multipliées dans l’intérêt et quelquefois avec la complicité du pharmacien ; de ces consultations fantastiques où il est question de tout, excepté du malade ; de ces opérations aventureuses où la vie d’un homme sert d’enjeu à la gloriole du praticien. Tout cela n’est pas nouveau : oublions-le. Négligeons aussi cette invention plus moderne de bals et de concerts donnés à une clientèle ou convoitée ou acquise, et les festins, ornés de vins mousseux, qui réunissent de loin en loin les dispensateurs de l’éloge et les organes de la publicité. C’est du charlatanisme, sans doute, mais celui-là n’a jamais tué personne.
— Au contraire.
— Nous voici aux véritables charlatans. D’abord les homœopathes. Tu ne connais pas. Jérôme, la médecine atomistique, la médecine des semblables. Se mettre nu pour se garder du froid, se couvrir de fourrures contre la chaleur, se jeter au feu pour se guérir d’une brûlure : c’est, comme tu le vois, le procédé de Gribouille élevé à la hauteur d’une théorie. Un homme a la fièvre : le remède est indiqué ; il faut lui administrer ce qui la lui donnerait s’il ne l’avait pas. Similia similibus. Mais comment administrer la drogue ? voilà où est la découverte. Les onces, les gros, ancien style ; les décagrammes, nouveau style, sont supprimés : il n’y a plus que des millionièmes. Tout médicament se dose par millionièmes : moins il y en a, plus il agit, d’après la logique de tout à l’heure. Qu’en résulte-t-il ? un avantage immense, celui de concentrer la nature entière dans une boîte portative, de favoriser le cumul de la pharmacie et de la médecine, du remède et du conseil, de la potion et de l’ordonnance. Que les paralytiques marchent, que les sourds entendent, que les pulmoniques respirent ; avec un simple atome, tous ces miracles vont s’opérer. Seulement, il importe que l’atome soit spécifique, parfaitement préparé, consciencieusement pesé, et pour cela il faut qu'il sorte de la boîte du docteur. Coût : quinze francs l’atome, cinq francs la visite. Total, vingt francs. Lâchez le napoléon, et le tour est fait. Vous êtes guéri par la méthode des semblables, et vous rendez heureux l’un de vos semblables.
— Mais tu me cites des exceptions, Saint-Ernest.
— Des exceptions ! elles dominent la règle. Aux magnétiseurs, maintenant. Avec quel organe lis-tu, Jérôme?
— Belle question ! avec les yeux.
— Ancien procédé : nous avons changé cela. Quand tu le voudras, je te ferai connaître d'intéressants sujets qui voient l’heure par l'estomac, et, pour leur agrément particulier, lisent par l’épine dorsale. On se soulage ainsi la vue. Ce n’est pas tout : le magnétisme applique au corps humain cette méthode de lecture. Il ouvre les individus, les feuillette jusque dans le moindre recoin, et dresse la carte de leur intérieur avec une précision fabuleuse. Ordinairement c’est une simple jeune fille, une villageoise naïve qui se livre à cette autopsie intuitive sur la nature vivante. L’enfant des champs dort du sommeil magnétique, et y puise le don de la technologie médicale, la connaissance des simples, la science du Codex, enfin des particularités thérapeutiques et pathologiques qui font crier au miracle. Où a-t-elle appris ces secrets de l'art, la pauvre innocente ? Qui lui a révélé le diagnostic et dévoilé les formules ? Il ne s’agit plus d'atomes celle fois, mais de fluide. Il y a échange de fluide, et cela suffit pour communiquer à l'intelligence la plus grossière une faculté de seconde vue. Quelques passes, quelques attouchements opèrent la transfiguration. Plus de baquet de Mesmer, ni d’ustensile de ce genre : la médication magnétique a renoncé à sa batterie de cuisine. Cela est simple, comme bonjour et supprime toute étude et tout travail. Prenez donc vos grades, aspirez à devenir membre de la docte faculté, pour vous voir éclipsé par une Gothon qui ne sait pas lire, si ce n’est dans le corps humain. Luttez avec vos yeux contre des sujets qui changent leurs doigts en verres translucides et leur estomac en binocles, qui devinent un tempérament sur une mèche de cheveux, suivent un homme à deux cents lieues de distance, pénètrent dans la pensée, et s’établissent d’une manière souveraine dans les replis du cœur. Conclusion : il n'y a plus d'autre médecine possible que le magnétisme ; l’univers appartient à la science du fluide animal et aux initiés qui possèdent l'art d’endormir le public. Et de deux !
— Soit ; je passe condamnation sur ceux-là.
— Arrivons aux phrénologues : c'est encore une nuance. La phrénologie embrasse un plus vaste dessein ; elle poursuit l'identification du monde moral et du monde physique. C'est le crâne qui nous fait courageux, aimables, bons, moraux, incorruptibles. Si la vertu descendait sur la terre, elle prendrait son siège dans les protubérances. Donnez au phrénologue le crâne d'un homme, et il vous dira ce qu’il est. Portez-lui toute saignante la tête d’un supplicié, et à l’instant il vous fera toucher du doigt la bosse du crime. Voilà son ambition, voilà sa gloire. Une supposition : un homme est curieux de connaître les facultés qui le distinguent ; il se rend chez un phrénologue et lui dit : « Prenez ma tête, et jugez-moi. » Celui-ci accepte l’offre et promène ses doigts sur la pièce de conviction avec une gravité scientifique. Quand il a bien vérifié l’objet, constaté les dépressions et étudié les éminences : « Monsieur, dit-il, voici une saillie qui me laisse croire que vous avez du penchant pour le vol. » Naturellement le visiteur se révolte ; mais le savant ne s'en émeut pas. « Oui, monsieur, ajoute-t-il, et, en tenant compte de ce brusque enfoncement, vous iriez même au besoin jusqu’à l’assassinat. Du reste, vous devez être gourmand, jaloux, brutal et même un peu ivrogne. Voilà ce que m’indique parfaitement votre périphérie osseuse. » Telles sont les aménités de la phrénologie. Le crâne est une ruche où les péchés capitaux et les vertus théologales ont leurs cases assignées : ici la sobriété, là l’intempérance ; la probité à deux lignes de l'escroquerie ; la galanterie près de la fidélité. L’équilibre des diverses cases constitue l’ensemble des qualités, des facultés, des sentiments de l'individu. Vive Dieu ! comme cette découverte simplifie le gouvernement des races humaines ! Avec un bureau des bosses, la police s’exerce à coup sûr, et la justice n’est plus que l’examen des boîtes osseuses. Les aptitudes sont tout de suite connues, les penchants signalés, et chaque année le prix Monthyon va chercher la plus belle protubérance du royaume dans la case du cerveau qui répond au mot de vertu. Tout se mesure au compas, et l'on moule les plus beaux crânes pour l'instruction de la postérité. Et de trois !
— Le tableau est un peu chargé, mais n’importe.
— Nous ne sommes pas au bout, Jérôme. Voici les hydropathes, nouvelle invention, école de Priessnitz l’Allemand. En tombant d’une montagne, mon brave Priessnitz se brise trois côtes, et il invente l'hydropathie, c’est-à-dire l’art de guérir les humains avec de l’eau claire. L’eau claire, dont on n’avait pas jusqu’ici apprécié l’importance, reprend tout à coup le rang qui lui est dû. Priessnitz l’applique d’abord à sa charpente détériorée et se confectionne une membrure neuve à l’aide de l’élément méconnu, puis il étend si bien cette invention, qu’aucune maladie ne lui échappe. L’humanité a trouvé dans l’eau claire une nouvelle vie : l’essentiel est de la servir à froid, en douches, en bains, en couvertures mouillées, en boissons et en lotions. Des savants ont avancé que l’homme, dans les temps primitifs, tenait un peu du canard : si Priessnitz réussit, cette hypothèse pourra redevenir une vérité. Hors de l’eau claire, plus de salut ! Et de quatre !
— Ceci, Saint-Ernest, est encore peu répandu. Ou sont les hydropathes ?
— Je t’en citerai alors qui ont plus de célébrité : par exemple, les aigles de la médecine légale. Voilà des chimistes infaillibles et bien rentés : on leur apporte un linge taché de sang : « Ceci, disent-ils, est du sang de femme, du sang de jeune homme, ou de vieillard , ou d’homme fait ; » le tout avec un imperturbable aplomb et au risque de laisser la vie d’un pauvre diable au fond de leur cornue. Pour l’empoisonnement par l’arsenic que n’ont-ils pas essayé? Un instant on a pu croire que la race des caniches allait disparaître ; la consommation en devenait effrayante. Trente caniches par jour, voués d’heure en heure à la boulette vénéneuse, à la chaudière d’eau bouillante et à l’appareil de Marsh ! Quelle moisson de victimes offertes au problème de l’intoxication et des taches arsenicales ! Mais les grandes gloires ne se font qu’ainsi : il faut joncher le terrain de morts pour devenir le héros des réactifs et l’oracle des cours d’assises.
— Vraiment, tu n’épargnes personne.
— Mon cher, il y a un peu de jonglerie partout, en haut comme en bas de l’échelle. Nous jouons une comédie ou chacun choisit son rôle : je n’ai pas voulu de celui de niais. C’est une spécialité trop ingrate, et, d’ailleurs, elle est prise. J’aurais pu abonder dans la lithotritie, qui est un charlatanisme assez récent, travailler le corps humain comme un puits artésien, inventer mon petit système de ferraille, broyer ou percuter, me bâtir une réputation européenne avec mes extractions, lutter enfin, réussir et marquer ma place. Je ne l'ai pas voulu, ce rôle d’opérateur est trop chanceux. J’aurais pu me faire embaumeur et courir la pratique ; orthopédiste et disloquer des corps ; strabiste et déranger des yeux ; renouveler le miracle de saint Denis et rajuster la tête d’un mouton après la lui avoir coupée ; obtenir un déplacement artificiel du sang au moyen de la machine pneumatique ; enfin me lancer dans une de ces mille innovations qui font leur chemin par le bruit, s’imposent à l’aide d’une notoriété coûteuse, mais n’ont jamais des racines profondes dans le public. Entre les divers charlatanismes, j’ai préféré celui qui offre les chances les plus étendues et les plus constantes. J’ai pour moi la jeunesse et le plaisir, deux éléments de succès aussi vieux que le monde, et qui ne le quitteront pas de sitôt.
— Tu te fais anacréontique, Saint-Ernest : c'est pour me gagner. Tu le souviens que je suis un homme de style.
— Non, mon cher ; mais je ne comprends pas pourquoi l’on nous jette la pierre. Tu viens de voir si nous sommes les seuls à exploiter la crédulité publique. Eh bien, c’est sur nous principalement qu’on se déchaîne. Nous sommes des parias, des excommuniés. Quel mal faisons-nous, après tout ? Nos consultations sont gratuites.
— Et où est alors votre bénéfice ?
— Quelques drogues de dix, quinze, vingt francs ; une misère. Ce n’est pas plus mauvais que chez le pharmacien : seulement, c’est beaucoup plus cher.
— Saint-Ernest, repris-je alors, je t’ai écouté jusqu’ici sans t’interrompre. Tu as pu croire que j’étais converti à tes idées : détrompe- toi. Quel que soit le siècle où l’on vive, quelque compromise que puisse être une profession, l’honnête homme ne se détourne pas du chemin du devoir. Rien ne peut justifier le déshonneur, ni l’excuse du besoin, ni la tentation de l’exemple. Comme les anges déchus, tu as calomnié ce qui t’entoure, tu voudrais prouver que tout le monde s’est donné à Satan. Il n'en est rien : le corps médical compte encore plus de cœurs dévoués, plus de belles âmes que tu ne le dis, que tu n’affectes de le croire. Ce qu’une profession renferme de plus pur est précisément ce qui se voit le moins. Dans une population aussi considérable, au milieu de tant d’angoisses et de douleurs, le mal frappe les yeux, les bonnes œuvres restent ignorées. Pendant que tu spécules ici sur les fruits du vice, plus d’un jeune confrère va s’asseoir au chevet de l’ouvrier, le soigne, le console, l’aide de sa bourse quand il peut. D’autres poursuivent dans les hôpitaux et les amphithéâtres l’étude des mystères de la vie, et cherchent à pousser la science au-delà des limites qu’elle a atteintes. Crois-le bien, Saint-Ernest, ce n'est pas une bonne vie que celle où tu t’es engagé. S’il en est temps, renonces-y : tu as du savoir et de l’activité, il est impossible que tu ne parviennes pas. Mais, de grâce, tire-toi de cette fange.
— Tu prêches comme un dominicain, Jérôme ; l’abbé Lacordaire serait jaloux de toi. Mon bon ami, chacun son métier. Fais des sermons, moi je fabrique des juleps.
— Décidément tu ne veux pas rompre avec cette ignoble industrie ?
— Impossible, mon cher, ma signature est donnée. Viens avec moi, ajouta-t-il en me prenant par le bras, je vais te faire voir nos magasins, notre pharmacie. Nous ne sommes pas des industriels de second ordre : nous manipulons en grand. On drogue le public ici, mais on le drogue en conscience. »

Je n’avais plus à insister : évidemment Saint-Ernest avait pris son parti. Après un coup d’œil rapide jeté sur son établissement, je le quittai plein de regret de n’avoir pas réussi, et décidé à apporter désormais une grande réserve dans nos relations.

XII

PATUROT PUBLICISTE OFFICIEL. — SON AMI L’HOMME DE LOI.

En quittant le laboratoire de Saint-Ernest, poursuivit Jérôme, je me mis à la recherche de Valmont. De tous les collaborateurs de l’Aspic, celui-ci s’était montré le plus sensé, le plus grave. Associé à nos illusions sans les partager, il n'avait jamais considéré cette époque de sa vie comme sérieuse, et probablement il avait pris depuis lors un parti définitif au sujet de sa carrière. Je tenais beaucoup à le revoir, car c’était à la fois un garçon d’un commerce sûr et un homme d’un bon conseil. L’étude du droit lui avait donné l’habitude de peser le pour et le contre, et d’appliquer à sa propre conduite cette méthode de controverse. En toutes choses, il ne se déterminait que d’une manière dogmatique et n’accordait rien à l’entraînement. C’était un esprit essentiellement réfléchi, calculateur et pointilleux, qui apportait dans ses entretiens la méthode d’un mémoire à consulter, et ne quittait un sujet qu’après en avoir épuisé les éléments.

Je cherchai Valmont au palais de justice, je demandai son adresse aux avoués, je consultai le tableau des stagiaires, rien ne me remit sur sa trace. Le hasard seul m’apprit qu’il s’était, depuis un an, enterré dans l’étude d’un notaire. Cependant il avait eu quelques succès de plaidoiries ; ses jeunes confrères de la conférence n’en parlaient qu’avec les plus grands éloges ; on regrettait de tous côtés qu’il eût quitté le barreau, où immanquablement il se serait assuré une belle position. Le premier jour où on lui donna la parole, il l’avait gardée pendant trois heures, ce qui est au palais un signe de force : encore quelques essais, et il aurait pu plaider cinq heures durant, sans faiblir, sans demander grâce. Or, cinq heures consécutives, soutenues d’un seul trait, semblent être la limite de l’art oratoire, les colonnes d’Hercule de la discussion judiciaire. Deux heures d’haleine constituent l’avocat médiocre ; cinq heures le parfait avocat. On pourrait évaluer de tels mérites avec le dynamomètre. Heureux les poumons favorisés ! ils sont sur le chemin de la gloire et de la fortune.

Avec les indications que l’on me donna je parvins à rejoindre Valmont. L’étude dans laquelle il travaillait était l’une des meilleures de Paris. Quand j’y entrai, toute la cléricature achevait gaiement un déjeuner frugal en se livrant à des espiègleries d’assez mauvais goût vis-à-vis du petit clerc, le souffre-douleur du lieu. Valmont m’aperçut, imposa silence à ses subordonnés, et me conduisit dans la pièce où se trouvait son bureau. Il était deuxième clerc de l’étude, heureux de son sort, l’ayant préféré à tout autre, par goût comme par calcul. Évidemment, notre jeune stagiaire n’avait dû se déterminer qu’avec sa logique habituelle, et j’étais jaloux de savoir comment aux honneurs bruyants du barreau il avait préféré cette condition plus obscure. Je l’interrogeai là-dessus.

« Mon cher Jérôme, me dit-il, il existe ici-bas, une illusion bien fâcheuse : c'est que le titre d’avocat équivaut à une profession. Les familles font à l’envi de grands sacrifices pour pousser les enfants jusque-là. Les plus belles années du jeune homme, les épargnes de la maison s’y engloutissent, et qu’en reste-t-il ? le droit de porter la robe et la toque, de s’essayer aux joutes de la conférence, de figurer sur l’interminable tableau qui décore les salles d’audiences du ressort. Voici quatre ans bientôt que j’ai pris mes grades et marqué ma place parmi les débutants.
— Je le sais, Valmont, on vous rend justice parmi vos confrères ; on a su apprécier ce que vous valez.
— Eh bien, Jérôme, dans quatre ans il m’a été impossible d’obtenir une affaire, d’avoir un seul dossier. Je ne suis ni plus paresseux, ni plus fier qu’un autre : j'ai vu, j’ai sollicité les avoués, qui sont les dispensateurs des procès : ils ont tous des avocats à leurs gages, et cumulent ainsi les bénéfices des deux professions. J'ai visité successivement les présidents des assises, afin d’obtenir quelques nominations d’office dans les procès criminels : ils ont leurs protégés, que soutiennent des noms élevés dans la magistrature et des recommandations puissantes. Repoussé de deux côtés, j'ai encore réduit mes prétentions, j’ai suivi les audiences de la police, correctionnelle, espérant y trouver un accusé sans défenseur, et me signaler par une improvisation triomphante. Vain espoir ! la police correctionnelle est envahie comme le reste : les avocats des prisons ne laissent pas toucher à leur clientèle. Ils connaissent d’avance le travail du jour, et vont relancer les prévenus jusque dans les cachots. Ainsi, tout est pris d’assaut, civil, criminel, correctionnel ; il n’y a plus de place à aucune barre ; dix années d’attente et de postulation ne suffisent pas pour assurer du travail. Mon cher Jérôme, croyez-moi bien, c’est la plus ingrate des carrières.
— Si elle est comme vous le dites, Valmont, il est certain que la perspective n’est pas engageante.
— Plus nous irons, moins ce sera tolérable. Sur mille avocats, à peine en compte-t-on quarante qui prospèrent. Là, comme partout, les gros poissons dévorent les petits. Trois ou quatre cabinets battent monnaie et dépassent quatre-vingt mille francs de produit ; c’est vendre cher la parole. Dix autres roulent entre trente et soixante mille francs, et ainsi de suite jusqu’au fretin. Quand un titre politique s’attache au nom, l’éloquence est plus chère, il faut payer l’auréole. On sait, à quelques francs près, le tarif des aigles du barreau : pour la même affaire, c’est mille francs chez l’un, deux mille, trois mille francs chez l’autre. En matière criminelle on passe même des conventions aléatoires : par exemple, cinq mille francs si la tête reste sur l’échafaud, trente mille francs si elle y échappe, ce qui fixe le prix de la tête, marché ferme, à vingt-cinq mille francs. Dans des cas pareils, l’avocat intéressé au succès sert naturellement ce qu’il a de mieux ; il s’identifie avec son client, il se passionne, il va jusqu’aux larmes. C’est ce qu’on appelle la plaidoirie avec prime ; elle est le privilège des célébrités.
— Et les autres, que leur reste-t-il, Valmont ?
— Il leur reste, Jérôme, la compassion des avoués. L’avocat de second ordre est à la merci des hommes de procédure. Quand le choix du défenseur dépend de l’agent instrumentaire, à l’instant la plaidoirie est mise au rabais. Souvent même les procès s’enlèvent à l’enchère, on se les dispute, on en fait trafic ; on cède le plaideur, on vend la clientèle, comme s’il s’agissait d’une marchandise. Nous vivons sous le règne des gens d'affaires.
— Il fallait alors devenir avoué, Valmont, puisque c’est l’avoué qui occupe la position souveraine.
— J’y ai songé ; mais la profession a d’autres écueils. Le prix élevé des charges a rendu le poste difficile à tenir. Mon bon Jérôme, j’ignore vers quel avenir nous marchons, mais il ne se présente pas sous de beaux auspices. Dans le cours de quarante ans, les offices ont presque décuplé de valeur, et l’on ne saurait prévoir où s’arrêtera cette hausse. Les situations privilégiées sont des abris commodes pour la nonchalance et la médiocrité ; les heureux du siècle s’y réfugient. Mais là aussi une expiation se prépare, et vous voyez déjà le sol se joncher de victimes. On ne rougit pas de demander aujourd’hui d’un office d’avoué, trois cent, quatre cent, cinq cent mille francs. Qui paye l’intérêt de ce capital énorme ? Hélas ! le client, que l’on exploite de toutes les manières, malgré les tarifs, malgré la taxe du tribunal, en dépit des précautions que la loi a prises pour protéger les plaideurs. Mon Dieu ! n’accusons pas trop les hommes ; c’est la position qui est mauvaise. Il faut trouver, avant tout bénéfice, trente à quarante mille francs de frais que supporte le titulaire, tant en intérêts qu’en débours, et sa part à lui n'arrive que lorsque ce prélèvement est fait. On veut être honnête, sincère, désintéressé ; on ne le peut pas : le poste est écrasant pour tout homme qui n’y est point arrivé avec ses propres deniers, et qui voit toujours, suspendu sur sa tête, le chiffre de l’emprunt ou du restant de prix auquel il est redevable de l’investiture.
— En effet, ce n’est pas là une possession sérieuse.
— Malgré ces inconvénients, j’en aurais couru les chances comme un autre, si je n’avais dû perdre à cela un de mes avantages les plus précieux. Vous le voyez, Jérôme, je suis assez joli garçon : je mets de côté une modestie puérile. Comme agréments extérieurs, la nature m’a assez bien pourvu : taille, figure, tournure, tout peut s’avouer. Ma naissance est convenable aussi ; nous sommes de bonne noblesse de province. Eh bien, tout cela dans une étude d’avoué est enfoui : on ne demande à un procureur aucune des qualités de l’homme du monde. Qu’il sache grossoyer convenablement, c’en sera assez pour qu’il inspire de la confiance à un titulaire qui veut se retirer. Le reste dépend de la manière dont il saura conduire le chapitre des taxations et l’article des honoraires. Ainsi, quant au physique, latitude entière, et quant au moral, science des additions et des subtilités de la procédure, tel est l’avoué modèle. Tout cela m’était incompatible.
— Je le crois bien.
— Voilà pourquoi, Jérôme, j’ai songé au notariat. Ici, du moins, la figure sert à quelque chose, et la distinction de la personne n’est pas sans emploi. On nous sait gré de nous tenir avec une certaine élégance, d’avoir des gants propres, du linge fin, des habits coupés avec quelque goût. Le notaire préside aux deux actes essentiels de la vie, le mariage et le testament : il est en contact avec le monde ; non avec le monde à part des plaideurs, comme l’avoué, mais avec la société entière. Il est donc essentiel qu’il plaise, s’il veut réussir. »

Au moment où Valmont achevait sa phrase, un individu entrouvrit la porte, et, après avoir jeté à son interlocuteur un sourire amical, il la referma avec précaution. Pendant ce court intervalle, j’eus le temps de remarquer une figure joviale et épanouie, quoique déjà sur le retour. Les cheveux étaient blancs, les traits poupards, et des lunettes vertes achevaient de donner à cette physionomie un singulier caractère. La manière dont il s’était retiré témoignait son respect pour Valmont et la crainte qu’il avait de le déranger.

« Vous le voyez, Jérôme, c’est le premier clerc de céans : il a vu déjà passer trois titulaires. Il mène l'étude ; mais il est condamné à être premier clerc à perpétuité. Des lunettes, un ventre trop prononcé, voilà ce qui borne sa carrière. Célibataire et premier clerc, il obéit à son destin et le prend avec gaieté. Sa consolation est celle de Rabelais, il épouse chaque soir la dive bouteille, et s'endort là-dessus. Du reste, il connaît ses devoirs ; les habitudes de la maison lui sont familières. Il sait déjà qu’avant peu d’années je serai titulaire ici, et il me traite avec la déférence que mérite un titulaire en perspective. Pas un mot n’a été prononcé, et pourtant tout le monde pressent dans l’étude que c’est moi qui succéderai. Le titulaire actuel a été deuxième clerc comme moi, je serai titulaire comme lui.
— Prenez garde, Valmont, on dit que la profession devient chanceuse : de tristes catastrophes l'ont compromise.
— Je ne suis point un enfant, Jérôme, j'ai tout pesé. Je sais que le notariat a eu des Vincent de Paul qui ont ébranlé son autorité par les plus honteuses banqueroutes. Le notariat est devenu, comme toutes les professions de notre temps, la proie des hommes d’affaires : à côté des actes on y fait des spéculations, des entreprises. On y a dressé des sociétés par actions pour des existences imaginaires, et l’officier public a pu s'oublier jusqu’à se faire le complice des clients. Ici, c'est un notaire qui débute dans la profession par un faux et qui va finir sa vie au bagne chargé de onze cents faux en écriture authentique. Ailleurs on voit des vieillards confiants flétrir par des dispositions judiciaires un notaire qui a escroqué leur fortune : sur tous les points il s’élève des plaintes, et l'honneur de la profession souffre des crimes de quelques-uns de ses membres.
— Vous le voyez, il serait peut-être prudent de s’abstenir.
— Que faire alors ? Toutes les carrières n’en sont-elles pas là ? En est-il qui soient pures aujourd’hui, depuis le petit commerce qui falsifie et mélange les denrées jusqu'aux fonctions parlementaires érigées en véritables agences à l’usage des électeurs ? Quoique le notariat ait eu à passer de mauvais jours, c’est encore, entre tous les privilèges civils, celui qui a le plus de conditions de durée et dont le maintien peut le mieux se défendre. La fièvre industrielle, qui a fait tant de ravages, l'a atteint comme tout le reste ; n’importe : ceci n’a qu’un temps, et l’institution rentrera bientôt dans des conditions régulières. Un seul élément destructeur la menace, c’est l’élévation du prix des charges ; mais ce vice lui est commun avec tous les privilèges, et il est indélébile comme le ver dans les mauvais fruits.
— Ah çà ! et vous, Valmont, comment pourrez-vous payer cette somme énorme ?
— Ici est le secret du métier, mon cher, et je ne devrais pas vous le livrer, quoique ce soit un peu le secret de la comédie.
— Comptez sur ma discrétion.
— Je vous en dispense, on a fait des vaudevilles là-dessus. Vous savez que je suis joli garçon, Jérôme : eh bien, je payerai avec ma bonne mine.
— C’est une monnaie qui n’a pas généralement cours.
— Plus que vous ne croyez. Les trois derniers titulaires qui ont exploité cette étude ne se sont pas acquittés autrement.
— Expliquez-moi cette énigme, Valmont.
— Volontiers. Il est presque passé en usage, Jérôme, que le titulaire d'un office en demande à peu près le capital représentatif de ce qu’il rend : ainsi, par exemple, cinq cent mille francs d'une étude qui rapporte bien net, année moyenne, vingt-cinq mille francs. Or vous comprenez qu’un homme qui a cinq cent mille francs à lui ne les applique pas à un placement pareil, où il faut ajouter sa peine et sa responsabilité pour obtenir un revenu de cinq pour cent. À ce prix donc l'étude est cédée à un jeune clerc qui n’a rien, si ce n’est les avantages extérieurs dont je vous parlais.
— Je commence à comprendre.
— Le patron sait bien qu’il vend le poste à son employé plus cher que cela ne vaut ; l’employé sait encore mieux qu’il le paye bien au-dessus de sa valeur ; cependant, des deux parts, voici le calcul. Le titre de notaire est une position sociale. La femme d’un notaire peut figurer partout avec avantage, même à la cour du roi des Français. À ce titre quand on joint de la grâce, de la distinction, un nom qui sonne bien, on a presque l’option entre les héritières. Les dossiers des fortunes sont dans l’étude même. Il n’y a plus qu’à choisir celle de toutes qui est la plus liquide, la plus ronde. La femme sera toujours assez belle, pourvu que la dot le soit. Quand le choix est fait, on attaque à la fois le père et la fille. L’ancien titulaire s’empare de l’un : le nouveau titulaire se charge de l’autre ; et, au bout d’un mois, le contrat se signe. Le patron se désintéresse sur la dot, et le nouveau notaire élèvera à son tour, dressera de ses mains un autre second clerc pour se débarrasser de son étude à des conditions fabuleuses. C’est une navette qui roule : il faut la prendre au bond et la lâcher à temps.
— Et c'est ce que vous ferez, Valmont ?
— Oui, mais les temps deviennent durs. Il y a rareté d'héritières et concurrence dans les rangs du notariat. On achète à bas prix les études de la banlieue pour venir dans Paris exploiter les clients à domicile, faire le courtage des actes, abaisser l'institution jusqu’à la postulation directe. On offre des remises aux intermédiaires qui procurent du travail.
— Est-ce croyable ?
— Quelle différence, Jérôme, de ce notariat au notariat d'autrefois ! On s’est beaucoup moqué de ces tabellions d’opéras qui n’ont qu’une fonction, celle de déployer un papier, et de tirer de leur poche une écritoire de corne. Leur entrée est presque toujours accompagnée d’un évanouissement, à la suite duquel ces dignes personnages rengainent leurs ustensiles et se retirent paisiblement avec leurs perruques bouclées, leurs Crispins noirs et leurs culottes courtes. Le tabellion aurait pu être envisagé à un autre point de vue, celui d’une probité irréprochable. Autrefois, le notaire était le confident des familles, le dépositaire des épargnes de ses clients. Des sommes considérables étaient religieusement conservées dans ses coffres, et il n’est pas d’exemple que cette confiance ait été trompée. Soyons justes, d’ailleurs. Si, à Paris et dans quelques grandes villes, l’institution a reçu de rudes atteintes, nos provinces ont encore conservé et maintenu intactes les vieilles traditions du notariat. On y voit encore ce que l’on ne voit plus à Paris, des notaires qui restent en exercice toute leur vie et lèguent leurs études à leurs fils ; on y trouve des familles qui comptent plusieurs générations de notaires. Ici, Jérôme, tel office que je pourrais citer a changé dix fois de titulaire en vingt ans. On n’est plus notaire aujourd’hui ; on traverse le notariat. »

Valmont termina là ses confidences ; un vieillard assez vert et d’un extérieur distingué venait d’ouvrir la porte de son cabinet ; une jeune fille charmante marchait à côté de lui. Quand le clerc eut aperçu les deux visiteurs, il se leva vivement, alla vers eux, les invita à entrer et à s’asseoir. En même temps, il me fit un signe que je compris. J’étais de trop, je pris mon chapeau et battis en retraite. Valmont m’accompagna pendant quelques pas et eut le temps de me glisser dans le canal auditif quelques mots que je fus seul à recueillir.

« Une héritière de cinquante mille livres de rente, mon cher.
— À vos affaires, Valmont, lui dis-je, nous nous reverrons à loisir. »

Et je descendis l’escalier, la tête remplie de ce que je venais d’entendre. Évidemment, Valmont était un garçon avisé : ne pouvant réformer son siècle, il cherchait à marcher avec lui. De toutes les manières, il ne pouvait plus m’être utile dans le sens que j’avais espéré ; sa carrière était désormais nettement tracée. Sur trois collaborateurs auxquels j'avais songé, deux m'échappaient déjà ; il ne me restait plus qu’à faire des ouvertures à Max, le prosateur chevelu.

Je remontai en cabriolet, et continuai mes courses.

XIII

PATUROT PUBLICISTE OFFICIEL. — SON AMI L'HOMME DE LETTRES.

Dans mon entretien avec Valmont, poursuivit Jérôme, j’avais eu des renseignements sur la destinée de Max. Après avoir, pendant quelques mois, végété sur les avenues du feuilleton, notre prosateur chevelu venait d’obtenir une place dans les bureaux de l’instruction publique. Il était employé, ou, pour me servir d’un mot plus sonore, fonctionnaire public : il émargeait. C’était une position sociale.

En un clin d'œil, mon cabriolet me déposa à la porte du ministère de la rue de Grenelle, véritable palais élevé au faste universitaire. Au fond et à la suite d'une double cour, l’hôtel du personnage en possession du portefeuille ; sur les ailes et répartis dans quatre ou cinq corps de logis, les bureaux de l'administration ; l'ensemble est complet, le local heureusement choisi ; rien n’y manque, si ce n’est l’âme, l’inspiration, la vie. Le souffle de la spéculation a aussi passé par là : l’enseignement s’est fait industriel. Sous un régime basé sur l’intérêt, il n’y a plus de place pour le dévouement ; le calcul envahit tout. Dans les institutions en vogue, on a des élèves qui figurent comme montre, dont on fait étalage pour attirer les chalands. Le génie du charlatanisme n'a pas respecté l’asile de l’enfance et de la jeunesse. Tout concours annuel ramène une sorte de pugilat entre les maisons d'éducation : chacune d’elles ourdit ses trames dans les collèges, hors des collèges ; défend ses sujets par la brigue, et ambitionne les honneurs d’une publicité bruyante. C’est à qui éclaboussera le mieux son voisin, à qui fera le plus de chemin sur le corps de ses concurrents, à qui prendra l’allure la plus triomphante et la plus souveraine. Voilà pourtant où nous en sommes venus en toutes choses. Le relief, la vogue, l’éclat, tels sont les grands mobiles. On sacrifie au succès, et c’est l’honneur qui est la première victime de ce culte. La réserve et la dignité ne sont possibles qu’en se résignant à une position effacée et secondaire. L’empirisme est le roi du monde : il faut subir ce joug, ou périr.

Le bureau que Max honorait de sa présence était situé dans le premier corps de logis. Le concierge me fournit les indications nécessaires et je montai. Au moment d'entrer, il me sembla entendre à l'intérieur comme un choc de verres. Je prêtai l’oreille : en effet, il y avait gala. Je reconnus la voix de Max, mêlée à plusieurs autres. Ces messieurs servaient à leur manière le gouvernement, et, pour le moment, travaillaient au profit de l’impôt des boissons. J’allais me retirer de peur d’être indiscret, mais un mouvement imprimé au bouton de la porte avait trahi ma présence, et Max l’ouvrit au moment où je battais en retraite.

« Tiens, c’est Jérôme Paturot, s’écria-t-il. Comme il arrive à propos, ce brave Jérôme ! entre donc, il y a place pour toi. Un verre, un couteau, et ouvre-moi une brèche dans ce pâté de Chartres qui est sur le poêle. Que je suis enchanté de te voir, mon camarade ! »

En même temps, il me poussait vers son cabinet, dont il referma soigneusement la porte.

« Messieurs, dit-il en s’adressant à ses trois jeunes convives, permettez que je vous présente Jérôme Paturot, mon ami, un poète chevelu de la première distinction. Il a eu tous les genres de succès ; il ne lui a manqué qu’un public qui le comprît. C’est notre histoire à tous. Jérôme, je te présente M. Édouard Triste-à-Patte, paléographe de la plus belle espérance ; M. Gustave Mickoff, professeur de kalmouk comparé, et M. Anatole Gobetout, commentateur de palimpsestes. Tous les trois aimables comme des archéologues, et gais comme des élèves de l’école des chartes. Maintenant, en avant l’eau de Seltz et le vin à douze. Jérôme, au moment où tu es entré, le professeur de kalmouk nous pinçait une nuance de cancan véritablement inédite et essentiellement comparée.
— Allons. Max, un peu de décorum, dit le commentateur de palimpsestes.
— Il est toujours le même, ajouta gravement le paléographe.
— Du décorum et du champagne à dix sous, s’écria Max en débouchant une bouteille d’eau de Seltz. Honte et pitié ! voilà comme le gouvernement abreuve ses serviteurs ! Messieurs, à la santé de Jérôme, et vive le gaz acide carbonique ! »

Comme on le pense, je me trouvai vite à l’aise au milieu de ces joyeux compagnons. On acheva gaiement le déjeuner en l’animant de plaisanteries qui n’étaient pas toutes de très-bon goût. En mon honneur, Max fit monter du café et du kirsch, afin que la fête fût complète. Cela dura pendant plus de deux heures, et je ne pouvais trop m’émerveiller de cette manière de remplir des fonctions publiques. Les collègues de Max avaient l’air tout aussi occupés que lui de leur besogne. Le professeur de kalmouk parlait du personnel de l’Opéra avec un luxe de détails qui ne permettait pas de récuser sa compétence ; le paléographe cherchait une pointe à un couplet de vaudeville et I’érudit en palimpsestes contrefaisait Arnal dans Passé Minuit et le Grand Palatin. Ces petits talents de société me paraissaient un peu hors de leur place au ministère de l’instruction publique ; mais ce qui piquait encore plus ma curiosité, c’était de savoir à quel titre mon ami Max figurait et émargeait dans cette administration.

« Et toi, lui dis-je en abordant directement la question, quel est ton emploi ici, qu’y fais-tu ?
— Ce que j’y fais, belle demande ! tu ne l’as pas vu depuis que tu es entré ?
— À moins que ce ne soit manger et boire, répliquai-je ; mais il n’y a rien d'administratif là-dedans.
— Pas encore, plus tard on verra.
— Mais que fais-tu donc alors ?
— Vraiment, tu ne l’as pas vu ; je ne fais pourtant pas autre chose du matin au soir. Mon cher, ajouta-t-il avec une certaine emphase, je conserve les monuments. Nous sommes dix gaillards céans, qui n’avons pas d’autre besogne : nous conservons les monuments.
— Ah çà ! et comment donc, et où ?
— Ici, partout, en te parlant, en mangeant, en causant. Quoi que je fasse, je conserve des monuments. C’est ma spécialité. Tous les jours, de dix à deux heures, tu peux venir dans mon bureau ; tu me verras occupé à conserver des monuments. Quelle besogne, mon cher, quelle besogne ! Il y a des moments où je tremble quand je pense à la responsabilité qui pèse sur nous. C’est si fragile un monument ! Mais nous y veillons.
— Ah ! vous y veillez !
— Oui, ils sont tous là, étiquetés : le garçon y a l’œil ; il en répond sur sa tête.
— Tu m’en diras tant !
— Avant la création de ce bureau, quelle était, mon cher, la situation des monuments ? Quelque chose de précaire, d’aventuré. Ils n’étaient pas représentés, ils n’avaient pas de tribune. Aujourd’hui ils ont un personnel à eux, ici, à l’intérieur, aux cultes, partout. Leur position est magnifique : ils doivent en rendre grâce à la nature.
— Et à leurs employés, n’est-ce pas ?
— Tout en ce séjour est dans le même goût, Jérôme. C’est comme le kalmouk !... qui se douterait du kalmouk, cette langue slave et immortelle, si Gustave ne l'avait pas inventée, en même temps que la chaire de ce nom ? Voilà ce que j’appelle des créations, de véritables créations.
— Au fait, c’est vrai.
— Et les palimpsestes, on les oubliait, ces pauvres palimpsestes ! Qu’a fait Anatole ? un véritable coup d'État ; il a joué sa tête. « Le gouvernement est perdu, s’est-il écrié, si l'on n’organise pas un bureau spécial pour la vérification des palimpsestes. Je ne réponds pas de l’avenir, je ne crois plus à rien, ni à juillet, ni aux lois de septembre, ni à l’infaillibilité de l'université, si les palimpsestes ne reprennent pas, dans l’ordre social, le rang qui leur appartient. » Quand on a vu Anatole si parfaitement décidé, et à la veille de passer à l’opposition avec sa science et ses papyrus, le pouvoir a capitulé. Il a créé une direction des palimpsestes. C’est ainsi que l’on sauve les empires.
— Oui, Max, et que l’on épuise le budget.
— C’est le but de l’institution. Ah çà ! et tu crois, Jérôme, que la paléographie, dans toutes ses branches ; que l’archéologie, avec ses accessoires ; que les documents historiques, que les chaires supplémentaires de province, que les voyages scientifiques aient eu leur contingent d’émargements et d'honneurs sans que les intéressés y aient mis la main ? Je t’ai parlé de kalmouk comparé, cette langue dont l’étude est si précieuse pour la France ! il y a encore le kirguis, il y a le pandour, il y a le malais, il y a le dialecte patagon dans toutes ses variétés, l’idiome si harmonieux des Papous et des Botocudos ; celui des Poyais et des Tungouses qu’on croit être la langue du paradis terrestre. Eh bien, ce sera l’honneur du budget français que d’instituer des chaires pour tous ces dialectes. La France est essentiellement généreuse et polyglotte ; elle se doit à tous les larynx de l’univers. J’en suis fier pour ma patrie.
— Tu as raison, Max : je retiens une chaire de yolof.
— Mais autour de nous-mêmes que de vides ! On a ouvert une issue aux littératures du Nord, et, par un chef-d’œuvre d’à-propos, on a donné la chaire de littérature du Nord à celui qu’on présumait initié aux littératures du Midi, et la chaire des littératures du Midi à celui qu’on croyait versé dans les littératures du Nord ! C’est bien, je reconnais là ce bonheur de main qui distingue nos chefs suprêmes ! C’est ainsi qu’il faut envisager les chaires comparées. Mais croit-on avoir tout fait ? N’y a-il-il pas encore quarante créations à y ajouter, toutes plus urgentes les unes que les autres ?
— Dis cinquante.
— Je te dirai cent si tu me pousses, et je les nommerai. On lésine sur tout, témoin l'archéologie. Est-il possible de trop faire pour cette science ? Paturot, tu vois ces trois amis, ils sont tous plus ou moins archéologues ; moi aussi, Jérôme, je suis un peu archéologue ; et qui ne l’est pas? Que fait-on pour nous ? Rien, ou presque rien ; quelques rognures de budget détournées, subreptices, quelques billets de mille francs donnés de mauvaise grâce, voilà tout. Dans la commission des documents historiques, dans la sphère de la linguistique et des manuscrits, même parcimonie. Les gouvernements représentatifs, Jérôme, périront par l’excès de leur principe : ils sont trop regardants. »

Cette sortie, débitée avec beaucoup de sang-froid, provoqua les applaudissements de toute la compagnie. Max avait défendu l’honneur du corps, et traduit la pensée de ses collègues. Le professeur de kalmouk voulut bien, en l’honneur de ce succès, donner une répétition de son cancan comparé et inédit ; le commentateur des palimpsestes joua une scène des Saltimbanques, et le paléographe chanta un couplet de facture. Ces divers exercices administratifs nous conduisirent jusqu’à deux heures, et il était temps de songer à quitter les bureaux. La vie des employés peut se résumer par deux préoccupations : arriver le plus tard possible, partir le plus tôt possible ; et, si Tony ajoute travailler le moins possible, on obtient les trois termes de l’existence administrative.

Cependant, avant de quitter le local, Max se montra jaloux de m’en faire les honneurs. Nous nous rendîmes d’abord à la bibliothèque. Certes, s’il est au monde une bibliothèque qui dût concentrer les chefs-d’œuvre de toutes les époques, c’est celle d’un ministère de l’instruction publique. Des fonds sont alloués, il n'y aurait qu’à en faire un bon emploi. Au hasard, je pris quelques livres dans les rayons : c’étaient les Gerbes choisies, de madame Poupard ; les Sentimentales, de mademoiselle Trottemenu ; le Miroir du Cœur, de la baronne Amanda de Crapouski ; partout des poésies et des noms de femmes, toutes éminemment obscures.

« C’est dans l’ordre, me dit Max ; cela doit être ainsi. Nous avons toujours eu des ministres foncièrement anacréontiques. La femme règne et gouverne en ces lieux. Leurs livres ont le droit de préséance surtout quand elles sont jeunes et jolies. Il y a pourtant une condition.
— Laquelle, Max ?
— Il ne faut pas que le mari soit l'intermédiaire de la demande. Cela veut être traité directement.
— Méchante langue !
— Cependant, Jérôme, nous ne faisons pas toujours acception de sexe quant à l’achat des bouquins. Les hommes y ont quelques droits. Seulement il est essentiel qu’un député intervienne. On ne tient pour bons que les livres recommandés par des députés. Encore s’ils les lisaient ! »

Nous sortîmes, et déjà l’essaim des employés sortait aussi, en bourdonnant, de la ruche bureaucratique. Depuis une heure, on brossait les chapeaux, les paletots et les pantalons ; on essuyait la poussière des pupitres, on rangeait dans les casiers les papiers épars. La taille des plumes était généralement suspendue, et le mot commencé remis au lendemain. Les employés défilèrent devant nous, les supérieurs comme les inférieurs, Max me les nomma, en me mettant au courant de leurs fonctions, à peu près aussi lourdes que les siennes, en me récapitulant leurs chances et me nommant leurs protecteurs. Les députés jouaient encore un grand rôle dans cette hiérarchie : les bureaux étaient peuplés de leurs créatures. Fils de député, cousin de député, neveu de député, filleul de député, voilà ce qui retentissait à mon oreille. D'autres fois, l’influence était indirecte sans être moins active. C’était un électeur considérable qui recommandait au député, lequel recommandait à son tour au ministre. Ces ricochets allaient à l’infini ; de sorte qu’on pouvait, à la rigueur, dire que pas un employé ne se trouvait là à cause de son propre mérite et pour ses services personnels. La faveur dominait, et avec elle l’impéritie.

Hors de l'hôtel du ministère, nous rencontrâmes les trois convives du déjeuner, vêtus avec la dernière élégance. Le professeur de kalmouk comparé voulait entraîner ses collègues du côté du boulevard des Italiens, afin de se rapprocher de l’Opéra. Le paléographe préférait demeurer dans le quartier latin, où les biftecks sont plus économiques ; l’artiste en palimpsestes hésitait entre les deux directions.

« Je te promets une soirée charmante, disait le professeur de kalmouk. Tu verras la figure de madame Stoltz. C’est un type de la cinquième olympiade.
— Ne passe pas les ponts, répliquait le paléographe. Nous irons voir quel rapport comparatif il peut exister entre les Nuées d'Aristophane et les trognons de pommes de Bobino. C’est de la haute mimoplastique. »

Nous les laissâmes dans cette indécision. Je pris Max dans mon cabriolet, et, chemin faisant, je lui expliquai comment il pouvait se faire une position dans la feuille semi-officielle que j’allais créer. Il accueillit avec enthousiasme cette ouverture.

« Mais sans doute que cela me va, Jérôme, s’écria-t-il. On ne les conduit que la plume à la main, les ministres. Il faut, dans notre condition, se faire aimer ou se faire craindre. Avec un journal, on peut l’un et l'autre. Pour ton premier numéro, je t’enverrai, mon cher, trois colonnes sur les œuvres complètes de mon ministre. Je veux le déifier, le porter au-dessus du dix-neuvième firmament. O mon ministre, je te tiens, je puis le parfumer des pastilles du sérail de l’éloge, t’embaumer avec un panégyrique de ma préparation ! C’est toisé, Jérôme, dans trois semaines, je suis sous-chef. Comment appelles-tu ton journal ?
— Le Flambeau !
— Eh bien, le Flambeau luira pour mon avancement. C’est clair comme le jour. »

Le cabriolet s’arrêtait : Max descendit après avoir pris rendez-vous pour le lendemain. Je rentrai fatigué de mes courses et n’ayant réussi qu’à moitié dans ce que je me proposais.

XIV

GRANDEUR ET DÉCADENCE POLITIQUES DE PATUROT.

Monsieur, poursuivit Jérôme, nous touchons à l'un des dénoûments de mon Odyssée aventureuse. J'étais donc directeur du Flambeau, journal dévoué au gouvernement et puisant ses moyens d’existence dans une subvention annuelle. C’était un rôle difficile à soutenir. Du côté du succès, rien à espérer ; le public ne tient pas compte des feuilles qui enchaînent leur indépendance : du côté de la position, rien d'assuré, rien de stable ; un caprice ministériel pouvant détruire ce qu’un autre caprice a fondé. On vitupère les écrivains officiels ; on devrait plutôt les plaindre. Leur besogne, semble aisée ; il n’en est pas de plus difficile. Un valet sait ce qu’il doit faire quand il n’a qu’un maître ; en étudiant ses goûts, en flattant ses manies, il sera certain de faire agréer son service et d’approprier son zèle aux exigences de l’individu ; mais ici il s’agissait de contenter neuf maîtres, et quels maîtres !

Vous n’êtes pas, monsieur, sans avoir entendu parler de ce que l'on nomme, dans tous les articles bien pensants, l'unanimité du conseil. Aucune des chimères connues n'est aussi chimérique que celle-là. Les existences les plus notoirement fabuleuses, celles du programme de l’hôtel de ville, de Renaud de Montauban, du mot de Cambronne à Waterloo, du masque de fer, de la croix de Migné et d'Amadis des Gaules, ne sont pas des objets plus fantastiques que l'unanimité dans le conseil. Voici, en thèse générale, de quoi se compose ce mythe. Un conseil unanime comprend d’ordinaire deux ministres essentiels qui voudraient s’évincer l’un l'autre, et plusieurs ministres secondaires qui sont perpétuellement en désaccord. Les Affaires étrangères sont en délicatesse avec l'Intérieur ; le Commerce prétend que la Marine usurpe ses attributions ; les Travaux publics se plaignent de la lésinerie des Finances ; l’Instruction publique échange d’incessantes récriminations avec la Justice et les Cultes ; enfin, la Guerre rudoie tout ce monde avec une brutalité militaire, et jure par tous les souvenirs de l’empire qu'on n’empiétera pas impunément sur son espécialité. Telle est l’unanimité du conseil vu de près et à l’œuvre.

Faites-vous, maintenant, une idée de la tâche d'un homme obligé, en vertu de l’émargement, de satisfaire ces neuf têtes qui veulent avoir chacune un bonnet particulier. Passez-moi l’image ; c’est le métier qui me la suggère. La Guerre voudrait, par exemple, que l’on plaidât ouvertement la réforme du bouton de guêtre ou l’amélioration du sabre-poignard, mais les Finances pressentent où va conduire la thèse, et quelle menace affreuse elle renferme contre le Trésor : il y a donc opposition de leur part, demande d’ajournement indéfini. Que fera le rédacteur officiel placé entre ces deux prétentions contraires ? S’il se déclare pour la réforme du bouton de guêtre, le voilà mis à l’index du ministre de la rue Rivoli ; s’il éloigne la question comme inopportune, toutes les sabretaches de la rue Saint-Dominique parleront d’aller lui couper les oreilles. Ainsi du reste : ce que l’on fait pour l’un mécontente l’autre ; si l’on célèbre les louanges de celui-ci, celui-là se formalise ; chaque vanité ministérielle se croit lésée de ce que l’on accorde à la vanité d’un collègue. Où se réfugier, où chercher un abri ? Dans le silence ? Il est pris en mauvaise part. Dans la polémique, elle a huit chances sur neuf de déplaire.

Telle est, monsieur, la position de l’écrivain qui a aliéné son indépendance. Avais-je tort de dire qu’il est plus à plaindre qu’à blâmer ? Tout à l’heure, je vous parlais de neuf maîtres : outre ceux-là, il en a trois cents. Chaque député ministériel élève sa prétention et présente sa requête. Ce sont des plaintes sans fin, des assauts continuels. L’orateur le plus obscur se croit en droit d’exiger l’insertion littérale et intégrale de ses élucubrations de tribune. Encore est-il rarement satisfait ! On a omis, à l’en croire, des passages essentiels, altéré la ponctuation, dénaturé le sens d’une phrase. L’assaisonnement n’est jamais ce qu’il devrait être. On a ménagé les très-bien, éparpillé les marques d’approbation, lésiné sur les sensations, et oublié complètement les acclamations universelles. De là, des réclamations, quelquefois des menaces, et il faut se taire, parce que les députés tiennent les cordons de la bourse. Est-ce vivre, monsieur, que d’être ainsi en butte à toutes les vanités, à toutes les exigences ?

En temps ordinaire, la position est encore tenable, mais quel enfer à la veille d’une dissolution ! J’ai traversé des élections générales, et aujourd’hui encore, lorsque j'y songe, je me demande comment j’y ai pu résister. Quel spectacle, et combien, vues de près, ces ambitions sont petites ! Tout devient grave, la réparation d’un clocher, la création d’un haras, la nomination d’un garde champêtre. Il faudrait couvrir la France de bureaux de poste et de bureaux de tabac, canaliser toutes les rivières et les orner de ponts, abaisser partout les droits en augmentant le revenu. C’est le jour des largesses universelles, des inépuisables promesses. Un arrondissement veut une route, il en aura deux ; un autre demande à être traversé par un chemin de fer, il aura chemin de fer et canal. Qui se plaint encore ? qui éprouve le moindre besoin ? Point de fausse honte : le budget est là ; les censitaires n'ont qu’à y plonger les bras jusqu’aux aisselles. 0 métamorphose prodigieuse ! toute administration est souriante : l'enregistrement n’est plus tracassier, les contributions indirectes se montrent polies, la douane elle-même est affable. C’est court, mais c'est beau. Oui, c’est beau pour le pays légal, mais non pour la presse officielle. Elle ne s’appartient plus ; elle est envahie. Le zèle des rédacteurs paraît tiède ; ils ne manient pas l'éloge avec assez de dextérité, ne prodiguent pas l’injure avec assez de violence. Ils sont trop froids et trop mesurés : on les soupçonne d’être vendus à l'ennemi, d'entretenir des intelligences dans l’autre camp. Les députés menacés se plaignent, les ministres s’inquiètent, toutes les existences politiques tremblent sur leurs bases.

Monsieur, j’ai traversé avec le Flambeau une crise de ce genre, et je ne saurais vous faire l’énumération des couleuvres que l’on m’y prodigua. Quand les vanités et les ambitions se combinent dans une même effervescence, quand le succès est une affaire d’amour-propre et de calcul, on ne sait jusqu’où peut aller l’activité humaine, et quel chemin elle fait dans les voies de l'intrigue ! Les plus honnêtes s’en défendent d’abord, puis finissent par s’y laisser entraîner. Il en est de cette cuisine comme de toutes les autres, il ne faut pas la voir de trop près. Quant à moi, j’en sortis passablement dégoûté du mécanisme représentatif et des petits ressorts sur lesquels il repose.

Pendant que je devenais ainsi une autorité dans les régions de la haute politique, Malvina installait ailleurs sa souveraineté. Elle présidait à la littérature du journal, et tirait un parti fort avantageux des études qu’elle avait faites dans Paul de Kock. Depuis qu’elle se croyait partie intégrante du gouvernement, ma fleuriste ne se possédait plus. Elle s’était donné un maître d’équitation, et parlait le langage de cheval à l’usage de nos dames du grand monde. Aucun genre de succès ne lui était étranger. Au moyen du Flambeau, j’étais parvenu à établir des relations suivies avec les hommes de lettres et les artistes en vogue. Malvina leur faisait les honneurs de quelques thés assaisonnés de musique. Quel bel amalgame que cette compagnie ! Des femmes auteurs, des rapins, des croque-notes mêlés aux rédacteurs ordinaires et extraordinaires du Flambeau. Il fallait voir Malvina s’y promener en reine, appelant nos célébrités littéraires par leurs noms de baptême, dictant des oracles au troupeau des bas-bleus, leur promettant sa protection pour des feuilletons à 5 francs la colonne, élevant un petit bataillon de prosateurs chevelus entre 18 et 22 ans, afin d’avoir toujours sous la main des hommes de style et des collaborateurs fidèles.

« Que le diable vous massacre ! disait-elle à l’un d’eux ; vous avez manqué d'haleine dans votre dernier feuilleton, Jules. Votre héroïne n’a pas de jarret ; votre héros reste sur le flanc. Félicien prend de l’avance sur vous ; prenez-y garde ! »

Malvina parcourait ainsi le salon en distribuant çà et là des reproches et des encouragements. Elle touchait la main aux auteurs en renom, en affectant de les traiter sur le pied d’une familiarité un peu chevaleresque :

« Eh ! bonjour, Frédéric, comment ça vous va-t-il, vieux ?... Ah ! c’est ce diable d’Eugène ! Bonjour, Eugène ! comment se portent vos chiens anglais ? Parbleu, voici le grand Victor... le sombre Victor, le ténébreux Victor... Tiens, et vous, Honoré, voulez-vous une tasse de thé, mon gros bonhomme ? ajoutait-elle en lui frappant amicalement sur le ventre. Que le diable me massacre, je ne vous avais pas encore aperçu. »

Les choses marchaient de la sorte depuis quelques mois sans qu’aucun incident fût venu changer ma situation. J’étais chaque jour dans mon cabinet à la disposition des ministres, et Malvina continuait à tenir dans son salon un cours de littérature d’hippodrome. Chacun de nous se maintenait dans les limites de son empire. En recueillant mes souvenirs, je ne trouve rien qui se rattache à cette époque, si ce n'est une rencontre assez singulière. J’étais un jour dans la partie des bureaux où le public vient traiter pour l’insertion des annonces, quand deux personnages y entrèrent. L’un était porteur d’une grande barbe noire : l'autre avait les cheveux d’un blond fade et des yeux bleus pleins d’une finesse extrême. Quoique ces hommes n’eussent en aucune manière affaire à moi, involontairement je m’arrêtai : il me semblait que j'avais vu quelque part au moins l’un de ces inconnus. Je m'avançai vers eux.

« Que voulez-vous ? » leur dis-je un peu brusquement.

Cet accueil parut intimider le porteur de la barbe noire ; cependant il se remit.

« Ne vi fâchez pas, mossiou, dit-il. Zé soins l'inventour de la pommade dou léopard, et zé venais l’annoncer dans votre estimable zournal. Ma, si zé vi déranze, scouzez. Moun ami qué vi voyez est Iou baronnet Crakson, inventour de toutes les maravilles en son.
— Yes, sir, reprit l'homme blond ; jé poui offrir a vo lé coldcreame Blagson, lé élixir Puffson, lé onguent Gripson, lé moutarde Pattson, lé savon Dickson, lé rasoirs Fichson, lé plat à barbe Mattison, lé poudre Fricasson, lé papier Gobson...
— Assez, monsieur l’Anglais, je suis approvisionné en tout genre.
— Jé poui encore offrir à vo…
— Et moi, mossiou, interrompit l’italien, zé vi donnerai oun petit arbouste qui vient dou Monomotapa et qu’oun peut appeler l’orgueil de I’Afrique. Il fournit sour la même branche des ananas, des pois en primour, des cerises et des confitoures sèches.
— Jé poui offrir à vo, reprit l’imperturbable Anglais, des aiguilles Rabson, des crayons Marcasson, des ploumes Plattson…
— Assez, messieurs, assez.
— Sé vi voulé, zé vi retroverai la graine dou chou colossal…
— Jé poui offrir à vo…
— Oui, dou chou colossal, dont la semence il semblait perdou. Ma pardoun, messiou, ajouta l’Italien, zé vois que nous vi déranzons. Scousez ! scousez ! et en disant ces mots il se dirigeait vers la porte : nous reviendrouns oune altre fois. Vi êtes trop occupé per lé moument. Baronnet Crakson, andiamo, andiamo, andiamo
Yes, yes. Jé poui offrir à vo… »

Pour couper court aux offres de cet abominable Anglais, il ne me restait plus qu’un moyen, celui de la retraite. Je sortis et poussai brusquement la porte ; mais à peine m’étais-je éloigné de quelques pas, qu’une révélation soudaine m’éclaira. « C’est lui, » me dis-je.

Et je rentrai vivement dans le bureau des annonces ; mes deux industriels avaient disparu. Je me précipitai vers l’escalier : personne ; je courus sans chapeau dans la cour : elle était vide ; je les cherchai dans toute l’étendue de la rue : impossible de retrouver leurs traces. Monsieur, cet homme que je venais de laisser échapper, c’était Flouchippe, le créateur du bitume impérial de Maroc. Sa barbe, son accent italien, tout avait pu d’abord dérouter mes souvenirs ; mais je n’en pouvais pas douter, c’était lui, son œil narquois, sa figure à la fois hautaine et hypocrite. Quel regret ! avoir eu mon fripon sous la main, et avoir manqué cette occasion de le punir ! Malvina était furieuse : elle détacha à sa recherche tous les commissaires de la ville de Paris, les sergents de ville, la police secrète et la garde municipale. Peine perdue ! Flouchippe ne reparut plus, et la pommade du léopard s’évanouit avec lui.

Décidément, j’étais devenu un publiciste officiel dans toute la rigueur du mot. Une crise de cabinet vint mettre à l’épreuve mon talent pour les volte-face. Justement, j'avais la veille cruellement déchiré le chef du ministère qui triomphait. Mon aplomb ne se démentit pas : avec la même plume et la même encre, sur le même bureau, dans la même feuille, je fis à sa gloire un éloquent article ; je célébrai son intelligence, et félicitai le pays de son avènement. Notre polémique, de belliqueuse qu’elle était, devint sur-le-champ pacifique : nous prîmes toutes les questions à un autre point de vue, et réfutâmes d’une manière victorieuse les thèses que nous soutenions depuis six mois. Ce tour de force me fit le plus grand honneur : on vit que j’étais un écrivain véritablement officiel, et que je m’exécutais de bonne grâce. Ma position en parut consolidée. Notre subvention fut portée au double, et je pus prendre une existence presque princière.

Ce fut l’apogée de notre gloire. Malvina, de plus en plus versée dans la science du cheval, devenait l’une des amazones les mieux caractérisées de Paris. Elle ne parlait que de donner cinq cent dix-neuf coups de cravache à quiconque ne trouverait pas le Flambeau le premier journal de l’univers ; elle venait s’asseoir, en habit d’écuyère, dans les bureaux de la rédaction, et dictait l’article des courses du Champ de Mars. Du reste, elle s’était parfaitement dressée à toutes les habitudes de son nouveau rôle. Elle fumait des panatellas, culottait des pipes avec un bonheur particulier, portait des pantalons, des bottes de maroquin rouge et un sautoir noué en cravate autour du cou. On ne jurait pas avec plus de grâce qu’elle. On ne brisait pas les services de porcelaine avec plus de succès. C’était merveille de la voir quand elle avait du champagne dans la tête, accompagné de cinq ou six petits verres de quoi que ce fût. Elle enlevait la compagnie, et produisait toujours un effet miraculeux.

Un jour, nous donnions dans nos salons une fête extraordinaire à toute la rédaction. Max, alors sous-chef, comme il l’avait prévu, en était ; Valmont y assistait aussi, malgré sa gravité de notaire en titre ; nos anciens comme nos nouveaux amis se trouvaient réunis à la même table. En fait de femmes, nous avions des bas-bleus dépourvus de toute espèce de préjugés, ce qui ne changeait rien au caractère de la fête, qui était un déjeuner de garçons. Malvina avait fait préparer des pipes pour toute la société. Le repas fut des plus gais. Quoique ce ne soit plus de genre, Malvina n’avait voulu que du champagne frappé ; point d’eau : ce liquide était exclu. On arriva ainsi au dessert, et la maîtresse avait déjà parlé vingt fois de casser cinq cent dix-neuf cravaches sur la figure du cuisinier, du glacier, du confiseur, du marchand de tabac. Elle venait même de donner le signal de la débâcle des ustensiles en brisant un compotier, quand un domestique annonça une dépêche du ministre qu’apportait un garde municipal à cheval.

« À demain les affaires sérieuses, m’écriai-je en vidant mon verre.
— Du tout, du tout, répliqua Malvina, dont la tête était en proie aux ravages des spiritueux, je veux que l'estafette entre et qu’on lui donne à boire. Garçon, apportez-moi le guerrier avec son cheval. Allez, et vivement. »

On eut beau faire des objections, il fallut obéir. Le garde municipal, qui attendait que l’on visât sa feuille, résista d’abord, puis il finit par se rendre.

« Vertueux militaire, lui dit Malvina quand il entra dans la salle à manger, approchez de confiance. Vous allez boire ce verre de champagne à la santé du gouvernement, ou je vous casse cinq cent dix-neuf cravaches sur la figure. Je ne sors pas de là. »

Le municipal prit gaiement l'affaire, but trois verres de champagne, et me remit son pli.

« Maintenant, guerrier, ajouta Malvina, acceptez cette pipe et culottez-la en mon honneur. Allez. »

Quand le porteur de la dépêche fut parti, la compagnie se montra curieuse de savoir ce qu’elle contenait…

« Bah ! dis-je, quelque niaiserie, quelque avis d'adjudication.
— N’importe, il faut communiquer cela à ces messieurs, reprit Malvina, et puis nous en allumerons nos pipes. Silence et attention. » Je décachetai la missive, et lus ce qui suit :

« Monsieur, le ministre me charge de vous informer que, par suite d’insuffisance dans les allocations du budget, la subvention qui vous était comptée cessera de courir à partir de demain.

« Croyez, monsieur, au regret que j'éprouve, etc. »

La lecture de cette lettre nous terrassa. C’était le Mané, Thecel, Pharès, du festin de Balthazar. Personne n’eut la force d’ajouter un mot à ce texte si expressif : la compagnie était dégrisée. Malvina seule, se levant comme une lionne, et brandissant le poignet, s’écria :

« Si je tenais le polisson qui a écrit ce billet doux, je lui donnerais cinq cent dix-neuf coups de cravache à travers la figure. »

XV

SUICIDE DE PATUROT, PHILOSOPHE INCOMPRIS.

Ma disgrâce politique, poursuivit Jérôme, fut un coup accablant et sans remède : j’étais de nouveau déclassé et à la merci du besoin. Dans cette dernière épreuve, je retrouvai Malvina ce qu’elle avait toujours été, fidèle à ma mauvaise comme à ma bonne fortune. Cette fille avait un merveilleux talent pour se mettre au niveau de toutes les situations et prendre le masque de tous les rôles. Elle oublia sans peine les façons hippiques et littéraires, les grands airs et les soupers fins, pour redevenir la frugale et laborieuse fleuriste d'autrefois. Au milieu de bien des travers, dirai-je des écarts, j’avais reconnu en elle une qualité rare et dominante : c'était un dévouement sans arrière-pensée comme sans limite. Sous une légèreté apparente se cachait un véritable attachement, et jamais dans sa conduite rien ne s’était fait voir qui ressemblât à un calcul intéressé.

Dans l’abattement profond où j’étais tombé, sa gaieté seule me soutenait. Je succombais sous le poids de tant de mécomptes successifs. Ma fonction ici-bas ressemblait à celle du païen qui roule aux enfers sa pierre fatale avec un éternel et inutile effort à diverses reprises, je m’étais vu précipité du haut de mes illusions, et je commençais a être las de cette existence si souvent brisée. Que faire ? À quoi me rattacher encore ? N’avais-je pas tout parcouru, tout épuisé, si ce n’est ce commerce odieux de bonnets de coton, toujours suspendu sur ma tête ? On me conseilla la philanthropie comme un moyen extrême applicable aux cas désespérés. Quand on a épuisé la coupe des déboires terrestres, on se fait philanthrope, et souvent cela réussit. J’en essayai : je me déclarai l’ami, le patron des détenus, je recherchai les beaux, les grands criminels, en les conjurant de vouloir bien m’honorer de leur amitié, à l’exclusion des philanthropes en vogue. Je parvins ainsi à en embaucher quelques-uns, à les atteler à mon char ; je conduisis à l’échafaud un parricide avec un succès qui fit du bruit ; je fondai la philanthropie romantique. Je ne vous dirai pas qu’on me doit le bouillon confectionné avec de vieux dominos et des poignées de parapluies ; mais j’ai obtenu certainement des titres à l’admiration pénitentiaire pour mes études sur les libérés, et ma manière de les pousser dans le monde. Que leur manquait-il à ces victimes de la justice terrestre ? Le sentiment de leur dignité et un peu de confiance en eux-mêmes. Je leur rendis tout cela en les admettant dans mon intimité, en les conviant à ma table. Il est vrai que le premier qui me fit cet honneur emporta la montre de Malvina et deux couverts d’argent ; mais c’était un jeune homme de dix-huit ans, et cette inadvertance est très-explicable à un pareil âge. Quoi qu’il en soit, Malvina, qui regrettait sa tocante, ne voulut plus entendre parler de cette intéressante population ; de sorte que je ne fis guère que traverser la philanthropie. C'est dommage : j’aurais réussi dans le patronage du grand criminel.

Je retombai donc dans l’oisiveté et dans le chagrin. Mon mal me reprit ; j’avais du vague à l'âme et les hypocondres endommagés. L’idée d’un suicide me poursuivait sous toutes les formes, et cette manie devenait d’autant plus dangereuse, qu’elle procédait moins du désespoir que du calcul. Il me semblait raisonnable de quitter cette vie, lorsqu’après bien des efforts on n’est pas parvenu à s'y assurer une place tolérable. Prolonger une semblable déception au-delà d'une certaine limite était, à mon sens, le fait d’une âme vulgaire. Là-dessus je me contruisis une théorie qui ressemblait à ce que j’avais lu dans Jean-Jacques, et je commençai â me regarder comme engagé vis-à-vis de moi-même dans cette résolution. Ma vanité d’auteur y trouvait son compte et tirait d’avance parti de l’événement.

« Malvina, disais-je, un suicide pose un homme. On n’est rien debout ; mort on devient un héros. Là où les jalousies cessent, l’apothéose commence. De mon vivant, qui est-ce qui a parlé de mes Fleurs du Sahara, de ma Cité de l’Apocalypse ? À peine serai-je parti, que chacun de ces volumes deviendra un monument, une œuvre de génie. J'aurai des prôneurs ; je ferai école ; c’est infaillible. Tous les suicides ont du succès ; les journaux s’en emparent ; l’émotion s’y attache. Décidément il faut que je fasse mes préparatifs.
— C’te bêtise! répliqua ma compagne. C’est ça, finis-en comme une couturière, avec le réchaud de charbon.
— Ceci est une autre question, Malvina : il faudra que j’y réfléchisse. Avalerai-je une clef forée, comme Gilbert, ou de l’acide prussique, comme Chatterton? Aurai-je recours au brasier d'Escousse ou à l’eau de Seine, comme un grand peintre ? c’est ce qui vaut la peine d’être pesé attentivement. Ne faisons rien à la légère. L’événement serait bien plus dramatique, Malvina, bien plus touchant, s’il était orné d’une femme, si nous nous en allions à deux…
— Plus souvent !
— Double couronne, alors, celle du talent, celle de l’amour. Que d’images les poètes chevelus du temps inventeraient en notre honneur !!! Nous serions deux pigeons pattus qui, fatigués des orages de la vie, vont s’abriter sous l’aile du désespoir, et meurent en confondant leurs âmes. Nous serions le lierre et le chêne que le même carreau foudroie. Que ne serions-nous pas, Malvina ?
— Par exemple, voilà un genre de proposition un peu nouveau.
— C’est le dernier banquet de la vie, mon ange, je t’y offre une place à mes côtés.
— Merci ! on sort d’en prendre. A-t-on jamais vu un croque-mort pareil ? Ah ça ! mais tu es donc employé aux pompes funèbres ? »

Ces conversations se renouvelaient souvent, car l’image d’une mort prochaine ne me quittait plus : c’était une véritable maladie. Les auteurs les plus sombres étaient ceux que je préférais. Young et Werther faisaient mes délices. Non seulement je me trouvais déjà tout familiarisé avec l’idée de la destruction, mais je jouissais d’avance des résultats qu’elle devait amener. J’avais vu d’assez médiocres rimeurs relevés subitement par l’auréole du trépas, et prendre place parmi les dieux de l’Olympe littéraire. Cet honneur me flattait surtout, et il me semblait infaillible. C’était comme la prime de mon suicide, et j’y comptais. Je voulais aussi pénétrer tous les secrets des sciences psychologiques dont j’allais prochainement vérifier l'exactitude. Je me fis donc philosophe : vous savez que c’est la ressource ordinaire de ceux qui ne sont pas contents.

Parmi les penseurs qui me tombèrent alors sous la main, il en est un, monsieur, dont l’impression sur moi fut bien vive. On le nomme M. Pierre Biret ; il est l'inventeur des livres qui ne finissent pas. Je désirais savoir ce qu’un métaphysicien aussi prodigieux pensait de la vie future, et je lus avec avidité ses ouvrages, en regrettant qu’il ne sût pas les finir. Ce fut pour moi une découverte. Dans mes préjugés naïfs, j’avais toujours compris l’existence qui nous attend comme une chose essentiellement distincte de celle-ci : je croyais qu’il était donné aux âmes de s’envoler vers un autre monde, plus riche en félicités, moins abondant en misères. M. Pierre Biret détruisit cette erreur : il me révéla le système de la perpétuité des individus au sein de l’espèce, qu’il a inventé d'après Pythagore. C’est simple, mais c'est beau. Nous avons déjà vécu et nous vivrons, toujours sur la même terre, sous la calotte du même ciel. Autrefois Athéniens, nous sommes Français aujourd’hui, dans deux siècles nous serons Moscovites. Un homme s’est appelé Caïus à Rome, il se nomme en France Paturot, il sera Tchien-Kang en Chine avant peu, car, ainsi que le dit M. Pierre Biret : Nous sommes non seulement les fils, et la postérité de ceux qui ont vécu, mais au fond et réellement ces générations antérieures elles-mêmes.

Cette explication de la vie me jeta dans des transports infinis : je voyais s’ouvrir un nouveau ciel. Mourir n’était plus dès lors aller vers l’inconnu, ce problème rempli de mystérieuses terreurs ou d’espérances excessives. Mourir, c’est changer d’état. La profession de poète déplaît, on se tue et l'on renaît portier. 0 grande découverte ! ô incommensurable révélation ! Je voulus y associer Malvina : c’était un moyen de la prendre par son côté faible ; je lui expliquai donc M. Pierre Biret :

« Malvina, disais-je à cette fille, tu n’as pas sur cette terre le rang qui devrait t’appartenir. Tu es quelque impératrice du Thibet infusée dans le corps d’une fleuriste. Un coup de tête, et le charme est rompu ; tu te choisis alors une autre situation, tu retiens la place de reine des Français pour l’an 1957. Vois ce que tu gagnes au change. On meurt pour renaître, on remeurt pour rerenaître, et ainsi jusqu’à extinction de chaleur vitale. O saint Pierre Biret ! priez pour nous ! »

J’avais beau prodiguer les spéculations de ce genre, exposer de nouveau la théorie de la perpétuité des individus et la manière de s’en servir, rien ne touchait Malvina. Non seulement elle ne voulait pas m’accompagner dans mon expérience, mais elle me défendait expressément d’en user pour mon propre compte. Cette obstination me jeta dans un désespoir sombre : je ne mangeais plus, je ne dormais plus. Des fantômes assiégeaient mon chevet, j’étais en proie à une agitation sans trêve. Rien dans ce monde ne me paraissait digne du moindre souci ; je laissais ma vie s’éteindre comme une lampe qui manque d’aliment. Peu à peu les ressorts de ma constitution, naguère excellents, s’affaiblirent, se désorganisèrent : je voyais mes forces dépérir, mes facultés s’altérer, et mon moral s’aggravait de toute ma faiblesse physique. Mon visage, hier florissant, était réduit à un état d’émaciation cadavéreuse. Bref, sans une crise violente, j’étais un homme perdu. Quand Malvina eut compris cela, elle changea subitement de langage. Je vous l’ai dit, monsieur, le dévouement occupait une grande place dans le cœur de cette fille. Ne pouvant triompher de mon idée fixe, elle s’y associa :

« Jérôme, me dit-elle un jour, tu as raison : c’est un triste logement que ce monde, allons en chercher un autre ; tu prieras M. Pierre Biret de nous faire tirer un bon numéro. Nous verrons si je renaîtrai avec un équipage et deux cent mille livres de rente. Je suis curieuse de voir ça. »

Depuis ce jour, elle se montra plus pressée que moi de hâter le moment décisif. Nous délibérâmes ensemble sur le moyen : elle se prononça pour le charbon, qui était plus familier à ses souvenirs et aux études qu’elle avait faites dans Paul de Kock. Je n’avais là-dessus aucune espèce de préférence : il fut facile de s’entendre sur ces détails. Malvina paraissait de plus en plus impatiente d’en venir au dénoûment. Nos préparatifs furent vite achevés. Avant de quitter la vie, je voulus laisser à mon oncle un dernier souvenir ; je lui écrivis une lettre dans laquelle je lui retraçais longuement mes douleurs, les combats de mon âme, les vicissitudes de ma destinée, et j'achevais ainsi :

« Pardonnez-moi, père Paturot, de n’avoir pas su résister à la fatalité qui me poursuit. Je « paye un tribut à la faiblesse de notre nature et à un concours de circonstances que je n’ai « pu vaincre. Je porte la peine de mon orgueil et de mon indécision. Sans doute si j’avais « prévu où me conduisaient celte aspiration vers la gloire, ce besoin de célébrité qui ont « tourmenté ma jeunesse, j’aurais pu trouver un abri dans la carrière où ma famille a vécu « obscure, mais honorée. J’ai visé plus haut, j'en suis puni. Aujourd’hui il est trop tard : je sens « que l'ambition d'un rôle impossible n’est pas éteinte en moi, et j'aime mieux m'en aller que d’endurer plus longtemps un tel supplice. Adieu, plaignez-moi, et ne maudissez pas ma mémoire.

« Jérome Paturot. »

Cette lettre devait être mise à la petite poste du soir, pour que mon oncle ne la reçût que le lendemain matin quand tout serait accompli. Ainsi, le père Paturot serait prévenu trop tard pour empêcher le sacrifice, assez tôt pour nous faire rendre les derniers devoirs. Il faut vous dire que j’avais évité de parler à la fleuriste de ce cher oncle, de peur qu’elle ne conspirât avec lui pour vaincre mes répugnances au sujet de la bonneterie. Quand la lettre fut écrite, Malvina la prit et se chargea d’aller la jeter dans la boîte voisine. En même temps elle devait exécuter quelques commissions et régler nos petites affaires au dehors. Elle sortit.

J’étais donc arrivé à l'heure solennelle ; je l'envisageai sans crainte comme sans affectation. Depuis trois mois, je m’étais habitué à cette pensée ; elle m’accompagnait partout. Resté seul, je relus une partie de mes poésies, et j’y découvris une foule de beautés nouvelles. Il me semblait que mon lyrisme avait été méconnu, et que, pour être compris, les trésors répandus dans ces recueils avaient besoin de la consécration de la tombe. Cette revue rétrospective m’absorba assez vivement pour me faire oublier les heures, et c’est à peine si je m’aperçus que Malvina prolongeait son absence. Enfin, elle rentra avec tous les ustensiles nécessaires à l’accomplissement de nos desseins : du charbon, un réchaud, du papier pour murer les ouvertures par lesquelles l’air pouvait s’introduire. Rien n’avait été omis ; le dernier approvisionnement était complet. Malvina couronnait la scène par un air solennel approprié à la circonstance. Nous nous trouvions dans toutes les conditions du drame. Ce spectacle m’exalta.

« Mon amie, lui dis-je, ce n’est pas tout : avant de se séparer du monde, on lui doit un adieu. C’est de la plus stricte politesse. Voici une table, du papier et de l’encre : écris un mot â la société ; moi, poète, je vais lui laisser le chant du cygne.
— Connu, répliqua-t-elle ; il faut que l'autorité soit prévenue, comme dans Mon Voisin Raymond, de Paul de Kock.

Et elle écrivit :

a mosieur Le comisaire de polise du
quartier
quon naquse personne de ma mor
je meur avec gerome volonterement
la vie et un deser nous alon cherché
mieux que cela votre servante

Malvina

Pendant qu’elle se livrait à son style naïf, je demandais à l’inspiration un dernier chant, jaloux de laisser un lumineux sillon que les journaux du lendemain pussent reproduire dans leurs colonnes. Voici mes stances :

Au banquet du pouvoir infortuné convive.
Je m'assis et m’y consolai ;
Mais quand on me traita d'une façon trop vive,
Tranquillement je m’en allai.

Je vais donc terminer cette rude existence
Avec la femme qui l’orna ;
Je vais, en écrivant une dernière stance,
M’immoler avec Malvina.

Adieu, Max et Valmont ! Je pardonne à Flouchippe ;
Je plains, j’excuse Saint-Ernest ;
Je m'éteins dans la ville où règne Louis-Philippe,
La nuit, par un très-gros vent d’est.

Magistrats, de ma mort qu'on n’accuse personne,
Je m’en vais volontairement :
Le vrai sage, ici-bas, lorsque son heure sonne,
Sait filer insensiblement.

J'abandonne ce monde, insidieuse attrape,
Sans courroux, comme sans regret ;
Mais pour m’indemniser, je renaîtrai satrape
Par le procédé de Biret.

Oui, puisque évidemment la vie est une ronde,
Une gigue, une cachucha,
Partons sans plus tarder ; si le ciel me seconde,
Peut-être reviendrai-je en Shah.

Mollement étendu sous un dais de lentisques.
Alors je verrai, près de moi.
Voltiger sans corset trente-deux odalisques
Palpitantes d’un doux émoi.

Revivre Oriental ! Dieu ! l'excellente aubaine !
Fumer du tabac des plus sains.
Avoir la beauté blanche et la beauté d’ébène,
Tout près de soi sur des coussins !

Allons, mon corps, allons ; d’où vient que l'on diffère ?
Filons pas plus tard qu’aujourd'hui,
Mourir, c'est rajeunir ; mourir, c'est se refaire
Dans un plus agréable étui.

Quand j’eus écrit cette dernière strophe, je me levai rayonnant ; l'enthousiasme illuminait mon visage.

— Au moins, m’écriai-je, l’univers saura ce que je valais. Malvina, donne-moi la main ; que la mort ne nous désunisse pas.

Le réchaud était allumé, l’air se raréfiait ; nous nous disposâmes de la manière la plus convenable et la plus commode pour bien mourir.

XVI

PATUROT BONNETIER

J’ignore, reprit Jérôme, si l'imagination a joué un rôle dans les souvenirs qui me restent de cette crise, et si je n’ai pas pris quelques symptômes nerveux pour des sensations réelles ; mais à peine me fus-je étendu sur mon lit avec la persuasion d’une mort immédiate, que j’éprouvai dans tout mon être une sorte de calme plein de langueur. Il me semblait que les particules éthérées se dégageaient de mon corps pour aller se perdre et se baigner dans un océan de fluide. Il est vrai que, peu de jours auparavant, j'avais lu dans Swedenborg, quelque chose qui ressemblait à ce phénomène. Un engourdissement graduel s’emparait de mes sens, les perceptions devenaient de plus en plus lentes et confuses. Vivre et penser m’obligeaient à un effort que je me sentis bientôt incapable de prolonger. Je cédai et tombai dans l’anéantissement le plus profond.

Un bruit extraordinaire eut seul la puissance de me tirer de celle léthargie. On frappait à la porte de notre chambre à coups redoublés, impossible de mourir par un tel tapage. Malvina ouvrit les yeux et se mit sur son séant :

« Ah ça ! mais c’est indécent, dit-elle ; on ne peut pas seulement trépasser en paix dans celle maison. Vous verrez qu'il faudra donner congé pour s’expédier à l'aise.
— Ouvrez, ouvrez donc ! criait une voix du dehors.
— Plus souvent, quand on a déjà un pied dans l’autre monde ! Voisin, vous vous trompez d’étage : laissez-nous pour dix centimes de tranquillité. On est en affaires, entendez-vous ?
— Ouvrez, ou j’enfonce la porte.
— En voilà une sévère : nous sommes en plein Congo. Qu’on vienne encore vanter les autorités ! voilà de leurs coups ; on viole les domiciles des citoyens à une heure après minuit. Es-tu mort, Jérôme ?
— Non, Malvina, mais peu s’en faut, lui dis-je.

Il paraît que l'impatience gagna les personnes qui faisaient le siège de notre chambre ; car j’avais à peine prononcé ces mots que les panneaux de la porte volèrent en éclats. Un homme entra par la brèche, et courut vivement vers la fenêtre, qu’il ouvrit toute grande. Aujourd’hui que j’y songe, je crois, monsieur, qu’elle n’avait jamais été bien fermée. L’air extérieur, pénétrant avec abondance, me ranima, et je reconnus alors le père Paturot, debout devant mon lit, les bras croisés, et me regardant avec un air de compassion douloureuse.
— Comment, mon oncle, c’est vous ?
— Oui, c’est moi, mon enfant ; et, par bonheur, je suis arrivé à temps.
— Mon oncle, lui dis-je d’une voix caverneuse, je ne vous attendais que demain ; vous me faites manquer mon programme, vous m’obligez à faire les frais d’une nouvelle représentation.
— Malheureux, répliqua le vieillard, peux-tu parler ainsi ? Ce n’est pas du courage, Jérôme, que d’abandonner la partie, parce qu'on ne se sent pas la force de supporter le poids du jour : c’est de l’égoïsme, et du plus mauvais. Sans que tu en aies rien su, je t’ai suivi dans tes aventures : je comptais qu’enfin tu me reviendrais. Les chimères n'ont qu’un temps, et l’âge emporte bien des rêves ; mais je ne croyais pas que tu pusses jamais songer au suicide. Un Paturot !
— Oncle touchant, vous avez parfaitement raison, dit alors Malvina en adressant au vieillard un sourire dans lequel perçait un soupçon d’intelligence ; mais chacun a sa manière de comprendre la vie. Nous voulions changer d’enveloppe ; c’était notre idée. Nous en avions le droit ; les vers à soie l'ont bien. Tout le monde n’est pas forcé de se contenter de la pelure que le ciel lui a donnée : quand on est délicat et difficile, on tache de s'améliorer au physique et au moral, suivant le procédé d’un marchand de perlimpinpin dont j’ai avalé le nom. Tel est le fin mot de la chose.
— Comment ! et vous aussi, mademoiselle, de gaieté de cœur vous renonciez à la vie ?
— Distinguons, oncle éloquent. Moi, cette vie me va, voyez-vous. Qu’est-ce qu'il me faut ? quatre sous de flan dans les grandes occasions, deux paires de brodequins par an, du mouron pour mes oiseaux, et Jérôme près de moi. Avec ça, respectable bonnetier, je serai toujours gaie comme une linotte. Mais Jérôme en avait assez de ce monde, il était entiché de le quitter ; alors j’ai réfléchi, et je me suis dit : —Puisqu’il ne veut pas rester avec moi, il faut s’en aller avec lui. Voilà tout l’historique.

Cette leçon indirecte, que je recevais dans un pareil moment et sous l’empire des circonstances antérieures, produisit sur moi une salutaire impression. Je compris que le père Paturot avait raison ; je n’étais qu’un profond égoïste. J’allais sacrifier tout ce qui m’était cher à je ne sais quelle vanité maladive. Le voile qui avait obscurci ma vue se déchira ; je commençai à m’initier aux réalités humaines, à entrevoir que ce monde ne se compose pas seulement d’hommes affamés de célébrité, marchant à la fortune ou à la gloire par le bruit et le charlatanisme. La conversion ne devait s’achever que plus tard ; mais elle était commencée. La maladie avait été grave ; c’était beaucoup que d’entrer en convalescence. Mon oncle obtint de moi la promesse que je ne chercherais plus à attenter à mes jours : le temps devait faire le reste.

Le père Paturot demeura une partie de la nuit près de nous. Avec une adresse infinie, il revint à son idée favorite, sut si bien caresser mes faiblesses et ménager mes répugnances, qu’il parvint à me faire envisager la bonneterie à un point de vue tout à fait nouveau. À mesure qu’il en détaillait les avantages, j’étais étonné de les avoir si complètement méconnus ; je me reprochais d’avoir cédé à un préjugé vulgaire, de ne pas m’être tenu en garde contre I’impression défavorable des mots, de n’être pas allé jusqu’au fond des choses.

« Jérôme, me disait mon digne parent, tu as de l’ambition, rien de mieux ; mais elle sera toujours impuissante, si elle continue à être aussi maladroite. Tu sais mieux l’exalter que calculer, mon garçon. Exemple : tu as fait fi du commerce, sous prétexte qu’on y vend des bonnets de colon et des chaussettes. Eh ! mon ami, c’est le chemin des honneurs aujourd’hui. Qu'est-ce que tu vois à la tête des affaires et au premier rang ? Des marchands de drap et des marchands de chandelles. Prends tous les noms qui comptent dans le gouvernement, parmi les députés, parmi les pairs ; tu y verras une foule d’hommes qui ont commencé par la jarre d’huile et le pain de sucre. Cherche bien, tu y trouveras des bonnetiers.
— Au fait, interrompit Malvina, j'ai connu des bonnetiers cossus et très-bon genre. Il y en a un dans Sœur Anne qui est un vrai bijou.
— Te voilà, je suppose, installé demain dans mon commerce de détail. Moi, je prends mes invalides, je me retire. Le temps de te mettre au fait ; puis je vais planter mes navels à Meudon. Alors tu entres en exercice. Dès le lendemain, tu es électeur ; tu payes 310 francs de patente et de personnel, plus 405 francs de foncier pour la maison qui l'appartient. Donne le champ libre à ton ambition, tu peux prétendre à tout : tu nommes les députés, tu concours aux élections municipales et départementales, tu es garde national et membre du jury. Ta voix acquiert de l’importance ; tu te lances, tu deviens meneur, tu travailles ton quartier ; tu te fais nommer capitaine de ta compagnie. Bien, c’est un premier pas. On t'invite au château, et tu y jouis de la conversation du roi des Français. Ce n’est rien ; on va renouveler le conseil municipal : avec de la souplesse et du temps, Paturot, tu peux être maire, ceindre l'écharpe, présider aux mariages et aux naissances de la localité. De maire à député, il n’y a que la main, et de député à ministre que la parole. Du casque à mèche, tu aboutis au portefeuille par le chemin le plus court. Ce ne serait, certes, pas une nouveauté : plus d’un bonnet de coton a passé au pouvoir. »

Ces perspectives inattendues captivaient mon attention et imprimaient un nouveau cours à mes idées. Evidemment, j'avais été injuste vis-à-vis de la profession de mes pères : elle avait des côtés séduisants et glorieux, elle pouvait me servir de marchepied plus direct que les vaines carrières dont je m'étais follement engoué. Malvina ne se contenait plus : des larmes de bonheur coulaient de ses paupières ; elle se voyait lancée dans les grandeurs.

« Oncle bienfaisant ! disait-elle, vous pouvez dormir tranquille ; nous sommes convertis à la culotte de tricot. Votre neveu vous fermera les yeux : c’est une satisfaction qui vous est bien due. Donnez-nous votre bénédiction, et allez vous mettre au lit. Adieu, oncle adoré, amour d’oncle ! il est de toute évidence que le détail des objets de coton ne déprave pas le cœur….. Je vais prendre le rat pour vous reconduire. »

Le père Paturot se retira en me faisant promettre que le lendemain j’irais déjeuner chez lui avec Malvina. Il était trois heures du matin : à peine nous restait-il le temps de prendre un peu de repos. Cependant, avant de m’endormir, une idée me traversa l'esprit. L'oncle Paturot n’aurait dû, à la rigueur, connaître mon dessein que lorsqu’il aurait été accompli. Pourquoi était-il arrivé le soir même, ma lettre à la main ? Tout était, néanmoins, calculé pour que cette lettre ne lui fût rendue que le jour suivant. Par quel moyen extraordinaire l’avait-il reçue ? Cette circonstance me semblait si inexplicable, que je ne pus pas fermer l’œil. Je fis part de ma préoccupation à Malvina.

« Comment diable a-t-il été prévenu ? lui dis-je.
—Tu m’ennuies, me répondit-elle, laisse-moi dormir. Est-ce que tu vas rêver éveillé, à présent ?
— Qui lui a remis ma lettre ?
— Parbleu, la poste aux pigeons, service extraordinaire. Voyons, finissons-en, et ferme l’œil. Tu demanderas une explication à ton traversin. »

Elle me tourna le dos, et ne me répondit plus. Après quelques minutes d’insomnie, la fatigue me vainquit, et je ne me réveillai qu'au grand jour. J’avoue que le premier rayon qui frappa ma vue m’inonda d’une joie intérieure. Je ne croyais plus revoir le soleil, et depuis longtemps mon âme ne se plaisait qu’aux ténèbres. Ce bonheur, ce tressaillement étaient un symptôme de guérison. Déjà, en effet, j’avais repris des forces, et il m’avait suffi de faire un retour vers la vie pour que la vie affluât de nouveau en moi. La nature généreuse sut réparer en peu de jours les ravages d’une longue période de douleurs. J’étais résigné à mon sort, et presque heureux de ma résignation.

Comme nous l’avions promis au père Paturot, nous nous rendîmes chez lui dans la matinée. Il s’était dit qu’il tuerait le veau gras le jour de mon retour : en effet, son déjeuner fut splendide. La massive argenterie de la maison, les porcelaines vrai Japon qui, de temps immémorial, se transmettaient dans la famille, les cristaux, le linge damassé, rien n’y manquait. Malvina trouvait tout cela très-cossu, très-bon genre. Cependant, il n’y eut pas de conviés ; ce fut un repas de famille. Mon oncle avait compris ma position vis-à-vis de Malvina : et, à la manière dont il s’exécuta sur ce point, je vis qu’il avait la conscience de ce que valait celle fille. Il y a même eu là-dessous une sorte de connivence dont je n’ai jamais eu complètement le secret. Peu importe : Malvina était agréée, c’était l'essentiel. Après tous les événements où elles s’étaient trouvées confondues, nos destinées étaient inséparables. Je sus un gré infini à mon oncle d’aller au-devant de cette explication et d’accepter les faits accomplis auxquels il ne manquait plus que la sanction légale.

Au dessert, le père Paturot se fit apporter par son garçon de magasin quelques livres de comptoir ; et, après avoir mis ses lunettes, il en ouvrit un :

« Jérôme, dit-il, depuis dix ans que ton père est mort, je t’ai, à ton insu, associé à mon commerce, et je te dois des comptes. Ta part de bénéfice est de cent quatre-vingt mille francs, sur lesquels il y a cinquante mille francs à déduire ; on les a passés par profits et pertes au compte du bitume impérial de Maroc. Restent cent trente mille francs qui constituent ton fonds de roulement pour le magasin. Maintenant, j’y joins, en avancement d'hoirie, cent mille autres francs et la suite de la maison. Provisoirement, tu te tireras d’affaire avec cela : à ma mort, tu trouveras encore une petite poire pour la soif. C’est ma pension de retraite : tu n’attendras pas longtemps le capital.
— Mon oncle, lui dis-je.
— J’en mouillerai vingt-deux mouchoirs, ajouta Malvina.
— Mon enfant, que voulais-tu que je fisse en ce monde si je ne m’étais pas occupé de toi ? Tu es le dernier des Paturot, le portrait vivant de mon pauvre frère. Ma vie s’est concentrée dans cette seule idée : travailler pour ton avenir, te faire une position quand tu t’égarais dans mille expériences ou dangereuses ou folles. De tous les moyens qui conduisent à la fortune, les deux plus sûrs sont la persévérance et le travail. Je les ai pratiqués pour toi, à ton intention ; j’ai vécu de privations et d’économies. Tu en recueilleras le fruit, mon neveu, ajouta le vieillard en essuyant une larme, et si notre nom n’est pas destiné à s’éteindre, si tu as des enfants, tu leur parleras quelquefois du père Paturot qui a veillé sur toi comme une providence, et t’a sauvé du désespoir. Te voilà heureux, mon garçon : maintenant, je puis partir : j’irai porter de bonnes nouvelles à ton père. »

Le vieillard succombait à son émotion : nous nous jetâmes dans ses bras, et il s’ensuivit une scène d’effusion que Malvina animait avec son originalité habituelle. Dès le jour même, l’oncle nous investit des fonctions dont il avait si longtemps porté le fardeau. Il se contenta de diriger nos premiers pas, et l’initiation fut aussi prompte que facile. Les formalités qui manquaient à notre union furent remplies : Malvina devint madame Paturot. Elle est aujourd’hui, monsieur, l’une des bonnes têtes du commerce de détail. Personne ne possède à un plus haut degré qu’elle l’art de décider l'acheteur : elle a le génie de la vente. Aussi le père Paturot vit-il promptement que sa surveillance était inutile. Dans le cours de trois mois d’exercice, Malvina avait surpris tous les secrets du métier. Alors l’excellent oncle n’eut plus qu'une idée fixe, celle de se confiner à Meudon pour y cultiver son petit jardin. Hélas ! il lui arriva ce qui arrive à tous les marchands retirés. La transplantation lui fut fatale. À cet âge, on ne change pas impunément de milieu : les habitudes, l’air que l’on respire, les conditions de logement et de nourriture font partie des facultés vitales, surtout quand elles sont arrivées à leur dernier période. Nous vîmes le père Paturot décliner peu à peu, puis s’éteindre : sa mémoire survit seule aujourd’hui parmi nous pour y être à jamais bénie. Avant sa mort, il put embrasser un petit Paturot dont la vue remplit d’ivresse le cœur du vieillard. Il nous laissait cent mille francs, ce qu’il appelait sa réserve, sa poire pour la soif.

J'étais donc riche, heureux et bonnetier ; je ne rougis plus du mot. J’ai compris ce qu’il y a de précaire dans des existences en apparence plus brillantes. Certainement, monsieur, le régime des castes de l’Inde qui oblige le fils à suivre nécessairement la carrière du père est une loi sauvage, propre à étouffer le progrès et à faire dévier les aptitudes ; mais il y a aussi un grand péril dans cette mobilité inquiète qui jette les enfants hors des chemins où leurs aïeux ont passé ; dans ces ardeurs mal réglées, dans ces besoins de gloire précoce qui tourmentent les générations actuelles. On ne cherche pas à mériter les positions : on veut les prendre d’assaut ; on demande à la fortune plus qu’elle ne peut donner, à l’imagination plus qu’elle ne peut produire. Le temps n’entre pour rien dans les calculs : on ne sait ni lutter, ni attendre ; partout on veut jouir vite et n’importe par quels moyens. C'est ainsi que tout se perd, facultés, sentiments, honneur. Comme un autre, j'ai cédé à l’entraînement général. Il y avait en moi l’étoffe d'un bonnetier, j’ai voulu être poëte, saint-simonien, industriel, journaliste, écrivain politique, philosophe, et que sais-je encore ? Combien en est-il, dans ces professions diverses, qui ont méconnu, comme moi, leur véritable vocation, et privé le pays d’épiciers et de chaudronniers de premier ordre !

Jérôme en était là de ses confidences, et peut-être eût-il poussé plus loin sa sortie irrévérencieuse contre d’anciens confrères, lorsque je vis entrer dans le magasin une jeune femme d’une figure heureuse et joviale. Elle portait deux enfants dans ses bras, et montrait en souriant les dents les plus blanches du monde. Jérôme me présenta à elle.

« Madame Paturot, dit-il, voici le client dont je t’ai parlé. Il me demande la permission de raconter nos aventures au public.
— Soit, monsieur, me répondit gracieusement la jeune femme : mais dites-lui bien qu’ après avoir été bonne fille, Malvina met toute sa gloire aujourd’hui à être une bonne mère. »

Ici semble s’arrêter le récit des aventures de Jérôme Paturot :
après bien des épreuves il a trouvé un abri contre les déceptions de la jeunesse,
et a tout l’air d’un bonnetier résigné et désabusé.
Hélas ! que les apparences sont trompeuses !
La vanité est un mal opiniâtre et sujet aux rechutes. Je croyais Paturot
à jamais guéri des fumées de l'ambition, et déjà un nouveau vertige s’emparait
de lui. On vient de voir quelles illusions égarèrent son adolescence ;
l’âge mûr lui réservait d’autres mécomptes, d’autres vicissitudes,
d’autres douleurs.
Ce fut plus tard qu’il me fit ses dernières confidences et m’ouvrit son cœur
pour la seconde fois. Le théâtre a changé :
il ne s’agit plus de souffrances obscures, mais d’infortunes éclatantes.
Paturot a franchi d’un bond tous les degrés de l’échelle sociale ;
il n’est rôle si haut auquel il n’aspire.
On va l’entendre raconter lui-même cette nouvelle phase de sa vie
et l’expiation qui en fut la suite.

I

PATUROT BONNETIER ET GARDE NATIONAL

Depuis la mort de mon oncle, notre commerce prenait chaque jour plus d’extension. La maison était ancienne, bien achalandée, mais il lui manquait l’élan et l’esprit d’initiative qui appartiennent à la jeunesse. Malvina y apporta cet élément : la vieille enseigne fit place à une enseigne neuve, l'or ruissela sur les devantures, l’acajou remplaça le noyer dans les comptoirs et les étagères, le gaz évinça l'huile, qui, de temps immémorial, éclairait le magasin. La réforme s'étendit jusqu’aux commis : tout ce qui dépassait quarante ans fut remercié, et la maison s’ouvrit à des employés dans la fleur de l’âge, que recommandaient des barbes de la plus belle venue.

Malvina avait le génie des découvertes : elle aimait l’original, l'imprévu. Aussi notre étalage devint-il, de sa part, l’objet d’une étude savante. Il est des bonnetiers qui, pour avoir fait peindre un œil dans une résille de voyage, ou tendu un bas de soie sur un mollet de bourre, se croient dispensés de se mettre vis-à-vis du public en frais d’imagination. Ce n’est pas ainsi que Malvina comprenait ses devoirs ; elle était jalouse d’ouvrir d’autres perspectives à la bonneterie. Que de surprises n’a-t-elle pas ménagées au passant ! Que de ressources ! que d’inventions inépuisables ! Si les industries n'étaient pas généralement ingrates, madame Paturot jouirait, à l’heure où j’écris, d’une statue ; mais on encourage si peu les artistes en France !!! Avant madame Paturot, où en était le pantalon de tricot ? où en était le gilet de flanelle ? C’est pitié de le dire : à l’état empirique. On découpait, par exemple, d’informes enveloppes, on les cousait à la diable, on les ornait de boutons fabuleux, et on appelait cela, par un étrange abus de mots, des gilets de flanelle. Les capotes grises de nos soldats sont des objets d'art en comparaison ! Malvina fit sortir le gilet de flanelle de cette condition rudimentaire ; elle veilla aux entournures, améliora les dispositions générales de ce vêtement, et le mit en harmonie avec le corps humain. On ne connaissait que la flanelle blanche : elle mit en vogue la flanelle de couleur, et lui donna des destinations hygiéniques. Chaque nuance avait une vertu particulière : le rose pour les maladies de poitrine, le violet pour les affections d'estomac, le bleu pour les désordres du foie, le jaune pour les palpitations de cœur. Les chalands se mettaient cela sur l'épiderme, et se croyaient à moitié guéris ; l'imagination est un si grand docteur!

Madame Paturot cultiva une autre spécialité, comme on dit dans l'idiome industriel ; elle perfectionna le maillot, l'honneur et l'écueil des bonnetiers. Le public, qui, sous les mille becs de gaz de l’Opéra, s’abandonne au culte de la forme, ignore les perfidies du coton et de la ouate, dont son œil caresse amoureusement les contours ; il ne soupçonne pas les stratagèmes, les illusions du maillot ; il se contente d'en jouir, le malheureux ! Il croit aux gras de jambes chimériques, et va même plus loin dans celle région de l'idéal. C’est là le triomphe des coussins et de la garniture ! Un sculpteur prend un bloc de marbre, et l'arrondit en formes gracieuses ; le bonnetier est moins bien partagé ; on lui livre un manche à balai pour en faire une Venus Callipyge. Madame Paturot excellait dans cet art ; elle avait le coup d'œil du statuaire. La chorégraphie de l’Opéra n’avait pas de secrets pour elle ; personne n’en connaissait mieux le fort et le faible. Sur l'examen le plus superficiel, un sujet était jugé. Malvina en prenait la mesure à trois centimètres et demi de creux, disait-elle, quatre centimètres, cinq centimètres !!! »

C’était infaillible ; il fallait rembourrer le maillot de ça, et la scène de l'Opéra avait un modèle de plus. Que de déesses et de dieux ont été piqués et garnis dans nos magasins ! que d’Antinoüs ont reçu cette préparation nécessaire ! que de nymphes du corps de ballet ont réclamé ce supplément aux dons de la nature ? Nos maillots ont laissé des traces à l’Académie royale de musique : on les cite encore pour le mérite de la perspective et la perfection du modelé.

Dans ces conditions, le succès de notre établissement ne connut plus de limites. J’étais devenu l'un des plus grands industriels du détail ; mes affaires s’élevaient à un million par an. À la clientèle solide, que m'avait laissée mon oncle, j’avais su joindre une clientèle élégante qui s’approvisionnait d’objets de fantaisie dans lesquels le bénéfice est presque arbitraire. Les belles marquises, les duchesses empanachées assiégeaient mes magasins ; j'avais la vogue. Les inventaires du 31 décembre allaient chaque année en s’embellissant, et ma fortune s’accroissait d’une manière miraculeuse. On ne se fait pas une idée de ce que peut rendre un commerce semblable à Paris, quand l’achalandage est en première ligne. On y bat monnaie : cent, cent cinquante mille francs s’ajoutent tous les douze mois au capital. C’est trop, vraiment trop ! Voici un magistrat, un président de tribunal qui touche de quinze à dix-huit cents francs, et les fortunes d’un arrondissement sont à la merci de son intégrité ! Voici un militaire, un brave et loyal officier, un capitaine qui, pendant trente ans, aura fait au pays le sacrifice de sa santé et de sa vie ; il se retire avec douze cents francs de pension ! Voici un instituteur primaire à qui le budget n’assure que cent écus, un digne curé qui doit se contenter de mille francs, sur lesquels il prélève la part du pauvre ! Et un bonnetier, dans l’exercice de ses fonctions sociales, percevra cent fois autant qu’un président du tribunal, cent vingt fois autant qu’un curé, cinq cents fois autant qu’un instituteur primaire. À ce compte, le bonnet de coton tient un haut rang dans notre échelle rémunératoire : il n’est vaincu que par la cachucha de la danseuse et l’ut de poitrine du ténor.

J’étais donc un des hauts barons du commerce de détail et de demi- gros. On ne se rend pas suffisamment compte de la puissance qui s’attache à cette fonction. C’est là que réside une portion de la vie de Paris, ce fournisseur breveté du genre humain. Les destinées du monde tiennent plus qu’on ne l’imagine à cette intéressante population qui peuple les rez-de-chaussée de la capitale. Les invasions, les révolutions ne se font pas sans elle ; il faut, en toutes choses, compter avec ses passions, avec ses préjugés, avec ses intérêts. Un instant elle a supporté les Cosaques qui se présentaient à l’état de clientèle : mais le jour où ces exotiques n'ont plus eu de métal à verser sur les comptoirs des magasins, sur les tables des cafés, ou dans les temples de la débauche, ils sont redevenus, aux yeux des patentés, de farouches ennemis, des êtres dénués de toute civilisation. L’industriel parisien prend ainsi parti pour et contre dans les grands événements. Il était avec les libéraux contre la restauration ; il s’est déclaré contre l’émeute après la révolution de juillet. Règle générale, le détaillant demande avant tout la prospérité de la vente et la tranquillité des échéances. Quand les affaires marchent, il est de l'opposition ; quand elles ne vont pas, il se range du côté du gouvernement. Si les trois journées avaient duré huit jours, le commerce de détail aurait eu un retour vers Charles X. Tout ce qui trouble l’horizon de ses devantures lui est insupportable : il ne pardonne pas à une opinion qui l’oblige à fermer précipitamment ses panneaux. Voilà ce qu’il faut savoir quand on est homme d'État, ou qu’on aspire à le devenir. La faveur du détaillant parisien est un thermomètre politique infaillible : il y a peu de chances de succès pour les causes qu’il n’adopte pas, et celles qu'il abandonne sont bien compromises. Le niveau du pavé lui appartient, et le pavé, à Paris, c’est, l’empire.

Ce serait une curieuse étude que celle de ce monde où domine la plus ingénieuse activité. Si je n’avais pas à raconter ma propre histoire, peut-être essayerais-je de retracer celle-là. En suivant ce récit, on en retrouvera d’ailleurs quelques éléments. Ab uno disce omnes ! Par le spectacle des ambitions et des souffrances d’un bonnetier, on s'initiera au secret de ces existences qui ont deux chemins ouverts vers les grandeurs, la buffleterie et le vote, la garde nationale et le scrutin électoral. Sans doute le commerce de détail ne porte pas tout entier ses vues aussi haut ; mais plus on s’avance vers des destinées industrielles, plus grand est le nombre des candidatures de marchands de chandelles, filateurs, banquiers, meuniers et droguistes. Dans ce sens, ce que je vais raconter est de la haute politique.

Depuis que je m’étais décidément fixé dans le quartier où mes ancêtres avaient exploité le tricot et débité le bas de laine, il m’avait fallu payer à la patrie l’impôt de la patrouille et de la faction. J’étais incorporé dans une compagnie de la garde nationale. Cette institution ne jouit pas, auprès des écrivains, d’une grande popularité ; mais le commerce de Paris ne s'associe ni aux sarcasmes, ni aux répugnances de la littérature. Il se résigne aux ennuis du service, et comprend les avantages qui s’y attachent. Le droit de nommer un caporal ne lui semble pas trop acheté par quelques nuits blanches, et il est fier de se donner pour capitaines des ventres peu susceptibles d’alignement. D’ailleurs, qu'est-ce qu’un jour de garde ? une diversion, une exception dans la vie. Or, toute exception est un plaisir, toute diversion une jouissance. On déjeune au café, on dort sur un lit de camp, on marche au tambour, on croise la baïonnette contre les caniches réfractaires, on veille sur le repos de Sa Majesté. Quel plus noble emploi un homme peut-il faire de son temps et de son intelligence ! Certes, quand on sort de là les yeux en papillote et le pantalon crotté, c’est le cas de dire, avec un empereur romain, qu’on n’a pas gaspillé ses vingt-quatre heures.

J’étais à peine enrégimenté depuis deux mois dans ma compagnie, que j'y jouissais déjà d'une certaine influence. Malvina avait eu le soin, pour me rendre les jours de garde plus agréables, de choisir nos fournisseurs habituels parmi les voltigeurs dont j’avais à serrer les coudes. Notre boucher, notre boulanger, notre crémier, notre marchand de vin, notre pharmacien, notre épicier, étaient de la compagnie, et je voyais percer dans les manières de tout ce monde la considération qui s’attache à un client dont la maison roule sur un joli train de dépense. Une autre bonne fortune m’était arrivée : j’avais fait la conquête de notre sergent-major. On nommait ce gradé Oscar ; il était peintre, et avait exposé au salon une omelette aux fines herbes qu’il décorait du nom de paysage. Oscar et moi, nous nous convînmes sur-le-champ. Je lui parlai de M. Victor Hugo ; il me parla de M. Delacroix ; il appartenait à la classe des rapins chevelus, et professait sur l’esthétique des doctrines qui se rapprochaient beaucoup des miennes. Cette circonstance acheva la liaison. Je présentai Oscar à Malvina, et depuis il devint un habitué de la maison, un ami, un inséparable. Insidieux Oscar !... Mais alors je ne lui connaissais d’autre défaut qu’une barbe un peu inculte, cachet d'une école mal peignée.

Aujourd’hui que j’y songe, je me rends difficilement compte de l'empire que ce serpent fascinateur a exercé sur moi, et du rôle qu'il a joué dans ma destinée. Oscar était original, cela est vrai ; il prodiguait à mes marmots des bonshommes qu'il croquait sur le comptoir, il entreprit le portrait de madame Paturot avec plus de témérité que de bonheur ; mais tout cela ne m'explique pas comment cet homme a été le maître chez moi pendant plus de trois années. Quand je quittai la vie des aventures pour la vie industrielle, je m’étais dit que je serais un bonnetier pur et simple, dans la plus étroite et la plus calme acception du mot. Je voulais finir comme dans les romans, vivre content, avoir assez d’enfants, et amasser beaucoup d'argent. Mes rêves n’allaient pas au delà d'une grasse et riche métairie où je voulais couler mes jours ; j’hésitais seulement entre la Normandie et la Touraine ; je me voyais gros fermier, et Malvina elle-même souriait à l’idée de nourrir de sa main une famille de volatiles. Eh bien, il suffit d’un Oscar pour renverser ces illusions. Un rapin chevelu traversa ma vie, et je me vis de nouveau lancé dans la région des orages.

Expliquez cela comme vous voudrez : au bout de quinze jours de connaissance, Oscar en était déjà au tu et au toi, comme un ami de vingt ans. Il me conduisit dans son atelier, où je surpris l’abus qu'il faisait du vert et du jaune ; il se mit de moitié dans toutes nos parties, s’invita régulièrement à dîner chez moi, et tapissa mon salon de tous les paysages aux épinards et au beurre frais dont il ne savait comment se débarrasser. Je payais des cadres somptueux pour lui donner l’honneur d’une exhibition permanente. Malvina trouva d’abord que ce monsieur était un sans-gêne, puis elle finit par s’habituer à son babil et à sa barbe déréglée. Oscar l’amusait, et moi, faut-il le lui dire, il me dominait par son aplomb.

C’est à propos de la garde nationale qu’il démasqua d’abord ses batteries. Je faisais mon service comme un bon et zélé voltigeur, sans rien prétendre de plus, m’exerçant au maniement du fusil, et montant mes gardes avec une ponctualité exemplaire. Oscar ne voulut pas me laisser dans cette condition honorable, mais obscure. Il savait sans doute à quelles faiblesses j’étais sujet, et quel incendie pouvait allumer dans mon âme une excitation imprudente. Ce fut par ce côté qu’il m’attaqua. Un jour qu’il était venu au corps de garde, où son esprit et son originalité lui valaient toujours un nombreux auditoire, il se plaça en face de moi, et, croisant les bras avec un sentiment d’extase profonde :

« Jérôme, mon ami, s’écria-t-il, sais-tu bien que tu as un faux air de Napoléon ?
— Allons donc, Oscar, pas de plaisanterie.
— Non, parole d’honneur, c’est tout le galbe de l’autre. Gobert, du Cirque, n’est pas plus Napoléon que toi. Tu dois avoir la bosse du génie militaire, pour sûr.
— Toujours farceur le rapin, » répondis-je.

Oscar n’en voulut pas démordre ; il me passa la main sur le crâne, et y découvrit la protubérance du guerrier. Pendant cet incident, les voltigeurs de la compagnie s’étaient groupés autour de nous, les uns riant ; les autres sérieux. Le sergent-major leur dit toucher ma boîte osseuse, analysa la coupe de mon visage, et leur prouva sans réplique que j’avais du Napoléon dans le nez, dans les lèvres, dans le regard. Quand il eut fini sa démonstration :

« Camarades, dit-il, nous avons pour capitaine un facteur à la halle aux huîtres. C’est dégradant pour la compagnie, qui ne doit aucune espèce d’épaulettes aux mollusques. Voici un candidat qui a du Napoléon dans l’œil ; c’est notre homme. Celui qui est mort à Sainte-Hélène approuverait ce choix : il le bénira du haut de la colonne. Vive le capitaine Paturot !
— Vive le capitaine Paturot ! » répétèrent les dix fournisseurs de la maison.

C'est ainsi qu’Oscar improvisa ma première canditature.

II

PATUROT CAPITAINE D'UNE COMPAGNIE MODÈLE.

La position d’Oscar était très solidement assise parmi nos voltigeurs. Comme sergent-major, il avait pu rendre des services dont on lui tenait compte ; il se montrait coulant sur le billet de garde, et n’usait que modérément du conseil de discipline. Le peintre avait d’ailleurs des talents de société qui le rendaient populaire dans la compagnie ; il cultivait la ventriloquie avec succès, et exécutait au fusain les charges les plus bouffonnes. Pour perdre à jamais le facteur aux huîtres, dont il me destinait la survivance, il dessina sa caricature dans tous les corps de garde, et le doua d’un nez fabuleux qui lui enleva quarante voix. En même temps, il persistait dans la prétention de faire de moi un Napoléon : il me croquait en petit chapeau, en redingote grise, les mains derrière le dos, de mille manières. Ainsi, peu à peu, le capitaine en exercice voyait son étoile pâlir devant l’astre naissant du capitaine en expectative.

Ce travail préparatoire dura plus d'un an ; il fallait attendre de nouvelles élections. Enfin, le jour critique arriva. Depuis deux mois, Malvina travaillait les esprits du voisinage ; elle forçait ses approvisionnements comme si Paris eût été menacé d’un siège. Les fournisseurs redoublaient d’égards pour une aussi bonne maison et recrutaient ouvertement des voix pour leur précieux client. Le marchand de vin embaucha dix voltigeurs, l'épicier huit, le charcutier en gagna quatre, le mercier trois ; mais Oscar fit à lui seul plus que ces industriels ensemble : jamais il ne s’était mis en frais pareils. À chaque garde, c’étaient des prodiges nouveaux ; il contrefaisait I’âne, le coq, le chien, le chat, avec une vérité d'intonation qui enlevait la compagnie ; il dialoguait, il soutenait une conversation à trois, à quatre, à cinq, à dix, il donnait des représentations ordinaires et extraordinaires. Un ébéniste, qui tenait encore pour le capitaine en fonctions, ne résista pas à un cancan agréablement dessiné ; un coquetier capitula devant un portrait à l’huile de ses deux marmots, et un plumassier passa dans notre camp à la suite d’une enseigne où Oscar avait prodigué tous les épinards de sa palette. Cette propagande prenait un tel caractère, qu’elle me menaçait de l’unanimité. Le facteur aux huîtres était anéanti ; il ne lui restait plus qu’à pleurer sa défaite sur un monceau d’écailles.

Cependant, au dernier moment, la lutte s’anima. Le capitaine en titre ne voulut pas se laisser absorber sans résistance : il opposa des cloyères aux diverses influences que j’avais mises en jeu contre lui. C’était hardi. Pendant trois jours, la compagnie fut inondée de tes- tacés, comblée de bivalves, accablée d’huîtres pour les appeler par leur nom vulgaire. Mais mon concurrent abusa de ses avantages ; il poussa trop loin ses moyens de défense : il les fit aller jusqu’à l’indigestion. Dès lors la chance me revint. Oscar, d’ailleurs, traita de haut les moyens de séduction employés par mon adversaire ; il poursuivit de tant de plaisanteries ce qu’il nommait le parti des huîtres, qu’aucun voltigeur ne voulut en être d'une manière ostensible. Il ne resta plus dès lors à mon antagoniste que des défenseurs honteux et combattus.

Le jour du vote, mon rapin fut prodigieux ; chaque poil de sa barbe rousse semblait hérissé pour la circonstance. Il allait d’un groupe à l’autre, excitant les uns, narguant les autres, distribuant des poignées de main ou des regards foudroyants. Mon adversaire s’était assis dans un angle de la salle ; Oscar l’y relançait avec ses sarcasmes.

« Le voyez-vous sur son banc, le capitaine des huîtres ?... Garçon, du citron, pour arroser ce monsieur !... Je veux qu’on m'en ouvre une douzaine à déjeuner, de ces gradés-là !... Voltigeurs, comment voulez-vous qu’on vous serve vos officiers ? avec ou sans coquilles ?... Silence dans les rangs !... À gauche, huîtres, alignement... Par file sur l’assiette, en avant... happe !... »

C’était un feu roulant de plaisanteries qui provoquaient des rires inextinguibles. Le facteur aux huîtres se morfondait dans son coin ; il ne savait quelle contenance tenir. Ses partisans n'osaient pas faire acte d’adhésion ouverte : ils l’abandonnaient dans la solitude. L’aplomb d’Oscar les démontait : à peine se promettaient-ils de protester par un vote contre cette intimidation d’un nouveau genre. On alla aux voix. Quatre-vingts voltigeurs déposèrent leurs bulletins. Sur ce nombre, j’obtins soixante-cinq suffrages. Les autres se portèrent sur mon adversaire. J’étais capitaine. Mon rapin se précipita dans mes bras en criant : « Vive le capitaine Paturot ! » Et les voltigeurs, gagnés par une émotion contagieuse, l’imitèrent. Je fus embrassé à la ronde. Le parti opposé s’était retiré ; nous restâmes les maîtres de l’élection. Oscar passa sergent-major à l’unanimité, et les autres gradés furent choisis en famille. Les opérations terminées, il y eut un punch avec accompagnement de babas. Le rapin en fit les honneurs ; moi, je me contentai de payer la carte. Avant de se quitter, il fut convenu qu'un banquet par souscription servirait à célébrer l’événement de la journée et qu’il aurait lieu aux Vendanges de Bourgogne. L’écot fut fixé à trois francs par tête, ce qui nous promettait du veau froid et de la salade à discrétion. Comme le disait Oscar, dans les repas de corps, il faut se régler sur les petites bourses ; les gens comme il faut en sont quittes pour dîner après.

La fête n’eût pas été complète, si Malvina n’y avait pas eu sa part. L’ami de la maison lui avait ménagé une surprise. Certain d’avance du résultat, il m'avait forcé de commander un habit d'officier, avec deux superbes épaulettes neuves, l'épée et tous les accessoires. Cet uniforme au complet était chez lui ; nous nous y rendîmes. La plus grande discrétion avait été recommandée à nos camarades ; madame Paturot devait tout ignorer jusqu'à notre retour. Arrivé chez Oscar, j’endossai le bel uniforme, ceignis l’épée, et allais me coiffer de l’ourson dévolu aux voltigeurs, lorsqu’il m'arrêta :

« Un instant, me dit-il avec un air de mystère.
— Qu'est-ce donc ?
— Je veux te coiffer de ma main, » ajouta-t-il.

Aujourd’hui, je découvre dans cette réplique, en la transcrivant, un féroce jeu de mots ; mais alors mon âme n’était pas ouverte à la défiance. Le propos, d’ailleurs, avait une explication naturelle. Du fond d’une armoire, le rapin tira ce que l'on nomme très-improprement un tricorne.

« Voilà, s'écria-t-il, voilà. C’est moi qui le l’ai fait retaper. Emboîte ta coloquinte là- dedans.
— Eh bien, après ? dis-je en essayant le chapeau.
— Parfait ! idéal ! ajouta-t-il en me l’ajustant, en le posant de diverses manières... Oh ! bravo ! bravo !... ne bouge plus... C’est frappant comme ça... parole d’honneur ! je crois revoir mon Empereur... Nous ferons émeute dans les rues... le peuple pensera qu’il revient à la tête de cent mille nègres, comme il l’a promis à Las Cases... Non, vrai, Jérôme, pas de blague, tu as l'air du trente-quatrième fils naturel du grand homme.
— Par la vertu de ton feutre, n’est-ce pas ?
— Eh bien dénigre-le, il ne manque plus que ça. Copié, poil pour poil, mon ami, sur le quatre-vingt-dix-neuvième chapeau de Marchand, celui que l’autre portait à Eylau. Il y a encore, dans la coiffe, de la neige du champ de bataille. Poil de lapin historique, quoi ! Bon gré, mal gré, il fallut obéir, mettre le chapeau impérial sur l'oreille, et m’offrir aux hommages de la population. Heureusement personne n'y prit garde. Les officiers de l'état-major ont tant abusé de la glorieuse coiffure, qu'aujourd’hui elle est tombée dans le domaine public, et même un peu plus bas. Nous arrivâmes ainsi au magasin. Malvina ne s’y trouvait pas ; elle était montée dans l'appartement : nous la surprîmes au coin du feu, en proie aux émotions de l'attente. Au premier coup d’œil, elle ne me reconnut pas ; ces épaulettes luisantes, cet uniforme, ce chapeau, m'avaient presque transformé.

« Eh bien, bobonne ! lui dis-je.
— Ah ! c’est toi, s’écria-t-elle en s’épanouissant.

Je la reçus dans mes bras ; je la pressai sur mon hausse-col. Oscar paraissait triomphant.

« Madame Paturot, dit-il avec solennité, je vous ai emprunté un bonnetier, je vous rapporte un capitaine. Rendez-moi ma monnaie.
— Ah ! monsieur Oscar, voilà un service que je n'oublierai de ma vie.
— Merci, madame Paturot, » riposta le profond scélérat, en caressant les poils de sa barbe orange.

Le rapin fut retenu à dîner ; on s’assit, on causa les pieds sur les chenets. Si l'artiste, au lieu de se ruiner en couleurs et de voir tout en vert dans la nature, s’était borné à suivre la profession d’homme original, il aurait certainement conquis une position dans la société. La manière dont il avait conduit mon élection dénotait meme un certain talent diplomatique ; il eût figuré avec avantage dans les missions de Perse. Oscar jugeait bien les hommes ; il avait le coup d’œil pénétrant, l'esprit observateur.

« Jérôme, me disait-il, te voilà capitaine ; mais ce n’est pas tout que d’arriver aux deux épaulettes ? Il faut s’y maintenir : c’est là le difficile.

Les voltigeurs et les flots sont changeants.

— Bah ! répondis-je, un tas de moutons !
— Moutons aujourd’hui, tigres demain, Paturot ! Vois le facteur aux huîtres ! comme ils l’ont mis en pièces ! Quel était son tort, à cet homme ! Trop bon enfant, voilà tout... un capitaine soliveau, quoi ! La compagnie entière lui montait sur les épaules...
— Roi des huîtres, dit Malvina, avec l’accent de la commisération !
— Que ceci te serve de leçon, Jérôme. Il faut être de fer avec la compagnie. Tu as déjà un faux vernis de Napoléon ; profites-en ! Appelle-les grognards ! Pince-leur l’oreille, en mémoire du grand homme ; prends du tabac dans tes goussets, croise les bras derrière le dos, promets-leur la croix d’honneur à la première bataille, accable-les de mots ronflants, et abuse de ton petit chapeau. Voilà ton programme.
— Bravo ! Oscar, s’écria ma femme, oubliant d’ajouter monsieur dans son exaltation.
— Oui, capitaine Paturot, ajouta le peintre, si tu veux réussir, si tu veux devenir l’idole de la compagnie, il faut faire sentir ton grade. Nos voltigeurs n’ont pas assez l’esprit militaire ; il convient de le leur inculquer. Une compagnie se mène par l’amour-propre ; on veut paraître soldat, être remarqué pour l’alignement, exécuter un port d'armes d’ensemble, jouer à la petite guerre, s’abîmer d'exercices et d’évolutions. C’est là ce qui charme. Hors de là il n'y a qu'une compagnie qui n’est pas une compagnie, et des pékins plus ou moins agréablement déguisés. L’esprit de corps, nom de nom, et le titre de compagnie modèle, sarpejeu !
— Ah ! monsieur Oscar, dit Malvina.
— Pardon, excuse, madame Paturot ; mais c’est dans le rôle. Jérôme jurerait comme un sacripant, qu’il n’en aurait que plus d’empire sur les voltigeurs. Je lui recommande surtout de les éreinter d’exercices : c’est un moyen de se faire adorer. Il surprendrait de temps en temps des sentinelles dans leur guérite, que cela ne ferait pas plus de mal. Napoléon a usé de ce moyen. Que chaque voltigeur se dise, en voyant Paturot sous les armes : « En voilà un qui ne plaisante pas ; en voilà un de dur à cuire. » Et il est capitaine à perpétuité.

Telles furent les instructions que me donna Oscar, et j’eus lieu d’en reconnaître plus tard la justesse. Évidemment il connaissait son terrain, et savait comment doit s’exercer le commandement vis-à-vis de bourgeois en uniforme. Peut-être exagérait-il le prestige de certains souvenirs ; mais si le tricorne historique n’ajoutait rien au programme, il n’y gâtait rien. J’avais donc mon rôle tracé ; il n’y manquait plus qu’une chose, l’instruction nécessaire. En ma qualité de voltigeur, j’avais sans doute appris le maniement des armes, et j’exécutais avec assez de précision les trois ou quatre mouvements principaux de l’exercice à feu. Mais de là aux devoirs du capitaine, il y a toute la distance qui sépare l’élève du maître. Il fallait apprendre la tactique, tactique de peloton, tactique de bataillon, se former à l’art difficile du commandement, savoir comment on fait manœuvrer des soldats ; enfin, s’initier à ces savantes évolutions de la guerre sur lesquelles le chevalier Folard a écrit un fort beau livre, et que Napoléon a tant de fois improvisées sur le terrain même où il engageait la bataille.

Or, il s'agissait de poursuivre cette étude en secret, de manière à ce que la compagnie ne s'aperçût pas que le grade avait précédé l'instruction. J’y apportai une grande adresse ; fort réservé au début dans mes commandements, et les rendant plus fermes, plus accentués à mesure que je me sentais sûr de mon affaire. Désormais, plus de bonneterie pour moi ! Le poids de la maison retombait tout entier sur Malvina. Adieu tricot et chaussettes ! adieu mitaines et bas de soie ! J’étais un foudre de guerre, l’odeur de la poudre m’enivrait. J’allais dans les plaines où s’exerce la troupe de ligne ; j'admirais l’ordre de bataille, les dispositions par sections, la course au pas gymnastique, les changements de front, les mouvements des centres et des ailes. Peu à peu, il me semblait qu’il y avait en moi du Turenne, du maréchal de Saxe, et qu’à une époque moins pacifique j’eusse pu, comme un autre, prendre Berg-op-Zoom ou enlever la chaussée d’Arcole.

Pendant que j'allais ainsi au loin me dresser à l’art de la guerre, mon sergent-major, dont l'éducation militaire était achevée, devenait de plus en plus le commensal inévitable de la maison. Madame Paturot était trop occupée pour abandonner le magasin ; mais Oscar n’y regardait pas de si près ; il s’y installait dans le cours de la journée, dérangeait les commis en leur racontant des gaudrioles, et ne quittait la place que pour aller augmenter le nombre des champs d’oseille qui garnissaient son atelier, sous prétexte d’une collection de sites des environs de Rome. Ces sites se ressemblaient tous ; peut-être étaient-ils plus verts les uns que les autres : c'est la seule distinction que l'on pût établir entre eux. Probablement aussi le rapin prodiguait-il davantage sa couleur, quand ses moyens le lui permettaient. Dans ce cas, j’ai quelques reproches à me faire au sujet de ces écarts de verdure. Avec un ami moins généreux, Oscar aurait exécuté des prairies moins foncées, et l'art n’y eût rien perdu.

Quoi qu'il en soit, je m'étais déjà complètement emparé de la faveur de ma compagnie, quand arriva le jour du banquet de corps, commandé aux Vendanges de Bourgogne. La fête fut fabuleuse : le traiteur ne s’en tint pas au veau ; il prodigua le mouton et le nectar à dix. C'était d’autant mieux à lui, qu’il avait là de cruelles pratiques. Abusant d’une formule qui veut que le pain et le vin soient à discrétion, le coquetier dévora deux kilogrammes de pain et but huit litres de liquide ; le plumassier suivit d’assez près son collègue dans son assaut de consommation ; enfin, il y eut, dans tout le bout d’une table, un complot suivi d’effet contre les provisions de l’établissement. En retour de l’hospitalité, ces malheureux apportèrent la disette : on eût dit qu'ils n’avaient pas mangé depuis vingt jours : ils montraient des crocs comparables, pour la solidité, à ceux des anthropophages de la Nouvelle-Zélande. Jamais je n’ai vu autant manger de ma vie. Par un sentiment de justice, le corps des officiers se montra d'une sobriété exemplaire : sans cela, le traiteur ne se serait pas rattrapé ; il eût demandé grâce.

Au dessert, quand cette fringale eut été complètement apaisée, et qu'il se fut fait un peu de silence devant les bouteilles vides, un jeune voltigeur se leva. C’était un barde ; nous ne lui connaissions pas ce talent de société. Il avait l’espoir d'une lecture au théâtre de Montmartre pour un vaudeville qu’il venait d’achever en collaboration avec quatre de ses amis. Du reste, sa figure était douce et ingénue. Il réclama la bienveillance de l'auditoire, passa la main dans ses cheveux d'un blond cendré, et chanta :

Air : Tontaine, tonton.

Célébrons notre capitaine,
Marchand de bonnets de coton,
Tonton, tonton, tontaine, tonton.
Il vend aussi de la futaine,
Du tricot et du molleton,
Tonton, tontaine, tonton.

« Bravo ! bravo ! » s’écria la compagnie entière en faisant chorus.

Je ne savais comment prendre la chose : le jeune troubadour était-il un mauvais plaisant, ou simplement un être naïf qui se livrait au flonflon avec l'abandon de son âge : c’est ce que je ne pouvais démêler encore. Oscar me rassura : la rime avait entraîné cet adolescent, qui avait eu le tort de se lancer dans des idées industrielles à propos d’une réunion toute militaire. La suite de la chanson nous le prouva :

Voltigeurs, sous le casque à mèche
Du chef de notre peloton,
Tonton, tonton, tontaine, tonton,
Vous voyez briller la flammèche
Qui s'échappe du mousqueton,
Tonton, tontaine, tonton.

« Admirable ! » s’écria la compagnie, que des libations multipliées rendaient indulgente.

Après les couplets vinrent les toasts, et chacun voulut improviser le sien. Oscar porta la santé de madame Paturot, qui fut accueillie avec le plus grand enthousiasme par les fournisseurs de la maison. Enfin, je fus appelé à parler, et le plus grand silence s’établit parmi les convives. Je n’ai jamais été bien fort sur l’improvisation ; aussi, quand je me trouvai en présence de ces soixante têtes enluminées, qui dardaient sur moi leurs cent vingt prunelles, une espèce de vertige me domina. Ces gens-là n’étaient pas forts, et pourtant j’étais intimidé. Heureusement, je me souvins des conseils d’Oscar : prenant la pose napoléonienne, et promenant mon regard d’aigle sur l’assemblée, je dis avec un accent saccadé :

« Camarades, je suis content de vous. Cependant la compagnie n’est pas ce qu’elle « devrait être, nom de nom. À partir de demain, je veux la passer à la réforme, et il n'y aura « pas de ma faute, nom de nom, si elle n'est pas plus ficelée. Un autre ne vous dirait que ça, « nom de nom ; et moi, je ne vous en dis pas davantage. Un mot encore; un dernier mot. « Songez que du haut de ses plumets, la compagnie du Puget vous contemple! »

Cette allocution, brève, rapide, exalta mes grognards. Oubliant toute réserve, ils me soulevèrent et me portèrent en triomphe.

III

LA COMPAGNIE MODÈLE ET LA FEMME IDEM.

Le sort en était jeté : j’allais entrer dans la voie des réformes. Avant mon élévation, la compagnie offrait un bizarre assemblage de pantalons incohérents, d'oursons dégradés, de plaques irrégulières, de buffleteries anomales. Point d'aspect guerrier, point de tenue militaire. On venait en capote ou en frac, avec ou sans sac ; les fusils étaient de vingt modèles différents, à capucines de fer ou de cuivre, longs ou courts, pourvus ou non de bandoulières, à chiens ou à pistons, Si quelques voltigeurs plus soigneux portaient la guêtre d'ordonnance, d’autres poussaient l'oubli du décorum jusqu’aux bottes vernies et aux souliers de couleur. C’était une marqueterie affligeante. Le maniement du fusil s’exécutait sans ensemble, sans précision ; chacun prenait son rang comme il l’entendait, le nain près du colosse, et les ventres les plus remarquables de la compagnie en serre-files. Deux hommes surtout, le plumassier et le coquetier, dépassaient toujours l’alignement d’un demi-mètre ; ils jouissaient l’un et l’autre d’une santé déplorable à laquelle je n’ai jamais pu les faire renoncer. Ce sont les seuls voltigeurs de la compagnie qui y aient mis de l’entêtement.

En homme prudent, je ne brusquai pas la métamorphose; seulement, dès la première garde, je passai une inspection sévère. Oscar m’a dit depuis que je me montrai sublime de pose, de coup d’œil et d’à-propos. Les rangs étaient ouverts ; je parcourus les deux fronts, examinant mes soldats un à un sous toutes leurs faces. Mon regard d'aigle allait surprendre les moindres défectuosités de la tenue, et, dès lors, la compagnie put voir qu’elle avait affaire à un connaisseur. Quelques mots familiers, à l’instar du grand homme, animaient la scène et lui donnaient le caractère tout à fait impérial.

« Martin, disais-je à l’un, vous avez là un pantalon qui est légèrement banlieue ; tâchez de vous culotter autrement à la prochaine garde, mon camarade.
— Ah çà, et vous, Chapoulard, disais-je à un autre, quel est ce briquet qui vous bat dans les jambes ? Prenez garde ! avec des mollets de ce calibre, on peut prendre feu ! Vous incendierez la compagnie, mon garçon.
— Patouillet, reprenais-je en m’adressant à un troisième, votre giberne ressemble à la boîte d’un facteur de la poste. Faudra me changer ça, mon ami. »

Ces reproches, distribués çà et là, devant le front de la compagnie, excitaient des rires universels, et j’étais bien convaincu que les voltigeurs ainsi admonestés se surveilleraient davantage à l’avenir. En revanche, quand je passais devant un sujet plus soigneux et mieux brossé que les autres, je ne manquais pas de l’encourager du geste et de la voix.

« Tenue ficelée, parole d’honneur !... Voltigeur modèle !... Chic militaire, vraiment !... Avec cent mille fantassins de ce calibre, je ferais la campagne de Russie !... Tous les anciens ne sont pas morts !... Bravo, camarade, voilà qui est proprement astiqué ! »

Et ainsi du reste, toujours avec la même aisance et facilité. Ce plan de conduite, imité du plus grand guerrier moderne, qui peut-être I’avait lui-même emprunté à l’antiquité, eut un succès prodigieux. Dès la seconde garde, la tenue de la compagnie était singulièrement améliorée. L’armement était plus régulier, l’habillement moins disparate. Évidemment, on se piquait d’honneur ; on s’associait à ma pensée secrète. Pourtant ce n’étaient encore là que des préliminaires ; j’avais des projets plus vastes, plus étendus. Autour de moi, dans les postes du drapeau, dans les revues générales, j’entendais citer deux ou trois compagnies qui passaient pour des types de perfection citoyenne : on en parlait en mille endroits, et au Carrousel surtout. Quand elles défilaient dans les rues de Paris, un murmure d’admiration s’élevait le long du chemin, et leur formait une sorte de cortège. Adoptaient-elles un insigne, un ornement, à l'instant même une épidémie d’imitation se déclarait sur les deux rives de la Seine ; toutes les légions faisaient acte de plagiat. Quelle gloire pour une compagnie, que de donner ainsi le ton et de régner sur l’uniforme ! La faveur de la ville et de la cour, les applaudissements de la foule, les sourires de Sa Majesté, les suffrages des princes, tout ce que le succès a d'enivrant, tout ce que la popularité renferme de charmes, s’attachaient à une position pareille, et formaient une sorte d’auréole autour des créateurs de ces corps privilégiés. Voilà où je voulais en venir ; voilà quel rêve remplissait mes jours et troublait mes nuits. Éclipser la compagnie du Puget, lui enlever l’empire, me faire un piédestal de ses sacs humiliés et un arc de triomphe de ses plumets déchus, telle fut ma prétention, tel fut mon orgueil.

Oscar attisait cette vanité : le Machiavel avait son but. Depuis quinze jours il épuisait les couleurs de sa palette pour me créer un uniforme qui éclipsât tous les uniformes connus. Selon son habitude, il s’était laissé aller au vert ; mais vert et bleu ne se mariaient pas ensemble. J’élevai des objections ; il résista d’abord : son culte pour le vert allait jusqu’au fanatisme. Je me fâchai, et finis par obtenir qu’il se rabattrait sur le jaune : l’abus du jaune était moins dangereux. Dans ces conditions, il exécuta mon fantassin, celui que je voulais présenter à la compagnie comme idéal. Voici à quoi nous nous arrêtâmes : Guêtres d'ordonnance ; pantalon bleu, aisé, sans sous-pieds, avec bande jaune et deux lisérés jaunes ; ourson à plaque jaune, orné d’une torsade jaune, comme les chasseurs de la garde impériale ; épaulettes jaunes, frac à boutons jaunes et aiguillettes jaunes. À ces détails, Oscar voulait ajouter une buffleterie jaune ; mais je m’opposai à cet excès, qui nous jetait dans les couleurs de la gendarmerie. J’adoptai le sac avec une giberne à plaque jaune. Les fusils devaient avoir des capucines en cuivre, ainsi que la garniture ; la bandoulière était de rigueur, attendu que je préméditais l’exercice à feu(1). Ces accessoires une fois réglés, Oscar dessina et coloria mon voltigeur-modèle. Pour ne pas se gâter complètement la main, il lui passa une couche de vert sur le visage, et me fournit un spécimen assez remarquable. Il est vrai que je lui avais prodigué mes conseils.

J’étais résolu à frapper le grand coup. Le premier jour où la compagnie se trouva de nouveau convoquée, je fis exécuter un roulement significatif et former le cercle. Tous les gradés étaient à mes côtés : la réunion avait quelque chose de solennel. Quand le silence se fut établi, je pris la parole :

« Camarades, leur dis-je, les grandes institutions ne vivent que par la tenue : hors de la tenue point de salut pour elles. Sous ce rapport, la compagnie laisse beaucoup à désirer ; elle manque d’esprit de corps, d’émulation, de discipline. Les grenadiers du Puget lui marchent sur le ventre. Cela durera-t-il toujours, répondez-moi ?
— Non ! non ! répétèrent à la ronde nos voltigeurs.
— À quoi cela tient-il, camarades ? À quatre ou cinq brimborions qui donnent à l’homme l'air troupier, l’air ric-à-rac, le galbe militaire et l’œil à dix pas devant lui ! Voilà où gît le lièvre. De quoi se compose, après tout, cette compagnie du Puget ? D’huissiers, de procureurs, de détaillants, d’épiciers, de tailleurs, exactement comme la nôtre. Ces gens-là n’ont subjugué aucune espèce de Trocadéro. Eh bien, ils font de l’effet ; ils simulent parfaitement les vieux de la vieille.
— Parfaitement, reprit Oscar, pour appuyer l’impression que produisait mon discours.
— Aussi les gloires, les honneurs sont pour eux. On dirait qu’ils sont toute la garde nationale : le père Lobau les comble de poignées de main, le colonel Jacqueminot les porte dans son cœur, l’état-major du Carrousel leur fait passer du champagne aux jours de garde, la cour même les voit d’un très-bon œil. Un de ces quatre matins on les décorera en masse.
— En masse, dit Oscar faisant écho.
— Voltigeurs, repris-je en élevant la voix, voilà un exemple. Les compagnies sont ce qu’elles veulent être. Quand vous le voudrez, il n’y aura pas dans Paris de soldats citoyens dignes de vous déboutonner les guêtres. Logez cela sous vos oursons, et nous donnerons du fil à retordre aux plus fendants. »

Évidemment mon auditoire était ému, ébranlé. Les voltigeurs prodiguaient les signes d’adhésion, ils échangeaient entre eux des paroles d’assentiment. Je ne laissai pas refroidir les impressions favorables. Prenant des mains du sergent-major les deux gravures coloriées, je les fis circuler dans les rangs, où elles obtinrent un accueil enthousiaste. La couleur jaune saisissait l’œil, et Oscar avait eu le soin d’y répandre des tons dorés qui flattaient beaucoup le regard.

« Voltigeurs, leur dis-je, voilà votre type, que vous en semble ? » Il n’y avait pas à s’y méprendre, le costume était adopté : à peine deux ou trois partisans de l’ancien capitaine osaient-ils hasarder quelques critiques de détail. Je me recueillis alors, et ajoutai :

« Camarades, ce n’est pas tout que le costume : il y a encore la discipline. Dans la garde nationale elle ne peut être que volontaire : ce sont des arrangements de famille. Voici donc une petite charte que je vous propose, et sur laquelle nous aurons à délibérer, article par article. On prendra l’engagement d'honneur de s’y conformer. »

CHARTE DE LA COMPAGNIE PATUROT.

Art. 1er. La compagnie adopte à tout jamais, comme costume de rigueur, grande et petite tenue, les deux modèles ci-annexés, dessinés et coloriés par M. Oscar, peintre ordinaire de Sa Majesté.

Art. 2. À partir du 1er mars prochain, la compagnie sera costumée tout entière conformément aux modèles. Les délinquants seront punis d’une amende de 10 fr. pour chaque garde de retard.

Art. 3. Si les infractions au costume ne sont pas générales, mais partielles, l'amende sera de 1 fr. pour chaque article en contravention.

Art. 4. Les gants de daim sont de rigueur ; les sacs également. L’usage des lunettes et binocles est prohibé sous les armes, sous peine de 1 fr. d’amende, et de 5 fr. pour la récidive.

Art. 5. Les voltigeurs dont les formes dépassent les proportions ordinaires seront invités à suivre un régime plus approprié aux exigences du coup d’œil sous les armes. Ceux qui persévéreraient dans un embonpoint funeste seront relégués au second rang et condamnés à des patrouilles hors de tour, dans l’intérêt de l’alignement général.

Art. 6. Les uniformes, les oursons et les accessoires devront, autant que possible, sortir des mêmes magasins, afin que le confectionnement en soit plus régulier. Les membres de la compagnie se désintéressent formellement de toute prétention à ces fournitures.

Art. 7. Chaque voltigeur recevra un numéro d’ordre, et les dispositions dans les rangs se feront d’après ces numéros. Il sera très-militaire d’appeler un homme par son numéro dans tout ce qui concerne le service.

Art. 8. La compagnie Paturot se décerne à elle-même, dès aujourd’hui, le titre de Compagnie modèle. Elle s’engage, sur l’honneur, à réclamer la restitution des cendres du grand homme.

Art. 9. Le produit des amendes formera une masse destinée à perfectionner le costume. Une cotisation volontaire sera imposée pour l'amélioration des tambours.

Art. 10 et dernier. La compagnie vote, à l'unanimité, des remerciements à M. Oscar, peintre ordinaire de Sa Majesté, pour les deux modèles ci-annexés. De son côté M. Oscar déclare qu il se dessaisit en faveur de la compagnie de la propriété pleine et entière de ces objets d’art.

Fail au Carrousel, le…

PATUROT,
Capitaine en premier.

Pour copie conforme à l'original :

OSCAR,
Sergent-major, et peintre ordinaire de sa Majesté.

Telle était cette pièce, qui complétait et sanctionnait mon plan de réforme. Elle ne passa pas sans difficultés. Un jeune avocat, qui s’était glissé dans la compagnie comme un serpent sous l’herbe, prit la parole, et chercha à établir que la loi que je proposais était une loi draconienne, un souvenir de la féodalité, une déplorable évocation du moyen âge. Nous ne nous attendions pas à cette sortie. Elle nous ébranla un instant ; mais bientôt Oscar recouvra son assurance, et, avec l’intarissable verve qui ne l’abandonnait jamais, il prit à partie cet adversaire imprévu, et lui fit voir qu'il avait un maître dans l’art de la parole. L’avocat sentit qu’il s’était trop engagé. Par un retour adroit et familier à sa profession, il revint sur son point de vue, et prouva que notre projet était empreint d'une libéralité profonde et digne de la civilisation moderne. Ce revirement obtint un grand succès : c’est tout ce qu’avait cherché le stagiaire. Oscar le tint pour un homme d’esprit. Quoi qu’il en soit, la charte de la compagnie Paturot fut dès lors votée à l’unanimité et par acclamations.

Le costume s’exécuta ; et, le premier jour du mois suivant, la compagnie arriva, dans des uniformes neufs, au poste d’honneur des Tuileries. J'avais bien cru m’apercevoir, en la conduisant, que le jaune des parements, des torsades, des plaques, des boutons, des lisérés, des épaulettes, tirait un peu trop l’œil, et je commençais à regretter qu’Oscar se fût montré aussi prodigue de cette couleur. Hélas ! quand le rapin adoptait une nuance, il la portait dans le cœur ; c’était un culte, une idée fixe. Cependant, la tenue de nos voltigeurs offrait une régularité qui rachetait ce que le costume avait de trop voyant. Nous arrivâmes au Carrousel, où le maréchal Lobau nous attendait pour passer son inspection habituelle. Du plus loin qu’il aperçut celte compagnie jonquille, son air devint rogue, son front se rembrunit : le vieux guerrier n'aimait pas les singularités de l’uniforme. Il ne dit rien pourtant, et ordonna quelques évolutions. La compagnie manquait d'instruction militaire ; la manœuvre n’était pas son fort : les voltigeurs s’embarrassaient les uns dans les autres, la queue cherchait la tête, les alignements ne se faisaient qu’avec peine. Tout cela augmentait la mauvaise humeur du soldat de l’empire : il se contenait mal, il laissait percer son mécontentement. Enfin, dans un moment critique, l'explosion eut lieu. Mon second rang tout entier, sur un changement de front, s’égara dans l'espace, et offrit le spectacle du plus affreux pêle-mêle. Le maréchal n’y tint pas.

« Concierge, s’écria-t-il avec sa voix de tonnerre, concierge, fermez les grilles du Carrousel : ces serins-là vont s’envoler !!!

La manœuvre finit sur cette boutade. La leçon était dure ; j’essayai d’en affaiblir la portée. À mes yeux, elle s’adressait moins au costume qu’à l’instruction militaire. Pour mériter le titre de compagnie modèle que nous nous étions décerné, il fallait faire quelques efforts, travailler l'école de peloton, s'élever même jusqu’à l’exercice à feu. C’est ainsi et seulement ainsi que l'on pouvait regagner l’estime du maréchal, et marcher de pair avec les compagnies célèbres dans la milice citoyenne. Oscar se rangea de cet avis, et l’échec fut oublié. Seulement on décida que la compagnie se livrerait désormais à la manœuvre sur une grande échelle. La plaine Saint-Denis fut désignée pour être le théâtre de ces expéditions, et, pendant un mois entier, mes voltigeurs s’y rendirent avec exactitude. Chacun d’eux emportait une trentaine de cartouches; on exécutait des feux de file, des feux de peloton ; on simulait une petite guerre. Les évolutions ordinaires précédaient ou accompagnaient ces opérations stratégiques, et les bons effets d'une pratique soutenue se firent bientôt sentir. Un accident seul put interrompre le cours de cette éducation martiale. En homme défiant, je ne commandais le feu à mes voltigeurs que lorsque je me trouvais hors de la ligne de leurs fusils. Le lieutenant n’avait pas la même prudence, et mal lui en prit. Dans une décharge générale, il reçut à bout portant une baguette oubliée dans le canon. Heureusement le projectile frappa dans les parties charnues, et l'officier, ainsi embroché, en fut quitte pour quatre mois de traitement. Néanmoins, cette circonstance répandit quelque froideur sur l'exercice à feu, et la plaine Saint-Denis fut désormais délaissée.

On devine combien ces passe-temps militaires me détournaient de mon commerce et de mon ménage. Je ne m’appartenais vraiment plus : debout à cinq heures du matin, je rentrais au logis harassé, et n'y apportais pas toujours une humeur accommodante. Évidemment les honneurs me gâtaient et me jetaient dans une vie irrégulière. Malvina ne disait rien encore, elle souffrait en silence. De son côté Oscar s'impatronisait de plus en plus dans la maison. Quelques instances que j'eusse mises à l'attirer vers nos exercices et nos manœuvres, jamais il n'y avait paru. Le diplomate avait eu autre chose en vue : il songeait à gagner le terrain que je perdais, et se mêlait un peu trop des affaires que je négligeais. Mes écarts d'ambition entraient pour beaucoup dans ses chances, et il employait un art perfide à les aggraver.

Un matin que je revenais de l'exercice à feu, Malvina ne se trouva pas, comme d'habitude, dans le magasin. Sans m'arrêter, je gravis l’escalier, ouvris la porte de l’appartement, et allais pénétrer dans la chambre de ma femme, quand je m’aperçus quelle n'était pas seule. Un dialogue était établi ; je distinguai la voix d'Oscar.

« Quoi ! madame Paturot, disait-il, c'est bien votre dernier mot ? — Oui, monsieur Oscar, et n'y revenez plus... Viens ici, Alfred, ajouta ma Lucrèce en s’adressant à son fils, viens donc que je te débarbouille la figure. »

J’entrai sur ces paroles. La mère était occupée de la toilette de son enfant ; Oscar, assis dans un fauteuil, semblait embarrassé, et ma présence fut loin de lui rendre son aplomb. Alors, aucun soupçon ne troublait mon âme : ce fut plus tard seulement que je compris ce que signifiaient les paroles échangées entre le rapin et mon épouse. Chère Malvina ! elle avait plus de bon sens, plus de tête que moi. Au lieu de comprendre le danger des assiduités du peintre, en véritable mari j'eus l'incroyable inspiration de lui dire :

« Oscar, tu déjeunes avec nous, n’est-ce pas ? »

J’étais un homme prédestiné.

1(note originale) Il n'est pas sans intérêt de rappeler que ceci se passait à l’époque où l’uniforme était arbitraire, et avant qu'une loi en eût fixé définitivement tous les détails.

IV

LES AMBITIONS DE MADAME PATUROT.

Quand le vertige s’empare d’une maison, ce n'est point à demi ; rien de plus contagieux que l’exemple. Il y a d’ailleurs au fond du cœur humain un invincible besoin d’essais et d’expériences. Un succès, si grand qu’il soit, ne le remplit pas entièrement, c’est à peine une halle dans la voie des désirs. Tient-on jamais compte des résultats passés quand on aspire à une conquête nouvelle? Les lois de l’ambition ressemblent à celles de la gravitation : l’intensité s’y accroît en raison du chemin parcouru. Certes, j’avais obtenu du sort au delà de ce qu’un bonnetier peut en attendre ; huit cent mille francs, une femme aimable et fort experte, deux enfants qui venaient à souhait. Où est le bonheur, si ce n’esl là, dans les joies de la famille, dans les douceurs de l’aisance ? Eh bien, cette situation ne me suffisait pas ; je prétendais à mieux : on eût dit que je voulais lasser le destin. Au premier souffle de la flatterie, ma vanité s’était échauffée ; elle avait entrevu un monde brillant dont chaque jour la fortune me rapprochait. Au-dessus de moi et presque à ma portée, je voyais s’épanouir la classe qui dispose aujourd’hui de l’empire. J’étais en voie de l’atteindre ; encore un effort, encore quelques cent mille francs, et je prenais mon rang dans cette phalange de parvenus. Dans la mémorable nuit de mon suicide, mon pauvre oncle me l’avait dit:

« Sois bonnetier, Paturot ; le vent souffle du côté des bonnetiers et des marchands de « chandelles. Un bonnetier peut aspirer à tout. Capitaine de la citoyenne, conseiller « municipal, maire peut-être, et que dis-je maire ? conseiller d’État, député, ministre !!! voilà « ton programme, Jérôme, il est moins chimérique que celui de l’hôtel de de ville ! »

Sois bonnetier, tu seras ministre !!! Ces mots retentissaient à mon oreille comme ceux des sorcières de Macbeth. Hélas ! que de filateurs, marchands de nouveautés, drapiers, meuniers et droguistes, les ont entendus comme moi, dans le silence des nuits, au milieu du tumulte de la journée! Qui se résigne aujourd’hui à n’être qu’un simple marchand ? Qui n’a pas été un peu ministre en rêve, et même président du conseil ? Qui n'a pas, dans le monde du négoce, arrangé les destinées de la France au point de vue de sa spécialité ? C’est le travers du jour : chacun y sacrifie. La science politique n’est plus l’étude d’une vie entière, le fruit d’une spéculation assidue ou d’une pratique patiente ; elle s’apprend dans les comptoirs, dans les ateliers, au milieu des mécaniques et des bordereaux. Un manufacturier est transformé en Colbert du jour au lendemain, et il se partage dès lors entre les soins de l’État et les foulons de ses fabriques. Faut-il le dire, esprit de corps à part, notre classe industrielle est arrivée trop tôt au pouvoir pour sa gloire ; elle aurait eu besoin d’un plus long noviciat ; elle poursuit son éducation aux dépens de la force, de la grandeur, de la dignité du pays. Le propre du commerçant, de l’industriel, est de voir d’abord dans les choses ce qui le touche : c’est une des qualités, un des titres de la profession. On n’y réussit qu’à ce prix. Or cette vue personnelle devient un dissolvant dans les affaires publiques, qui exigent surtout de l’étendue dans l’esprit et du désintéressement dans le cœur. Il se peut qu’avec le temps la classe industrielle s’améliore, qu’elle se mette à la hauteur de ses nouveaux devoirs, qu’elle s’élève jusqu’à la politique ; mais il n’en est pas moins vrai que les grandeurs l’ont surprise avant qu’elle fût apte à en porter le fardeau, et qu’elle a introduit dans la vie publique deux germes de décadence : la faiblesse dans les desseins, et les petits calculs de positions et de personnes.

J’en parle en converti, on peut me croire. Que n’ai-je aperçu, avant de m’y engager, les pièges de cette existence et les déceptions dont elle est semée ! Les industriels qui aspirent à se transformer en médiocrités parlementaires ou ministérielles ignorent ce qu’il en coûte de servir plusieurs maîtres et de porter deux souquenilles, l’une d'homme public, l'autre de marchand. Sans doute, l'État est bon prince ; il souffre des incapacités de tout le monde, et n’en rend personne responsable. C’est ce qui pousse vers ce service des prétendants si nombreux. Les expériences se font aux frais du trésor ; heureuses ou malheureuses, il paye sans murmure et sans recours. Ainsi, à ce point de vue, le risque est nul ; mais les honneurs ont d’autres embarras, d’autres ennuis. A peine étais-je capitaine d’une compagnie modèle, et déjà je les voyais fondre sur moi. J’avais des envieux, des ennemis ; mon propre parti commençait à se fractionner. À la tête des mécontents figurait un herboriste qui ne pouvait pas pardonner à ma maison l’indifférence qu’elle affectait en matière de tilleul et de camomille. Quoique cet homme fût peu considérable, l’activité chez lui suppléait à l'influence : son opposition n’ébranlait pas mon autorité, mais elle troublait mon repos. À la rigueur, j’aurais pu désarmer mon adversaire en lui prodiguant les commandes, sauf à précipiter ma famille dans les sédatifs qui ont pour base la guimauve et la graine de lin. Je ne le fis pas, en vue de ma dignité ; je dédaignai ce complot des infusions méconnues, je résistai à celte conjuration des plantes médicinales.

Au milieu de ces premières distractions de la grandeur, mes affaires n’avaient pas souffert. Malvina demeurait toujours au poste d'honneur, cest-à-dire, au comptoir et à la vente. L’inventaire qui s’achevait allait porter à un million le chiffre de notre fortune. Un article seul, une sorte de cache-nez dont elle avait eu l’idée, et qui s’était exécuté sous ses yeux, nous donnait plus de vingt mille francs de bénéfices. Les assortiments courants ne faisaient que paraître et disparaître : aux approches de l’hiver, le magasin était littéralement assiégé par les acheteurs. Cela dura ainsi jusqu'à ce qu’un événement singulier fût venu bouleverser notre maison et changer du tout au tout la vie calme que nous avions menée jusqu’alors. Cet épisode fut décisif, il demande à être raconté avec quelque détail.

Dans la clientèle élégante que nos articles de fantaisie avaient attirée, se trouvait une grande dame que l’on nommait la princesse palatine de Flibustofskoï. C’était une personne un peu mûre, mais pleine de majesté ; elle avait cet éclat qui tient à la fois de la nature et de l’art, et qui atteste des soins de conservation unis à une santé prospère. Rien de plus magnifique que ses épaules, de plus potelé et de plus royal que sa poitrine et les attenances. Si le regard était un peu fier, des cils noirs, d'une longueur idéale, lui donnaient on ne saurait dire quelle expression douce et quels tons veloutés. Tout dans cette femme accusait de la race : le port seigneurial, des cheveux cendrés à reflets bruns, une coupe de visage d’une distinction parfaite, un pied et une main admirables. Sa voix avait conservé le timbre argentin qui est ordinairement l’apanage de la jeunesse ; l’incarnat de ses lèvres était d’une pureté extrême ; ses dents n’avaient pas de rivales pour la blancheur et pour l’émail. À la voir descendre de son brillant équipage, appuyée sur le bras d’un chasseur de bonne maison, on eût dit une déesse, une Junon ou une Niobé. Rien n’approchait du goût de ses toilettes : les fourrures du Nord, les riches étoffes, les joyaux, les objets de prix y contribuaient, mais sans affectation, sans étalage. Tout cela était merveilleusement porté ; l’élégance en faisait excuser la richesse, la distinction en rehaussait la valeur. La princesse Flibustofskoï menait, d’ailleurs, grand train ; elle occupait, dans le plus beau quartier de Paris, un appartement somptueux, donnait des fêtes, avait une nombreuse livrée, vivait, enfin, sur le pied des plus grandes existences de l’aristocratie. Oscar, qu’on ne prenait jamais au dépourvu, la connaissait ; il la nommait la providence des artistes, ce qui m’autorisa à croire qu’il lui avait fait l’hommage onéreux de quelques-uns de ses herbages.

Sans que Malvina pût deviner pourquoi, la princesse Flibustofskoï l’avait prise depuis quelque temps en affection. Deux ou trois fois par semaine, son équipage s’arrêtait devant notre porte, ce qui était, pour les voisins, un objet de sourdes jalousies. Le marchepied s’abaissait, et la belle palatine venait s’asseoir familièrement près du comptoir de Malvina, qu’elle honorait de visites très-longues. Les commis déployaient quelques colifichets, quelques objets de luxe, la princesse choisissait et engageait ensuite l’entretien. On connaît madame Paturot ; on sait quel est son talent, sa facilité de parole ; toute princesse qu’elle fût, madame Flibustofskoï ne pouvait pas lui en remontrer de ce côté. Aussi ces conversations devenaient-elles à peu près interminables : Malvina, une fois lancée, ne s’arrêtait plus ; elle racontait sa vie à la princesse et les vicissitudes qui l’avaient traversée, lui parlait de ses malheurs d’autrefois, de son bonheur actuel, de la prospérité de sa maison et du million en chiffres ronds qui allait se trouver au bout de l'inventaire. Ces détails semblaient intéresser beaucoup la palatine, et la liaison devenait chaque jour plus intime, sans toutefois franchir l’intervalle qui sépare un marchand du client. En retour des confidences de Malvina, la grande dame prodiguait les attentions délicates, les prévenances affectueuses, s'informait de ma santé, de celle de nos enfants, enfin débitait une foule de petits riens qui avaient du prix, venant d’une bouche aristocratique.

Bientôt la princesse palatine eut un parti dans ma maison : Malvina en raffolait ; elle en parlait à toute heure, à tout propos. De loin en loin madame Flibustofskoï envoyait quelques jouets pour ma petite famille, et accompagnait ces envois de billets charmants. Mes enfants se déclarèrent donc en sa faveur, et eurent aussi son nom à la bouche. Notre bonne ne fut point insensible à quelques œillades du grand chasseur, et passa à son tour aux Flibustofskoï. Enfin Oscar, renchérissant sur le tout, célébrait sans relâche la haute position, la magnificence, la générosité de la princesse palatine. Il ne la nommait que la belle Moscovite, la majestueuse Moscovite, la superbe Moscovite, exaltait son goût pour les arts, et le talent de son cuisinier. Ainsi ma maison entière conspirait pour elle. Seul je résistais, seul je me défendais contre cette influence ; mais quand je m'avisais d'émettre quelques doutes, de montrer quelque tiédeur, j’étais sûr de voir éclater une explosion universelle. Le peintre ordinaire de Sa Majesté s’exaspérait plus, haut que les autres.

« Voilà comme tu es, Paturot, s'écriait-il, un sceptique, un vil sceptique ! O industriels ! vous ne savez que vous défier ! où serait la foi sans les artistes ?
— Mon Dieu, ne te fâche pas, Oscar.
— Non ; mais c’est que le commerce altère vos facultés. Vous vous y abrutissez, vous vous y encroûtez. Suspecter la princesse palatine, ô Jérôme !!!
— Mais, non !
— Une Flibuslofskoï !
— Eh bien, non !
— Une aussi majestueuse Moscovite !
— Non ! non !
— Jérôme, va-t’en de ma part à l'ambassade russe ; demande le secrétaire de la légation, un jeune blondin ; dis-lui de te montrer la carte de l'empire des Russes, dressée par les ordres de S. M. l’empereur Nicolas ; tu y verras les terres de la princesse palatine.
— Mon Dieu ! je m’en rapporte...
— Cent cinquante werstes carrées, mesure locale ; tu convertiras la chose en hectares, pour avoir le droit d’en parler en France.
— À quoi bon ?
— Ce n’est, pas tout ! Suis la récapitulation. Dix mille serfs et trois cent vingt-deux mille tètes de bétail paissant sur les rives fortunées du Don, département de l'Ukraine, sous-préfecture d’Azoff. Voilà ce que sont les Flibustofskoï ! Soupçonne encore, soupçonne !...
— Du tout, je me rends.
— Paturot, Paturot ! tes épaulettes t’égarent. De ce que cinquante épiciers, plus ou moins, t'ont porté au commandement d’une compagnie, tu te crois en droit d’accabler de tes mépris l’aristocratie européenne, d’insulter les blasons, de dédaigner les illustrations héraldiques. Mais sais-tu bien, malheureux, que si les alliés reparaissent en France, la princesse palatine pourra te faire tailler en pièces par quarante-quatre régiments de Cosaques?
— Elle est donc bien puissante ?
— Riche à millions ! Jérôme. Elle possède des mines d’or dans les chaînes de l’Oural, à deux pas des Demidoff, ces bienfaiteurs des critiques parisiens. Elle m’a fait une commande de trois paysages à cent écus la pièce : c’est princier, vois-tu. »

Ce dernier argument ne souffrait pas de réplique ; je cédai. Avec la maison entière, je fis chorus au sujet de la princesse Flibustofskoï, je la reconnus pour la palatine la plus généreuse et la plus adorable de l’univers. Au fait, pourquoi aurais-je montré plus de défiance ? Comme le disait victorieusement Malvina, la princesse payait comptant ; c’était un titre irrésistible. La conversation en resta là ; notre majestueuse Moscovite avait l’unanimité. Du reste, pendant un mois, il en fut peu question ; elle venait moins fréquemment au magasin, et je soupçonnai Oscar de détourner sur ses paysages une portion de ses libéralités. Au fond, je n’étais pas fâché de cette froideur : instinctivement, je n’éprouvais que de la répugnance pour une intimité semblable. Malvina, au contraire, regrettait beaucoup ses causeries avec la grande dame, et ne savait comment expliquer sa réserve après tant d’assiduités. Un soir, au sortir de table, nous nous en entretenions dans le salon, quand tout à coup la porte s’ouvre, et un valet de pied annonce à haute voix :

Madame la princesse palatine de Flibustofskoï !

C’était elle, en effet, elle dans notre appartement ! Malvina croyait rêver, et je cherchais vainement à m’expliquer le motif de cette visite. La princesse alla droit vers ma femme :

« Ma toute belle, dit-elle d’une voix caressante, je viens vous surprendre jusque chez vous. Chassez-moi, si je suis une indiscrète.
— Princesse, répondit madame Paturot, fière et troublée à la fois de l’honneur qu’on lui faisait, c’est trop de bonté... Je suis vraiment confuse... Peut-être n'a-t-on pas su vous servir à votre gré là-bas ?... Pardon, je vais descendre.
— Non vraiment, non, ma charmante; c’est vous que je viens voir. »

En même temps, elle se retourna de mon côté ; et, m’adressant le plus gracieux des sourires :

« Ah ! c’est monsieur Paturot!
— Madame la princesse, répondis-je en m’inclinant.
— C’est bien, monsieur. Il y a longtemps que je désirais vous rencontrer. J’ai des reproches à vous faire.
— À moi ! madame la princesse.
— À vous, monsieur. Quand on a tout ce qu’il faut pour briller dans le monde, on ne s’enfouit pas dans une arrière-boutique; on se produit, on se fait voir.
— Ah ! princesse...
— Et votre femme, monsieur, vous voulez donc I’enterrer vivante ! On ne l’aperçoit nulle part, et elle serait si bien partout ! Tant d'esprit et de grâce !... Seriez-vous jaloux, par hasard, monsieur ?
— Lui, princesse, répondit Malvina, lui jaloux ; il n’y a pas de danger ; c'est moi qui ai fait son éducation.
— À la bonne heure ! mais pourquoi alors ce séquestre, cette solitude ?
— Princesse, cela s'explique, dis-je un peu embarrassé ; le manque d'occasions...
— Pitoyable défaite, monsieur ; dites plutôt que vous êtes un despote ; que vous tenez votre femme sous des plombs de Venise.
— Pauvre chat, dit Malvina venant à mon secours, comme on le calomnie !
— Ne l’excusez pas, ma belle; il est impardonnable.
— Que de rigueur ! repris-je.
— Ce n'est que justice. Voulez-vous parier, monsieur, que votre femme ne sait pas seulement ce que c’est que le Théâtre-Italien, et comment chante Rubini ?
— Pour ça non, dit naïvement Malvina.
— Eh bien, vous le voyez, les tyrans de l’antiquité n’en faisaient pas pire. Malheureuse victime ! ajouta-t-elle d’un air compatissant. Vivre sans musique italienne : c’est un cas de séparation.»

Puis se retournant vers moi :

« Monsieur, dit-elle, vous avez abusé du droit de la force ; nous nous révoltons. Je vous enlève votre femme pour ce soir ; je l’emmène aux Italiens. Permis à vous de nous suivre.
— Princesse, que d'honneur !
— Capitaine Paturot, ajouta la sirène, je veux vous présenter au feld-maréchal Tapanowich, gouverneur des colonies militaires de la Crimée. Entre guerriers, on est fait pour se comprendre. »

Celte voix, ce langage, ce regard exercèrent sur moi une sorte de fascination. Je ne cherchai pas alors à m’expliquer ce qui pouvait motiver, de la part de la grande dame, une démarche aussi étrange et aussi inattendue. Machinalement je me laissai entraîner ; j obéis à ce prestige. Malvina éleva seule diverses objections que la princesse détruisait une à une. Elle n’en voulait pas démordre; il fallait se rendre aux Italiens avec elle, prendre place à ses côtés dans sa voiture et dans sa loge, subir les honneurs et affronter le cérémonial de cette intimité. Enfin, madame Paturot céda : la vanité l'emporta sur la raison. Dès ce moment, ce fut une toute autre femme. Aucune de mes chimères n’avait laissé de traces dans son esprit ; ni mes épaulettes civiques, ni la perspective de fonctions municipales ne l’avaient profondément touchée. Dans la carrière des grandeurs, elle ne voyait rien qui méritât une attention sérieuse. Mais cette fois, il s’agissait de toilette, d’exhibition publique ; il s’agissait de se décolleter, de se caparaçonner, de se lancer dans les falbalas et les panaches, de se produire au milieu de cette société choisie, étalage vivant de pierreries et de dentelles. Les ambitions de ce genre, une femme les comprend toujours, et madame Paturot plus qu’une autre. Aussi allait-elle et venait-elle, comme si une tarentule l’eût piquée, tantôt ne sachant â quelle toilette s’arrêter, tantôt regrettant de n’avoir pu se préparer un peu à l’avance. La princesse la conseillait et la calmait de son mieux.

« Allons, ma toute belle, point d’extravagances... c’est divin comme cela... Voyez-moi ; on va simplement aux Bouffes quand on le veut ;... il n’y a que les Anglaises qui se découvrent obstinément les épaules, et Dieu sait à quel point !... une autre fois nous ferons comme elles... il faut varier... Je vous enverrai mes faiseuses... Allons, venez ; vous êtes délicieuse ainsi.»

Malvina termina ses apprêts ; mais, dès ce moment, elle se promit de ne plus se laisser surprendre, et d’avoir des toilettes qui ne fussent pas improvisées. Les goûts de luxe et d’élégance sont instinctifs chez les femmes ; ils peuvent sommeiller, un rien les réveille. C’est par là que madame Paturot devait se laisser séduire. Quant à moi, pour faire honneur à la princesse, j’avais cru devoir me revêtir de mon uniforme.

« Fi donc, monsieur Paturot, me dit-elle en m’apercevant ; les épaulettes sont de très-mauvais goût aux Bouffes. C’est bon tout au plus pour les Tuileries. »

J’endossai un frac noir, et me mis galamment à la disposition de la noble palatine. Pendant ce temps, elle avait daigné se mêler aux jeux de ma .petite famille avec une grâce et un abandon adorables. Impossible de se montrer plus avenante et plus affectueuse. Qui eût dit, à la voir aussi affable, quelle avait des mines d’or et d’argent dans l’Oural, et trois cent vingt-deux mille têtes de bétail dans les campagnes de l’Ukraine!

V

MADAME DE PATUROT DAME PATRONESSE. — LES INONDÉS DU BORYSTHÈNES. UN FESTIVAL.

Malvina était lancée ; le feu avait repris aux poudres. Cette ardeur que les soins du commerce et du ménage avaient amortie venait d’éclater de nouveau ; le babil reverdissait ; la pétulance avait reparu. La princesse Flibustofskoï ne pouvait plus se séparer de sa femme. À chaque instant c'étaient des fêtes, des distractions, des occasions de dépense. Il existe à Paris une grande société fort mêlée, où il suffit d’un titre exotique et de beaucoup de luxe pour se produire, pour faire de l’effet. Par une sorte de convention, on y vient de toutes parts comme sur un terrain neutre, sans que cela puisse engager ni compromettre. Le faubourg Saint-Germain et la haute finance s’y rencontrent avec la diplomatie, les plus beaux noms comme les plus brillantes fortunes ; seulement chacun s’y tient sur un pied de réserve, et ne se livre qu’avec précaution. On pourrait même, dans ces nombreuses assemblées, distinguer les divers petits groupes qui évitent de s'y confondre. Ce qu’on y cherche, c'est l’éclat et le luxe, non l’intimité. Personne ne voudrait encourir la responsabilité de quelques admissions très-suspectes, ni approfondir les existences problématiques qui circulent dans ces réunions trop accessibles.

La princesse était alors la divinité de ce monde à part : le feld-maréchal Tapanowich l’aidait à en faire les honneurs. Ce militaire était un gros homme, trapu, à moustaches grises. Les souvenirs de l'invasion de 1815 lui étaient familiers : il y avait joué un role comme aide de camp de Kirchakoff. Du reste, ses petits yeux gris semblaient s’être adoucis en faveur de madame Paturot, et il m'honorait de poignées de mains à la tartare qui me disloquaient les articulations. Quand Malvina, retenue par des affaires, restait deux jours sans aller chez la princesse, celle-ci lui dépêchait le feld-maréchal pour l’enlever, comme il le disait, militairement. C’était tantôt un bal, tantôt un concert, une promenade au bois ou une course de chevaux. Ma femme éleva d’abord quelques objections puis elle finit par se livrer tout entière à cette existence nouvelle. Le comptoir fut abandonné ; la surveillance du magasin retomba sur le premier employé, qui obtint de l’avancement et des honoraires proportionnés à ses fonctions. La vie du monde est une besogne incompatible avec d’autres occupations et d’autres devoirs. Ces femmes, que l’on croit oisives, dépensent une incroyable activité et des ressources d’imagination prodigieuses, pour suffire au rôle qu’elles ont librement choisi. Il faut inventer des parures nouvelles, pressentir les rivalités de toilette, les déjouer, remporter des triomphes éclatants, et ne pas s’exposer à des défaites ; il faut avoir l’œil à tout : aux marchandes, si promptes à la trahison, à l’espionnage des soubrettes, à ces mille petites ruses que les beautés à la mode emploient les unes vis-à-vis des autres ; enfin, étudier, connaître à fond la stratégie des coquettes, non moins compliquée que celle de la guerre. Le vulgaire appelle cela des femmes de loisir ; il les calomnie : aucune des servitudes volontaires dont parle la Boétie n’est comparable à cette servitude. En fait de chaînes, les plus lourdes et les moins faciles à briser sont celles que l’on rive soi-même.

C’était dans ce courant que madame Paturot se laissait peu à peu entraîner. Naturelle et bonne fille, elle n’y mit pas d’abord de grands apprêts, se laissa éclipser sans murmure, et se résigna à ne figurer que sur un plan secondaire. Mais peu à peu le spectacle de ces vanités réveilla la sienne ; le contact de ces prétentions altéra le laisser-aller charmant de son caractère : elle devint pincée, jalouse et mauvaise langue. Sa verve de grisette ne l’avait pas abandonnée, et elle s'en servit souvent pour se faire respecter des pimbêches de l’aristocratie du comptoir et de l’atelier. Du reste, une fois livrée au monde, Malvina ne s’appartint plus : nos enfants étaient à la merci des bonnes, la maison de commerce à la garde des employés ; les dépenses du ménage à la discrétion de la domesticité. C’était une anarchie, un désordre complets. Malvina avait à peine le temps de donner audience aux ouvrières en robes et en chapeaux, au joaillier, à la modiste, à la marchande de chaussures. Une partie des journées s’écoulait en courses, et presque toutes les nuits se consumaient en veilles fatigantes. Je succombais à ce nouveau service. Les poëtes, en parlant des femmes, les qualifient volontiers de sexe faible : c’est sexe de fer qu’il faudrait dire. Les voit-on jamais demander grâce au bal ? et quand elles s’y sont démenées, agitées pendant dix heures consécutives, ne sont-elles pas toujours prêtes à recommencer le lendemain ! Sexe faible ! Le sexe fort n’en ferait pas autant.

Nous étions devenus les habitués de l’hôtel Flibustofskoï. Pour sauver les apparences aux yeux des grands noms russes qui fréquentaient cette maison, le feld-maréchal Tapanowich avait pris sur lui de nous anoblir. Les valets avaient le mot d'ordre; on annonçait toujours : Monsieur et madame de Paturot ! Je voulus faire quelques observations au sujet de cette particule d’emprunt ; Malvina s’y opposa, et traita mes scrupules de puérils. En effet, d’autres invités se montraient moins rigoristes, et cette usurpation de titres semblait être la monnaie courante du lieu. Le Tartare ne faisait grâce à personne, la livrée avait reçu à ce sujet des instructions inflexibles. Il fallait s y résigner : j'étais de Paturot. Au bout de quelques jours cela me paraissait sonore et naturel.

La maison de la princesse avait un avantage qui la faisait rechercher de tout Paris : on s'y amusait. La plus grande liberté y régnait ; l’étiquette en était bannie. On y avait organisé un théâtre de salon, ouvert presque à tout venant. Le feld-maréchal exerçait bien une espèce de police ; mais quelques mots flatteurs adoucissaient le Tartare, et le rendaient au sentiment de la civilisation. La troupe se composait des dames les plus décolletées du grand monde, et des jeunes gens les plus susceptibles d'éducation dramatique et musicale. On se formait beaucoup par les répétitions; on se disait, à l’aide du chant et du dialogue, toutes les douceurs imaginables : exercice fort récréatif pour les rares époux légitimes admis à ces études préparatoires ! Quelquefois, lorsque l'intention n'était pas suffisamment sentie par le jeune premier, il fallait revenir à la charge, étudier la scène à part dans le plus strict tête-à-tête, se pénétrer de la situation, entrer dans l’esprit de l’intrigue amoureuse. Là était le triomphe des sujets d'élite, et plus d’un cavalier à barbiche qui avait débuté comme un novice, sortit des mains de ces dames comédien achevé. Madame Paturot choisit son emploi ; elle se voua aux Déjazet et aux rôles culottés. Modestie à part, son succès fut le plus franc qui eût lieu sur ce théâtre, où elle naturalisa, avec une grande délicatesse de dessin, une danse que l'autorité entoure de quelques persécutions.

Désormais le nom de ma femme était inséparable de celui de la princesse. On ne faisait rien à l’hôtel Flibustofskoï sans consulter madame Paturot ; l'influence du feld-maréchal lui-même s'inclinait devant celle-là. Un jour, Malvina, en entrant dans la chambre de la palatine, la trouva fort affairée.

« Que vous venez à propos, ma toute belle, j’allais vous envoyer chercher. Nous allons avoir de la besogne, ces jours-ci.
— Qu'y a-t-il donc ? répondit Malvina.
—Il y a, mon adorable, que le Borysthènes a pris la fantaisie de déborder. J'ai des lettres qui racontent la catastrophe ; c'est à fendre le cœur. Vous avez là une jolie robe.
— Où est ça, le Borysthènes, dit Malvina, qui n'était pas de première force sur la géographie.
— Mais dans nos pays, ma chère; vous ne vous faites pas une idée du désastre ! Des villages engloutis, des troupeaux emportés, une inondation à douze lieues à la ronde ; des familles se réfugiant sur la cime des arbres, des poupons flottant dans leurs berceaux, tout ce qu il y a de plus affreux. Qui vous fournit vos guimpes, mon enfant ? Celle-ci est de bon goût.
— Palmyre. Eh bien, ce Boriscrènes?
— Borysthènes ! ma mignonne, célèbre par une romance de l’empire ; Borysthènes, retenez bien le mot : il devient notre propriété. Nous allons créer une classe d’affligés qui nous appartiendra : celle des inondés du Borysthènes.
— Connu !
— Oui, mon enfant, connu, très-connu ! Il est des salons qui ont accaparé les Polonais, d'autres les réfugiés espagnols, d'autres les pensionnaires de la liste civile. C'est leur bien ; ils ne veulent pas qu'on y touche. Nous aurons les inondés du Borysthènes : voilà une rivière qui ne pouvait déborder plus à propos.
— Au fait, nous n’en sommes pas la cause : c’est Dieu qui fait la pluie et le beau temps.
— Et nous, ma petite, nous allons jouer le rôle de la Providence. Allez, cela fera du bruit. J’ai des plumes dévouées dans les journaux de Paris ; nous remuerons l’Europe. Savez-vous à quoi je m’occupais quand vous êtes entrée ?
— Pas le moins du monde !
— À dresser la liste des dames patronesses. Les premiers noms du globe ! lisez : l’archiduchesse de Poupoulakowen, la margrave de Chiroukalich, l’ambassadrice comtesse de Marmelada, la marquise de Pomparamon, madame de Paturot, etc., etc.
— En effet, c’est bien composé !
— Trente noms comme ceux-là, ma toute belle !!! Les journaux inséreront ma liste. J'y joins quelques femmes de lettres et des épouses de financiers comme assortiment. Le public est si bizarre : il en faut pour tous les goûts.
— Et ensuite ?
— Ensuite, nous aurons des ventes, des loteries, des représentations extraordinaires au bénéfice de nos inondés du Borysthènes ! Il faut que ces malheureux nous bénissent. Nous les inonderons de bienfaits.
— Un bienfait n'est jamais perdu, » dit sagement Malvina.

En effet, les inondés du Borysthènes devinrent bientôt célèbres. La princesse Flibustofskoï les prit ouvertement sous sa protection, et débuta par une tombola à leur profit. Des récits pittoresques parurent dans les journaux, et un artiste en romances en médita, à leur intention, une qui se terminait ainsi :

De vos bienfaits n’arrêtez pas le cours,
Beautés de la moderne Athènes,
Accourez toutes au secours
Des inondés du Borysthènes.

Le chant était plaintif ; il eut un succès prodigieux dans les salons : les larmes coulaient de tous les yeux, et la loterie qui survenait arrachait l'or et l’argent de toutes les bourses. D'un autre côté, des doigts de fée travaillaient sans relâche à de petits ouvrages de broderie destinés à une vente publique dans l'intérêt des inondés. Quand le nombre des objets offerts fut considérable, on créa un ingénieux petit bazar dans lequel s’installèrent des princesses assaisonnées de femmes célèbres dans les lettres et dans les arts. Malheur à l’imprudent qui s'aventurait dans cette enceinte à la poursuite de quelques babioles ! Les Lombards du moyen âge étaient plus accommodants que ces sirènes de la bienfaisance. Elles ajoutaient au prix de l’objet celui des œillades qu'elles prodiguaient pour le vendre, et faisaient sans sourciller de la véritable usure au profit du malheur. Les marchandes étaient belles, la recette le fut aussi : les inondés du Borysthènes y trouvèrent une somme ronde. Madame Paturot se surpassa ; son génie pour la vente se produisit en cette occasion, accru de toute la noblesse du motif. À l’en croire, tous les objets qu’elle débitait avaient été confectionnés par l’impératrice de Russie, et elle les évaluait en conséquence. Elle vendit à un lord une paire de bretelles 150 francs, mais le lord crut avoir sur les épaules un objet sorti des mains de la grande-duchesse Olga.

Les inondés du Borysthènes avaient donc parfaitement réussi. La princesse voulut pousser les choses jusqu’au bout, et leur procurer un festival. Pour cela elle s’adressa à l’artiste breveté qui exécute ce genre de plaisanteries. Après avoir secoué quatre fois sa crinière, l’artiste promit. Billets à 15 francs ; neuf cent soixante et douze exécutants, une messe de mort, et le Combat des Horaces et des Curiaces mis en musique : voilà quel fut son programme court, mais significatif. On prit jour. Tous les cuivres disponibles furent arrêtés à l'avance, ce qui ne devait nuire ni aux instruments à vent, ni aux instruments à cordes.

« Princesse, disait l’artiste, en agitant sa chevelure, je retrouverai pour vous l’hymne de la création perdu depuis le déluge. »

Le jour du festival arriva : les patronesses avaient admirablement opéré, tous les billets étaient placés, la grande société de Paris était accourue. L’artiste n'avait voulu laisser à personne le soin de conduire son œuvre. Il siégeait au pupitre, à cinq mètres au-dessus du niveau des flots de l’orchestre. Dans le périmètre étaient disposés les croque-notes chevelus jugés dignes d’applaudir avec discernement. Lui, cependant, l’artiste, le révélateur musical, l’aigle de la clef de fa, promenait son regard sur l'assemblée, cherchant à rappeler à l’ordre une incommode mèche de cheveux, et s’inspirant d’avance du succès qu’il allait obtenir. Parlez-moi du génie pour infuser de la confiance, et inoculer de l’aplomb : c'est à cette pierre de touche qu’on le reconnaît.

Mais silence, le festival a commencé. La première note est de celles qui firent tomber les remparts d'une ville de Judée. Heureusement, la salle est solide ; elle résiste; la vie est sauve si les oreilles ne le sont pas. La messe funèbre en douze parties s’est passée sans accident ; il ne reste plus à entendre que le Combat des Horaces et des Curiaces. Plus d’une fois j’avais ouï parler d’un procédé imaginé par l’inventeur du festival, lequel procédé consiste à mettre la vie publique et privée en musique. On racontait à ce sujet des anecdotes extraordinaires, entre autres celle qui lui était arrivée dans un restaurant. Ayant à demander un fricandeau à l’oseille, le grand artiste tira un flageolet de sa poche, et se mit à moduler quelques sons :

Ta deri dera ! Ta deri dera !

Le garçon ne s’y trompa point ; il n’hésita pas un instant, et apporta le fricandeau demandé. Voilà comment le génie ferme la bouche aux détracteurs.

Le morceau capital de la soirée était donc le Combat des Horaces et des Curiaces. L’artiste l'aborda du haut de son pupitre, avec tout le sang-froid que lui laissait l’opiniâtre mèche de cheveux vendue à ses ennemis. À mesure qu'il marquait la mesure avec sa tête, cette mèche malintentionnée s’égarait sur son front, dans ses yeux, le gênait, l'aveuglait, lui donnait un aspect ébouriffé et malheureux. N’importe, le combat commence ; attention !

Baoum, baoum, baoum, la la la, tchinn !

Ce qui veut dire que les Horaces, avant de partir pour leur duel, demandent la bénédiction paternelle, le pied droit en avant et les trois glaives à la hauteur de l’œil. Un triolet exprime la douleur des femmes qui assistent â ce spectacle, et un point d’orgue l’inflexibilité du vieillard.

Tra la la la ! la la ra ! la ra la ! pschh !

Les champions sont dans l'arène ; l'un des Horaces vient de succomber ; une sixte diminuée l'indique avec une profonde amertume ; on voit l'autre très-détérioré, tandis que les Curiaces n’ont encore que des blessures légères. Dans un petit solo de violes, le troisième Horace laisse pressentir l'idée du stratagème qui doit le sauver ainsi que Rome.

Tideri ! tiderideri ! la la la la ! boum !

Il ne reste plus qu’un Horace debout contre les trois Curiaces. Rome est fort compromise, comme le témoignent les trombones. D’un autre côté, les ophicléides célèbrent le triomphe des Sabins, non sans y mêler quelques réticences de contre-basse, qui ont l’air de dire : « Rira bien qui rira le dernier. » L’Horace vivant continue à comploter à l’aide des hautbois et des petites flûtes. Il est impossible, au mouvement d'andante sostenuto, de ne pas comprendre que cet homme a son idée, et qu’il ne faut pas trop tôt chanter victoire.

Ti ta ra ta ta ta ! Ti ta ra ta la ta ta !

Le stratagème est en pleine voie d’exécution ; tout le monde en est dupe. Les trompettes à clef chantent la joie des Sabins, les bassons formulent l'indignation des Romains ; mais tout à coup, sur une reprise de clarinettes et un da capo inattendu, la chance tourne. Un Curiace tombe ; coup de tamtam, et fanfares de clairons. Le fifre exprime les cris déchirants de la famille. — Fugue de violons ; le second Curiace mord la poussière. Évidemment le stratagème est des plus heureux ; quelques trilles de flageolet en font compliment au dernier Horace. Ce qui lui reste à faire n’est plus qu’une simple formalité : il marche vers le dernier Curiace, et le massacre avec une rentrée d’altos. Chœur général des Romains, et tutti d’instruments. On entend tirer le canon pour préluder à l’invention de la poudre

Ce morceau, dont je n’ai pu donner qu'une idée très-imparfaite, termina le festival. Le héros de la soirée était encore assis devant son pupitre, mais vaincu par les émotions de l’enfantement, et noyé dans sa mèche de cheveux toujours rebelle. On comprit qu’avec le dernier Curiace le festival était fini. Les croque-notes chevelus, disposés dans les angles de la salle, s’élancèrent vers le maestro pour le porter vers son carrosse, et en dételer les chevaux ; lui pourtant, en génie modeste, se déroba par une porte de derrière, demanda son manteau et ses socques, et alla rédiger l’article de la même main qui avait écrit la partition et tenu le bâton de mesure. Les génies modernes sont ainsi faits : ils cumulent toutes les gloires, et suffisent à tous les devoirs.

Ainsi se passa le grand concert au bénéfice des inondés du Borysthènes.

VI

LES CHANTEURS DE SAL0N. — LES TROIS DIXIÈMES MUSES.

Décidément nous étions lancés dans le grand monde : j’étais devenu l'esclave du soulier verni, et Malvina puisait à pleines mains dans la caisse de la maison de commerce. Comment se produire sans diamants ? il avait fallu des diamants ; sans dentelles ? on avait donné dans les dentelles ; sans fourrures ? on s’était procuré des fourrures. Il en est de la toilette comme de toute passion ; ce que l’on a sert tout au plus à faire ressortir ce qui manque ; un désir assouvi engendre un autre désir. Avec le goût de la parure arrivent d’ailleurs tous les préjugés d’état. Porter une robe deux fois, fi donc ! c’est bon pour des gens de rien. Les parvenus sont surtout intraitables dans ces détails : ils prétendent lutter avec l’argent contre la naissance et contre la supériorité intellectuelle. L’un des soucis de Malvina, l’un des tourments de sa position nouvelle était qu’on ne reconnût sous ses riches atours une grisette endimanchée. Notre coffre payait les frais de cette préoccupation.

Dans l’une des premières soirées où nous parûmes, je ne pus m’empêcher de remarquer un cavalier, pourvu d’un collier de barbe resplendissant et de petites moustaches noires du meilleur effet. Quand il entra, ce fut comme une dilatation générale dans l’assemblée ; un air d’épanouissement anima tous les visages, un sourire courut sur toutes les lèvres. Les dames les plus considérables, les beautés en vogue se levèrent pour aller vers lui, et firent assaut d’empressement. C'était à qui obtiendrait un mot, un regard, un geste. L’objet de tant de prévenances ne s’en montrait pas moins réservé, et s’avançait vers le piano, pour y déposer un rouleau qu'il tenait à la main.

« Voilà, me disais-je, quelque prince du sang, quelque ambassadeur. »

Curieux de vérifier ma conjecture, je me penchai vers un voisin, et le priai de me fixer sur la position sociale de cet heureux mortel.

« Ça, me répondit-il, c'est le célèbre Triffolato, l’empereur de la romance plaintive. Vous allez l’entendre détacher du Schubert et du Concone. Il jouit d’un re de tête dont toutes ces dames sont folles. »

En effet, l’artiste poussa au piano l'accompagnateur qui lui servait d’esclave, appuya une main sur le bois de l’instrument, de manière à se procurer la pose d'un Antinoüs mélancolique, passa quatre fois la main dans sa chevelure, roula des yeux amoureux à l’intention des cent quarante-trois dames qui émaillaient le salon, puis, sur un mode suave, il chanta :

Plaisir d'amour avait charmé ma vie,
Tourment d’amour va bientôt la finir.

Le silence le plus profond régnait dans l’assemblée ; le babil était généralement suspendu. Aussi le chanteur semblait-il triompher. Chaque note sortait avec une grande sûreté d’intonation ; la voix était parfaitement posée. Des acclamations, des extases, des larmes saluaient l’artiste, qui n’en paraissait ni plus ému ni plus fier. Quand il eut exécuté deux ou trois romances, il rassembla sa musique éparse, fit deux révérences, et se déroba à l’enthousiasme universel.

« Bravo ! Triffolato, criait-on de toutes parts, bravo !
— Quel talent modeste ! dis-je à mon voisin.
— C’est qu’il est attendu à dix heures chez la duchesse de Mirasol. Il a gagné ses cent écus ici, il va en gagner autant ailleurs. En pressant un peu le mouvement, il peut faire quatre salons par soirée. Total, douze cents francs.
— Peste ! dis-je, voilà des roulades hors de prix. »

À peine avais-je achevé ces mots, qu’une seconde entrée attira l’attention de la compagnie. C’était encore un cavalier fort agréable, joli brun comme l’autre, moustaches noires comme l’autre, un cahier sous le bras comme l’autre. Le même mouvement se produisit parmi les éIégantes, et le nouveau venu ne se montra ni moins froid, ni moins majestueux que son devancier.

« Pour le coup, dis-je à mon voisin, voici au moins un duc et pair.
— Ça, répliqua mon voisin, cest l'illustre Muscardini, le prince de la romance bouffonne. Vous avez entendu tantôt Jean qui pleure, vous allez entendre Jean qui rit. Celui-ci possède un temps de hoquet qui précipite parfois ces dames dans une hilarité compromettante. »

Muscardini s’approcha gravement du piano, préluda par les mêmes poses, les mêmes roulements d’yeux que Triffolato, puis, au dernier accord de la ritournelle, il décomposa son visage le plus habilement du monde, et partit :

Nous avons t-y ri ! nous avons-t-y bu !

et cœtera. C'était une chanson normande : l’accent, l’intention, rien n'y manquait, on eût dit un herbager des environs de Falaise. Le succès fut prodigieux : mais le chanteur ne s’arrêta pas en si beau chemin, il passa de romance burlesque en romance burlesque, et alla jusqu'à la ventriloquie. La gaieté était au comble, quand tout à coup Muscardini disparut : il avait épuisé son répertoire.

« Encore cent écus de gagnés, me dit mon malicieux voisin ; il a assez de nos applaudissements, il va chercher des bis ailleurs.
— Quel précieux talent !pensais-je ; parlez-moi de montrer le blanc des yeux en chantant et de cultiver la chanson comique : voilà des positions sociales ! »

Je m'imaginais en être quitte pour une fois. Hélas ! je connaissais peu les chanteurs de salon. Quelque part que nous missions les pieds, nous étions sûrs de voir paraître le célèbre Triffolato et l’illustre Muscardini. Triffolato exécutait son Plaisir d'amour, Muscardini mimait son Nous avons-t-y ri ! Partout je retrouvai les mêmes notes, les mêmes points d'orgue, les mêmes fioritures, les mêmes effets ou larmoyants ou bouffons. Triffolato se passait la même main dans les mêmes cheveux, montrait le blanc des mêmes yeux, prenait la même pose mélancolique sur le même bras. Muscardini reproduisait les mêmes contorsions, le même accent, les mêmes gestes ornés de la même ventriloquie. La leçon était si parfaitement apprise, que l’artiste se fût fait un scrupule d'y changer un iota. Aussi, au bout d'un mois de ce régime, avais-je suffisamment du Muscardini et du Triffolato. Quand l'un commençait à rouler la prunelle, l’autre à composer son masque, je m'esquivais prudemment pour aller visiter le buffet ou tenter la diversion d'un whist à un louis la fiche.

Le premier hiver que nous passâmes dans ces fêtes fut pour moi une suite d'expériences. J'avais souvent entendu parler de ces femmes qui plongent leurs peines de cœur dans des flots d’encre, et versent sur le papier les trésors de pureté et de grâce que renferme leur imagination. Je n'ignorais aucune des railleries qui s’attachent à cette vocation, et les quolibets dont on l'a poursuivie. Faut-il avouer ma faiblesse ? Je suis de ceux qui ne refusent aucun droit aux femmes, et lui signeraient des deux mains ce qu’on appelle leur émancipation. Pourquoi les réduire à reprendre par la ruse le terrain que la force leur enlève ? Chez moi Malvina était souveraine ; elle eût voulu se faire tambour-major, que j'eusse passé condamnation sur ce goût dépravé.

Je comprends donc qu'une femme écrive, si tel est son plaisir, et encore mieux que le public la siffle et la honnisse si elle écrit des sottises ou des inconvenances. En toute chose l’antidote est près du poison.

Ce fut donc avec un vif sentiment de satisfaction que je vis arriver une soirée littéraire organisée par la princesse Flibustofskoï avec le goût et le tact qui ne l'abandonnaient jamais. Les plus grands noms des lettres et des arts avaient promis de s'y trouver, et, pour rendre cette fête à jamais mémorable, la palatine avait imaginé un tournoi entre trois femmes poëtes les plus célèbres du temps. Chacune d’elles devait improviser un morceau, comme Corinne sur le Capitole. Il était d’ailleurs convenu qu’on ne choisirait pas entre elles, mais qu’on les couronnerait en masse et indistinctement. Il fallait éviter le conflit des amours-propres et le choc des lyres.

La fête eut lieu, et elle fut magnifique. Impossible d'en décrire l'éclat et l'originalité. Cette rencontre, sous les mêmes bougies, des plumes les plus connues et des imaginations les plus fécondes, avait tous les caractères d’un congrès. Les écoles s'v confondaient comme les genres, les poétiques les plus opposées s'y donnaient la main. La fraternité du punch et des babas avait radouci les esthétiques les plus farouches ; l’art chevelu n’était plus autant sur sa barbe, l'art bien peigné avait mis son gazon de travers. Bref, c'était un de ces rares et fugitifs moments dans lesquels les partis désarment : il eût été possible d'en faire surgir l'harmonie et le phalanstère de l’art. Personne n’y songea, tant la princesse avait multiplié les distractions liquides et solides. Cette heure si vite envolée ne se retrouvera plus : on sait que l’occasion est chauve.

Cependant l’effervescence de la consommation ne put faire complètement oublier le bouquet de la fête. L’art chevelu lui-même remit après le tournoi ses derniers projets contre l'alcool du lieu, et demanda, avec la férocité qui lui est particulière, les têtes des trois improvisatrices pour les couvrir d’hommages et d’applaudissements. On dressa une estrade, sur laquelle montèrent les trois Corinnes, I’une en costume grec, l'autre dans les atours du moyen âge, la troisième en pantalon à la turque.

Ce fut la Corinne au costume grec qui commença. On eût dit une Minerve, tant le regard était viril, la pose assurée. La chevelure noire, ramassée avec art, ressortait avec plus d'éclat sous un bandeau de perles fines, le vêtement se composait d'une tunique admirablement drapée, des bracelets d'or, richement ciselés, étaient le seul accessoire de la toilette. Les bras étaient nus et merveilleusement beaux ; le visage et le buste offraient la réunion des plus heureuses lignes de statuaire. Cette magnifique personne se leva, saisit sa Iyre, et modula les sons suivants :

À CES PALTOQUETS DE JOURNALISTES,
STANCES.

De vous, ô mirmidons ! je ferai table rase.
Regardez ce talon : faut-il qu'il vous écrase
Comme le dernier des roquets ?
Impunément, messieurs, croyez-vous qu'on nous vexe !
Vous crossez le bas-bleu, vous taquinez le sexe :
Vous n’êtes que des paltoquets.

« Bravo ! bravo ! » dit l’assemblée à la ronde.

Encor, si vous étiez des sapeurs de l'empire,
Des chasseurs de la garde, houssards, ou même pire,
Soldats de Foy, de Masséna !
Mais vous n’êtes, hélas ! rien que des pas grand’chose.
Et vous n’avez franchi, troupiers à l'eau de rose,
Pas la moindre Bérésina!

« Admirable !» s’écria-t-on de toutes parts.

La deuxième Corinne se leva. Elle était vêtue comme une Berthe ou une Marguerite de Navarre. Sur le tabouret qui la voisinait, reposait un grand, un profond géomètre, occupé en ce moment à observer les astres, notamment celui qu’il avait sous les yeux. L'improvisatrice nouvelle était plus mélancolique que l’autre ; on pouvait lire sur son visage les ravages de la poésie et l’empreinte de la pensée. Sous sa robe de brocart, elle produisait un effet incomparable. Le géomètre illustre ne la perdait pas de vue, et elle tenait son regard d’inspirée fixé sur son géomètre. Debout, elle passa la main sur son front. se recueillit pendant quelques minutes, pinça son téorbe. et récita :

QUIMPER-CORENTIN, MA PATRIE.

En bas, chacun chante
L'objet qui l’enchante :
C'est un fait certain.
Mon idolâtrie
Est pour ma patrie,
Quimper-Corentin.

« Ah ! bien ! » dit I’assemblée.

À MON GÉOMÈTRE.

O mon géomètre,
Mon prince et mon maître,
De mon œil je voi
Dedans vos yeux sombres
Scintiller les nombres
Qui cherchent leur loi.

Que je vous honore,
O grand Pythagore,
Newton aux doigts nus !
Car, grâce à vous, j'use
De l'hypoténuse
Et du cosinus.

« Divin ! s’écria l'assemblée, charmante allégorie ! »

La troisième Corinne se leva ; elle portait une cravate rouge et un gilet broché. Il m’en souvient encore : elle était assise auprès de madame Paturot. Sans s’inquiéter de l'auditoire choisi qui l’entourait, elle tira un briquet de sa poche, une pipe d’écume de mer et une bourse à tabac. Avec la même tranquillité, elle chargea son calumet, l’alluma au moyen du classique amadou, exhala quelques bouffées et improvisa ce qui suit :

FRAGMENT.

« O fumée de la pipe, tu manquais aux femmes, comme les femmes te manquaient ! Deux peuples « contemplatifs ont adopté la pipe, sans acception de sexe : le fanatique musulman, le grave Espagnol. Barbarie « sans nom ! despotisme dépourvu d'intelligence ! on ne veut pas que la Française cultive la pipe, ce « délassement de l’âme indulgente et méditative ! On craint sans doute que dans ces spirales de fumée elle ne « retrouve le souvenir d'amours fugitives et de passions évanouies ! on lui refuse l'usage du caporal et « l’exercice du brûle-gueule ! ô oppression ! ».

À cette improvisation si hardie et si nouvelle, un frémissement d’enthousiasme parcourut l’assemblée. L’art chevelu, qui était en nombre dans le salon, poussa des cris frénétiques et se précipita en même temps sur les plateaux de liquides, qui reparaissaient à l’horizon. On voulait organiser une ovation pour la Corinne qui venait de venger avec tant de verve une institution éminemment sociale, celle de la pipe ; mais elle, avec cette indifférence et ce dédain particuliers aux talents qui ont la conscience de leur force, ne prit pas seulement garde à ces témoignages d’admiration bruyante. Elle se contenta de se tourner vers ma femme, qui était toujours assise à ses côtés :

« Veux-tu une cigarette, madame Paturot? lui dit-elle.
— Merci ; je ne fume plus,» répondit très-convenablement Malvina.

VII

LES HOSTILITÉS D’UN HERBORISTE. — UN PROCÈS. — PATUROT COMMANDANT.

J'ai déjà parlé de mon ennemi l'herboriste : à cette qualité d’ennemi, il joignait celle de voisin. La jalousie dévorait cet industriel, et fomentait sa haine. Il ne pouvait me pardonner les équipages qui s’arrêtaient à ma porte, les brillantes recettes qui roulaient sur les tables de mon comptoir, les toilettes de ma femme, la beauté et la santé de mes enfants. Tout le temps que lui laissaient la mélisse et la valériane, il l'employait à espionner le mouvement de mes affaires, mes démarches, mes distractions et mes plaisirs. L’envie est si ingénieuse que cet homme était parvenu à connaître, jusque dans les moindres détails, ce qui se passait dans ma maison. Il savait quels jours j’étais de garde, de quoi se composait mon ordinaire, et quel était mon état de santé. Cependant nos deux industries n’auraient pas dû se porter mutuellement ombrage : la bourrache pouvait sans déchoir fraterniser avec le tricot, la scabieuse n’avait aucun motif sérieux d’en vouloir à la futaine. Le seul point de rapprochement de nos articles consistait en un service réciproque : ma flanelle absorbait les sueurs que provoquait l'assortiment de mon voisin. C’était le cas de s’en féliciter et d'en rendre grâce à la nature ; mais la jalousie est un mal qui dérange la tête en même temps qu’il ronge le cœur ! Cet homme était presque fou : il me le prouva.

Pour défendre le magasin contre les ardeurs du soleil, Malvina avait imaginé une petite tente extérieure du meilleur goût, dans le genre de celles que l’on nomme marquises. Cette tente se roulait sur un cylindre en bois, et, au moyen d’une crémaillère, se déployait à volonté : un petit mécanisme lui donnait plus de mobilité que n'en ont d’ordinaire ces sortes d’auvents, et en rendait la manœuvre extrêmement facile. L’ensemble se distinguait, d'ailleurs par une élégance rare, et plusieurs détaillants des environs s'empressèrent de copier ce modèle. Or, cette tente avait le privilège de rendre I’herboriste furieux ; plus d’une fois, je le surpris à la regarder d’un air consterné, et les employés du magasin eurent souvent à repousser une exaspération qui se traduisait en voies de fait. Pour dégrader les franges de mon appendice lorsque le vent les agitait, mon voisin prodiguait sur sa devanture les guirlandes de plantes épineuses, qu’y jouaient le rôle des haies vis-à-vis de la toison des troupeaux. Il fallait renouveler souvent cette partie de la bordure, et j'aurais pu, à la rigueur, me plaindre de cette méchanceté gratuite. Mon amour pour la paix me fit fermer les yeux.

Cette longanimité enhardit mon adversaire ; sa colère s'accrut de mes dédains, et de la violence qu'acquièrent les passions sourdes et silencieuses. Notre tente était le cauchemar de cet homme ; elle empoisonnait ses jours ; elle troublait ses nuits. Debout sur sa porte, les bras croisés, il la foudroyait de ses regards. Une pareille préoccupation nuisait même à son petit commerce. Il le comprit enfin, et résolut de terminer la lutte par un coup d’éclat. Un soir, un huissier laisse à mon adresse un de ces grimoires sur timbre que, par euphémisme, on nomme des exploits. Je le prends, et au travers d’un formulaire aussi puéril que barbare, je cherche à démêler ce que me veut cette pièce, et au nom de qui elle m’est envoyée. C'était à n’y pas croire. L'herboriste m'assignait devant le tribunal de première instance « pour me voir « condamner (je copie le papier timbré), aux termes des articles 1382 et 1383 du code civil, à « 4,000 francs de dommages et intérêts, en réparation du dommage causé au requérant par « une tente indûment déployée devant la porte de son établissement, sans préjudice du « dommage courant et de toutes les répétitions que le requérant pourrait avoir à exercer « contre ledit défendeur, etc. » Pour justifier celte prétention de 4,000 francs d’indemnité, l’herhoriste offrait de prouver par ses livres que, depuis six mois, il avait vu sa vente décroître d'une manière considérable, circonstance qu’il ne pouvait attribuer qu’à l'obstacle élevé entre son magasin et la vue du passant, et à une foule d’autres intrigues qu’il se réservait d’énumérer à l'audience.

Jamais plus singulier procès ne fut imaginé ni tenté. Les objets qui font saillie sur la voie publique étant une affaire de police, mon adversaire aurait dû avoir recours, en cas de grief fondé, à cette juridiction ; mais il craignait mon influence et avait le sentiment de sa faiblesse. Nous étions d'ailleurs parfaitement en règle. C’était donc un mauvais procès ; cependant, c’était un procès. Les meilleurs se perdent si facilement ! Je tournai d’abord la chose en plaisanterie, et ne commençai à m'en inquiéter que lorsque le jour de l’audience fut proche. Alors je réfléchis. Riche et considéré, il me répugnait d’engager une lutte avec un homme que je regardais comme très-au-dessous de moi, d’abuser de ma force, d’écraser ce grain de sable ; il me semblait digne et noble d’user de générosité, d’aller au-devant d’un arrangement. En cela, je ne me rendais pas entièrement compte du sentiment qui m'animait. Paraître en justice est toujours une chose grave, quand on ne traite pas la procédure comme une distraction et la chicane comme un moyen d’hygiène. Il est des gens, plus rares de jour en jour, qui plaident pour plaider, et à qui cette vie de récriminations publiques, d’embûches judiciaires, cause les plus douces émotions. Une course au palais après déjeuner est pour eux un élément essentiel de digestion ; et, s'ils n’avaient pas une partie adverse pour maintenir dans un certain équilibre l’économie de leur appareil bilieux, ils seraient promptement atteints d’une maladie aux hypocondres. Dieu merci, j’étais d’un tout autre tempérament, et j’évitais, autant que possible, les malentendus de la justice humaine.

Dans cette disposition d’esprit, j’inclinais à terminer cette affaire à l’amiable. Mon adversaire avait choisi un avocat qui jouissait d’une certaine célébrité. On le disait taquin, mordant et spirituel ; mais il devait à son nom autant qu’à son rang, je le croyais du moins, de ne pas envenimer un procès où la partie la plus fondée en droit tenait à faire preuve d'un caractère conciliant. J’allai donc trouver le praticien, qui me reçut dans un vaste et beau cabinet. Je me nommai : il m’accueillit avec une politesse exquise. C’était un homme d'une grande taille, dont la physionomie, vulgaire et disgracieuse dans l'ensemble, s’animait de temps en temps d’une finesse railleuse et d’un sourire acéré. Je lui exposai l’objet de ma visite, et il parut entrer dans mes vues avec une chaleur, une sincérité qui me touchèrent ; il me demanda seulement vingt-quatre heures pour en conférer avec son client, et ne mettait pas en doute que l’affaire ne fût assoupie. Du reste, sans y être obligé, il se répandit en compliments, se félicita de l’incident qui lui procurait ma connaissance, rendit justice à la noblesse de mes sentiments ; enfin, me combla de prévenances et de protestations.

« Voilà un homme bien poli, » me dis-je, pendant qu’il me reconduisait jusque sur l’escalier.

Je crus celle petite affaire arrangée, et, dans l’intérêt de mes relations de voisinage, je m'en applaudissais. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise, quand, le lendemain, je reçus un billet du célèbre praticien, dans lequel, après les excuses d’usage, il m'annonçait qu’il n'avait pu réussir dans la négociation dont je l’avais chargé ; que son client s’était montré intraitable, et voulait courir les chances d'un débat judiciaire. Je n’avais plus de temps à perdre : la cause devait être appelée dans le cours de la semaine, et je ne voulais pas, en demandant une remise, avoir l’air de reculer devant une attaque aussi puérile qu’injuste. La défense était d’ailleurs des plus simples, et je pensais que quelques explications des deux côtés suffiraient pour mettre le tribunal en mesure d’apprécier les faits. Je ne connaissais pas les avocats et leurs ressources.

Au jour fixé, nous étions tous au palais et dans la salle du tribunal. L’avocat de la partie adverse m’avait salué, mais très-cérémonieusement, et comme un homme qui se tient sur la réserve. La cause ayant été appelée, il prit la parole, et, dans un exorde où l'essor de la voix était évidemment ménagé, il chercha à faire ressortir la nécessité de protéger les petits contre la poursuite des grands, les faibles contre l’oppression des forts. Il rappela que l’institution de la magistrature avait surtout ce précieux caractère qu’auprès d’elle les rangs disparaissaient, les fortunes se nivelaient, et que le dernier des citoyens y trouvait appui et justice. Là-dessus, remontant à l’antiquité, il prouva que tel avait toujours été le rôle des archontes, des sénateurs, des cadis musulmans et des parlementaires français, et que jamais un homme, fût-il soupçonné d'être herboriste, n'avait été mis hors du droit commun. Du reste, poursuivait-il, la profession d’herboriste est humble, mais honorable : elle remonte à Pline l’Ancien, si malheureusement calciné pour avoir cueilli un rhododendron dans le cratère du Vésuve. Linné était herboriste ; le grand Averroès l’était aussi : deux herboristes sont morts en juillet pour la défense des lois.

Jusque-là il n’y avait rien à dire : le défenseur gagnait loyalement ses honoraires, en faisant l’éloge de la profession et de la personne de son client. Mon avocat devait lui répondre par un panégyrique en règle de la bonneterie : c'était dans l'ordre. Mais la plaidoirie de notre adversaire me réservait une épreuve plus grande. À un instant donné, cet homme, que j’avais vu si poli chez lui, si prodigue de prévenances que je ne lui demandais pas, se retourna vers moi en me lançant des regards irrités :

« Qui êtes-vous, vous qui nous opprimez ? s écria-t-il ; vous à qui nous pouvons dire ce « que disait un philosophe de l’antiquité à un potentat de son époque : — Ôte-toi de mon « soleil ! — Oui, qui êtes-vous, pour enlever ainsi au pauvre le pain qu’il gagne à la sueur de « ses plantes médicinales ? Qui êtes-vous ? je le répète. Vous êtes Paturot. Ne craignez rien, « je vous ménagerai : vous avez tout à attendre de ma modération et de mon indulgence. Je « ne dirai pas que vous êtes des intrigants à qui rien n'a coûté pour obtenir l’épaulette « citoyenne ; que vous avez eu une jeunesse orageuse pour ne pas la qualifier plus « durement ; que vous avez appris l’art de faire fortune dans les coupe-gorge de la « commandite. Non, je ne dirai pas cela ; je veux vous ménager, vous, Paturot, qui ménagez si « peu les autres. J’oublierai ce que la réputation du quartier paisible où vous résidez a parfois « à souffrir des habitudes irrégulières de votre ménage, ce que cause de dommages aux « industries honnêtes le stationnement de certains équipages, ce qu’occasionnent « d’insomnies aux laborieux locataires de la maison des rentrées bruyantes au milieu de la « nuit, des fêtes trop fréquentes, un train et un étalage de parvenus! Tout cela est dans la « cause, et pourtant je n’en dirai mot. En attendant, monsieur, au milieu de votre inconduite « et des déportemenls de ce qui vous entoure, la bourrache souffre, la scamonée se plaint, la « digitale dépérit, la violette se fane, le salep et le sagou marchent vers une décadence « irréparable. Quatre mille francs pour tout cela, monsieur Paturot ; mais ce n’est pas un « centime par genre de plantes. Monsieur Paturot, monsieur Paturot, ajouta-t-il avec des yeux « enflammés de colère, au moment d’achever, permettez-moi de vous mettre en présence de « votre conscience, si tant est que cet organe n’ait pas été détérioré chez vous par une longue « inactivité, s’il n’est pas dans la situation dont parle Horace : Illi robur et œs triplex, c’est-à-« dire cuirassé d’un triple molleton. Oui, j’en appellerai à votre conscience, pour réparer les « torts que vous avez faits à une famille entière de simples, dont les relations à votre égard ne « s’étaient jusqu’ici manifestées que par des liniments onctueux et des émulsions « bienfaisantes.

« Je demande une enquête. »

Ainsi parla le prodigieux praticien.

Certes, je suis un homme pacifique et patient s'il en fut ; je sais me contenir et me combattre. Eh bien, j’aurais dans ce moment assené, avec une satisfaction ineffable, un royal coup de poing à cet histrion, qui venait de jouer la comédie à mes dépens et de faire de l’éloquence sur mes épaules. Mon avocat riposta et accabla l’herboriste : mais les blessures faites de ce côté ne réparaient pas celles que j’avais reçues, et il fallut sortir de là en gardant sur le cœur le poids de tant d’outrages. Depuis ce temps, j’ai vu de près les hommes de loi, et j’ai pu me convaincre que ce genre de procédés, loin d’être une exception, constitue au contraire la règle. On vante quelquefois les bienfaits de l'association des avocats et d’un régime qui semble avoir survécu à la grande défaite des privilèges. Il faudrait ajouter que c’est cet esprit de corps qui a maintenu au sein du barreau les plus déplorables habitudes de la basoche, ces discours décousus qui se composent d’interminables redites, ce débordement d’injures indignes d’une époque civilisée. Peut-être appartiendrait-il aux magistrats de mettre un terme à ces écarts, et d’imposer des pratiques plus honnêtes et plus calmes. La plaidoirie ne saurait être le pugilat de la parole, et les libertés de l’improvisation ne doivent pas aller jusqu'à l’invective. Souffrir que des deux côtés on traîne les parties sur la claie, ce n'est pas respecter le droit de la défense, c’est dégoûter de la justice.

Le résultat de l’affaire fut ce qu’on devait en attendre : le tribunal débouta l’herboriste. L’exaspération de cet homme s’en accrut ; il s attacha désormais à mes pas, résolu à ne me laisser ni repos, ni trêve. Je voulus reprendre les choses au point ou elles en étaient avant l’audience ; je lui fis faire de nouvelles propositions d’indemnité. Il refusa obstinément : la blessure était trop profonde. J'avais à mes côtés un ennemi farouche, implacable, dont la haine s’accroissait de toutes les prospérités, de tout l’éclat de ma maison. Cette situation était intolérable : je me déterminai à en sortir. Oscar m’avait souvent parlé d’un architecte de ses amis qui désirait ardemment que je misse son génie à l’épreuve. C’était encore un artiste chevelu : il devait m'exécuter une habitation dans le goût du moyen âge, avec fenêtres à ogives, décoration extérieure à dentelles, clochetons, sculptures gothiques, goules, salamandres et gargouilles. Son devis portait à deux cent mille francs la somme nécessaire pour ce chef-d’œuvre. Depuis longtemps j'hésitais : je craignais les mécomptes, je voulais éviter d’engager des fortes sommes dans des constructions presque toujours improductives. Les persécutions de l’herboriste me décidèrent. Jaloux de m’affranchir de cet importun voisinage, je dus saisir un prétexte aussi naturel pour changer le siège de mon établissement. La maison moyen âge fut commandée, et l’architecte chevelu mit la main à l’œuvre.

Il me restait encore le service de la compagnie modèle, dont mon impitoyable herboriste se montrait l’esclave très-assidu. Je le retrouvais sur ce terrain, me poursuivant de ses œillades furibondes, et ourdissant contre moi des complots ténébreux. Le coquetier et le plumassier, blessés des reproches que j’adressais à des ventres de plus en plus déplorables, passèrent dans le camp ennemi. Les anciens partisans du facteur aux huîtres se réunirent à ce groupe de mécontents, et j’eus bientôt vingt-neuf voltigeurs contre moi. C’était une minorité imposante, et je craignais que ma popularité n’en fût ébranlée. Le zèle s’en ressentait déjà ; on était moins susceptible en matière de fourniment, moins sévère sur l'uniforme. Je n’osais punir, de peur de grossir la tempête. L’instruction négligée redevint ce qu’elle était avant la régénération de la compagnie ; nos alignements perdaient à vue d’œil, et le maniement des armes offrait des lacunes affligeantes. J’assistais avec douleur à cette décadence irrémédiable.

Un incident heureux me délivra de ce souci et de cet embarras. Le chef de notre bataillon venait de mourir ; il s’agissait de lui donner un successeur. Oscar n’hésita pas à me conseiller de me mettre sur les rangs. La compagnie avait naguère jeté quelque éclat ; on savait quelle figure elle avait faite entre mes mains, quel parti j’en avais tiré. Cela m’avait posé dans la légion ; mon nom y avait fait du bruit. L’élection se présentait donc avec des chances favorables : il suffisait d’y aider un peu. Du reste, l’état-major du Carrousel me connaissait ; il avait pu, en diverses occasions, se convaincre de la pureté de mes opinions politiques. Quand je parlais de Sa Majesté, c’était avec une effusion qui parlait du cœur ; je professais pour toute la famille royale une vénération, un dévouement sans bornes. Debout à la première alerte, j'avais conduit plus d'une fois ma compagnie à l’émeute, et commandé même des bivacs dans l'intérêt de l'ordre public. Je m'étais, en toute occasion, prononcé contre les factieux, de quelque masque qu'ils se couvrissent ; je votais pour le candidat ministériel et recevais le Journal des Débats. C'étaient là des titres.

Aussi le Carrousel appuya-t-il ma candidature. Oscar retrouva également ce génie électoral qu’il possédait à un bien autre degré que celui de la peinture. On mit en jeu toutes les influences usitées en pareil cas, les grands et petits moyens, la stratégie ouverte et la stratégie souterraine. De nouveau, le succès couronna nos efforts : la graine d’épinards me fut dévolue à une belle majorité. Mais qu’est-ce que la graine d’épinards si le ruban rouge ne la relève pas ? On fit encore un petit effort, quelques démarches, et ma poitrine fut émaillée de l’étoile des braves.

J'étais commandant et décoré !!! L’herboriste n’avait plus qu’à se noyer dans une infusion de patience.

VIII

PATUROT DANS LES GRANDEURS. — UN BAL À LA COUR.

Commandant et décoré, je voyais un nouvel horizon s’ouvrir devant moi. Tant que je n'avais eu sous mes ordres qu’une compagnie pure et simple, mes relations avec le château n’avaient pas dépassé la limite d’un déjeuner ou ambigu que présidait le gouverneur, M. de Castries, et qui se servait dans une salle du rez-de- chaussée près de l’Orangerie. Quand je fus à la tête d’un bataillon, le privilège gastronomique s'accrut avec le grade : je montai d’une ou deux cuisines, et me trouvai, les jours de grande garde, assis à la table de Sa Majesté le roi des Français. Ce fut pour moi un vif sujet d’orgueil ; et même aujourd’hui que toutes mes illusions se sont envolées, le souvenir de convives illustres et de coulis recherchés berce et console singulièrement mon estomac et ma mémoire. Le malheur ne m’a point rendu ingrat.

Il est des folliculaires qui se sont plu à répandre, sur l’ordinaire du château, de sottes et monotones accusations. À les entendre, le service de la table s’y fait d’une manière parcimonieuse, et il n’est sorte de détestables plaisanteries qu’ils n’aient imaginées à ce sujet. Certes, je ne suis point avide de supplices ; je n’ai ni du sang de Néron dans les veines, ni du fiel de Marat dans les vésicules ; mais, pour l’exemple, j’aurais voulu voir monter sur l’échafaud un de ces mauvais plaisants qui poussent chaque jour à la haine et au mépris de la bouche de Sa Majesté. Si encore ils en parlaient avec connaissance de cause ; s’ils s’étaient seulement approchés un jour, une heure, de cette table qu'ils dénigrent ; s’ils avaient humecté leur gosier de ce bourgogne velouté, de ce latour incomparable ; s’ils avaient joui du spectacle de ce menu, de la somptuosité de cette ordonnance ; cultivé ces rôts et ces entremets ; passé en revue le gibier, la volaille et la marée ; apprécié ces hors-d’œuvre et pratiqué ces sucreries ; s'ils s’étaient initiés, par le plus léger contact, avec ces merveilles de la cave et de l'office, on pourrait croire à leur bonne foi et plaindre leur goût, les supposer insensibles à la délicatesse de la cuisine française par suite d'un appétit immodéré de biftecks humains, et les renvoyer à leurs véritables amphitryons, les rois cannibales de la mer du Sud. Ils mangeraient les autres ou on les mangerait, ce qui est d'une politique très-expéditive. Mais ils ne peuvent pas même, les malheureux, invoquer cette excuse, se retrancher derrière la dépravation de leurs organes; car les produits qu’ils calomnient, ils n'y ont jamais touché, ils en ignorent la saveur et le parfum, ils poursuivent de leurs quolibets des condiments qui les fuiront toujours, des liquides qui ne s’approcheront jamais de leurs lèvres. Voilà pourtant comme on écrit l’histoire ! Tout à l’heure je parlais de l'échafaud : cette peine est trop douce pour de pareils criminels. Plus d'une fois je me suis demandé si Louis XVI et Malesherbes n’ont pas prématurément supprimé la torture. Il est vrai que de leur temps l'audace des écrivains n'allait pas jusqu’à la dépréciation systématique de la table royale ; cet excès de plume nous était réservé.

Je n’avais paru que deux fois au couvert de Sa Majesté le roi des Français, et déjà j’étais remarqué. Un air d'émotion bien sentie, une attitude pleine de respect, quelques paroles où éclatait le dévouement le plus vif, suffirent pour me signaler à l’attention de mes augustes hôtes. Je regrettais qu'il ne me fût pas permis de cogner trois fois mon front contre terre, comme on le fait devant l’empereur de la Chine, de baiser la botte vernie de mon souverain, comme c’est d’usage envers le pape, de marcher sur le ventre, comme le veut l’étiquette usitée à la cour du Grand Lama. J’avais la bosse de la vénération, et mon visage respirait ce sentiment. Il me semblait que la cour s’était résignée à une simplicité trop démocratique, et que cela devait lui faire du tort dans l’esprit des populations. J'aurais voulu plus de faste, plus d’apparat, quelque chose de cette magnificence que Louis XIV déploya devant les ambassadeurs du roi de Siam, de cette prodigalité orientale qui distinguait le calife Haroun-el-Raschid ; je ne pouvais contenir mon indignation quand je songeais à l'allocation mesquine que les chambres ont votée à la couronne comme on le ferait pour une adjudication ou pour un service au rabais. Au corps de garde et en d’autres lieux, je traitais ces procédés parlementaires de sordides et d’inconvenants, je me prononçais d’une manière ouverte pour le droit illimité que devait conserver le monarque de puiser dans le trésor public pour lui et ses enfants, en ne consultant que les exigences de la représentation et l'éclat du trône. Le tout conformément a I’économie politique du détaillant de Paris, qui dit que le luxe de la cour fait aller le commerce.

J’ignore si mon zèle eut des échos, mais il me fut facile de voir que je gagnais du terrain : on m’accueillait au château avec des sourires de bon augure. Une faveur bien plus grande vint m’enorgueillir : au premier grand bal, nous reçûmes une invitation, madame Paturot et moi. Ce fut une révolution dans la maison ; mon voisin l’herboriste en eut la fièvre. Paraître à la cour était un rêve que Malvina caressait depuis longtemps, sans oser s’y abandonner. Quel honneur et quel triomphe ! La cour ! que de souvenirs se rattachent à ce mot ! Comme il exhale un parfum d’aristocratie et de grandeur ! La cour, c est-à-dire I’endroit où I’on marche de pair avec les Montmorency et les Noailles, les la Trémouille et les Rohan ! Déjà je songeais à mon blason et composais mes armoiries. En sa qualité de peintre ordinaire de Sa Majesté, Oscar trouvait toujours le moyen de se faufiler dans ces cérémonies. On le connaissait à la liste civile pour l'un des rapins chevelus qui exécutaient des portraits du roi à l’usage des mairies du royaume. Oscar en avait badigeonné cinquante-quatre, ce qui lui avait valu le titre dont il était si fier. Dieu sait de quels tons de chicorée il avait chargé les visages de Sa Majesté ; mais, pour des copies payées à raison de 42 fr. 50 c. la pièce, on ne pouvait pas se montrer difficile sur la couleur. La passion d'Oscar pour le vert ne lui avait donc fait aucun tort auprès de la liste civile, qui l’honorait de loin en loin de quelques billets. Quand il sut que nous étions invités, sa joie fut au comble. J'étais décidé à très-bien faire les choses. On m'avait dit que l'habit français réussissait à la cour : je voulus avoir un habit français ; j'y ajoutai l'épée avec garniture en acier et le chapeau monté. Le peintre se chargea de la commande, et par la même occasion, il s’équipa complètement. Malvina, de son côté, n’était pas inactive, et préparait une resplendissante toilette. De huit jours, il ne fut question que de cela dans la maison.

Une chose m’embarrassait encore : c’était de savoir si nous n’aurions pas l’air emprunté sous ces nouveaux vêtements. L’épée, le chapeau monté, les culottes, l’habit à grandes basques, ne sont pas un costume auquel on puisse se faire à l’improviste : cela demande une certaine pratique, des poses particulières, des mouvements de corps assortis à l'enveloppe. Oscar exigea que nous fissions quelques répétitions; il dressa un programme qui comprenait l’entrée, le salut au roi, le salut à la reine, l'attitude générale, et la marche au point de vue de la flamberge. Une semaine fut consacrée à ces études en grand costume !

« Voici, mon cher, disait Oscar, qui s’était constitué notre professeur, voici ton affaire, en quatre mots. Regarde-moi bien.
— Je regarde.
— Tu entres en Lauzun, le chapeau sous le bras droit, la main droite enfoncée dans le gilet à la hauteur de la quatrième boutonnière, la main gauche, légèrement appuyée sur le pommeau d’acier de ton Durandal. Voyons, prends la pose.
— M’y voici ! Très-bien. Maintenant, circule en sautillant trois fois sur tes talons, comme Firmin des Français. C’est tout ce qu’on connaît de plus Richelieu, de plus dix-huitième siècle. Une, deux, trois, à l’instar des comédiens poudrés du roi.
— Une, deux, trois.
— Manqué, mon cher, manqué ! Absence de légèreté et de grâce. Recommençons cela.»

Au bout de quelques leçons, l’exercice de l'habit français allait mieux : mon épée s’embarrassait moins souvent dans mes jambes, et je commençais à exécuter avec assez de précision le maniement du chapeau. Malvina en avait fait autant pour une robe à queue qui lui causait de grandes inquiétudes : enfin nous pouvions espérer de nous produire avec quelque succès.

Le jour de la fête arriva, et, avec lui, d'autres misères. Il était dix heures du soir, que le coiffeur de ma femme n’était pas arrivé ; j’attendais aussi des souliers qui ne paraissaient pas. On envoya coup sur coup des domestiques pour presser les retardataires. Enfin, après bien des délais et des explosions d’impatience, à onze heures nous partîmes. Nous n’étions pas au bout de nos peines. Pour arriver au Carrousel, il fallut prendre la file le long de la rue de Rivoli : les voitures entraient lentement, une à une : le ciel versait des cataractes sur le pavé. La queue des équipages avait des dimensions effrayantes, et je vis le moment où j’allais ordonner au cocher de regagner la maison, remettant à des temps plus prospères l’exhibition de mon habit à la française. Oscar, qui ne voulait pas en être pour ses frais, calma ma mauvaise humeur. La file d’ailleurs commençait à s’ébranler plus promptement, et bientôt nous aperçûmes le perron qui devait nous servir de débarcadère : c’était un port dans la tempête ; nous y touchâmes bientôt.

L’escalier était aussi encombré que la rue ; on ne pouvait en gravir les marches que lentement et avec précaution. Dès les premiers pas, il nous fut aisé de voir que nos études préliminaires ne nous serviraient pas à grand’chose. Les épées s’entre-choquaient, les robes à queue se montraient rebelles et s’égaraient dans les jambes des cavaliers avec une obstination invincible. Avant que l’on fût parvenu à l’entrée des appartements, on était déjà froissé, chiffonné, désorienté. Enfin, grâce aux huissiers et aux gens de service, il se fit un peu d’ordre, et au moyen de quelques mouvements de coude, nous parvînmes jusqu’au grand salon où se tenaient le roi et la reine. J’avais préparé avec un soin infini ma révérence capitale, et, arrivé à la hauteur de Sa Majesté, je l’exécutai avec un certain bonheur en y ajoutant un : — Sire !... accentué d’une manière parfaitement sentie.

Je croyais avoir produit quelque sensation ; mais quelle fut ma surprise, lorsqu’en me relevant pour jouir de mon triomphe, je m’aperçus que Sa Majesté me tournait le dos pour causer familièrement avec je ne sais quel ambassadeur d’une cour du Nord. Madame Paturot avait également manqué son entrée, ce qui répandit sur son visage une certaine expression d’humeur. Tant bien que mal, nous gagnâmes un coin de la pièce, où il fallut se tenir debout, l’étiquette ne permettant pas de s’asseoir devant Leurs Majestés. Je comprenais cela : pourtant je ne pouvais me consoler de n'avoir pas captivé davantage le regard de mon souverain. Ce dos tourné me désappointait singulièrement, il empoisonnait ma fête.

Cependant je compris bientôt comment Sa Majesté pouvait être blasée même sur des révérences aussi irréprochables que la mienne : elle n’exécuta pas, dans la soirée, moins de trois mille saluts qui se succédaient comme les coups de piston d'une pompe à feu. Il faut vraiment qu'il y ait pour la royauté des grâces d'état ; autrement, nul mortel ne résisterait à un tel service. On envie le sort des rois ; moi, je les plains. La représentation entraîne des servitudes que peu de sujets se résigneraient à subir. De la place où j'étais, j'admirais ce don du sourire que Dieu a accordé aux monarques, cette élasticité des muscles qui tient à la fois à une supériorité de race et à un titre de vocation. Quand je voyais arriver ces douairières en falbalas, ces pairs à physionomie respectable, ces figures grasses ou maigres, ridées ou édentées, maladives ou vulgaires, qui se suivaient dans un défilé interminable, je m’étonnais qu’une tête humaine pût résister au spectacle de ce tourbillon, à la chaleur suffocante qui en émane, à ces mille odeurs qui remplissent l’air d'arômes suspects, à ce pêle-mêle de pierreries étincelantes et de poitrines découvertes, de fleurs et de rubans, d’habits noirs et d’épaulettes. Les uniformes surtout fatiguaient l’œil de leurs broderies ; les ordres étrangers, les plaques de pierreries, les grands cordons, tous les aigles allemands, toutes les jarretières anglaises, les toisons d’or et les couronnes de fer, les Cincinnatus et les Nicham Iftihar se déployaient sur les fracs civils ou militaires, et formaient comme autant de ruisseaux d'or et d’argent qui se croisaient dans des directions différentes. Quel luxe ! Dieu ! quel luxe ! J’étais ébloui, suffoqué, enthousiasmé ! Me trouver là, côte à côte avec un maréchal de France, coudoyant vingt plénipotentiaires étrangers, au milieu des plus grands noms de l’Europe et des plus beaux diamants du monde, c’est un honneur dont on pouvait se montrer fier, et aucun Paturot n’en avait joui avant moi ! La révolution de juillet n’a donc pas avorté, comme le prétendent les factieux, puisqu’elle a introduit les bonnetiers aux Tuileries. C’était l’un des buts de l’institution.

À la suite de la réception, Leurs Majestés se retirèrent comme d’habitude, et la danse commença. Madame Paturot attendait ce moment. Elle s’était livrée à une toilette si remarquablement décolletée, qu’elle espérait attirer le regard d’un prince, au moins du plus jeune, du plus dépourvu d’expérience. Assise sur un tabouret, elle déployait toutes les ruses et les fascinations du regard, toutes les séductions de l’éventail pour amener ce résultat triomphant. Je compris que ma présence ne pouvait rien ajouter aux chances de la manœuvre, et je m’éclipsai pour aller visiter le buffet. Voilà encore l’un des mille objets sur lesquels les folliculaires ont exercé leur malice. J’aurais voulu les tenir là, à mes côtés, ces calomniateurs, pour les accabler du spectacle de ces tables chargées de mets succulents, à chaque instant renouvelés et disparaissant encore plus vite sous des dents que j’ose, avec tout le respect dû à la haute société du lieu, qualifier d’impitoyables. En examinant cette effrayante consommation, il me sembla que les ambigus du château avaient affaire à des plénipotentiaires bien affamés, à des ambassadeurs bien altérés, à des grands cordons qui couvraient des estomacs plus grands encore. J’ai peu vu dans ma vie, sans en excepter mes deux voltigeurs, le coquetier et le plumassier, d’appétits plus extraordinaires que ceux qui éclataient dans celte réunion de plaques, de broderies, d’épaulettes et de panaches. Il est vrai qu’on y remarquait des épouses de députés et des femmes de pairs de France.

Une portion de ma soirée fut consacrée à ce spectacle, qui me pénétra d’admiration pour la magnificence royale. C’était vraiment beau comme terrines et pâtés de foies gras, comme vins et comme service. Peut-être ne me serais-je jamais arraché à ces délices de Capoue, si Malvina ne fût venue brusquement me rejoindre :

« Partons, me dit-elle d’un air de mauvaise humeur.
— Mais...
— Pas de mais— partons. »

Nous regagnâmes la voiture. Madame Paturot gardait un silence obstiné, précurseur d’un orage. Je ne pouvais me rendre compte du motif qui la rendait aussi taciturne et aussi sombre :

« La belle fête ! m’écriai-je pour rompre la glace. — Oui, vantez-vous-en, répliqua-t-elle avec une aigreur mal déguisée. Bon pour des goinfres comme vous. — Ah ! Malvina, lui dis-je. — Pas seulement une contredanse, ajouta ma femme en faisant explosion. Jolis princes ! Des mollets garnis de quatre centimètres ! Pas plus de gras que sur ma main ! oh ! jolis ! jolis ! j’en bâille rien que d’y penser.

Cette sortie m’expliqua tout. Malgré ses œillades incendiaires, Malvina n’avait pas fait ses frais.

IX

PATUROT DEVANT LA COMMISSION D’ENQUÊTE INDUSTRIELLE. LE BONNET DE COTON NATIONAL.

Malvina était donc sortie du bal de la cour avec des opinions subversives et une rancune qui dura pendant quelques mois. Madame de Sévigné n’avait rendu à Louis XIV pleine et entière justice que le jour où ce grand monarque avait daigné danser une courante avec elle ; madame Paturot fut implacable pour les jeunes princes, qui ne l’avaient honorée d’aucune espèce de valse ni de galop. Elle donna dans l’esprit de faction, et m’effraya par ses opinions révolutionnaires. Je crus même un instant qu’elle deviendrait légitimiste, tant elle abondait dans le sens des diatribes que le feld-maréchal Tapanowich se permettait contre le gouvernement de juillet. Pour la ramener dans le sentier des bons principes, il fallut qu’à mes efforts se joignissent ceux du peintre ordinaire de Sa Majesté. Enfin, elle s’adoucit, elle consentit à se montrer plus respectueuse à l’égard des princes, et à ne plus poursuivre de ses quolibets leurs avantages naturels.

Plus j’allais, plus je voyais s'étendre et s’agrandir le cercle de mon influence. Je tenais à la politique par l’épaulette, à l’industrie par mon magasin de détail ; je devenais un homme considérable et considéré. Aussi, dès qu’il fut question d’une enquête sur l’état de la France manufacturière, la notoriété publique me désigna-t-elle comme I’une des autorités en matière d’articles de laine et de coton. Par une alliance heureuse, ces deux tissus fraternisaient chez moi ; ils y vivaient sans trouble et sans querelle, la flanelle côte à côte du tricot.

Le fil et la soie complétaient ce congrès de matières premières et cet assortiment verni des quatre points cardinaux. De cette façon, je me trouvais dans des conditions d'impartialité fort précieuses : je ne pouvais être ni intolérant, ni exclusif : j’appartenais à l’éclectisme industriel. Tout produit français était bien venu à mes yeux ; seulement, je ne pouvais déguiser la répugnance profonde que m'inspiraient les articles étrangers, et c'est à peine si je pardonnais au coton les torts de son origine américaine. Le jour où on aura inventé le coton français, je traiterai de haut l’Alabama, et je n'aurai point assez de mépris pour la Louisiane. Mon pays avant tout.

Il est, en économie politique, deux écoles : l'une que je qualifierai de cosmopolite, afin de mieux la flétrir, l'autre que j'appellerai nationale. L’école cosmopolite est vendue à l'étranger ; elle appelle, de toute la puissance de ses vœux, une invasion de tissus féroces et d'articles ennemis. Elle ne se plaît que dans les cachemires de l’Inde, les Macintosh anglais, les fourrures de Sibérie, les soieries suisses, les houilles belges, les dattes de Barbarie, les plombs d’Espagne, les oranges de Monaco, les chanvres russes, les fers de Suède, les pantins de Nuremberg, et les marmottes de la Savoie. C’est là son bonheur, son idéal. Plus elle voit de produits exotiques, moins elle aime ceux de sa patrie. Ce n’est pas cette école qui se retirerait derrière la Loire, si l’industrie étrangère souillait notre sol : elle irait au contraire au devant de l’ennemi pour s'en vêtir, s’en nourrir, s'en chauffer, en user de mille manières. Âmes dépourvue [sic] de nationalité !

Ces gens-là ne manquent pas de spécieux prétextes ; ils prétendent qu'il faut accepter le bien, de quelque part qu'il vienne ; que tout ce qui est beau et à bon marché mérite leurs préférences. Cosmopolites, voilà de vos arguments ! L'école nationale ne raisonne point ainsi : elle porterait de la bure au lieu de drap dans l'intérêt des manufactures françaises, et payerait volontiers la bure plus cher que le drap. Tel est son dévouement. Pour peu que vous la poussiez à bout, elle se coupera la fièvre avec de l’arsenic français au lieu de quinquina américain, s’abreuvera de chicorée française au lieu de café moka. Elle aime tout ce qu’elle fabrique, cette école, fille du patriotisme, et déteste ce quelle ne fabrique pas ; elle adore ce qui lui procure de gros profits et se révolte contre tout ce qui pourrait les diminuer. Elle craint que l’argent français ne dérive vers les bourses étrangères, et elle ouvre ses coffres pour empêcher cette déviation. Je suis Français, tu es Français, dit-elle, l’affaire peut s'arranger. Noble école !

J’appartenais, en ma qualité de bonnetier, à l'économie politique du terroir, et je m'étais promis de la défendre de toute la force de mes convictions. Au fond, personne n'était plus désintéressé que moi, et si j’interroge bien mes souvenirs, il me semble que j'avais alors quelques parties de flanelle anglaise de contrebande. Ainsi, j'allais renouveler le sacrifice d’Abraham, de Jephté et de Brutus, j’allais immoler mes enfants, l’orgueil de mes étagères. Il n'y a que l’amour du sol natal et de l'industrie nationale qui puisse engendrer une pareille abnégation. J'aurais conduit au bûcher, s'il l’eût fallu, ma flanelle exotique, l’œil serein et sans avoir besoin de m’envelopper de mon manteau. On ne me mit pas à une telle épreuve. Je pris le parti des tissus de laine français, et persistai dans mes assortiments de flanelle britannique. C’était une manière de concilier les principes et les intérêts, la conviction et la clientèle.

L’enquête officielle fut ouverte : chaque industrie y comparaissait à tour de rôle dans la personne des fabricants ou commerçants les plus considérables. Au fond, l’idée était assez ingénieuse. On mandait un manufacturier pour lui dire :

« Ah çà ! mon digne homme, ne trouvez-vous pas que vous gagnez trop sur vos articles? ne serait-il pas temps de faire un peu de place à l'étranger, afin qu’il pût grignoter une part de vos bénéfices?
— Plus souvent ! répondait naturellement le manufacturier.
— Calmez-vous, ajoutaient les juges du camp, personne ne veut vous dépouiller. C'est une simple formalité ; on ne vous écorchera point. Vous dites donc que la place est prise, et que vous ne voulez pas en céder le moindre petit coin aux produits étrangers…
— Plutôt la mort ! s’écriait le manufacturier.
— Ne vous exaspérez pas. Allons, allons, c’est bien ! disaient en terminant les interrogateurs ; vous êtes vif, mais vous êtes national. La commission d’enquête est faite pour comprendre ce sentiment. »

Cette revue des industries se prolongea durant plusieurs mois. Esprit de corps à part, cela finit par devenir monotone. Les plus intraitables manufacturiers étaient précisément ceux qui se disaient en possession des procédés les plus avancés et à la tête des plus beaux produits. Les médailles d’or menaient un bruit du diable : les médailles d’argent étaient moins tumultueuses ; les médailles de bronze semblaient résignées. Ceux qui, devant le jury de l’exposition des produits, avaient jeté des défis superbes à l’étranger, déclinaient piteusement la lutte devant la commission d’enquête. Ils avaient brigué la récompense et refusaient de fournir la preuve qu’ils l’avaient méritée. Cette circonstance me frappa : cependant je me dis que le travail français devait être mis hors d’atteinte, même au prix d une contradiction. Peu importaient les hommes : il fallait sauver le principe.

Mon tour de parole arriva enfin, et j'eus à subir deux interrogatoires : l’un sur les articles de laine, l’autre sur les articles de coton. Je m’étais préparé avec quelque soin : il s’agissait de représenter la bonneterie, de la poser, de la mettre en relief. En me souvenant que j’étais un homme de style, je voulus qu’à la solidité du fond s’alliassent les agréments de la forme : la vanité littéraire perçait sous l'enveloppe de l’industriel. Pas moyen d’ailleurs d’escamoter un succès. La commission se composait de personnes très-compétentes, et à qui il était difficile d’en faire accroire. Il y avait là, sur les bancs, des manufacturiers, des économistes, des chimistes, même des droguistes, et dans la salle un peuple entier de fabricants qui avaient comparu ou attendaient le moment de comparaître devant le tribunal spécial. Ce ne fut pas sans une certaine émotion que j’entendis prononcer mon nom. Je fendis la foule, m’avançai avec respect, et attendis les questions du président qui dirigeait l’enquête.

TISSUS DE LAINE.

demande. —Qu’avez-vous à dire, monsieur Paturot, au sujet des tissus de laine ? Consultez vos souvenirs et votre expérience.

réponse. —Les tissus de laine, comme le nom l’indique, se composent principalement de la dépouille des troupeaux, et, dans ce sens, la question est à la fois industrielle et agricole. À mon point de vue, j’ajouterai qu’elle est également commerciale. L’agriculture, l'industrie et le commerce sont donc intéressés aux tissus de laine. En remontant aux temps les plus reculés de notre histoire, on voit le même phénomène se reproduire. Les capitulaires de Charlemagne, les édits de Sully, en font foi.

demande. — La commission tiendrait plus particulièrement à connaître où en sont les choses de notre temps.

réponse. — J’y arrive. On distingue diverses espèces de laines. La nature, bizarre parfois, n’a pas voulu donner à la France le monopole du mouton ; elle a même placé le mérinos en Espagne. Or, partout où broute le mouton, on peut être sûr de trouver la laine, la laine longue, la laine courte, peu importe.

demande. — Reposez-vous si vous êtes fatigué. La commission attendra.

réponse. — Je dis la laine courte en vue des moutons, monsieur le président. Quant à moi, je l’ai particulièrement longue, l’haleine. Que la commission excuse le rébus.

demande. —La commission ne craint pas le mot pour rire. Continuez.

réponse. — Nous avons donc les laines du Derbyshire, les laines de Ségovie, les laines électorales de la Saxe, qui toutes ont placé leur résidence a l’étranger. C'est dommage, car elles ont du bon ; mais je ne leur pardonne pas, pour cela, d’avoir poussé hors du beau pays de France. Oh ! là-dessus, je suis impitoyable. Je ne connais que le mouton frrrrrançais.

demande. — Cela vous fait honneur. Mais, dans l’intérêt de nos tissus, ne pourrait-on pas provoquer l’introduction de quelques laines plus fines, celles d'Espagne et de Saxe, par exemple, que vous avez citées avec tant d’à-propos ?

réponse. — Et les bergers frrrrançais, monsieur le président ! et les pâturages frrrrançais ! et les chiens frrrrançais ! Là-dessus, voyez- vous, mes convictions sont inflexibles. Vivent les moutons frrrrançais !

demande. —Modérez-vous, monsieur Paturot. La commission honore comme vous tout ce qui tient au sol de la patrie ; elle sait que la France peut se montrer fière à bon droit du bétail que la Providence lui a départi ; elle ne veut ni en déprécier la qualité, ni en réduire l’emploi. Il ne peut être ici question que d’une importation modérée et dans les lainages supérieurs.

réponse. —Je porterai ma tête sur l’échafaud, si cela est nécessaire ; mais on ne m’arrachera pas la moindre concession vis-à-vis de l’étranger. Mes ancêtres étaient Auvergnats, et ils poussaient le culte du mouton frrrrançais jusqu’au fanatisme. J’ai moi-même beaucoup connu, dans ma jeunesse, le mouton frrrrançais : c'est un être intelligent et pétri de grâces. Ma langue se desséchera plutôt que d'articuler un mot qui puisse être désagréable à ce quadrupède. Vive le mouton frrrrançais ! Nourri sur le sol frrrrançais, il a seul le droit de fournir des côtelettes frrrrançaises, et de jouir sans concurrence du marché frrrrançais. Maintenant, qu’on me donne à dévorer aux mérinos !

demande. — La commission d'enquête consignera vos opinions au procès-verbal. Vous pouvez vous retirer.

Je regagnai ma place au milieu de murmures d’approbation. L’auditoire, qui se composait en grande partie d’éleveurs et d’agriculteurs, trouvait que j’avais déployé, dans la défense de l'industrie ovine, une éloquence et une dialectique véritablement champêtres. On se demandait à la ronde si je n’étais pas un berger des Alpes ou des Pyrénées, un grand producteur berrichon, ou l'un des propriétaires des troupeaux de Nas. Cependant, je m'étais contenu dans cette discussion, où je n’avais abordé, avec une impétuosité calculée, que la matière première. J'avais peur que le président ne me mît sur le chapitre de la flanelle anglaise, que je vendais tout en la méprisant. Ainsi, j'avais évité de me trouver trop directement en face de ma conscience. Il faut dire que je réservais ma puissance en matière d'articles fabriqués pour les tissus de coton, dans lesquels je me trouvais sans peur et sans reproche. Je ne tenais que des bas français, et mes bonnets de coton portaient au plus haut degré l’empreinte de la patrie. J’allais donc aborder cette question délicate avec le sang-froid que donnent une âme pure et un assortiment irréprochable aux yeux de la loi. Quand mon nom fut une seconde fois appelé, je descendis dans le prétoire avec l’épanouissement d’un succès antérieur et la confiance d’une excellente cause. Le président m’interpella de nouveau.

TISSUS DE COTON.

demande. — Qu’avez-vous à dire, monsieur Paturot, des tissus de coton ? Ces articles vous sont familiers.

réponse. — Je n’apprendrai pas à la commission que le coton est un produit végétal étranger à l’Europe, si ce n'est pourtant qu’on l’a cultivé jadis en Espagne et dans le royaume des Deux-Siciles ; mais l’Amérique est plus généralement sa patrie : c’est le pays où cette plante a reçu le jour. Je n’insiste pas davantage.

demande. — Vous acceptez donc le fait forcé de la provenance étrangère ?

réponse. — Oui, tout en maintenant mes réserves en faveur de tout coton français né ou à naître. J’en ai vu au jardin des plantes qui donne de grandes espérances. N’engageons pas l’avenir.

demande. — Soit ; la commission peut faire la part de ce vœu, bien qu’il semble empreint d’exagération. Poursuivez.

réponse. — Mais si je reconnais à l’Amérique le droit de nous inonder de ses cotons, je m’empresse d’ajouter que c’est à la condition qu'il entre à l’état de matière première, et qu’il ne pénètre jamais sur notre sol sous un aspect plus ou moins manufacturé.

demande. — Précisez mieux votre opinion.

réponse. — Je la précise. Je dis que si le coton n'est pas un produit national, les articles de coton doivent être un produit national, sortant des mains de l’ouvrier national, pour régner sur le marché national.

demande. — Pouvez-vous nous fournir quelques détails capables d’éclaircir complètement votre pensée ?

réponse. — Volontiers. Exemple, le bonnet de coton ; ça me connaît. Je dis que le bonnet de coton doit être absolument national, que les fils qui le composent doivent sortir des broches nationales, que son tissage doit être national, son apprêt national, sa mèche nationale. Oui, national jusqu’au dernier brin, je ne sors pas de là.

demande. — Mais si l’on demandait au dehors quelques similaires, ne fût-ce que pour fournir des échantillons de ce que peut exécuter en ce genre l’industrie étrangère, ne croyez-vous pas que nos fabriques elles-mêmes auraient à gagner à celle comparaison, j’ajouterai même à cette concurrence ?

réponse. — C’est captieux ; voilà tout. Monsieur le président, votre sensibilité vous égare. Vous traitez par le sentiment des choses qui ne veulent être traités [sic] qu’au point de vue de la nationalité. La France doit disposer d’elle-même sur le terrain du bonnet de coton. Elle ne peut pas être à la merci de l’étranger pour la confection d’un article qui occupe une aussi grande place dans notre histoire. Abandonnez- vous, je suppose, sur ce point à l’activité exotique, qu’en résultera- t-il ? qu'au moment d’une rupture, vous ne trouverez plus un seul bonnet de coton en France. L’ennemi vous prendra par les rhumes de cerveau.

demande. — L’objection ne manque pas de gravité ; mais il me semble que vous désespérez trop facilement de l’intelligence et de l’activité françaises. Quand je parle de l’introduction du bonnet de coton étranger, j’admets toujours que ce ne sera que sous l’empire de droits différentiels. Or, si, protégés de la sorte, les bonnets de coton français ne peuvent pas lutter contre ceux du dehors, quelle idée voulez-vous que l’on prenne d'une fabrication aussi retardataire ?

réponse. — Assez, monsieur le président. Avec le respect que je vous dois, je suis obligé de vous faire observer que vous tombez dans l’économie politique cosmopolite et révolutionnaire. Nos bonnets de coton sont les premiers de l’univers ; voilà pourquoi nous ne pouvons pas en souffrir d’autres. Est-ce clair ?

demande. — La commission d’enquête pèsera cet argument.

réponse. —J’en rappelle ! Je vois qu’il y a ici des ennemis du travail national, qui ne rendent pas au bonnet de coton national la justice qui lui est due, qui veulent l’éliminer du marché national, pour condamner aux plus viles destinations les cinquante-six millions d’ouvriers qui composent l'atelier national. J'en rappelle, dis-je, et je demande formellement la tête du président de la commission.

Cette sortie virulente termina la séance. Les fabricants de tissus de coton, qui se trouvaient dans la salle, me reçurent dans leurs bras ; on m'entoura de toutes parts, on m'accabla de félicitations. Je devins le héros de l’enquête, le champion du travail national. Une souscription fut ouverte, et bientôt remplie : on voulait m’offrir une statue ; je me contentai d'un bonnet de coton d'honneur.

X

LA MAISON MOYEN AGE. — L’EXPOSITION DE TABLEAUX.

On vient de voir un échantillon de mes grandeurs politiques et industrielles ; je ne faisais pas une moindre figure dans les arts. Mon ami Oscar travaillait de son mieux à me donner les airs d’un Mécène : il peuplait mon salon de jeunes célébrités de l’école chevelue. J'avais des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des mouleurs de statuettes, des architectes, des décorateurs. De temps en temps, cette phalange livrait quelques assauts à ma caisse, et y pratiquait même des brèches assez fortes sous forme d’emprunts. Mais, en revanche, j’avais là des amis dévoués, prêts à me couler en bronze ou à prodiguer en mon honneur l'ocre, le cinabre et la terre de Sienne. Déjà l'on voyait circuler sur les pianos de la capitale un album dédié à madame Paturot, et l’un des habitués de la maison, fort connu pour ses nudités en plâtre, avait offert de la mouler sous le costume de Vénus sortant du sein de l’onde. La proposition était trop mythologique pour être acceptée ; mais elle avait en même temps quelque chose d’assez flatteur pour que Malvina ne la prît point en mauvaise part.

Ma grande affaire était alors la construction d’une maison genre gothique, qui s'exécutait sous les ordres d’un des architectes les plus chevelus de la capitale. C’était un garçon ivre du passé, et qui ressemblait moins à un Français du dix-neuvième siècle qu’à un Épiménide du moyen âge. Nous avions acheté un emplacement dans l’un des beaux quartiers de Paris, et c’est là-dessus qu’il devait bâtir sa huitième merveille du monde. Le devis, le plan, les coupes, le décor extérieur, les distributions, l’escalier, les ouvertures, tout fut l’objet des soins les plus minutieux et de longues délibérations. Oscar et Malvina élevaient des objections ; moi, je les appuyais. Vains efforts ! nous avions affaire à un artiste qui nous traitait du haut de sa barbe et n’en démordait pas d’un poil. Plusieurs fois même il lui arriva de se révolter contre nos goûts bourgeois, et de nous mener d’une manière assez cavalière.

« Voici, disait-il en étalant ses plans coloriés, voici la question : n’en dévions point, s’il vous plaît. Vous avez à choisir, monsieur Paturot, entre trois espèces de gothique : 1° le gothique à lancettes, c’est-à-dire, à ogives ordinaires et têtes de trèfles, avec des flèches de tour octogones et des rosaces de la plus belle époque ; 2° le gothique rayonnant ou rutilant, ainsi nommé à cause de la forme rayonnante des roses et de l’ogive qui s’épanouit de plus en plus ; 3° enfin, le gothique flamboyant, qui prend son nom de compartiments en forme de flammes, et où l’ogive s’élargit d’une manière qui présage la décadence. Les formes prismatiques sont alors préférées aux formes rondes, et les ornements, trop multipliés, chargent l’édifice outre mesure. Voilà les trois grands caractères du gothique. Maintenant, décidez-vous. Voulez-vous le gothique à lancettes, le rutilant ou le flamboyant ?
— C’est çà ; monsieur Paturot, parle, dit Malvina en insistant.
— Parle, Jérôme, » ajouta Oscar.

Pour parler, il eût fallu savoir que dire. Rutilant, flamboyant, à lancettes, ces mots m’étaient fort étrangers : mes études en archéologie n’avaient jamais été poussées bien loin ; et, en fait de gothique, je n’avais point de préférence. L’architecte se méprit sur la cause de mon hésitation ; il continua :

« Je vois ce que c’est. Peut-être monsieur préfère-t-il le genre bâtard postérieur aux trois grandes époques, quand le sommet de l’ogive offre un prolongement formé par des nervures qui l’entourent et partent des impostes, quand les grandes roses ne présentent plus que rarement des formes arrondies. C’est une dépravation du goût byzantin, mais elle peut s’avouer : si l’ensemble est lourd, on se sauve par le détail.
— Mais non, repris-je machinalement, mais non.
— Alors, où voulez-vous en venir ? Remontons-nous jusqu’au genre roman, qui nous voue directement au plein cintre ? Préférons-nous le roman secondaire, où les arcades sont demi-circulaires, en fer à cheval, en anse à panier, où les portes, quoique en plein cintre, sont chargées d'ornements en zigzags, en cables, en torsades, en étoiles.
— Mon Dieu non, dis-je, accablé de cette érudition.
— C'est donc le genre lombard qu'il vous faut, c’est-à-dire, une espèce bâtarde entre le gothique et le roman, un composé de byzantin et de moresque, un dévergondage de dentelles et de clochetons. Je comprends. Vous voulez saisir le moment précis où le plein cintre incline vers l’ogive, et engendre les quatre feuilles, les trèfles, les roses, enfin toutes les merveilles qui sont en germe dans le gothique, le gothique au berceau, en un mot ! Peste ! vous êtes délicat.
— Vous me flattez, monsieur, je n’ai aucune idée là-dessus.
— Qu’est-ce à dire ; et retomberions-nous dans l’art grec ? M’a-t-on tendu un piège ? Monsieur Paturot, ajouta l’architecte chevelu en se levant, si vous avez cru trouver en moi un instrument docile de la ligne droite, un singe de Vignole, de Mansard et de Percier, un esclave du dorique et du corinthien, un complice de la renaissance, une âme vendue à l’ionien et au toscan, vous vous êtes abusé. Je ne reconnais pas l'architecture grecque, monsieur ; je regarde la Madeleine comme un grand catafalque ; le Panthéon, comme un biscuit de Savoie ; la façade du Louvre, comme une niche à marionnettes. Je méprise la feuille d’acanthe et la cannelure, les oves et les tympans. Tout cela est mort, très-mort, et je ne prostituerai jamais mon encre de Chine à des vieilleries pareilles. C’est bon pour des maçons et des gâcheurs de plâtre. Adieu, monsieur. »

L'architecte avait débité cette tirade avec une telle rapidité, qu’aucun de nous n'avait pu placer une parole pour désarmer sa colère. Il venait même de prendre son chapeau et se dirigeait vers la porte, quand Oscar parvint à le saisir au collet. Moitié de force, moitié de gré, on le ramena sur son fauteuil, afin d’entrer en explications. Pour faire revenir l’artiste effarouché et remettre dans son état naturel une barbe foncièrement hérissée, il fallut beaucoup d’efforts, beaucoup de témoignages de confiance. Je me montrai décidé à faire grandement les choses, à ne pas lésiner sur les devis, à n’épargner rien quant aux accessoires.

« Donc, poursuivit l’architecte, maître absolu désormais de la construction, nous nous décidons pour le gothique flamboyant, comme plus orné, plus susceptible de décoration extérieure. Une fois adopté, il faut que le genre soit exécuté en plein ; n’est-ce pas, monsieur Paturot ?
— En plein, » dis-je en courbant la tête.

Cet homme me dominait par son aplomb et l’état de sa barbe.

« Nous aurons donc des croisées à ogives et à tête de trèfle. Je veux aussi vous ménager sur la façade quelques meurtrières d’où l’on puisse diriger une sarbacane contre les truands, les mauvais garçons et les tireurs de laine. C’est avantageux pour les temps de trouble.
— Faites, dis-je comme un homme résigné.
— Des meurtrières, Pâques-Dieu, cela ne peut pas nuire. La prévôté ne fait pas toujours son devoir, et il est bon de se garder des maillotins. Ah ! continua l’architecte, si les échevins y consentaient, quelle charmante tourelle je vous ferais !
— Une tourelle !
— Oui, monsieur Paturot, une tourelle suspendue, à pan coupé, en saillie sur la façade comme la coquille d’un colimaçon ! Ce serait une excroissance de l’hôtel, avec un toit ardoisé en forme d’éteignoir. Mais les échevins sont là ; ils rognent les ailes au génie sous prétexte d’alignement.
— Là, voyez-vous ! s’écria Malvina.
— Proscrire les tourelles en saillie : quel vandalisme ! dit l’artiste avec émotion. C’est la seule chose qu’on n’ait pas encore vendue dans les bureaux des échevins.
— Cela viendra, observa Oscar.
— Rentrons dans le possible, reprit l’architecte chevelu. Vous aurez, monsieur Paturot, une maison modèle, comme si vous étiez le syndic de l'honorable corporation des bonnetiers. La façade sera d’un bout à l’autre une dentelle, une cristallisation : nous broderons la pierre, comme le faisaient les pieux ouvriers du moyen âge. Nous couvrirons le moellon de sculptures !
— Diable ! pensais-je, voilà un homme qui me conduira loin.
— Un instant j’ai eu l’idée de hérisser votre habitation d'aiguilles de marbre, comme le dôme de la cathédrale de Milan ; mais le carrare est cher, et un artiste qui se respecte ne peut employer que du carrare.
— À la bonne heure ! nous ferons au moins cette économie.
— Les badigeonneurs vous auraient proposé de dorer votre maison, d’y adapter un placage : fi donc ! il faut laisser l’enluminure aux Italiens et le clinquant aux architectes empiriques. L’art pur ! ne sortons pas de là. En pénétrant dans votre maison, je veux que vous respiriez le moyen âge.
— Ça doit être très-sain, dit Malvina.
— D’abord, salle d’attente. C’est là que vous déposez, en entrant, le hoqueton et la pertuisane. Comme décor, quelques attributs de guerre et de vénerie. Plus loin, réfectoire et office. Nous sculptons des hanaps dans les boiseries, et des natures mortes. Puis la grande salle tout en damas des Flandres, avec des glaces de Venise.
— Très-bien ! dit ma femme avec un geste expressif.
— Et les vitraux de couleur, ne les oublions pas. Votre maison, monsieur Paturot, doit être l’asile des plus belles verrières de France et de Navarre. Vous aurez aussi quelques poteries de Bernard de Palissy, quelques coupes de Benvenuto : cela relève la couleur locale.
— Sans doute, dis-je en me voyant directement interpellé.
— Et les bahuts ! Avez-vous songé aux bahuts ?
— Les bahuts ! qu’est-ce que c’est que cela, ma femme ?
— Les bahuts, monsieur, répliqua l’architecte, c’est le meuble obligé d’une maison moyen âge !! Le moyen âge et le bahut sont inséparables ! Le bahut, madame, ajouta-t-il, en se tournant vers Malvina, est à lui seul le coffre au linge, l'armoire à glace, la commode, le secrétaire de nos aïeux. Le bahut et le prie-Dieu, voilà la grande ébénisterie du quatorzième siècle ! On vernit aujourd’hui le bois ; autrefois on le ciselait. Nous sommes des frotteurs ; nos pères étaient des artistes ! »

En prononçant ces paroles, l’architecte respirait l’enthousiasme. Sa barbe s’était un peu calmée ; l'idée des clochetons qu’il allait exécuter à mes dépens avait répandu sur son visage plus de sérénité. Pour la première fois, il allait se livrer à une exhibition publique de son talent, et il méditait une façade extérieure mortelle pour ma caisse. Cependant madame Paturot ne laissait pas que d’être intriguée par ce mot de bahut jeté dans la conversation.
— Où trouverons-nous ce meuble ? demanda-t-elle à Oscar.
— Ne vous inquiétez pas, répliqua le rapin. Tous les ébénistes du faubourg Saint-Antoine en confectionnent ; il suffit de dire de quelle année on les veut. »

L’entrevue se termina là. L’architecte chevelu avait gagné sa cause : désormais, je lui appartenais ; j'étais presque à sa discrétion. Tout mortel qui s’avise de bâtir se donne un maître s'il traite avec un entrepreneur ; cinquante maîtres s’il emploie directement des ouvriers. Aucune des servitudes dont l’existence est parsemée n’est plus lourde, plus incessante, plus remplie de périls. Sous le prétexte de toisés et de vérification, on oblige un homme à mener la vie du couvreur ; on le fait errer sur les toits à vingt-deux mètres au-dessus du niveau de la rue, sur des ardoises glissantes, au milieu d’un tourbillon de fumée ; on demande son avis au haut d’un échafaudage, on le pousse sur des échelles mal fixées, on le promène d'un étage à l’autre au milieu des plâtras et des gravois, on souille ses vêtements de peinture, on les saupoudre de plâtre. Voilà pourtant où j’en étais pour n’avoir pas su résister aux obsessions d’Oscar et prendre plus philosophiquement les œillades furibondes de mon voisin l'herboriste. J’étais voué au démon du moyen âge et entre les mains d’un véritable possédé.

La maison moyen âge fut commencée, et je passai plus que jamais pour un véritable Mécène. Oscar ne se contentait pas de m'imposer ses amis, il s’imposait lui-même. Quoique peu connaisseur en peinture, je ne m’étais jamais fait la moindre illusion sur son talent : ses écarts de coloriste frappaient l'œil le moins exercé, et son modelé ne rachetait pas cet inconvénient. Il est de notre temps des artistes qui ont fait leur chemin avec la couleur de brique. Ceux qui aiment celle couleur se sont chargés de leur construire une grande réputation. Mais le vert n'a jamais conduit personne au Capitole. On a beau se dire que c’est la nuance que la nature semble préférer ; qu’elle est douce au regard ; que la robe du printemps est verte, que les feuilles sont vertes, que les près sont verts : tout cela ne fera pas qu’une figure verte soit d’une perspective agréable, surtout quand on pose soi-même sur un encaustique pareil.

C’était pourtant ce que le peintre ordinaire de Sa Majesté voulait exiger de notre dévouement. L'exposition s’approchait, et Oscar prétendait y introduire deux toiles, l’une où j’aurais figuré en chef de bataillon de la garde nationale, l'autre qui aurait reproduit Malvina groupée avec ses beaux enfants. À la première proposition qui m’en fut faite, je m’insurgeai. La pensée que j’allais m’exposer, moi et ma famille, aux railleries de la foule, lutta un moment contre l’ascendant que le rapin avait pris dans la maison ; mais, selon mon habitude, je ne poussai pas la résistance jusqu’au bout. Je cédai donc, et notre salle à manger fut convertie en atelier permanent. Oscar envahit tout avec ses chevalets, ses cartables, ses boîtes à couleur, ses pinceaux. L’odeur du bitume nous poursuivait ; les enfants avaient constamment les doigts pleins de cobalt et de vermillon. Je posais trois heures par jour, ma femme quatre. Il fallait se tenir éternellement sur une chaise, avec la bouche en cœur et l’œil en coulisse. Je ne sortais jamais de là sans des crampes horribles. De son côté, madame Paturot s’affublait, à midi, de sa robe plus notoirement décolletée, et la gardait jusqu’au soir, tout visiteur était admis au spectacle de cette exhibition. Évidemment Oscar abusait de ses avantages.

Enfin, les portraits furent achevés : les tons en étaient si verdâtres, qu’on nous eût pris pour des hôtes de la Morgue. J'avais l'espoir que le jury refuserait ces deux chefs-d’œuvre cadavéreux ; hélas! je ne connaissais pas les ressources d’Oscar. Il se remua tant et si bien, que les deux toiles furent acceptées, numérotées et clouées sur les murailles du salon, dans la première galerie. Jamais triomphe de la tactique ne fut plus complet ni plus prodigieux. On dut refuser deux mille cadres qui valaient mieux que ceux-là. Enfin le Louvre s’ouvrit, et nous allâmes jouir d’un spectacle où nous étions à la fois acteurs et témoins. Ici encore Oscar fut sublime. Il passait des journées entières en face de ses deux toiles, en multipliant les gestes d’un homme transporté d'admiration. « Dieu ! comme c’est Rubens, se disait-il. — Quelles chairs à la Véronèse ! — Quels tons, quel flou ! » Ces exclamations, qui semblaient arrachées à un enthousiasme spontané, attiraient quelques curieux et faisaient parfois des victimes. Cependant, de loin en loin, le peintre ordinaire de Sa Majesté recueillait des lardons qui empoisonnaient son triomphe. « Les vilains noyés, disaient les uns. — Quelle salade à la chicorée ! » ajoutaient les autres. Malgré ces petits échecs d’amour-propre, Oscar n'en restait pas moins à son poste, couvant de l’œil ses deux créations, et amorçant de son mieux les admirateurs bénévoles.

Il me souvient que, cette année-là, le milieu du salon carré était occupé par un gigantesque chameau, produit d’un artiste célèbre dans l’école coloriste et modérément chevelue. Tout le monde parlait de ce chameau, s’extasiait sur ce chameau. Oscar oubliait quelquefois jusqu’à sa propre peinture pour faire l’éloge de ce chameau. Je ne suis point un juge très-compétent en fait d’animaux à bosses, et pourtant il me semblait que ce chameau était d’une taille démesurée !

« Ne trouves-tu pas qu’il est un peu trop grand pour son âge ? dis- je timidement à Oscar.
— Trop grand, répliqua le rapin à demi scandalisé ! Mais vois donc ce ciel, mon ami, comme c’est chaud ; comme c’est l'Orient !
— Tu es allé en Orient ?
— Non ; mais je reconnais la réverbération des sables : il n’y a que lui, mon cher, qui ait pu trouver de ces tons. C’est plus corsé que nature, voilà son seul défaut.
— Alors, repris-je, si le chameau n'est pas trop grand, c’est l’homme qui est trop petit. Il va à peine au genou de la bête.
— Sacrilège ! Regarde donc ces détails, ce soleil couchant, ces pierres, ce terrain, cette végétation ! quels effets plastiques ! Jérôme, mon ami, si je n'avais exécuté les deux portraits que tu vois, je voudrais avoir lancé ce chameau. C’est l’Égypte, c’est la vie biblique, c’est Abraham, c’est Jacob !
— Possible ; mais j’ai bien peur que l'animal n’ait quinze pouces de trop.
— Chameau-géant, comme le peintre. Quand on est coloriste, mon cher, on n’est pas tenu à voir les choses comme nature. Ce chameau est le tamhour-major du régiment des dromadaires créé en Égypte par le grand Bonaparte.
— Tu m’en diras tant. »

Nous parcourûmes ainsi le salon en examinant çà et là quelques toiles, entre autres un cheval lilas et une esclave mordue par un aspic et se roulant à terre. Je voulus critiquer la couleur du cheval et la pose de l'esclave, mais Oscar me releva d'importance : je touchais à deux artistes chevelus qu’il considérait comme ses maîtres, et il fallut apporter un terme à des observations peu respectueuses. Quand j’insistai en parlant du dessin comme d’une condition essentielle de l'art, le peintre ordinaire de Sa Majesté me ferma la bouche par un mot sans réplique.

« Préjugés, mon cher, préjugés ! Est-ce que Rubens dessinait ? »

XI

LE PRIX D’UN ALIGNEMENT.

Nous étions à table, un matin, causant et déjeunant en famille, quand un homme fit irruption dans la salle à manger avec un éclat et un bruit extraordinaires : on eût dit un tremblement de terre, un ouragan. C’était mon architecte, mais bouleversé, hors de lui, méconnaissable. Sa barbe déréglée témoignait de l’état de son âme, ses yeux lançaient des éclairs, ses poings crispés menaçaient la nature entière. Jamais je n’avais rien vu de si furibond et de si hérissé : on eût pu le peindre comme I’idéal de l’exaspération. Il agitait une énorme canne qui prenait dans ses mains tous les caractères d’une arme dangereuse, et il en frappait le plancher de manière à endommager le carrelage. Pendant quelques minutes, la colère lui enleva la faculté de s’expliquer, et il semblait vouloir s’en venger sur une pile d’assiettes qui se trouvait malheureusement à sa portée. Je parvins à le faire asseoir et à sauver ma vaisselle.

« Les maltôliers ! s’écria-t-il enfin quand la parole put se faire jour ; les vils et indignes maltôtiers !
— À qui en avez-vous donc ? lui dis-je.
— Pâques-Dieu ! j'admire votre calme, messire ; oui vraiment, je l'admire. Mais vous ne savez donc pas que c’est de vous qu’il s’agit, que c’est vous que l'on met en question ?
— Comment cela ?
— Comment, messire ? de la manière la plus simple du monde. Je viens du bureau des échevins, autrement dit bureau de la ville. La municipalité vous refuse votre alignement.
— Eh bien !
— Vous me stupéfiez, messire ! Et notre maison, comment la construirons-nous ?
— Ah ! c'est juste. Que disent-ils donc dans les bureaux de la ville pour justifier ce refus ?
— Ils disent que les plans sont faits ; qu’il faut reculer de quatre mètres, mesure légale, et ne pas élever le pignon au-dessus de quinze mètres.
— Soit : il n’y a qu’à s’y conformer.
— Quoi ! vous aussi, messire ! Par exemple, en voilà une sévère ! Mais que voulez-vous que je fasse avec quatre mètres de moins en profondeur et une hauteur de quinze mètres ? C’est comme si vous disiez à l’aigle de voler avec une aile. Quinze mètres de haut ! vous plaisantez. Et les clochetons ? »

Je vis qu’il allait s’emporter et détériorer mon carrelage avec le fer de sa canne ; je m’empressai d’abonder dans son idée.

« Au fait, c’est vrai, lui dis-je, j’avais oublié les clochetons. Il faul les sauver ; mais comment ?
— Il y a de la maltôte là-dessous, messire ; venez avec moi à l’hôtel de ville ; nous verrons les bureaux. Quatre mètres de recul ; autant vaudrait me dire de supprimer les tourelles. J’aimerais mieux ca. Quand on veut la mort de l’art, il faut l’avouer. »

Décidément je ne pouvais pas m’en tirer avec des moyens évasifs. Il fallait payer de ma personne et aller poursuivre de mon chef ce redressement ; je sortis avec l’architecte. En chemin j’eus à essuyer la récapitulation des beautés dont l’obstination des bureaux pouvait nous priver et des défectuosités qu’un alignement trop rigoureux devait occasionner dans l’ensemble de l’édifice. Je compris que, dans l’intérêt de mon repos, il étail essentiel d’obtenir de l’administration un adoucissement à son premier arrêt ; autrement je demeurais en butte au désespoir de mon entrepreneur et à son idiome moyen âge. Je résolus de faire un grand effort pour me délivrer de ce double fléau.

Nous arrivâmes à l'hôtel de ville où mon compagnon pénétra en homme qui connaît les êtres. Notre affaire était du ressort de la voirie ; c’est là que nous nous rendîmes. Cependant les choses ne se passèrent pas aussi simplement que je l’avais présumé. Mon architecte croyait que la difficulté pouvait se vider au bureau des plans, et nous frappâmes d’abord à cette porte. Il ne s'y trouvait qu'un employé qui n’eut pas l’air de savoir ce que nous lui demandions.

« Un alignement ? répondit-il. Cela doit regarder les architectes de la ville. Adressez-vous dans le corridor à gauche, troisième subdivision, sixième porte en face. On vous indiquera de qui cela dépend.
— Cependant, monsieur, dit en insistant mon compagnon, c’est ici que les plans sont déposés. Nous voudrions les consulter pour connaître notre situation.
— Rien de plus juste, messieurs, voici les cartons ; nous allons chercher. »

Il les ouvrit ; ils étaient en partie vides. Nous fîmes de vains efforts pour trouver le nôtre. Enfin, l'employé se frappa le front en s'écriant :

« Rue***. Une rue nouvellement percée, n’est-ce pas ? Les plans ne sont pas ici. Ils sont en main. — C’est que j’ai déjà élevé des réclamations, ajouta l'architecte. — Eh ! que ne parliez-vous, monsieur ? répondit l’employé. Si vous en êtes là, c’est le contentieux que cela regarde. Adressez-vous au sous-chef, cinquième porte à gauche, aile droite, deuxième étage, corridor de l’ouest. Voilà votre affaire. »

Nous sortîmes et allâmes vers les bureaux du contentieux. À peine mon compagnon eut-il ouvert la boucheque le sous-chef l'arrêta :

« Pardon, monsieur ; cette affaire n'est pas de mon ressort ; adressez-vous au chef de bureau, corridor de l’est, au premier, la porte en face. »

En même temps, il nous tourna le dos. Ceci prenait toute la tournure d’une mystification. J'eus d’abord l'envie de renoncer, mais la curiosité s’en mêla, et je voulus voir jusqu’où irait la plaisanterie.

Nous nous présentâmes chez le chef de bureau qui nous renvoya au chef de division, le chef de division au secrétaire général, le secrétaire général au préfet, le préfet au bureau des plans. Une fois ramenée à de pareils termes, la question me parut insoluble : c'eût été à recommencer éternellement. Mon architecte rugissait dans sa barbe ; il voulait dévorer un employé : j'eus toutes les peines du monde à l'empêcher de faire un exemple.

« Les maltôliers ! » s’écriait-il en élevant la voix.

L’exaltation de cet homme devenait dangereuse ; je l’entraînai hors de cette enceinte. Le malheureux voyait sa maison lui échapper, cette maison dont il avait arrêté dans sa tête la capricieuse ordonnance ; il voyait les ogives, les trèfles s'évanouir ; il craignait déjà de ne pouvoir cristalliser la pierre et vider mon coffre. C'était pour lui un coup mortel ; je m'en aperçus bien aux évolutions de sa canne, qui à chaque instant menaçait quelqu'un de mes membres. J'employai, pour calmer l’énergumène, toutes les ressources de mon éloquence ; je lui promis de tenter de nouvelles démarches, de voir les ministres, de m'adresser au roi, de mettre tout en œuvre plutôt que de passer sous les Fourches Caudines du bureau des plans. Tant d’assurances et de protestations parvinrent à ramener sa canne à l'état normal : je pus respirer à l’aise.

Malheureusement j'avais affaire à un homme qui ne lâchait pas prise ainsi. Quand l'art chevelu a un bénéfice en perspective, on ne le détourne pas facilement de cette poursuite. Chaque matin, mon entrepreneur paraissait à l'heure du déjeuner afin de connaître le résultat de mes démarches. J'avais beau l’ajourner à de longs délais, le payer de défaites, la passion de l’architecture ne lui permettait pas de me laisser tranquille. Cette horrible barbe reparaissait sans cesse à l'horizon de mon premier repas, entre le fruit et le café à la crème. Mes digestions en étaient troublées, mon appétit en souffrait. À tout prix il fallait se débarrasser de cette apparition. Mais comment, par quel moyen ? Le bureau de la voirie me tenait toujours rigueur et m’éconduisait sous mille prétextes. J’étais désespéré.

Au plus fort de cet ennui, mon domestique introduisit un jour dans mon cabinet un individu qui s'entourait du plus grand mystère et refusait de donner son nom. À peine entré, il ferma la porte avec soin et promena de tous les côtés un regard inquiet. C'était un petit homme maigre, vêtu d’un habit noir hors de service et blanchi aux coudes, d’un pantalon qui tombait à peine sur la cheville, et que bridaient de gigantesques sous-pieds en cuir non verni. La tête était chauve et grisonnante, les yeux enfoncés et armés de besicles, les pommettes colorées, les mains couvertes de gants noirs éraillés par l’usage. Avant d’ouvrir la bouche, ce personnage interrogea de l’œil les moindres recoins de l'appartement, prêta l'oreille aux bruits de la maison, enfin, se livra à un luxe de précautions inouïes. L’impatience commençait à me gagner, et j’allais me fâcher sérieusement quand il se décida à parler :

« Monsieur est propriétaire d’un terrain à bâtir rue... ? me dit-il.
— Oui, monsieur, répondis-je.
— Monsieur a demandé un alignement à la ville ; il est en instance pour l’obtenir. »

Cet homme venait de mettre le doigt sur la plaie. Je ne savais pas ce qu’il voulait me dire ; cependant le sujet avait un tel intérêt pour moi, que ma physionomie s’anima involontairement. Mon interlocuteur s'en aperçut :

« Je sais que la ville inquiète monsieur, ajouta-t-il : je viens l’entretenir de cela.
— Ah ! monsieur, lui dis-je alors, ne pouvant me contenir, soyez le bienvenu. Oui, la ville me rend le plus malheureux des hommes, je ne vous le cache pas. Impossible d’en finir avec elle. Toujours des ajournements, toujours des fins de non-recevoir. Si la commune paye des employés pour envoyer promener les gens, ils ne volent pas leur salaire. On ne peut pas faire droguer le public plus consciencieusement qu’ils ne le font.
— Monsieur a tort de leur en vouloir : on paye si peu dans les bureaux. Qu’est-ce que valent ces places d’administration ? Deux, trois mille, cinq mille francs au plus. Quel zèle peut-on avoir à ce taux- là ? Quand on veut être servi, il faut y mettre le prix.
— Mais, monsieur, répondis-je, le public n’a rien à faire là dedans.
— Je vois bien que monsieur ne me comprend pas encore, ajouta alors cet homme. Il s’agit pour lui d’obtenir un alignement, n’est-ce pas ?
— Sans doute.
— Eh bien, sortons des généralités et allons au but. Jusqu à présent monsieur n'a pas pu arracher aux bureaux l’alignement si désiré. Maintenant, si quelqu’un se faisait fort de le lui obtenir tel qu’il le souhaite et avant qu’il soit huit jours, qu’en penserait monsieur ?
— J’en penserais que ce quelqu’un est un homme fort habile.
— Et ensuite ?
— Ensuite je lui offrirais mes remercîments.
— Monsieur est généreux. Cependant les choses ont besoin d'un petit éclaircissement préalable. Il y a une condition.
— Et laquelle, monsieur ? »

Le petit homme se pencha vers mon oreille et y versa une confidence plus complète. Je compris alors l’affaire et restai un instant décontenancé. J’ignorais s’il y avait un piège là-dessous, et je regardai avec défiance mon mystérieux interlocuteur :

« Vous m’étonnez ! lui dis-je.
— C’est comme ça.
— Et combien ?
— Cela dépend.
— Comment, cela dépend ?
— Oui ; cela dépend de la signature que nous donnerons à monsieur. Il est bon que monsieur sache, pour son instruction particulière, que nous avons trois signatures, l’une qui ne signifie rien, la seconde qui ne signifie pas grand’chose, la troisième qui a une valeur. Maintenant, quelle est la signature que monsieur désire ? Est-ce celle qui ne signifie rien ?
— Mais du tout ; que voulez-vous que j’en fasse ?
— Alors ce sera celle qui ne signifie pas grand’chose.
— Mais non ! mais non !
— Diable ! monsieur est connaisseur ; il veut la signature qui compte, qui a une valeur.
— Certainement.
—Oh ! alors, monsieur porte haut ses vues ! ce qu’il y a de meilleur, peste ! le premier choix !
— Comme vous dites ! Et sur quel pied traiterait-on ?
— Voulez-vous que j'aille rondement en affaire, là, sans tatillonner, sans lanterner ?
— C’est ma manière ; vous m’obligerez.
— Eh bien, dans ce cas… »

Il se pencha de nouveau vers mon oreille et y versa une nouvelle confidence. Cette fois, au lieu de demeurer interdit comme tout à l’heure, je me récriai. Le coup avait porté sur le vif.

« Tudieu! dis-je, c’est salé !
— C’est comme ça.
— Mais cependant…
— À prendre ou à laisser. Je n’ai plus un mot à dire, vous réfléchirez maintenant. »

Ma décision fut bientôt prise ; il s’agissait de mon repos, de ma tranquillité compromise par les irruptions de l’art chevelu ; j’arrêtai le petit homme au moment où il allait sortir de mon cabinet :

« Eh bien, lui dis-je, c'est fait ; touchez là. — C’est fait, » répliqua-t-il, en me tendant la main.

Il me quitta. Huit jours après, je recevais un avis officiel de la ville. Mon alignement m’était accordé avec toutes les conditions que l’architecte regardait comme indispensables au succès de son monument. Quand j’annonçai cette nouvelle à mon artiste, il frappa les carreaux de sa canne pour la dernière fois, et s’écria radieux :

« Les maltôtiers ! Enfin, je tiens mon chef-d’œuvre. Dans six mois on parlera de vos clochetons, messire : je ne vous dis que ça. »

Et il partit en brandissant son implacable bambou. J’en étais délivré ; mais Dieu sait à quel prix !

XII

UN SUCCÈS CHEVELU.

Parmi les célébrités qui fréquentaient ma maison figurait ce que l’on se plaît à appeler un Génie. Le mot a été prodigué, mais il a encore quelque valeur. C’est, du reste, un état plein de charmes, quand on l’exerce en conscience et avec gravité. Tout homme qui hésite ou qui doute y est impropre ; il faut croire en soi pour y exceller et ne pas broncher dans cette croyance. Alors on monte sur les sommets de l’art ; on devient un Génie qui a du métier, qui sait son affaire. C’est l’idéal de l'emploi.

Le Génie qui daignait m’honorer de ses visites, et que je n'amoindrirai pas en employant son nom vulgaire, était particulièrement doué de cette bonne opinion de lui-même qu’il déguisait sous une modestie parfaite. Il est impossible de s’adorer avec plus d’humilité, de poser avec plus de décence. Il ne tenait pas aux apparences de l’orgueil, et c’était de sa part une preuve d’esprit ; en toutes choses, il songeait aux réalités, pierre de touche du vrai Génie. J’ai vu peu d'amours-propres se déguiser avec cet art, et s’envelopper d’une candeur plus habile. Du reste, c’était le moindre contraste qu’offrît mon Génie ; on eût dit une antithèse vivante. Les instincts révolutionnaires étaient tempérés chez lui par des formes pleines de goût et de dignité ; il n’avait du niveleur que la plume, et faisait du bouleversement littéraire en gants Jouvin.

Le don éminent de mon ami le Génie était de ne jamais s abandonner. Il avait, sur la manière dont se forment les réputations, des idées qui témoignaient une profonde connaissance du cœur humain ; il ne croyait à aucune des chimères des âmes adolescentes, par exemple, au succès naturel et spontané, à l’hommage que le public rend de lui-même au mérite. Il n’avait vu des triomphes de ce genre se réaliser que pour les morts, et encore la vanité personnelle d’un vivant y était-elle presque toujours intéressée. Pénétré de cette conviction, que les œuvres sont ce qu’on les fait, et qu’une vogue ne rapporte qu’en raison des soins qu’elle coûte, il avait introduit ce principe dans sa pratique littéraire, et s’était frayé des voies nouvelles dans la préparation de l'enthousiasme public. Avant lui, personne n'avait manipulé l’opinion avec cette délicatesse, excité la curiosité avec ce tact, maîtrisé la vogue avec cette puissance. N’eût-il été Génie que par ce côté, il l’était en dépit de ses ennemis.

Le Génie en avait, des ennemis ; n’en a pas qui veut ! Le premier, il avait compris que les ennemis forment un élément essentiel de la gloire ; qu’ils réchauffent l’attention, et qu’ils peuvent être employés utilement dans ce travail de notoriété que toute œuvre nécessite pour devenir célèbre. Les ennemis seuls tiennent en haleine le zèle des partisans, éveillent dans le public un sentiment passionné, créent la controverse, et poussent au scandale, cet apogée de la tactique. Qu’en résulte-t-il ? que le public se trouve saisi de la chose avant l’événement, qu’il s’en occupe, prend parti pour ou contre, et livre, à son sujet, des combats dans le vide. L'univers ne connaît pas le premier mot du chef-d’œuvre, et il est prêt à en venir aux mains pour l'attaquer ou pour le défendre.

Voilà dans quel genre opérait mon ami le Génie ; quel que fût le sujet sur lequel il s'exerçât, c'était toujours enlevé. Jamais je n’ai vu faire de meilleure besogne. Au moment où je le connus, il avait à lancer une pièce intitulée les Durs à cuire, ouvrage taillé dans le granit et le porphyre, travail babylonien et basaltique, étude de mages et de hiérophantes. Par son caractère de simplicité, cette pièce rappelait la Bible ; par sa profondeur sombre, les védas indous ; par son charme, la Genèse ; par ses expiations, le Coran, c'est-à-dire toutes les traditions et tous les cultes. Chaque personnage avait dix mètres, mesure légale, et une vieillesse robuste comme celle de Mathusalem. De là ce titre de la pièce : les Durs à cuire. Quels gaillards ! Sans le public, jamais on n’en eût vu la fin ; lui seul a pu les enterrer.

Il fallait donc lancer les Durs à cuire ; mon ami le Génie se mit à la besogne. Le premier point d’appui était dans les journaux ; il y comptait des cœurs dévoués, des amitiés vives ; cette puissance ne lui fit pas défaut. De mille côtés s'éleva un concert d'éloges hyperboliques. L’auteur, à croire les plumes sympathiques, avait mis la création entière à contribution pour que rien ne manquât à son œuvre. Il avait fendu les Pyrénées pour y sculpter ses héros, à la façon des chevaliers de la Table ronde ; il s était permis de tronquer les sommets des Alpes pour leur confectionner des piédestaux. Tous ses personnages pleuraient des fleuves et gémissaient à la façon des tempêtes ; les plus hauts chênes leur servaient de cure-dents, et les lacs de plats à barbe. Ainsi parlaient les panégyristes chevelus : le Génie les remerciait du geste, tout en les trouvant trop discrets et point assez génésiaques. Hélas ! ce n’était pas faute de bonne volonté ; mais la barbe la plus exaltée du monde ne peut donner que ce qu'elle a.

Quand le Génie vit que les journaux menaient naturellement leur petit bruit, il se préoccupa d’autres soins.

« Maintenant, s’écria-t-il en frappant son front olympien, il faut que je cherche des interprètes pour mon monument. »

Puis, se tournant vers le directeur du théâtre qu'il honorait de son œuvre, il lui dit avec une modestie adorable :

« Mon cher, je déroge en venant chez vous, je le sais ; mais je suis bon prince, je veux vous protéger ; seulement, permettez-moi de vous poser une petite condition.
— Laquelle, Génie ?
— C’est que je serai le maître de la maison. Vous vous montreriez trop regardant ; laissez-moi dégourdir vos petites économies. Je veux trois décorations splendides et quatre séries de costumes tout battants neufs, des barbes qui n’aient jamais servi, et des casques moyen âge qui ne soient pas renouvelés des Grecs. Voila le premier article de mon ultimatum.
— Qu’il soit fait comme vous le désirez, Génie !
— Ensuite, il me faut des sujets qui aient des poitrines d’acier, des poignets d’airain, des pieds de bronze, des bras de fer, des poumons de platine. Je veux que les articulations soient parfaitement souples, les muscles élastiques, les nerfs sensibles, les membres désossés. Les acteurs marcheraient sur la tête et parleraient du ventre qu’ils n’en conviendraient que mieux. J'ai l’emploi de ces petits talents de société.
— On cherchera ce que nous avons de mieux, Génie !
— Palsambleu ! j’y songe ! Il y a une actrice à Saint-Pétersbourg, qui doit réussir dans un de mes rôles. N’oubliez pas de m’embaucher cela.
— Ce sera peut-être cher, Génie. Vingt ou trente mille francs de dédit !
— Mettez cinquante mille, et ayons-la. Cette femme a l’œil de vipère ; c’est hors de prix.
— Soit, Génie, mais l’autre !
— Quelle autre ?
— Celle qui tient l’emploi, Génie !
— Je lui donnerai un de mes autographes, mon cher, et elle nous devra encore du retour.
— Vous croyez, Génie : elle est difficile à vivre, pourtant ; elle ne se payera pas de cela.
— Eh bien, mon cher, qu’elle nous fasse un procès ! Voilà qui arrangera tout le monde ! Un procès, deux procès, vingt procès ! Que les tribunaux retentissent de ses plaintes ! Qu’elle y traîne ses regrets et ses douleurs ! Ce sera au mieux. Par saint Georges, dira le public, il faut que cette pièce soit quelque chose de bien babylonien, pour que cette créature vienne gémir sur le malheur d’en être évincée. Ainsi donc un procès, deux procès : les petits procès entretiennent les grands drames. Nous payerons les hommes de loi, s’il le faut.
— Vraiment, Génie, je vous admire.
— Faites, mon cher, ne vous gênez pas. »

On le voit, mon ami le Génie pensait à tout. Il traitait une première représentation comme un général traite un plan de campagne, formait ses cadres, déployait ses ailes et groupait son corps d'armée. Que vouliez-vous que fît un directeur contre une si belle ordonnance ? Il paya et s’effaça. On se procura des sujets constitués, autant que possible, d’après le programme du grand homme, et on leur prépara les poumons de manière à les rendre propres au service qu’ils allaient soutenir. Car l’un des titres de mon ami le Génie, c’était la tirade démesurée. L’art chevelu a fait une révolution pour abolir les tirades de l'art bien peigné. On a ainsi passé par les armes l’exposition du premier acte, le songe du deuxième, et le récit du dernier, avec les O ciel ! en croirai-je mes yeux ? et les : Madame, qui l’eût dit ? C est bien ; je suis de ceux qui trouvent qu’il y en avait assez comme cela : en fait de tirades, les plus courtes sont les meilleures. Mais après avoir aboli la chose, peut-être eût-il mieux valu ne pas la recommencer sur des dimensions plus effrayantes. C’est pourtant ce qu’ordonnait l'esthétique de mon ami le Génie : pour guérir complètement le public de la tirade, il l'administrait à haute dose. Là où trente vers suffisaient autrefois, il en mettait cent cinquante ; d'où l'impérieuse nécessité d’obtenir des poumons capables d’un pareil effort.

À l'aide de ces brillants moyens, le succès se préparait à vue d’œil. On citait partout les Durs à cuire, on s’emparait des moindres indiscrétions de coulisses, on se communiquait, sous le sceau du secret, des vers bizarres que mon ami le Génie jette dans ses œuvres comme Dieu a mis des taches sur le soleil. L’actrice qu’il comptait attacher au char de sa gloire ne voulait pas quitter Saint-Pétersbourg, où elle avait des engagements avec le czar ; il fallut négocier, échanger des notes diplomatiques et des billets de banque. Chaque acteur essentiel du drame exigeait qu’on lui fît un sort, qu'on lui assurât une retraite pour ses vieux jours et une maison de campagne dans un canton salubre. Il en est même qui voulurent se prévaloir de cette occasion pour demander des récompenses civiques et se faire exempter du service de la garde nationale. Le Génie parvint à calmer cette effervescence de prétentions en promettant à chacun d'eux trois autographes et une ligne dans sa préface, ce qui valait mieux que des rentes sur le grand-livre.

Il n’était plus bruit que de cela. Les procès survinrent et donnèrent un nouvel élan à la curiosité. Quelque feuille que l'on ouvrît, quelque part que I’on allât, on retrouvait les Durs à cuire. On en parlait dans les salons, aux chambres, à la cour, dans les cercles, dans les foyers de théâtres, dans les estaminets, partout. L’école de droit en rêvait, le commerce s’en préoccupait, la magistrature en était saisie et jouissait des bagatelles de la porte avant d’être admise aux émotions du spectacle. Mon ami le Génie triomphait dans sa chevelure : jamais manipulation préparatoire n’avait placé une œuvre aussi haut : jamais semailles n’avaient promis une telle moisson. Il était question de quatre parodies : le grand homme voulut les inspirer, les surveiller lui-même, y faire verser quelques grains d’encens, savoir à quel gros sel on le mettrait. Les Génies n’oublient, ne négligent rien : ils sont grands par le détail comme par l’ensemble. J’assistai à ces préparatifs avec l’intérêt qu’un ami devait y prendre. Le Génie avait su que Malvina, dans la première période de notre liaison, s’était mêlée de succès dramatiques, et qu’elle y avait déployé une certaine habileté de combinaisons. Cette circonstance me valut, de la part du grand homme, un redoublement de poignées de main et une place plus avancée dans son estime. Moi-même j’étais devenu un fanatique admirateur de son œuvre, et en toute occasion je me livrais à une propagande illimitée. Je ne connaissais pas le premier mot de la pièce, mais je n’en étais que plus propre à en célébrer les beautés.

La veille du jour décisif, le Génie passa en revue ses troupes et les anima par diverses harangues. La première s’adressa aux acteurs, c’est-à-dire à l’état-major de l'armée. Ils se montrèrent tous pleins de feu, résolus à vaincre ou à succomber glorieusement. Le grand homme parut content de cette attitude :

« Mes amis, leur dit-il, que chacun fasse son devoir, et j’aurai soin de tout le monde. Vous, Fier-à-Bras, je vous promets de vous comparer à un marbre de Farnèse ; vous, Lame-de-Couteau, vous serez l’un des angles de l’obélisque de Luxor ; vous, Contre-Basse, vous serez la note lugubre du chêne Dodonien. Je ferai de tous les autres des propylées garnis de sphinx mystérieux, des memnoniums, des cryptes, des dolmen, des jardins de Sémiramis, tous monuments plus ou moins babyloniens. Les plus sages auront, en outre, un autographe. Je veux faire royalement les choses. »

Après l'état-major vint le tour des soldats. Cette troupe était en général mal couverte, et ne brillait pas par le physique. Le Génie, dans le cours de son inspection, ne parut pas s’inquiéter du visage, mais il regarda beaucoup aux mains, les plus crasseuses et les plus solides que l’on pût voir. Ce détail le satisfit, et après avoir laissé tomber sur ce bataillon aguerri un regard à la fois digne et caressant, il prit à part une espèce d’Hercule qui remplissait le rôle de chef de manœuvre :

« Mitouflet, lui dit-il en lui présentant un manuscrit, voici votre affaire, il faut étudier cela d’ici à demain.
— Maître, vous serez obéi.
— Attention surtout au manuscrit ! toutes les intentions y sont notées ! Il y a le grand battement, le battement moyen et le petit battement.
— Connu, maître !
— Le petit battement, Mitouflet, pour les émotions douces ! Ménageons la sensibilité du public. Le battement moyen pour les vers à effet et les périodes à ciselures ! Ceci est propre à tenir en haleine les connaisseurs et les hommes de style. Quant au grand battement, il faut le garder pour les coups de théâtre, les temps de passion incandescente ! Alors, Mitouflet, lancez-vous : un tremblement, un tonnerre, ce que vous voudrez ! Point de limites à votre admiration, Mitouflet ; faites crouler la salle, le propriétaire a de quoi. Il la rebâtira. Vos trois cents battoirs en branle, et mettez à l’amende ceux qui molliront.
— Ce sera fait, maître.
— Bien, Mitouflet ; s’ils enlèvent la chose, ils auront tous un autographe ; je me fends de ça. »

Qu’on juge de l’enthousiasme qu’excitaient parmi ces hommes naïfs, ces enfants de nature, de pareils encouragements distribués sur le front de bataille. Est-il étonnant que des hommes ainsi préparés aient poussé l’admiration jusqu’au pugilat ! Enfin le soleil se leva sur celte mémorable journée. Le bruit que l'ouvrage avait fait attira une grande affluence d'amateurs vers le bureau de location. On vint en prévenir mon ami le Génie :

« Pour qui me prenez-vous ? répliqua-t-il. Des payants, des gens qui se mêlent de juger, fi donc ! Pour avoir une salle à douze degrés au-dessous de zéro ; merci. N'ouvrez pas les bureaux; que tout se passe en famille. Où peut-on être mieux ? comme dit la romance. »

En effet le public fut congédié, et l'on s'épargna même le petit simulacre d'une distribution exiguë. Dans les cabarets et les estaminets voisins s'organisait l’assemblée brillante qui devait accueillir le chef-d'œuvre à son entrée dans le monde. C’était une phalange de marchands de chaînes de sûreté et de pastilles du sérail, de proxénètes et de spéculateurs en contre-marques, de bijoutiers en plein vent et de fabricants de métal d'Alger, tous arbitres de choix et nourris de haute littérature. À leurs côtés devaient se grouper les débris de l'art chevelu, ces rares et derniers desservants d’un culte en ruine ; puis quelques hommes et femmes du monde qui sont de toutes les fêtes au même titre que les journalistes et les gardes municipaux, bref on devait y voir ce que l'on nomme, en style de feuilleton, l’élite de la société de Paris. Le feuilleton ne se prive jamais de se faire ce petit compliment à lui-même.

Il m’en souvient : nous occupions une loge de face, et Malvina avait fait à l'ouvrage de notre ami la galanterie d’une toilette à l’anglaise. Les femmes appellent cela s’habiller ; le mot opposé serait plus juste. Le satin, la dentelle, le bouquet de violettes de Parme, rien n’y manquait. Placée en évidence, madame Paturot devait produire un grand effet, et exercer quelque action sur la partie élégante de la salle. Ce drôle de Milouflet s’en aperçut et compromit ma femme par un sourire ; il semblait, le vil salarié, vouloir s'élever jusqu’à nous ou nous faire descendre jusqu'à lui. Vous êtes des amis de l'auteur, je suis un ami de l’auteur : voilà un lien ; touchez là, et travaillons de concert.

En effet, la besogne marcha rondement. Dans le cours des premières scènes, Mitouflet ménagea ses moyens et préluda par le battement contenu. C’était comme une admiration qui s’essayait et qui, dans un premier essor, se tenait sur ses gardes. Du reste, l'altitude de ces trois cents vendeurs de contre-marques et de chaînes de sûreté était particulièrement édifiante ; vous eussiez dit de vrais juges, des êtres pénétrés des beautés de la langue. On les voyait se dilater, s’épanouir, comme s'ils eussent parfaitement compris. Trente d'entre eux ne parlaient que l'allemand. Mitouflet surtout avait une pose magnifique : l'œil fixé sur l’acteur, il épiait la minute précise où l'applaudissement arrive à point, et l’arrêtait quand il pouvait nuire.

Toutes les nuances que notre ami le Génie avait indiquées, Mitouflet les saisit, les fit valoir, les développa. Du battement contenu il passa par les variétés du battement expansif, pour arriver au trépignement. Au dernier acte, cet enthousiasme littéraire ne connut plus de frein ; la légion romaine souleva les banquettes et s’en fit des instruments d'admiration. Ceux qui ne parlaient que l’allemand éclataient surtout en transports extraordinaires. La voix de la conscience ne les troublait pas dans l’expression de leur ravissement : peut-être même avaient-ils cru retrouver dans certaines parties de l’ouvrage un souvenir de l’idiome natal.

En présence de cette ovation tumultueuse, Malvina ne se prodigua point ; elle vit que notre ami le Génie pouvait marcher seul et que son affaire était montée de main de maître. Avec une salle ainsi composée, l'ouvrage devait aller aux nues ; il y alla et même plus haut ; le difficile était de l’y soutenir. Voilà où se trouvait le revers de la médaille. Les marchands de contre-marques passent, et les pièces ne restent pas. Mais notre ami le Génie se consolait aisément de ces petites disgrâces ; Pourquoi se serait-il désespéré ! Ne lui restait-il pas la conscience de sa force et l'estime de Mitouflet ?

XIII

LES SOCIÉTÉS PHILANTHROPIQUES ET SAVANTES.

Malvina faisait les honneurs de son salon avec un si grand naturel et une originalité telle, que de tous les coins de Paris on y accourait. Les présentations se succédaient sans relâche : les arts avaient pris les devants, les sciences vinrent ensuite. Les premiers érudits que nous vîmes appartenaient à ces associations qui perchent on ne sait où, et représentent on ne sait quoi. L’univers ignore jusqu’à leur nom, et elles n'en continuent pas moins à marcher avec une assurance et une opiniâtreté qui étonnent. Toutes ont des présidents honoraires qui n’ont jamais rien présidé, des présidents et des vice-présidents titulaires, qui se prennent au sérieux d’une manière incroyable, des secrétaires, des trésoriers et des agents qui s'imaginent que l’univers a les yeux fixés sur eux. De temps en temps ces sociétés s’assemblent le soir, entre quatre chandelles, et se livrent, de la meilleure foi du monde, à des discussions assaisonnées de répliques, à des rapports, à des scrutins, à des procès-verbaux. Les pairs de France donnent volontiers dans ces délassements de l’esprit et du cœur ; il en est qui président jusqu’à trois de ces sociétés avec une gravité et des besicles dignes d’un meilleur sort.

L’un des hommes qui me furent présentés jouait un rôle dans la société générale des naufrages, installée rue Neuve-des-Mathurins, au fond d’une cour. C’est de là qu’elle veille sur les navires en perdition et couvre les mers de bouées de sauvetage. Aucune société ne menait alors plus de bruit dans les colonnes de la publicité et ne se livrait à plus d’expériences ingénieuses. Le jeune complice de cet établissement philanthropique nous tenait au courant de mille inventions faites pour inspirer une grande idée de l’intelligence humaine. On venait d’imaginer, par exemple, les radeaux insubmersibles à double fond et à diverses fins. Le naufragé se tenait sur la plate- forme, tandis que le poisson destiné à sa subsistance barbotait en dessous. L’instrument de salut devenait ainsi un dépôt de vivres ; c’était à la fois une nef et un vivier. Un naufragé muni d’une machine semblable aurait pu traverser l’Atlantique, en s’indigérant de cabillauds, de thons et de dorades. Le désastre se changeait en une partie de plaisir.

C’était ainsi que la société semait de fleurs la vie des naufrages. Elle avait établi, en théorie, que la mer est un élément perfide dont il faut se défier ; vérité neuve et peu consolante ! Qu’opposer à cela ? Des précautions, des préservatifs : si l’onde est traîtresse, l’homme doit se montrer prudent. Ces divers axiomes avaient conduit les chefs de l'établissement philanthropique à la découverte du matelas et du gilet de flanelle insubmersibles. Voici en quoi consistaient ces deux meubles hydrostatiques. Le gilet et le matelas se composaient d’un double caoutchouc, que l’on emplissait d’air, à l'instar d’une vessie : gonflés à point, ils soutenaient à fleur d’eau le corps le plus pesant, et, en déployant un mouchoir, homme et matelas pouvaient cingler vers les mers de Chine.

Quand l’invention eut été bien mûrie, on voulut en faire l’essai. Avec un sujet, habile dans l’exercice de la nage, le public aurait pu croire à une supercherie : on choisit donc un individu, estimable d’ailleurs, mais totalement étranger à l’art de la coupe et du plongeon. C’est bien ; on pose la victime sur le matelas gonflé d’air, et on la pousse vers le large. O miracle ! on dirait une autre Délos : l’homme surnage ; le flot le berce comme un triton ; l’humide divan paraît agréable et moelleux. Quel spectacle ravissant ! la galerie en est enchantée et bat des mains. Malheureusement un poisson encore novice avise cet objet flottant, et, trompé par l’apparence, il y mord. C'en est assez pour couler la découverte. Le caoutchouc offre une issue à l'eau qui s'y précipite. Adieu le matelas et le sujet qu’il porte ; la mer s’entr’ouvre, et s’étend ensuite sur le tout comme un funèbre linceul. Il est vrai que la victime de l’expérience est désormais à l’abri de toute espèce de naufrage.

Autre essai maintenant. Il est unanimement reconnu qu’un navire mouillé dans une rade foraine à peu de distance de terre ne se trouve pas fort à l'aise quand arrive une tempête. Comment le secourir dans sa détresse ? Il est également prouvé que, lorsqu’un bâtiment se jette à la côte, il n’est pas toujours facile de porter à bord une amarre pour opérer le sauvetage des équipages. Comment y remédier ? C'est sur ces points délicats que s'était exercée la sollicitude de la société de la rue Neuve-des-Mathurins. En combinant la balistique et les plantes textiles, elle avait trouvé la bombe-amarre, c’est-à-dire l'un de ces secrets que, de loin en loin, le génie humain surprend à la nature. Voici la manière de s'en servir : On place une bombe dans un mortier, en adaptant au projectile une cordelette souple, et cependant capable d'une grande résistance. On charge la pièce, on met le feu, la bombe part en entraînant l'amarre. La direction a été bien calculée ; le projectile passe par-dessus le bâtiment en péril, et y dépose, dans son mouvement parabolique, la corde bienfaisante que lui envoie la société des naufrages, située, rue Neuve-des-Mathurins, au fond d'une cour. Le bâtiment s’empare de ce bienfait particulier, et bénit la société générale.

C’est touchant ; mais il faut voir la découverte en action. Descendons sur les rivages de la mer. Un navire est là sur la côte ; il tire le canon de détresse ; c'en est fait de lui, si on ne le sauve pas. La société s'empresse d’accourir ; elle fait marcher ses mortiers, ses bombes, ses amarres, ses matelas, ses gilets insubmersibles. Tout le matériel est mis en mouvement. La pièce est chargée, la cordelette préparée ; le coup part. Hélas ! on a mal calculé la résistance du vent, on s'est mépris sur la distance au milieu de la brume qui couvre l’horizon, et voilà qu’au lieu de dépasser le bâtiment en perdition, le projectile y tombe en plein, y fait un trou énorme, I’entr’ouvre et le coule.

L’équipage n'a pas même le temps de remercier ses sauveurs ; il disparaît et se trouve désormais à l’abri de tout naufrage. Un bienfait, assure-t-on, n’est jamais perdu ; les bâtiments n'ont pas le même privilège.

Partout cette sollicitude de la société des naufrages s'est retrouvée : on ne l’a jamais prise au dépourvu. Personne n’avait songé à l’emploi du chien de Terre-Neuve appliqué à l'humanité en péril : la société a organisé en escouades cet intéressant quadrupède et I’a dressé à la pêche des noyés. À quelque heure que l’on sonne à la porte du philanthropique établissement, on y trouve un chien de garde prêt à sauver quiconque s’enfonce dans la Seine à une demi-lieue de là. Pour peu que le noyé y mette de la bonne volonté, l'animal de service plongeant à toute profondeur, ira le saisir par le collet de son habit, et le ramènera à terre vert comme un concombre. C'est une pêche pour la Morgue ; mais le vertueux terre-neuvien n’en aura pas moins rempli son devoir, et la société lui décernera une médaille de sauveteur. Récompenser les belles actions, c’est en propager l'exercice.

Parmi les autres habitués de mon salon, il en était un qui partageait le sceptre de l’originalité avec le membre de la société des naufrages. Celui-ci appartenait à la société de statistique, et il voyait des statisticiens partout. Tous les souverains d’Europe étaient affiliés à la chose : le Grand Seigneur et le pacha d’Égypte, le bey de Tunis et l’émir du Liban, le kan des Tartares et le schah de Perse, avaient fait acte d’adhésion ; aucune notabilité du globe ne restait en dehors de cette propagande irrésistible. Quelqu’un lui tombait-il sous la main, à l’instant même il songeait à en faire un statisticien. Un étranger arrivait-il à Paris ; violant tous les droits de l’hospitalité, il le relançait, il le traquait dans son domicile, jusqu’à ce qu’il en eût fait un statisticien, et lui eût prodigué les médailles de la société. Le malheureux ne s’était-il pas mis dans la tête d’enrôler madame Paturot !

« Mais oui, madame, lui disait-il, vous faites de la statistique sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose. Combien vous faut- il de livres de beurre par jour dans votre maison ? combien d’œufs ? combien de viande ? combien de pain ?
— Bah ! des comptes de cuisinière, répliqua Malvina.
— Mais, madame, votre cuisinière aussi en fait, de la statistique.

Que c’est donc là une belle science ! Quel plaisir de se dire, par exemple : Paris consomme annuellement tant de volailles, tant de gibier, tant de marée ; il s’y abat tant de bœufs, tant de veaux, tant de moutons ; on y assassine par an tant de personnes, on y dévalise tant de boutiques, on y escamote tant de foulards…
— Jolis commerces ! Et vous trouvez du plaisir à compter tout cela, monsieur le savant ?
— Si j’en trouve, madame ! la science est comme le feu : elle purifie tout. Il n’est rien dans l’échelle sociale qui ne soit de notre ressort. Moi qui vous parle, je sais le nombre des grains de blé qui existent dans nos greniers, et, à un franc près, la somme que rapporte annuellement le commerce de la galanterie…
— C’est du propre ! Et vous croyez qu’on ne vous refait pas, monsieur le savant : vos grains de blé, je vous les passe ; mais le reste, merci. Pour tout voir, il faudrait de meilleures lunettes que les vôtres. »

Évidemment Malvina refusait de mordre à la statistique : l’apôtre de cette science se rabattit alors sur moi, et parut disposé à me combler de ses médailles. Certes, l'honneur de figurer sur ses listes à côté de têtes couronnées était un avantage inestimable ; cependant il me restait quelques scrupules au sujet de ma compétence. J’avais le préjugé de croire que, pour devenir membre de la société de statistique, il fallait être statisticien, ne fût-ce que d'une manière superficielle.

« Erreur, me dit alors le desservant de la science, erreur pure, cher monsieur Paturot ! Mais si vous le prenez ainsi, il n y aura plus de société possible. Nous avons eu, par exemple, la société encyclopédique : quel était le but de l’institution ? de dîner une fois par mois avec des boyards russes et des magnats hongrois. Alliance gastronomique des peuples ! Un estomac suffisait pour cette fonction sociale et ce devoir de cosmopolitisme. Nous avons l’institut historique qui compte une foule de clercs d’huissiers et de surnuméraires, tous adolescents de la plus grande espérance. Leur grand bonheur est de dire qu’ils appartiennent à l’institut… historique. Cela suffit à ces êtres naïfs qui sortent des mains de la nature. Nous avons la société de géographie, où figurent d’excellents agronomes, et qui découvre la Méditerranée douze fois par an, sous le prétexte que ses hauts titulaires ont pris part, dans leur bas âge, a la campagne d’Égypte.
— Au fait, l’Égypte est du ressort de la géographie.
— Qui le conteste ? L'Égypte en est, la Grèce également, le Brésil aussi : ces trois contrées intéressantes figurent dans le bureau ; elles y absorbent l'attention et évincent le reste de l'univers. Règle générale : toute société est instituée pour le bénéfice et l’usage de dix ou douze gros bonnets ; le reste n'a plus qu’à passer à la caisse pour verser sa cotisation. Nous vous lancerons dans les hauts emplois, monsieur Paturot !
— Vous êtes trop bon, monsieur.
— Ah ! vous ne connaissez rien à la statistique. Eh bien, nous vous mettrons à la tête des travaux : ils ne peuvent qu’y gagner.
— Je ne sais vraiment, monsieur…
— Allons, point d'enfantillage ; c'est partout ainsi. Paris compte soixante-dix-sept sociétés savantes, comprenant ensemble six mille cinq cent quatre-vingt-neuf membres, dont l'âge moyen est de vingt-huit ans, ce qui prouve que la jeunesse donne beaucoup ; dont la taille moyenne est de un mètre soixante-six centimètres, ce qui prouve qu’une stature élevée n’est pas le signe d’une vocation scientifique. Pardon, si je fais un peu de statistique ; c’est pour me tenir en haleine.
— Faites, monsieur ; j’y prends goût, je vous assure.
— Parmi ces savants, ou prétendus tels, la proportion des cheveux blonds ou cendrés aux cheveux châtains ou noirs est de quarante-trois sur cent, ce qui indiquerait que la nuance la plus prononcée emporte la balance. Les chevelures rouges n’y contribuent que dans une proportion de cinq sur cent : je serais fort embarrassé de dire ce que cela prouve. On a découvert dans les rangs de ces sociétés deux mille deux cents verrues, cinq cents surdités, quinze cents myopies, deux cents paralysies, cinquante catalepsies, ce qui prouve que cette classe intéressante n’est point à l’abri des infirmités humaines. Chacun de ces individus consomme par jour, en moyenne, huit hectogrammes de viande de boucherie, deux hectogrammes de poisson, un kilogramme et trois décagrammes de pain, ce qui prouve qu’ils ne se nourrissent pas seulement des lumières que verse sur eux la société. Excusez-moi si je persiste à vous inonder de statistique ; j’ai fini.
— Mais, monsieur, je trouve ces détails-là pleins d’intérêt. Tudieu ! comme vous pénétrez avant dans les choses !
— Eh ! cher monsieur Paturot, vous ne voyez qu’un coin de la question. Il ne se remue pas en France un petit doigt que la société de statistique n’en soit informée. Nous savons le nombre d’œufs frais qui se dévorent chaque matin, nous avons même pu calculer approximativement le nombre des oiseaux qui peuplent l’air, les poissons qui habitent la mer ; rien dans la création ne se dérobe à notre puissance.
— Ah çà, mais vous m’effrayez ! Comment voulez-vous que je me tienne à la hauteur d'un pareil effort ?
— Bagatelle ! mon collègue, vous vous y ferez : il n'y faut qu’un peu d’assurance. Par exemple, vous dites : il se récolte en Espagne TROIS MILLIARDS CINQ CENTS MILLIONS TROIS CENT MILLE GERBES ET DEMIE de blé. Notez cette demie, elle est essentielle : c’est la pierre de touche d’un calcul méticuleux. Cette demie s’empare sur-le-champ du public. Voyez, dit-il, quelle exactitude ! ces gens-là comptent jusqu’aux fractions. Et votre chiffre est désormais parole d’Évangile. Avec votre moitié de gerbe vous avez conquis plus de convictions qu’avec les trois milliards. C’est de la plus haute statistique.
— Oui, très-bien pour le vulgaire ; mais les connaisseurs ?
— Les connaisseurs ! vous n'avez qu’un mot à leur répondre : « Allez-y voir ! » Du diable s’ils iront. Vous avez compté ou vous n’avez pas compté les trois milliards cinq cents millions trois cent mille gerbes et demie de blé. Peu importe ; la statistique n’en est pas à cela près. Mais aux contradicteurs, vous dites : « Comptez d’abord, et vous me combattrez ensuite. Jusque-là je vous récuse. »
— En effet, c’est adroit.
— C'est triomphant ; jamais ça ne manque son coup. Il n’en est pas un parmi ces sceptiques qui poussera l’indélicatesse jusqu’à faire le voyage de la Péninsule afin d'y compter les trois milliards cinq cents millions trois cent mille gerbes et demie de blé. Restez à cheval sur votre chiffre, et n’en rabattez pas un épi. Vous avez le premier mot, et vous aurez le dernier. Votre détracteur est réduit au silence, et le tour est fait : vous pouvez passer sans danger à d'autres exercices. »

Ces confidences me donnèrent du courage, et je consentis à laisser mettre mon nom sur les listes de la société de statistique, à côté de celui du roi des Français et de tous les souverains de l'Europe. On me décerna la médaille du grand module, et on m’envoya un diplôme où l’on parlait avec emphase de mes travaux. Ce que c’est que le prestige d’un titre ! La veille encore je ne croyais pas à ma vocation de statisticien ; dès que j’en eus le brevet, il me sembla que je n’avais pas été autre chose de toute ma vie. Pour justifier l'honneur que l’on me faisait, je dirigeai mes recherches vers un but social et domestique. Personne en France ne s’était livré à un recensement sur les chats, question importante cependant, comme consommation de débris de boucherie, et comme contre-poids à la multiplication des souris. Je résolus de doter mon pays de ce travail, et de combler cette lacune.

En m’affiliant à l’une des sociétés savantes qui couvrent la capitale d’un réseau de cotisations plus ou moins volontaires, je ne savais pas à quels périls je m’exposais. À peine eus-je trahi cet état de mon âme, que je me trouvai circonvenu de mille côtés. Tout le monde voulait m’avoir, on se disputait mon nom ; on m’offrait des secrétariats, même des vice-présidences. Quant aux présidences, il n’y avait pas à y prétendre. Tel député en occupait cinq ; tel pair de France six. En général, ces sociétés visent à l'économie ; les administrateurs font les choses en pères de famille. Chacune de ces institutions n’ayant pas de quoi nourrir un agent, on a imaginé des espèces de maîtres Jacques qui font les affaires de cinq, six, et jusqu’à huit ou neuf sociétés. Ainsi la morale chrétienne touche la main à l’horticulture ; les antiquaires et les séricicoles se confondent dans la même enceinte, et fraternisent dans le même local. Chacun paye ses chandelles à part, et I’agent veille à cette justice distributive.

Une ardeur immodérée de science s’était tout d'un coup emparée de moi. Les diverses branches des connaissances humaines avaient fait irruption dans mon salon, et je ne pouvais moins faire que d'y répondre par une adoption publique. C'était beaucoup embrasser ; mais j'avais du loisir et un faible pour les honneurs. Pressé un peu vivement, j'acceptais presque toujours, et me montrais, en matière de cotisation, le plus libéral et le moins regardant des hommes. Dieu sait à combien d'institutions je me laissai alors affilier, et quelle situation encyclopédique je me fis en fort peu de temps !

Ainsi je devins membre des sociétés philotechnique, entomologique, asiatique, phrénologique, philomatique, numismatique, panécastique, géologique, philanthropique, de linguistique et de géographie ; des sociétés des antiquaires, de tous les encouragements, de toutes les émulations, propagations et perfectionnements possibles, des beaux-arts, des naufrages, d’horticulture, de l'histoire de France, de l’éducation progressive, des progrès agricoles, de la morale chrétienne ; je devins membre de toutes les académies, de tous les athénées, de tous les instituts, si l'on excepte celui de France.

Mes moyens me le permettaient.

XIV

LA HAUTE SCIENCE.

Ces premiers succès me mirent en goût : je sacrifiai au culte de la science. Plus d’une fois je me laissai aller à prendre au sérieux les académies au petit pied, les instituts de pacotille, les athénées et autres inventions à l’usage d’amours-propres en disponibilité. Je paraissais aux réunions, je m’associais aux brigues qui les animaient, je risquais le discours au besoin. Enfin je faisais les choses en conscience.

Pour compléter mon éducation scientifique, je me mis alors à fréquenter les foyers du haut enseignement et des lumières supérieures, le collège de France, la Sorbonne, l’Institut. Il me semblait que nulle part je ne pouvais trouver des notions plus sûres, ni prendre un sentiment plus complet de l’état actuel de nos connaissances. Un coup d’œil jeté sur le personnel de la Sorbonne et du collège de France m'inspira surtout le désir d’en suivre assidûment les cours.

« Quels beaux noms, me disais-je : l’illustre Pierre, le célèbre Paul, le fabuleux Jacques ! tout ce qu’il y a de plus élevé en fait de célébrités littéraires, historiques, philosophiques et scientifiques ! Il faut que je passe la Seine pour aller jouir de ce spectacle. »

En effet, j’entrepris ce pèlerinage, comme un croyant celui de la Mecque : heureux de penser que j’allais entendre de doctes leçons de la bouche du fabuleux Jacques, du célèbre Paul et de l’illustre Pierre, les plus beaux noms de France et de Navarre ! L’homme est toujours homme : on a beau vouloir se défendre du prestige de la notoriété, juger les choses intrinsèquement, et non sur l'étiquette, malgré soi on obéit à la prévention commune : on ne sépare jamais complétement les idées de la personne. Ainsi je traversais le fleuve pour Jacques, Pierre et Paul, et je ne l’eusse pas fait si j'avais pensé que ces grands seigneurs de la science et des lettres se déchargeaient sur des suppléants du soin d'occuper leurs chaires et de distribuer la manne de l’enseignement officiel.

Certes, avec une préoccupation moins vive, j’aurais pu constater que ces suppléances sont remplies avec autorité, avec éclat. L’éloquence française ne pouvait trouver un plus digne interprète : l’histoire ancienne et moderne, la législation comparée et la philosophie étaient représentées fort convenablement. Il y avait dans cet ensemble une sève et une conscience que ne sauraient conserver les professeurs que la politique enchaîne à ses calculs. L’enseignement n’a donc qu'à gagner à ces mutations. Eh bien, telle est la prévention humaine, que cette découverte fut pour moi un désappointement. Je ne trouvais pas ce que je cherchais et ce qu’indiquait l’Almanach royal : il me semblait que c’était un vol qu’on me faisait.

« Au moins, me disais-je, s'ils ne remplissent pas la fonction, ils s’abstiennent de toucher le salaire. »

Nouvelle illusion ! Si les grands seigneurs de la science et des lettres ne professent pas, ils émargent. Il en est, cela est vrai, qui se montrent plus désintéressés, mais d’autres n’abandonnent guère qu’une portion de leur traitement aux hommes modestes et laborieux qui occupent leurs chaires. Du reste, la Sorbonne et le collège de France abondent en surprises. Là, ou sur la foi de l’affiche on entre pour entendre de l’histoire ancienne, le professeur en est à disserter sur un épisode de la révolution française ; la législation comparée court les champs à la découverte des Whallalas et de l’idéalisme teuton ; l’économie politique dévie vers les canaux et les chemins de fer ; les littératures du Nord se perdent dans les sierras espagnoles ; les littératures du Midi, dans les fictions Scandinaves et les brumes allemandes. Chacun sort volontiers de sa sphère et pousse des reconnaissances hors de son programme. Pourquoi s’en plaindre, pourvu que l’inspiration ne souffre pas de semblables écarts ? Il y a ensuite, au collège de France, une telle prodigalité de cours, que l’embarras du choix fait le désespoir de l’homme studieux. C’est une enceinte polyglotte où l’on passe du turc au sanscrit, de l’arabe au persan, du tartare mantchou à l’indostani, du syriaque à l’hébreu, du grec au chaldaïque. Quel microcosme ! Il ne manque qu'un petit détail : une chaire de géographie. On y enseigne toutes les langues du globe, on se croit dispensé d’enseigner ce qu’est le globe lui-même. À la bonne heure, le détail vaut mieux que l’ensemble.

Mes pèlerinages scientifiques ne se bornèrent pas aux établissements universitaires : je devins l’un des habitués des réunions de l’Académie des sciences. C’est un beau spectacle. Chaque semaine les grandes et petites découvertes viennent demander au docte aréopage une sanction qu’envie toute l’Europe. Il me sembla bien que de temps à autre on y parlait un peu trop de la coloration des os du canard, des sondes artésiennes et de la photographie, de la lithotritie et des bateaux à pattes palmées ; mais, malgré cette invasion de l'élément industriel et de la chirurgie spéciale, malgré des calculs de forces infiniment trop prolongés, et des équations fatales pour les muscles zigomatiques, il n’en résultait pas moins de tout cela une puissante association de lumières et un théâtre de discussions fécondes. En considération de tant d’avantages, on peut bien fermer les yeux sur quelques écarts et sur quelques puérilités.

J’avais dans l’Institut un ami, un homme d’esprit qui me mit promptement au courant des titres de ses collègues. Dans le nombre, il est des intelligences qui, à une étude spéciale, savent unir un vaste ensemble de connaissances, de l’étendue et de la portée dans l’esprit, le don du style et de la parole. C’est là l’honneur de l'Institut, ce qui constitue sa force et imprime de l’autorité à ses travaux. Mais, à côté de ces hommes vraiment éminents, se range la foule des savants médiocres, enrayés dans une spécialité. Mon aimable cicerone les passait gaiement en revue :

« Celui-ci, me disait-il, appartient corps et âme aux entomozoaires ; il a eu la chance de découvrir une quinzième articulation dans un insecte, et des antennes que personne n'avait soupçonnées avant lui. Voilà ce qui a fait sa fortune. Il passera à la postérité avec son hyménoptère, sans compter une espèce de scolopendre qui lui a de grandes obligations. Supprimez cet homme de la communauté humaine, et voilà des scolopendres qui n’occupent pas, dans l'échelle des êtres, le rang qui leur appartient. Lui seul a pu en faire huit genres, douze sous-genres, sans compter les variétés. Aussi est-il membre de l'Institut, et décoré.
—Très-bien, lui dis-je. Et celui qui est là sur notre gauche, avec son gazon sur l’oreille.
— Celui-ci a trouvé un trapp et il en jouit. Sans doute le trapp existait avant lui dans la charpente du globe, mais on ne savait pas au juste dans quelle proportion le feldspath et l’amphibole concourent à sa formation. Ce monsieur a paru, et le trapp a trouvé un maître. Pendant cinquante-cinq ans, le trapp et lui se sont trouvés en présence. Enfin notre savant lui a arraché son secret : aujourd hui il en rend grâce à la nature. Il est membre de I’Institut, et décoré.
— Ah ! çà et ce chauve qui se cache là-bas, dans l’angle de la salle ?
— Celui-ci a découvert un deuto-trito-proto-sesquibasique sous-carbonate d’iodure électro-négatif. À peu près cela, du moins. Première invention. Il a découvert que le protoxyde de manganèse est isomorphe à celui du fer, et son sesquioxyde avec le peroxyde de fer. Deuxième invention. Il a découvert que la substance des végétaux, en passant dans le corps de l'homme, y conserve son identité, de sorte que nous rendons à la terre, comme engrais, ce qu'elle nous donne comme nourriture. Troisième et sublime invention. Enfin, il a lancé dans le monde la vache artificielle, l'un des plus beaux phénomènes des temps modernes. Cette vache est un mythe qui est censé manger du foin du Canada et boire de l’eau du Jourdain, le tout pour produire du fromage de Neufchâtel. Dernière et mémorable invention. Vous comprenez que tant de belles choses ne pouvaient pas être révélées impunément. Le savant est donc membre de l'Institut, et décoré.
— Parfaitement ! Et le petit maigre adossé à la colonne ?
— Celui-ci a perfectionné la respiration des plantes et la manière de s’en servir ; il a vu de ses yeux d’intéressants végétaux absorber pendant la nuit l’oxygène et exhaler l’acide carbonique, tandis que pendant le jour ils décomposaient l’acide carbonique, exhalaient l’oxygène et gardaient le carbone. Voila ce que c’est que d’étudier la nature, il en a été recompensé ; il est membre de I’institut, et décoré.
— Mais, dis-je à mon officieux moniteur, il me semble que vous ménagez peu vos confrères.
— Mon Dieu ! je ne me ménagerai pas même, s’il le faut. Entre savants, nous sommes un peu comme les augures ; nous gardons difficilement notre sérieux. Moi, j’ai amélioré le mollusque et complété la monographie du zoophyte ; mon voisin a fait faire des progrès à la coprologie, c’est-à-dire, à la fabrication des engrais ; mon vis-à-vis a mesuré en mer la hauteur des lames, et envoyé un thermométographe à quatre mille pieds au-dessous du niveau de la mer. Voilà pourquoi nous sommes tous membres de l’Institut, et décorés.
— Eh bien, mon cher monsieur, tous ces travaux sont utiles.
— Qui le nie ? Seulement, voici ce qui arrive. À force de pousser la science dans le sens des spécialités, de raffiner les détails, si l’on peut s’exprimer ainsi, on arrive à une sorte de quintessence où tout se décompose. En chimie, j’ai bien peur que nous n’en soyons là, en mathématiques aussi. Le laboratoire et l’abus de l’x jetteront les sciences les plus positives dans les écarts de l’abstraction et dans les régions transcendentales de l’absurde. D’où cela vient-il ? Cela vient de ce que l’intelligence tout entière d’un homme, et d’un homme supérieur, est tendue vers un détail, et que, quand il faut s’arrêter, il continue. On veut forcer l'analyse, et tout se disperse en atomes ; on croit encore avoir en main quelque chose, que déjà tout s’est évaporé. Tel est l’inconvénient de l’effort spécial : un moment arrive, où de formel et de fécond qu’il était, il tourne au vague et à l’impuissance.
— Vous êtes sévère, cher monsieur.
— Non ; c’est partout de même : on veut faire porter à une science plus qu’elle ne doit porter. Toujours un peu d’alchimie se mêle à un travail de manipulation ; plus d’un, qui ne se l’avoue pas, voudrait dérober son secret au grand Hermès, et, s’il l’osait, se remettrait à la poursuite de la pierre philosophale. L’homme est ainsi fait. »

Tout en causant de la sorte, nous quittâmes l’Académie des sciences ; la séance allait finir ; et mon complaisant moniteur voulut bien accepter une place dans ma voiture. En passant devant une salle entrouverte, il y entendit quelque bruit :

« Venez, me dit-il, nous allons jouir d’un spectacle intéressant. Voici encore des collègues. »

Nous entrâmes ; c’était une autre section de l’Institut qui se trouvait en séance, la section des inscriptions et belles-lettres. Les réunions n’y sont pas publiques : c’est une Académie d’intimes ; cependant, par égard pour mon chaperon, on toléra notre présence. La discussion était engagée sur la pierre de Rosette, inépuisable sujet de controverse depuis quarante-cinq ans. Le roi Lagide, qui érigea ce bloc de grès, ne se doutait pas du bruit qu’il ferait dans la postérité. II s’agissait encore cette fois de distinguer entre l’écriture cursive et l’écriture phonétique, compliquées de signes hiératiques à l’usage des prêtres de la vallée du Nil. C’est pourtant ce simple bloc qui, depuis un demi-siècle, alimente cette discussion : sans lui, on tiendrait la langue de l’antique Égypte pour entièrement morte, et des savants ne se feraient plus adjuger des pensions sous le prétexte spécieux qu’ils l’ont découverte.

« Ceux-ci, me dit mon compagnon, jouent à l’Institut le rôle que le dicton populaire attribue à la cinquième roue d’un carrosse. Ils forment une Académie ; ils devraient être à peine une section d'Académie : ils sont quarante, dix suffiraient. À proprement parler, cette Académie n'a pas de physionomie propre. Littéraire, elle se confond avec l’Académie française ; archéologique, elle confine à l'Académie des beaux-arts ; scientifique, elle touche par quelques points, tels que la géographie et l’histoire, à l'Académie des sciences et à celle des sciences morales et politiques ; c’est presque une superfétation. Quand Bonaparte la créa, il était sous le coup des impressions qu’avait fait naître en lui sa campagne d’Égypte. De là cette importance excessive donnée à l’archéologie et aux travaux de linguistique. Qu’en est-il résulté ? que cette Académie ne sait où se recruter ; qu’elle est obligée d’ouvrir ses portes, tantôt à des hommes notoirement médiocres, tantôt à des écrivains qui ont des titres réels sans doute, mais non des titres spéciaux. Véritable Académie de famille, tout s’y passe sous le manteau de la cheminée. »

C’est ainsi que le membre de l’Institut traçait des portraits de genre en parlant de ses collègues. Quand l’assemblée se sépara, il continua cette revue en rapprochant chaque nom de son titre spécial.

« Voici un Égyptien, deux Égyptiens, trois Égyptiens. Les Égyptiens sont ici en majorité. De ce qu’ils ont fait une macédoine qu'ils intitulent le grand ouvrage d’Égypte, et qui renferme deux volumes sur la flûte à l’oignon et la poterie à l’usage des hiérophantes, ils s’imaginent que l’Académie des inscriptions leur appartient. On voit bien que Bonaparte a passé par là. Mais suivons. Voici un Grec, deux Grecs, trois Grecs, quatre Grecs : la Grèce donne. Si l’on calculait ce que la Grèce antique coûte aux budgets des peuples modernes, on serait tenté de faire un coup d’État et de la supprimer entièrement de la tradition. Ce serait une immense économie. Du reste, la Grèce n'empêche pas les autres pays d’avoir leur petit contingent. Voici un Hébraïsant, voici un Persan, voici un Hindou, je crois même, Dieu me pardonne, que voici un Tartare mantchou. : la suite de ces noms arrive pêle-mêle ; esthétique, géographie, archéologie, paléographie, numismatique, tout se confond ; puis peu à peu nous descendons à quoi ? au néant. C’est encore un titre ; la critique n’y peut pas mordre. »

Mon compagnon était en verve de satire, il ne tarissait plus.

« Savez-vous, lui dis-je, que vous n’êtes pas charitable, et que vous habillez singulièrement la science ?
— C’est que je l’aime, me répondit-il ; je l’aime malgré le gaspillage qu’on en fait, malgré le fatras d’érudition qui la dénature. Je me dis avec douleur, mon cher monsieur, qu’on nous engage dans des voies fausses et stériles, et que les vanités d’auteur dominent aujourd’hui les progrès de l’œuvre. On travaille en vue de l’éclat et du bruit, et non en vue de résultats sérieux. Ensuite, faut-il le dire, nous tombons dans la confusion des langues. On n’invente rien, si ce n’est des mots ; on accroît outre mesure le bagage des technologies. Dès lors l’enveloppe de la science est plus que la science même. La philosophie croit avoir fait une découverte plus réelle dans les prédicats et les hypostases, l’objectif et le subjectif, le contingent et le nécessaire, le moi et le non-moi, que dans la définition de son objet, dans l’éducation de la conscience, la liberté de la pensée et l’aspiration vers l’inconnu. Ce qui est trop facile à comprendre paraît dangereux ; on veut un idiome à l’usage des initiés, un instrument qui se prête à la divagation et simule la profondeur. C’est toujours l'histoire de Sganarelle et de son latin. Toute technologie outrée n’a pas d'autre but ; elle sert de masque à la médiocrité ; le vrai talent ne craint pas d’être intelligible. Je vous ai parlé de la philosophie. En chimie, c’est la même chose ; en histoire naturelle, aussi ; en médecine, également. Enfin, dans toutes les branches, la technologie procède par envahissements, elle gagne du terrain comme les plantes parasites ; et si l’on n’y prend garde, elle étouffera la science »

Cette conversation nous avait conduits jusqu'à la porte du savant ; la voiture s’arrêta. Il descendit, et, après l’avoir salué, je me fis reconduire chez moi, un peu revenu de l’infaillibilité des connaissances humaines, et commençant à tenir pour suspecte l’autorité de leurs interprètes.

XV

LES VOYAGEURS OFFICIELS.

Il est des mortels dont la vie est douce et heureuse : tel était celui qu’Oscar m'amena un jour. Quand un simple citoyen veut voyager, il n'a pas deux manières de s’acquitter de cette fonction sociale. Qu'il roule en diligence ou en chaise de poste, il a besoin de fonds pour payer ses frais de route. Les administrations des messageries et des bateaux à vapeur ne le transportent pas gratuitement. Il faut de l’argent pour les tables d'hôtes, de l'argent pour la chambre d'auberge ; il en faut pour les facteurs, pour les garçons, pour les commissionnaires, sans compter les excédants de poids dans le bagage. C’est une jouissance fort chère que celle des voyages ; elle ne s’exerce qu'à titre onéreux.

L’ami d’Oscar avait renversé les termes d une situation acceptée par tout le monde : les voyages ne lui coûtaient rien ; au contraire, ils lui rapportaient. Par un tour de force inexplicable, si l’on ne savait à quel point le budget a des mœurs simples et des relations naïves, il était parvenu à mettre sur le compte de l'État ses frais de déplacement depuis la malle-poste jusqu’à la note de l'hôtellerie. Encore ne tenait-il pas le gouvernement pour quitte à son égard, et exigeait-il de temps en temps quelques récompenses. Je ne fais aucune allusion à la croix d'honneur. Souvent des frégates mirent à la voile pour transporter sa personne, et des bateaux à vapeur chauffèrent leur machine afin de lui procurer les agréments d’une tournée de plaisance. Partout les consuls se mettaient à ses ordres, partout les ambassadeurs le couvraient d'une protection illimitée.

Quel était donc, me direz-vous, ce prince, ce magnat, ce lord, ce palatin, ce margrave, ce boyard, ce seigneur ? Tout bonnement un archéologue, un dénicheur de pierres frustes. S'il n’avait pas inventé le voyage aux frais de l’État, il l'avait singulièrement perfectionné. On pouvait, en toute assurance, le nommer le roi du genre. Avant lui, l'itinéraire payé des deniers du budget était assez connu, mais cela se faisait timidement, sans aplomb, sans grâce. On avait l'air de regarder ces missions comme des faveurs subreptices, déguisées sous le nom spécieux d’intérêt de l’art. Si les fonds ne s’en dévoraient pas moins, c'était à l’aide de procédés bien peu dignes de la civilisation moderne.

Le procédé du grand Trottemard changea tout cela ; il éleva le voyage aux frais de l’État à la hauteur d’une institution publique ; il en fit une puissance qui s’avouait, qui avait la conscience de sa valeur. Non seulement il ne pratiqua plus la chose à la dérobée et presque honteusement, mais il s’en glorifia sur toutes les colonnes de la publicité, se composa une parure des kilomètres qu'il parcourait, des pays qu'il ne visitait pas, des mœurs qu’il n’observait guère, des inscriptions qu’il déchiffrait peu, et des temples dont il ne retrouvait pas la place. Voilà ce que le grand Trottemard fit pour le voyage officiel ; il est vrai que la leçon ne fut pas gratuite.

Le procédé du grand Trottemard était des plus simples ; et aujourd'hui qu’il est connu, on s’étonne que l'humanité soit restée si longtemps à le découvrir. Un matin à son lever, l'archéologue superlatif se disait en se grattant la tête ;

« Il me semble que j’éprouve le besoin d'aller découvrir un temple dans le Péloponèse ; oui certes, ajoutait-il, et pour la plus grande gloire de l’art. Pour peu qu'on veuille y mettre le prix, j'irai conquérir ce temple. »

Là-dessus il se culottait et allait faire part de son idée au ministre de l'instruction publique. Celui-ci essayait de décliner l’honneur de ce nouveau monument, en objectant que le budget français avait déjà payé soixante-quinze ruines introuvables dans le même Péloponèse ; le grand Trottemard ne se laissait pas déconcerter pour si peu. Il faisait attaquer le ministre par cinq députés et dix-huit pairs de France, et la chasse au monument était ordonnée avec les moyens à l’appui. Les malles-postes et la marine de l'État devaient conduire sur les lieux I’archéologue, et les fonds lui étaient prodigués sous couleur de fouilles et d'excavations.

À peine investi officiellement, notre héros, au lieu de fuir la publicité, allait au-devant d’elle, et envoyait aux journaux la petite note suivante :

« Enfin le ministère a fait quelque chose pour les arts, et nous ne pouvons que l’en féliciter. Il vient de « confier au grand Trottemard une mission de la plus grande importance. Ce savant doit aller dans le Péloponèse « découvrir un temple de Junon. Nos sympathies sont acquises à cette superbe entreprise. Trois dessinateurs « sont attachés à l’expédition. »

Voilà ce qui s’appelle lancer un temple. Ce n'est pas tout. Dans chaque ville importante, en France et à l’étranger, notre héros s'arrêtait, ne fût-ce qu’une heure, pour libeller quelques lignes et les envoyer aux journaux de la localité. On y lisait :

« Le grand Trottemard vient de passer dans nos murs. On sait que cet illustre voyageur se rend dans le « Péloponèse afin d’y découvrir un temple pour le compte du gouvernement français. »

Ce petit avis suivait Trottemard le long de la route, comme le remous suit le bâtiment. On pouvait le lire à Lyon, à Marseille, à Naples, à Malte, à Syra. Ainsi le bruit que menait l’archéologue s’accroissait en allant, et prenait des forces à mesure que se déroulait l’entreprise. C’est surtout dans ce travail de la notoriété, dans cet art de tenir l’attention en haleine, qu’excellait le célèbre voyageur. Qu'il y eût des temples au Péloponèse ou qu'il n’y en eût point, ce n’était pas la question : l’essentiel était de trouver des journaux disposés à célébrer les mérites de la caravane entretenue aux frais du budget français. En retour des sommes allouées, il fallait bien donner signe de vie, et justifier par le zèle les subsides officiels. Le laisser-aller n’est permis qu’aux ambassadeurs de Perse.

Mais c’est sur les lieux mêmes que le grand Trottemard déployait toutes les ressources de son génie. Trois mois après son départ, on pouvait lire dans un journal la lettre suivante, premier monument de la campagne archéologique :

« Sources de l’Hyblagoastos, 3 juin…

« Mon ami, nous sommes arrivés en plein Péloponèse et sur le théâtre de nos opérations. Voici « quarante-trois nuits que je dors à la belle étoile, sous ce ciel de la Grèce toujours étoilé et serein. Je ne « saurais te rendre les émotions que j'ai éprouvées en foulant les champs de bataille d'Épaminondas et le sol « auquel se rattachent tant de traditions. Le pays est si pauvre et si désert, qu'à peine avons-nous pu nous « procurer, pour notre ordinaire, quelques figues et de l’eau potable. C'est pourtant ici, me dis-je souvent, « qu’est le berceau d’une civilisation, mère de la nôtre, le premier foyer d'où les arts et les sciences « rayonnèrent sur le monde. Dans ma caravane, trois hommes ont la fièvre, et moi-même j'en ai ressenti « quelques accès.

« Nos travaux avancent ; quelques indices d'un temple se sont révélés à nos éclaireurs à trois kilomètres d'ici ; je fais lever mes tentes pour aller à sa découverte. J’espère pouvoir doter ma patrie du monument que je lui ai promis.

« Trottemard. »

Quinze jours après, une deuxième feuille recevait la suite de cette communication, et insérait l'extrait suivant :

« Des sommets du mont Krakoussos, 2 juillet.

« Je croyais tenir le temple demandé, mais il nous échappe encore. Ce nétait qu’uue hutte de chevriers. « Cependant un klephte égaré m’annonce positivement que dans la direction de L’E. 1/4 N.-E. je dois trouver un « temple qui fera positivement mon affaire. Je plie bagage et marche dans cette direction. »

AUTRE LETTRE.

« De la vallée du Puffistan, 15 août.

« Enfin le temple est trouvé, et il promet. À vue d’oeil il occupe quatre mille mètres carrés ; c'est l'une des « belles dimensions de l'architecture antique. Celui d'Éphèse, dont j’ai retrouvé naguère les fondations, n’occupe « pas une plus grande surface de terrain.

« Il faut aller au ministère de l’instruction publique pour réclamer les fonds nécessaires aux premiers « travaux. La majesté de ce temple exige que l'on fasse très-bien les choses et qu’on ne lésine pas sur les « allocations. Je m’épanouis d’orgueil en songeant que je vais faire hommage à la France d'un monument « entièrement inédit. Nous procédons demain aux fouilles sur une très-grande échelle ; mais il nous faut de « l'argent, beaucoup d’argent. Les figues sont hors de prix, et on ne peut pas les remplacer par des pommes de « terre frites. Le pays n’en produit pas.

« Trottemard. »

AUTRE LETTRE.

« Du village l’Acrocéronaupantoufle, le 18 octobre.

« J’ai reçu les sommes que le gouvernement nous a fait passer, et j’écris au ministre pour le remercier de « cet envoi. Il appartenait à un érudit comme lui, qui porte dans son cœur le culte de l’antiquité, de venir au « secours d'hommes dévoués à la science. La postérité lui tiendra compte de cette grande et généreuse « sympathie.

« Malheureusement le temple sur lequel nous comptions ne s'est pas réalisé : c'était tout bonnement le « mur d’enceinte d'une bergerie abandonnée. Mais je ne désespère pas pour cela de découvrir ce monument. « On vient de me dire que vers le S.-O. il existe des vestiges qui ont tout le caractère d'un édifice consacré au « culte. J’y cours, j'y vole.

« Que l’on continue à nous tenir pourvus de numéraire. Les vivres sont toujours ici à des prix fous. Nous « payons un mouton au poids de l'or et ne vivons souvent que de racines. Le dévouement à la science nous « soutient.

« Trottemard. »

Tels sont les chefs-d’œuvre au moyen desquels l’archéologue réchauffait de temps en temps la générosité du budget et perpétuait son nom dans les colonnes des journaux. Bien que le temple semblât fuir devant la poursuite du voyageur, celui-ci espérait toujours mettre la main dessus, et ne demandait qu’un petit crédit supplémentaire pour se procurer l’objet désiré. On allait ainsi de déception en déception jusqu’à ce qu’un ministre de mauvaise humeur coupât brusquement les vivres à l’archéologue. Alors le voyageur revenait en France, dépourvu de toute espèce de temple, et faisant retentir l’air de ses cris. Avec dix mille francs de plus, le monument était découvert, en lésinant, on lui avait fait manquer sa fortune ; à l’entendre, il était volé. Cependant sa mission avait coûté soixante et dix mille francs.

Tout autre que le grand Trottemard eût été rebuté par ce premier échec ; lui n’y puisait qu’une force nouvelle. Le temple étant usé, il passa à d’autres exercices. Tantôt c’était le bras de la Vénus de Milo qu’il s’agissait de retrouver, tantôt une inscription babylonienne, égarée sur les bords de l’Oronte, réclamait sa présence : un jour il s’agissait d’aller reconnaître les ruines d’une ville assyrienne ou mède ; une autre fois de déterminer le cours d’un ruisseau de la Cyrénaïque. Le prétexte importait peu, l’allocation était tout.

C’est cependant là une bien singulière justice distributive. Qu’un auteur demande l’assistance du budget pour des travaux qui peuvent exercer une influence féconde sur le sort des populations, répandre des idées morales, des vues saines, des principes utiles, on lui répond qu’il ait à marcher seul et que l’État ne lui doit rien. C’est bien, si telle est la loi commune. Mais qu’on vienne proposer au gouvernement d’aller faire au loin des recherches coûteuses et stériles, de déterrer quelques hochets d’une érudition frivole ou d'une antiquité suspecte, oh ! alors, le trésor public est moins rigoriste, il a des fonds, et il les distribue au hasard avec une entière prodigalité. Si quelques parasites vivent de ce gaspillage, rien n'en profite, ni l’art, ni la politique, ni la science.

Il faut que le grand Trottemard eût compris que ces plaisanteries ne pouvaient avoir qu’un temps, car lorsque Oscar me le présenta, il avait renoncé aux voyages. Il semblait vouloir désormais frustrer la France, la belle France, de tous les temples qu’il aurait pu ne pas découvrir. Toutefois, avec son activité et son ambition, le célèbre archéologue n'était pas homme à quitter ainsi la partie. Il avait alors en vue quelque chose de solide et de permanent en place de missions précaires et nomades, et je ne serais pas étonné de le voir un jour protecteur général de la confédération des beaux-arts de France et de Navarre. Il est plus facile d'inventer des places que de découvrir des temples.

XVI

UNE PUTIPHAR. — PRÉLIMINAIRES D’UN EMPRUNT RUSSE. — PARTIE CARRÉE.

Depuis quelque temps, je remarquais avec un contentemenl mêlé d’orgueil que ma personne avait produit un certain effet, sur la princesse Flibustofskoï. Des œillades significatives, un air langoureux et mélancolique, de certaines poses, quelques soupirs à demi étouffés semblaient être les symptômes irrécusables du ravage que j’exerçais et des combats d'un cœur qui reculait devant sa défaite. De toutes les couronnes que j'avais rêvées, l’amour d'une grande dame était celle qui flattait le plus ma vanité. Il n'est rien de tel pour poser un homme ; cela indique qu'il est du monde et qu'on peut l'avouer. Distingué par une princesse, je passais prince, et même mieux ; je touchais de la main gauche aux grands blasons du Nord ; je rendais à la Russie une portion des dommages qu’elle cause à la France par l'intermédiaire des diplomates blonds, à la taille de guêpe, fléaux et délices des boudoirs parisiens ; je vengeais ma patrie en effectuant une conquête sur l'étranger. Telle était la théorie de ma situation.

Faut-il le dire ? une crainte me retenait encore. On va me trouver bien naïf, bien bourgeois, si j'en fais l'aveu. Je craignais que le bruit de mon triomphe ne parvînt aux oreilles de Malvina. Jusqu’alors la paix avait régné dans mon ménage ; mes écarts d’ambition n’avaient altéré en rien nos relations intérieures. En franchissant ce pas nouveau, deux choses étaient à redouter, les scènes domestiques et les représailles. Quand la colère s’emparait de madame Paturot, elle ne ménageait rien, ni ma personne, ni les autres meubles du logis ; son premier moment était toujours dur à passer, et il était rare qu'il ne laissât point de traces. Ensuite, tout dérèglement s'expie et doit s'expier. Lorsque celui à qui il appartient de donner l’exemple manque à ses devoirs, il autorise autour de lui l’inconduite. J’avais, à ce point de vue, un profond sentiment d’impartialité et de justice ; je n’admettais pas, avec quelques casuistes, que l'un des sexes doit jouir ici-bas de plus de franchises que l'autre. Ce système n’eût pas convenu d’ailleurs à Malvina, qui professait, à propos du mariage, des doctrines radicales et entendait vivre sur le pied d'une égalité absolue. Ses succès dans les rôles culottés tenaient à cette disposition d'esprit. Ainsi, d’un côté, les principes, de l'autre, une inquiétude vague m’empêchèrent longtemps d’abonder, dans les regards assassins de la princesse autant qu'elle l’eût désiré.

La chose eût pu durer longtemps ainsi, elle s’avançant de plus en plus, moi reculant toujours, si un être sauvage ne s’en fût mêlé. Le feld-maréchal Tapanowich me fit l'honneur de devenir jaloux de moi. Toutes les fois que je mettais le pied sur le seuil de l'hôtel, j’étais sûr d’apercevoir le Tartare, errant comme un ours démuselé, me poursuivant de son œil fauve, et faisant entendre, à mon approche, un grognement farouche. Plus d’une fois la princesse avait dû venir à ma rencontre pour que ce guerrier déchaîné ne me manquât point de respect, et, dans ces occasions, elle lui adressait, en langue moscovite, une correction sévère que le pandour recevait l'oreille basse, comme un animal que l’on gronde. Cette exécution faite, la palatine m'introduisait dans son boudoir, où tout respirait la séduction et la grâce. Sous un demi-jour vaporeux, dans une atmosphère imprégnée de parfums énervants, je sentais ma force s'en aller, mes scrupules s’évanouir. La dentelle seule déguisait ce que sa personne offrait de désirable, et l'on sait comment la dentelle déguise ces objets-là. Sa voix, d’ailleurs, avait un timbre qui pénétrait jusqu’à l’âme, et des sons si doux, qu’on eût dit l’organe d’un enfant. Tout, dans la pièce, était disposé pour l’effet, et de manière à amener un clair-obscur favorable au rajeunissement et à l’amoindrissement des formes. Je ne sortais jamais de là sans y laisser un peu de ma raison et de ma vertu.

La conduite du feld-maréchal amena enfin une explosion. Le Tartare affectait à mon égard des manières qui devenaient intolérables ; il me toisait désagréablement, il frisait ses moustaches à mon aspect, en articulant des jurons russes qui provoquaient les rires de la valetaille.

« Ah ! c’est comme ça que tu le prends, vilain Kalmouck, me dis-je. Tu regimbes avant de sentir le mors ! c’est bon ! c’est bon ! On te fera voir comment se venge un Paturot ! je ne te dis que ça, tartare ! ».

Ce jour-là, j'entrai dans le boudoir de la palatine avec un air conquérant qu’elle ne m’avait jamais vu. Un marquis du dix-huitième siècle n’eût pas pris une pose plus dégagée ; j’étais fringant comme un séducteur du temps de la régence.

« Qu’avez-vous donc, monsieur Paturot ? » me dit la princesse étonnée. « C’est singulier, » ajouta-t-elle, en me regardant fixement.

Je lui pris la main, une main admirable, et la portai fort cavalièrement à mes lèvres :

« J’ai, adorable princesse, lui dis-je, une toute petite fantaisie, un rien. Je veux casser, un de ces matins, ma cravache sur la figure de ce drôle de Tapanowich.
— Du feld-maréchal ! s’écria la palatine, dont la physionomie trahit un soudain effroi.
— Feld-maréchal ou caporal, peu m'importe. Il n’a point affaire à un serf de la Crimée. Je lui couperai le visage au feld-maréchal.
— Monsieur Paturot, est-ce bien sérieusement que vous parlez ? dit la princesse.
— Très-sérieusement, mon adorable ; aussi sérieusement que je suis l’esclave de vos grâces. Ce pandour me déplaît ; on dirait le dragon de la toison d’or. Eh bien, il trouvera ici un Jason ; je le fendrai en quatre.
— Monsieur Paturot, me dit la princesse avec solennité, vous ne le ferez pas.
— Je le ferai, madame, car l’animal devient trop farouche. Avant de le conduire en France, on aurait dû un peu mieux l'apprivoiser.
— Vous ne le ferez pas, vous dis-je, car je vous le défends. »

En prononçant ces mots la princesse se leva : son visage était imposant ; sa parole était brève et pleine d’autorilé. Cependant, avec la disposition d’esprit où je me trouvais, cet ordre me trouva rebelle. II m’arriva ce qui arrive aux gens qui s'exaltent davantage à mesure qu’on les retient, et qui ont d’autant plus soif du danger, qu’ils sont certains qu’on les empêchera d’y courir.

« Eh bien, madame, ajoutai-je avec une grande résolution, votre défense sera vaine ; je ne vous obéirai pas. »

Il faut que j’aie articulé ces paroles avec l’accent d’un homme bien décidé : car, sur-le-champ, la fierté de la princesse s’abaissa. Par un brusque mouvement, elle se laissa tomber sur un divan, en portant la main à son front, comme si une pensée cruelle l’eût accablée. De temps en temps de petits mouvements convulsifs attestaient un combat et une angoisse ; ses beaux cheveux déroulés flottaient sur son visage et ses épaules ; enfin, des larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Jamais je n’avais vu une douleur si belle : mon masque d’homme à bonnes fortunes tomba devant ce spectacle ; j’étais profondément ému.

« Princesse, lui dis-je, qu’avez-vous donc ? »

Elle jeta sur moi un regard plein à la fois d’abandon et de mélancolie.

« Jérôme ! Jérôme ! dit-elle, vous me ferez mourir !
— Moi, Catinka ! »

La glace était rompue : Catinka d’une part, Jérôme de l’autre ; on va vite et loin dans ce chemin. L’émotion était d’ailleurs bien vive, l’occasion bien engageante. Je franchis le dernier pas, et payai de hardiesse. Ce ne fut qu’un peu tard que nous reprîmes notre sang-froid, et alors la princesse alla d’elle-même au-devant d’une explication, que j’écoutai en vainqueur.
— Vous vous étonnez peut-être, Jérôme, me dit-elle, de l’empire qu’exerce ici le feld-marédial Tapanowich. Cela tient à des considérasrations politiques, à un secret d'État. Hélas ! puis-je désormais rien vous cacher ?
— Parlez, Catinka, vous versez vos confidences dans l'oreille d'un honnête homme.
— En Russie, mon ami, nous sommes tous esclaves, petits ou grands. Que j'habite Moscou ou Paris, il faut que l’empereur sache ce que je fais. C'est notre servitude, à nous autres boyards qui descendons des Démétrius, dont les Romanzoff ont usurpé les domaines. On a toujours peur que nous ne remontions sur le trône de nos pères.
— Ah ! diable, ce serait grave, en effet.
— Aussi l’empereur place-t-il à nos côtés des satellites. Le feld-maréchal est chargé d’écrire jour par jour à Nicolas tous les détails de ma vie privée et publique. Il lui mande quelles personnes je vois, quelles réunions je fréquente. Tapanowich est mon espion !
— Vil Tartare! ça se lit sur sa physionomie !
— À toute heure il peut entrer dans mon salon, dans mon boudoir, jusque dans ma chambre à coucher !
— Sbire, va ! gendarme moscovite. Et vous ne voulez pas que je lui coupe les oreilles, Catinka ?
— Y pensez-vous, Jérôme ! un homme qui fait métier de tirer l’épée et le pistolet !
— Bah ! bah ! dis-je avec moins de confiance.
— Un bretteur qui a eu cinquante-deux duels à Saint-Pétersbourg, quarante-quatre à Moscou.
— Ce sera un de plus, ajoutai-je fort ébranlé.
— Un spadassin, Jérôme, un vrai spadassin ! Et puis voulez-vous tout savoir, mon ami ? vous me perdriez !
— Ah ! dis-je en respirant un peu plus à l'aise, si cela est ainsi, n’en parlons plus ; je désarme. Moi, vous perdre, jamais ! Je pardonne à ce Tartare.
— Je n’attendais pas moins de vous, Jérôme, dit la princesse en m’entourant de ses bras. Vous êtes un homme vraiment chevaleresque.
— Au fait, ce Kalmouck ne vaut pas même un coup d’épée. Avec son gros ventre et sa moustache à fils d’argent. Feld-maréchal de contrebande, je t'amnistie et te méprise. Voilà.
— Modérez-vous, mon ami, cet homme est à ménager. Vous savez que j’ai de vastes propriétés dans l'Ukraine.
— Oscar me l’a dit, palatine ; sur les bords fortunés du Don. Vingt- deux mille serfs et trois cent vingt-deux mille bêtes à laine.
— Qu’importe le nombre ? l’essentiel est de pouvoir en disposer. Encore une servitude des boyards, mon ami. L’empereur nous supprime nos revenus quand il le veut. Tant que Tapanowich envoie des rapports favorables, je touche mes fermages ; mais au moindre mot désavantageux, on me coupe les vivres. Voilà les libertés de la Russie.
— Diable ! diable ! le procédé est légèrement cosaque. Alors le feld-marécbal tient les clefs du coffre. Décidément c’est un homme à soigner. Je retire ce que j’ai dit de désagréable sur son compte.
— Bon Jérôme !
— Adorable Catinka !

L’entrevue se termina par de nouveaux engagements, et je retournai chez moi à la fois satisfait et troublé, malheureux de mon bonheur, heureux de mes inquiétudes. Il me semblait que Malvina allait lire sur mon front les détails de mon aventure et provoquer des explications orageuses. Tout le long du chemin, j’avais cherché à composer mon maintien. Quand j’arrivai à ma porte, je repris haleine pour me remettre de la marche et me faire une figure plus calme et plus naturelle. Il n’y a rien qui soit plus incommode qu’une mauvaise conscience : elle s’effraye de fantômes. Cependant, dès que j’eus embrassé Malvina, je fus rassuré. Jamais elle ne s’était montrée si caressante et si heureuse de me revoir. Elle faisait sauter ses enfants sur ses genoux, allait et venait avec une pétulance extraordinaire.

Cette gaieté me rendit la mienne ; ce sang-froid me fit retrouver mon aplomb. Cependant Malvina vint s’asseoir à mes côtés, et, tout en me donnant notre petit garçon à embrasser :

« Tu ne sais pas, bon ami ? me dit-elle.
— Quoi donc !
— Oscar a emménagé au cinquième dans la maison ! Tu sais qu'il avait donné congé de son atelier.
— Oui, mais il cherchait ailleurs.
— Il n’a rien trouvé, et il a pris notre cinquième. Ces artistes c’est comme ça, des sans-gêne ? Ah ! il n’a pas demandé la permission, au moins. »

À vrai dire, je trouvais le procédé un peu cavalier. Sous le prétexte d’une surveillance artistique, le peintre ordinaire de Sa Majesté s’était réservé dans la maison en construction tout un étage qu’il faisait disposer à sa fantaisie. Il aurait pu attendre, pour s’installer à nos côtés, que nous eussions changé de demeure : c’était l'affaire de quelques mois. Oscar n’avait pas voulu se résigner à ce délai ; il venait de faire acte de prise de possession, et mes maçons travaillaient déjà pour lui arranger un atelier provisoire. C’était abuser de l’amitié et du droit d’hospitalité.

Peut-être Malvina aurait-elle pu s’y opposer davantage ; quant à moi, sous le coup des aventures de la journée, c’est à peine si je pris garde à cette circonstance. La familiarité d'Oscar dans mon logis formait une diversion que je regardais comme précieuse : il me semblait qu’il devait distraire madame Paturot de ses jalousies ; c’était un but essentiel à atteindre. La vue de l’homme est assez courte : quand un objet Ie fixe fortement, tous les autres lui échappent. Oscar, d’ailleurs, avait un merveilleux talent pour s’envelopper d'une plaisanterie qui le rendait insaisissable. Quand je le revis, il me raconta ses diverses tribulations dans la recherche d'un atelier, et me prouva que s'il n’avait pris le parti de venir s'établir chez moi, il courait le risque de coucher dans la rue. Il fallut se résigner ; nos greniers furent inondés de paysages : nous eûmes de la verdure jusque sous les toits.

Du reste, j'oubliai bientôt cet incident, qui ne me revint que plus tard à la mémoire. Le tourbillon allait de nouveau m’emporter, de manière à me laisser à peu près étranger à ce qui se passait dans ma maison. Une intrigue avec une grande dame venait de me jeter dans une nouvelle sphère, et en même temps la politique allait s’emparer de moi. En contact journalier avec les puissants du jour, la pensée d'un rôle plus élevé devait naturellement me gagner. Je m’y abandonnai, car j’étais réservé à toutes les épreuves de l'ambition et à toutes les déceptions de la grandeur. Mon exemple aurait été incomplet et mon expérience insuffisante, si je n’avais pas frayé tous les Capitoles et gravi tous les Calvaires.

XVII

LA HAUTE POLITIQUE. — CANDIDATURE PARLEMENTAIRE DE PATUROT.

« Oui, monsieur Paturot, nous manquons surtout à la Chambre d’hommes comme vous, fermes dans leurs principes, fidèles au roi et aux institutions.
— Monsieur, répondis-je, vous me faites trop d’honneur : je n’oserai jamais viser aussi haut. Il faut pour cela plus de lumières et d’études que je n’en ai.
— Eh ! monsieur Paturot, vous n’en conviendriez que mieux. Les députés raisonneurs abondent ; ce qui devient rare, ce sont les députés fidèles, et vous seriez de ceux-là.
— Je m’en flatte, monsieur.
— L’esprit nous perd, voyez-vous ; la démangeaison de la parole fait des ravages effrayants. Tout le monde veut avoir un avis et prononcer un discours. Si l’on n’y prend garde, ce gouvernement-ci périra par les dialecticiens et les bavards. Vous ne donneriez pas dans ces excès, monsieur !
— J’ose le croire.
— Vous aimez le roi, vous ne raisonneriez pas votre dévouement.
— Si je l'aime, mon souverain ! c’est me faire injure que d’en douter. Vive le roi. monsieur, vive le roi !
— Contenez-vous, monsieur Paturot, on nous observe.
— Ah ! mais, c’est comme ça ! Quand on touche cette corde, ça me part, voyez-vous. Vive le roi !
— Quel dommage qu’il n’y ait rien de libre pour le moment, pas le moindre vide, pas la moindre vacance ! Voyez, cherchez vous-même, monsieur Paturot, nous vous appuierons. »

Celui qui me parlait ainsi était un tout jeune homme, blond et chevelu, d'une figure heureuse et expressive, secrétaire intime d'un ministre, et faisant de la politique en artiste. Cet aplomb avec lequel il semblait disposer d’un siège au parlement cadrait mal avec un extérieur à la fois trop mondain et trop imberbe. Il était difficile de croire qu’un tel pouvoir fût tombé en de telles mains, et que les destinées du pays se trouvassent à la merci d’une maturité si précoce. Comme manières et comme tenue, on ne pouvait rien désirer de mieux ; mais la science du gouvernement ne réside pas toute dans la coupe du frac et dans la plastique du pantalon. On ne sauve pas les empires avec des gilets irréprochables et le culte exclusif du cuir verni ; il est plus aisé de changer de gants que de régir les États. Aussi se prenait-on involontairement à douter, en voyant ce jeune homme d’État, qu’il eût réellement l’influence qu’il s’attribuait, et jouât le rôle dont il avait la conscience.

Rien n’était cependant plus réel : l'adolescent si parfaitement ganté et chaussé gouvernait le ministre, et le ministre gouvernail le conseil, le tout dans le cercle de la fiction et de la responsabilité représentatives. On sait qu’à toutes les époques il y eut de ces fortunes de contre-coup. Sous Louis XV, les maîtresses du roi disposaient des faveurs et de l’argent du trésor ; sous Louis XI, le compère Tristan et le barbier Olivier le Daim furent les agents et les inspirateurs de la royauté ; Henri III eut des menins influents, comme Élisabeth d'Angleterre eut des favoris impérieux. Toujours et partout, derrière les pouvoirs apparents se cachèrent des puissances décisives, quoique effacées. Le mécanisme du gouvernement ressemble à tous les mécanismes ; ce qui se voit le moins, c’est le moteur. Le jeune homme d'État, sans avoir précisément cette importance, était un rouage essentiel du gouvernement : quand il parlait de faire un député, il ne se targuait pas de plus d’autorité qu'il n’en avait, et usait seulement d’une situation acquise.

Aussi fus je touché de l’ouverture qu'il venait de me faire. Nous étions alors dans les salons de la princesse palatine, ouverts, comme l’on sait, à des visiteurs de tous les rangs et de toutes les positions. L’une des fonctions du secrétaire intime du ministre consistait principalement dans ce voyage pittoresque à travers les réunions de la capitale. On le trouvait, on le voyait partout, au théâtre et au bal, dans les concerts et dans les cercles : il avait un pied dans toutes les maisons considérables, une oreille à toutes les portes. Il n'est point, ici- bas, de force qui n’ait une raison d'être : la force du secrétaire intime était là, dans cette surveillance attentive de l’opinion, dans cette étude vigilante des habitudes, des mœurs, des faiblesses individuelles. C’était un homme du monde, sachant causer, sachant écouter, faculté plus rare encore. Dans la maison du ministre, dont il était à la fois l’ami et le confident, personne ne donnait un avis qui valût le sien, soit pour l'ameublement, soit pour la toilette. S’agissait-il d’un bal à la cour, on le consultait pour le costume, on l’initiait aux moindres fantaisies, aux moindres caprices, bien plus graves que les affaires de l’État. Il avait ainsi mille occasions d’assurer son empire, de se rendre essentiel, indispensable. Le service public se compliquait d’une foule d’attentions privées, et ces dernières entraient pour beaucoup dans les titres administratifs du jeune Sully et dans le maintien de son influence.

J’avais donc dans les régions officielles un puissant protecteur. Un entretien avait suffi à l’ami du ministre pour entrevoir le parti que l'on pouvait tirer d’un dévouement comme le mien. En matière politique, je n’ai jamais su me contenir. Quand je parlais des factieux, mes yeux lançaient des éclairs ; quand il était question de la dynastie, des larmes venaient mouiller mes paupières. On me citait dans la garde nationale comme le chef de bataillon le plus ardent, et les salons avaient plus d’une fois retenti de mes doléances contre la liberté illimitée de la presse. Là-dessus j’étais intarissable. Qui entretient dans la société cet état de trouble et de division qui la dévore ? La presse. Qui nous empêche de reprendre en Europe le rang qui nous appartient, par exemple la frontière du Rhin et de la Belgique ? La presse, en effrayant les souverains absolus. Qui occasionne les débordements périodiques des fleuves et des rivières ? La presse, en blâmant le culte de l’intérêt matériel et en détournant l’administration des travaux d'endiguement. Qui attaque constamment le travail national ? La presse, en appelant les produits étrangers sur le marché national. Voilà le thème que je développais de mille manières et avec un succès toujours nouveau. Ma haine contre la presse composait toute ma politique, et quand j’étais dans mes bons jours, mes sorties allaient jusqu'à l'éloquence.

« On a parlé des sept plaies de l’Égypte, disais-je ; la France n’a qu'une plaie, le journalisme. Sans les journaux, il n’y aurait plus dans notre beau pays ni misère, ni gastrites, ni émeutes, ni affections de poitrine. Les trois premières pages d’un journal sont l’origine de tous les troubles ; la quatrième page est l’origine de toutes les maladies, sans compter les cosmétiques. D'un côté, on fait appel aux révolutions ; de l’autre, aux toux, aux crampes d’estomac, à la calvitie et à la phthisie. Le journal empire les unes et les autres, et ne guérit pas plus les souffrances populaires que les cors aux pieds. Telle est ma manière de voir. »

Cette attitude délibérée, ces airs méprisants vis-à-vis du quatrième pouvoir, faisaient presque toujours sensation dans les salons et dans les corps de garde. J’étais noté désormais comme un homme sûr, et les avances du secrétaire intime n’étaient pas placées au hasard. Il ne restait donc plus qu’à chercher un collège propice à ma candidature. Des élections générales allaient avoir lieu : de tous les côtés on s'y préparait. Impossible de songer à Paris, sur lequel trop d’horlogers, banquiers, marchands de bois et de nouveautés avaient jeté leur dévolu. Il n’y restait plus de place pour un bonnetier, meme comme assortiment. La province seule offrait quelques chances, et encore fallait-il choisir dans la province un arrondissement vacant et accessible. Le hasard me servit au delà de mes vœux. J’ai déjà dit que les Paturot étaient originaires du centre de la France et de la zone pauvre et montagneuse d’où s’échappent chaque année tant d’émigrants. J’avais conservé là-bas une tribu de cousins qui excellaient dans la fabrication des fromages, et s’étaient acquis un rang distingué dans l’éducation des bestiaux. Une ferme ou deux, partie de l'héritage de mon oncle, m’y assuraient un cens suffisant pour y transporter mon droit électoral : une déclaration, faite en temps utile, devait régulariser cette position. Tout, d’ailleurs, concourait à me faire choisir ce terrain comme propice à une lutte politique. Le député de l’arrondissement était un avocat célèbre sur les bancs de l’opposition. Le ministère redoutait sa dialectique pressante et l’inflexible énergie qu’il déployait dans ses attaques. L’évincer pour me faire élire offrait donc un double avantage, celui de remplacer un vote hostile par un vote favorable, un raisonneur par un homme incapable de raisonner.

Quand mon choix fut fait, je me rendis chez le secrétaire intime, qui me reçut avec une politesse extrême.

« Eh ! c’est ce cher monsieur Paturot ! Quel bon vent vous amène, monsieur Paturot ? Sommes-nous toujours furieux contre la liberté illimitée de la presse ?
— Toujours, monsieur ! le plus beau moment de ma vie sera celui où j’aurai vu un folliculaire monter sur l’échafaud. La France n’aura de récoltes suivies qu’à ce prix. Ces gens-là troublent l’ordre des saisons.
— Vous croyez !
— C’est comme je vous le dis : ils portent atteinte au travail national ; ils faussent le bon sens national.
— Excellent monsieur Paturot ! je comprends votre exaspération. L’industrie a besoin de sécurité, d’avenir… Voyons maintenant ce qui vous concerne. »

Je fis part alors au secrétaire intime de l’idée qui m’était venue, et lui racontai avec détail sur quoi je fondais mes espérances. À mesure que j’avançais dans cette confidence, je voyais le visage de mon interlocuteur s’épanouir ; il semblait heureux, rayonnant.

« L’arrondissement qui nomme ***, disait-il, comme s’il se fut parlé à lui-même ! Quelle victoire si nous laissions ce puritain sur le champ de bataille !
— Oui, lui dis-je en répondant à cette pensée, nous le mettrons hors de combat, ce bavard de l’opposition, ce Don Quichotte des économies. J’ai là-bas une légion de Paturot, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, Paturot-Gros-Jean, Paturot-Guillaume. Les Paturot ont peuplé l’arrondissement : ils sont aussi vieux que nos montagnes. Vous verrez !
— Si cela est ainsi, monsieur Paturot, croyez bien que le gouvernement du roi suivra avec le plus grand intérêt les progrès de votre candidature. Préparez-la d’avance ; le temps est pour beaucoup dans des entreprises semblables. Ne ménagez rien de votre côté : quant à l’administration, elle fera son devoir. Dès aujourd’hui j’en parlerai au ministre. Évincer *** ! quel triomphe !
— Je le ferai lapider par nos bergers, dis-je avec chaleur.
— Point de sévices, monsieur Paturot ; le gouvernement du roi repousse de tels moyens. C’est par la persuasion qu’il faut ramener vos montagnards. L’arrondissement est aujourd’hui dans une très-bonne condition pour revenir à un meilleur choix. Depuis six ans qu’il persiste à élire un orateur de l’opposition, on n’a rien fait pour lui. Cela s’appelle prendre les localités par la famine.
— O science du gouvernement, que je te reconnais là ! m’écriai-je transporté.
— Il y a donc, dans les diverses communes, bien des clochers à réparer, bien des routes à remettre en état. Quelques semaines avant l’élection, nous verrons à prendre nos mesures. Nous débarrasser de*** ! savez-vous que c’est une idée ingénieuse que vous avez eue là, monsieur Paturot ?
— Oui, un diamant brut ; mais comme vous le taillez, comme vous en tirez parti ! Parole d’honneur, je vous admire, monsieur le secrétaire.
— De grâce !
— Non, voyez-vous, cela déborde ! Je nourris certainement pour Napoléon un culte particulier ; je fais profession de croire que le premier venu ne gagnerait pas la bataille d'Austerlitz ; l’opinion peut être hasardée, mais elle est consciencieuse.
— Elle est juste aussi.
— Eh bien, ma passion pour la mémoire du grand homme ne m’empêche pas de reconnaître tout ce qu'il y a d’impérial dans la manière dont vous avez sur-le-champ compris notre bataille électorale. C’est de la haute stratégie, monsieur. Napoléon n’aurait pas mieux tracé un plan de campagne. Coup d’œil d'aigle, vraiment !
— Vous me flattez !
— Je suis de votre école, monsieur ; c’est comme cela que je comprends le gouvernement. La force du lion…
— Et la prudence du serpent, n’est-ce pas, monsieur Paturot ? Eh bien, ayons l'une et l’autre. Mûrissez votre affaire, et surtout évitez de l’ébruiter. Votre concurrent est populaire dans le pays, il est actif, il est adroit.
— Ne m’en parlez pas, monsieur, je ne l’ai jamais vu, mais je le déteste. Un homme vendu au parti factieux, cela m’exaspère. Je commence à comprendre le crime. »

Un huissier entra et coupa court à notre entretien. Il fut convenu que je me préparerais de longue main à la lutte électorale sur le terrain que j’avais choisi. Plusieurs mois nous séparaient encore de la dissolution de la Chambre, ce qui me laissait une grande latitude d’action. J’eus le temps nécessaire pour me faire porter sur les listes de l’arrondissement. Un vieux château était à vendre dans la contrée ; je le fis pousser aux enchères par un tiers, et m'en rendis adjudicataire. Comme revenu, c’était une acquisition détestable ; les champs se trouvaient en mauvais état de rapport, et les constructions étaient fort délabrées. Mais peu importait ! Il s’agissait d’avoir un pied-à-terre seigneurial, un manoir qui relevât, aux yeux de ces enfants des montagnes, le nom peu aristocratique de Paturot. Avec cent mille francs, j’obtins la propriété et toutes les attenances et dépendances. Je devins ainsi Paturot de Valombreuse : j’eus des fermiers, des troupeaux, une bergerie modèle, un petit haras dans lequel je distribuai généreusement les saillies et dont les sujets demi-sang firent un grand bruit dans toute la zone environnante. Avant de paraître en personne dans le pays, je préparai la popularité de mon nom et le succès de ma candidature.

Ces préliminaires électoraux n’eurent pas lieu, comme on le pense, sans porter une certaine atteinte à ma caisse. L’argent et les billets de banque commençaient à disparaître plus vite qu ils ne rentraient. La maison en construction absorbait des sommes considérables : le château en province, outre le prix d’achat, ne coûtait pas moins en réparations et améliorations. Les dépenses de toilette et de maison ne faisaient qu'augmenter chaque jour, et le peintre ordinaire de Sa Majesté, escorté de sa légion d'artistes, se livrait à un système d'emprunts forcés et interminables. Par une coïncidence déplorable, une nouvelle brèche fut bientôt pratiquée dans mes finances. Le feld-maréchal Tapanowich devenait de plus en plus farouche : il ne pouvait pas s'habituer à mon intimité avec la princesse. Celle-ci avait beau le prendre, tantôt par la violence, tantôt par la douceur, gronder le Tartare ou le caresser : il se montrait inflexible, intraitable. J’avais pardonné au Moscovite ; mais le Moscovite ne me pardonnait pas. Toutes les fois que je paraissais à la porte de l’hôtel, j étais sûr de le trouver là comme un remords accusateur ; il dirigeait sur moi son œil furibond en guise de poignard, et ses grognements m'accompagnaient jusqu'au boudoir de ma Dulcinée. Enfin, la catastrophe éclata. Un jour, je trouvai la princesse palatine en larmes. À peine m’eut-elle aperçu, qu’elle se précipita dans mes bras.

« Mon ami, s’écria-t-elle, nous sommes perdus : Tapanowich nous a dénoncés, et l’empereur Nicolas me foudroie ; je suis en disgrâce.
— Eh bien, dis-je un peu légèrement, qu’importe, si je vous reste ?
— Excellent Jérôme ! j’étais bien sûre qu'il ne me renierait pas ! Mon ami, vous êtes un grand cœur ! »

J'étais enlacé ; il n’y avait plus à s’en dédire. La palatine me raconta comment Tapanowich lui avait fait supprimer ses revenus, ce qui la plaçait dans une situation assez embarrassante. Les trois cent vingt-deux mille moutons allaient être tondus au profit du fisc russe, procédé fort gênant pour les vingt-quatre heures. Impossible de reculer ; la botte était directe, et je m’étais enferré avec trop de maladresse pour pouvoir me tirer de là sans blessure. J’offris dix mille francs ; la princesse en accepta vingt, en me proposant en retour une délégation sur son intendant de l'Ukraine. C’est ainsi que je disséminais mon or dans tout l’univers, sur les montagnes et dans les plaines. Mais j’avais, comme perspective et comme garantie, un siège au parlement et une hypothèque en première ligne sur les bords fortunés du Don.

XVIII

UNE ÉLECTION DANS LES MONTAGNES.

Le moment des élections générales arriva. Dans des occasions semblables, il règne toujours un peu de fièvre à la surface du pays : les ambitions s’inquiètent et s'agitent, l'effervescence des intérêts se mêle à l’activité des amours-propres, le calcul à la passion. Pour un ministère, il s’agit de l’existence ; pour un candidat, il s'agit d’une influence à acquérir ou à maintenir. Dans un pays d'égalité, ce sont encore les moyens de domination que l'on se dispute. L'homme est ainsi fait : il s'accommode difficilement de ce qui est au-dessus de lui, parfaitement de ce qui est au-dessous. Obéir lui est intolérable, commander lui paraît doux. Aussi ceux qui rêvent un régime où tout le monde commandera, sans que personne soit tenu d'obéir, sont-ils sur le chemin du problème le plus difficile qu’ait pu agiter l'esprit humain.

J’étais dans le foyer même de la grande ébullition et acteur de ce drame mêlé de comédie. Il en est du combat électoral comme de tous les combats : l’assurance croit en raison du temps de service, l’expérience ne vient qu’avec les chevrons. J’en étais à ma campagne de début, j'allais au feu pour la première fois : un peu d'hésitation et de crainte m’était permis. Candidat avéré du ministère, je croyais d’ailleurs que des mains puissantes me soutiendraient à mon insu, et qu’il ne me resterait qu’à modérer les excès de zèle. J’avais peur d’être comblé de moyens de séduction, et je me disposais à montrer, dans l’emploi des faveurs administratives, une réserve, une dignité qui devaient me réconcilier avec ma conscience. Que je connaissais peu cette grande curée que l’on nomme une élection, cette chasse aux crédits ordinaires, extraordinaires et supplémentaires, aux objets d'art, encouragements, subventions, souscriptions et autres allocations ! De tous côtés s’agitaient déjà les vétérans de la Chambre, procureurs et avocats généraux, légion d’un appétit proverbial ; les députés qui ont des enfants à nourrir ou des chemins de fer à placer : enfin, tous ceux qu’une candidature manquée précipiterait de leurs positions et foudroierait comme des Titans. Il faut voir quel ressort donne à l’activité humaine une réélection qui se complique de pot-au-feu, et réagit sur toute l'économie domestique. La candidature s'élève alors aux proportions d'une œuvre de génie : elle a un prologue, une exposition, des péripéties et un dénoûment. C'est l’idéal du genre!

Ce spectacle me tira de ma torpeur : je vis que, pour réussir, il fallait s’aider soi-même, manipuler l'élection, comme on l’a dit avec une naïveté expansive. Depuis longtemps, le premier employé conduisait la maison de détail : je pouvais m’absenter sans que les affaires en souffrissent. Il fut donc convenu que nous irions passer une partie de la belle saison dans mon château de Valombreuse : les enfants, Malvina, tout le ménage, gens et maîtres, devaient être du voyage : c’était une émigration complète. Oscar nous suivait ; le peintre ordinaire de Sa Majesté faisait désormais partie intégrante du mobilier. Il devait d’ailleurs m’être d’un grand secours auprès des enfants des montagnes natales. Son imperturbable assurance, sa fécondité d'expédients étaient de précieux auxiliaires ; il avait un sang-froid et les ressources d'artiste qui manquent rarement leur effet sur des imaginations primitives. Notre départ en commun fut donc résolu : comme Jacob, j’allais porter mes tentes en terre électorale, et je marchais avec ma famille, mes amis et mes richesses.

Cependant, avant de quitter Paris, il était très-essentiel de s'assurer de quelques moyens d’influence. À mon arrivée dans l'arrondissement, les curés des communes ne pouvaient pas manquer de me demander des subventions pour leurs églises, tantôt une réparation de clocher, tantôt un tableau pour le maître-autel ; tous les percepteurs du lieu songeaient déjà à leur avancement, tous les pères de famille à des bourses dans les collèges ; enfin, chacun devait avoir nécessairement sa petite requête à présenter, et c’eût été mal débuter que de se présenter les mains entièrement vides. Armé de ma candidature, je parcourus donc les divers ministères, afin de m’assurer quelques-unes des largesses dont ils disposent ! Hélas ! j’arrivai trop tard : le gros de la moisson était fait ; à peine restait-il à glaner quelques misérables épis. Aux cultes, je trouvai un directeur général qui avait disposé pour lui-même de toutes les réparations de clocher, de tous les tableaux de maître-autel, de toutes les chasubles et de toutes les dalmatiques. À l'instruction publique, un autre directeur s’était attribué le monopole de l’avancement universitaire, des souscriptions de livres, des dons aux bibliothèques. Au commerce, un troisième directeur poussait à sa propre élection à grands renforts de bergeries-modèles, d’étalons, d’écoles vétérinaires, de subventions aux eaux minérales. À la marine, un quatrième directeur en faisait autant pour les objets de son ressort. À la justice, un cinquième directeur exploitait le chapitre des grâces et des commutations de peine. À la guerre, aux finances, partout, des directeurs s'inquiétaient beaucoup plus d’eux-mêmes que des autres. Soins touchants ! naïve sollicitude !

Que faire ? Prendre ce qui restait, faute de mieux. Ce fut mon premier calcul. Sans choisir, sans hésiter, j’exécutai une rafle générale : je ramassai quelques plâtres et quelques tableaux, des livres de marine destinés à charmer les loisirs des habitants de cette zone centrale, des ouvrages scientifiques, des instruments de physique, tout le bric-à-brac des ministères.

« Prends, me disait le peintre ordinaire de Sa Majesté, prends tout ce qui se présentera. Prends les paragrêles, les plans de bergerie, les modèles de bateaux insubmersibles : c'est très-utile à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer. La société générale des naufrages est bien située rue Neuve-des-Mathurins, au fond d’une cour, près du 49e degré de latitude. Arrivons avec des monceaux d’objets, cela flattera les indigènes. S'ils n’en usent pas, ils les mettront sous cloche. Procure-toi surtout des animaux empaillés ; cela réussit ordinairement dans les régions alpestres. »

Je fis ce que me conseillait Oscar ; j'acceptai ce qui me fut offert. Pour le reste, je me contentai de lettres flatteuses, conçues à peu près dans les termes suivants :

Ministère des… — 3e division. — 1e bureau.

Paris, le…

« Monsieur, je regrette de ne pouvoir satisfaire sur-le-champ à la demande que vous « m'avez faite de quatre places de gardes champêtres. Les cadres malheureusement sont « pleins, et il est impossible d’introduire dans ces fonctions importantes de nouveaux « titulaires sans dépasser les allocations du budget et nuire à I’économie du service.

« Cependant, monsieur, j’ai pris note de votre réclamation, et il suffit qu'elle vous « intéresse pour que les quatre premières vacances vous soient réservées. Croyez qu'une « nécessité absolue et les prescriptions impérieuses de la loi ont seules empêché qu il ne fût « fait droit sur-le-champ à votre requête. Vous apprécierez, je l’espère les motifs qui me « privent du plaisir de vous donner une satisfaction immédiate.

« J’attendrai l’indication des noms que vous me promettez pour les porter sur la liste « des candidats au poste de garde champêtre. Il n’en sera point nommé d’autres avant ceux-là.

« Agréez, etc.

« Le Ministre des…

« À M. Paturot de Valombreuse, candidat du collège de. … »

Sur ce libellé, j'eus vingt lettres environ, les unes pour des perceptions, les autres pour des bourses de séminaires. Les travaux publics me promettaient quatre ponts avec désignation certaine, six ponts au choix, trois routes, un petit canal, deux chemins de fer, trois monuments publics. Le commerce me promettait un haras du gouvernement ; la guerre, un régiment de cavalerie ; l’instruction publique, un grand séminaire ; les finances, une foule de places de comptables. J’eus, dans ces mêmes conditions de perspective, beaucoup de concessions de mines, un évêché, quatre églises, quinze clochers tout neufs, soixante dalmatiques pour mes curés, vingt-quatre ostensoirs, quinze dais et un maître-autel façon moyen âge, avec des colonnes torses et une gloire de la plus grande beauté. Bref, j'emportais avec moi la fortune de l’arrondissement : j’arrivais les mains pleines de merveilles.

À ces préparatifs, d’après les conseils d’Oscar, j’en joignis d’autres. Le peintre ordinaire de Sa Majesté connaissait le cœur humain ; il savait par quels points il est vulnérable.

« Jérôme, me dit-il, ces paysans doivent être généralement arriérés au point de vue gastronomique. C'est par la nouveauté, par I’imprévu que tu en tireras parti. Ayons des vins fins et fines conserves délicates : on n'a pas travaillé les estomacs du pays ; là est le succès. Règle générale : les estomacs ne restent dans l’opposition que lorsque la cuisine du gouvernement méconnaît ses devoirs. Crois cela, et inonde-les de champagne. »

Nous eûmes donc un fourgon de vivres comme nous avions un fourgon de plâtres et autres articles d’art. La caravane marchait avec un accompagnement de plus en plus formidable. L'appui du sexe de la contrée n'était point à dédaigner ; Malvina se pourvut de caisses de modes, de cartons de chapeaux, de nouveautés, de dentelles, de rubans, enfin de mille brimborions de toilette.

« Des objets voyants, madame Paturot, disait notre conseiller ; du jaune surtout ! La province raffole du jaune. Allez jusqu'au citron, vous ne risquez rien ; plus c'est foncé de nuance, mieux ça réussit. »

Pendant que ces soins accessoires occupaient ma femme et le rapin, un plus grand souci me dominait. Il était impossible de se présenter aux électeurs sans un titre qui me signalât comme écrivain et comme administrateur. La profession de bonnetier était honorable sans doute, elle ne pouvait que me placer très-haut dans l’estime d'un peuple qui consommait généralement mes articles. Cependant cela ne suffisait pas ; il fallait aider à ces bonnes dispositions par une œuvre de plume. Pour un homme littéraire comme moi, écrire n'était pas une tâche malaisée : j’avais rimé la Cité des hommes et les Fleurs du Sahara, dont le lyrisme, quoique méconnu, n’en était pas moins le fait d'une inspiration élevée. Mais de pareils titres se trouvaient malheureusement au-dessus de la portée de ces enfants des montagnes. Il fallait choisir un sujet plus approprié à leurs mœurs, à leur intelligence et à leurs moutons. C’est vers cette intéressante famille de quadrupèdes que je tournai mes efforts. On a vu quelle était pour elle ma sympathie et quels liens industriels m’unissaient au bétail qui est l’origine du gilet de flanelle. Un pareil sujet me touchait à la fois par les souvenirs de la vente et les besoins de la candidature. Je dirigeai de ce côté mes travaux.

Il était alors question d'un remède singulier pour la guérison des maux qui affectent celte classe ingénue de quadrupèdes. On sait que le mouton n’est pas immortel et qu’il paye, comme l'homme, un tribut à la maladie et à la destruction. La clavelée, puisqu'il faut l’appeler par son nom, exerce surtout des ravages dans les rangs des bêtes à laine : elle a fait jusqu’ici le désespoir de la science et le malheur du berger. C’est à l’occasion de cette épizootie qu’un savant venait de faire la découverte d’un merveilleux topique. Pour empêcher les moutons de mourir de la clavelée, il n’avait pas recours au remède du pâtre de l'Avocat Patelin ; il ne tuait pas la bête, mais il l’empoisonnait. Pour guérir l’animal de la clavelée, il lui administrait l’acide prussique. L’Académie des sciences avait été saisie de l’innovation, et pour devenir tout à fait populaire, il ne lui restait plus qu’à être mise en commandite. Je résolus de m’en emparer au moment où elle se trouvait encore dans cet état de transition, et de la livrer à mes montagnards revêtue de tous les charmes du style et parée du prestige de la nouveauté. Oscar m’approuva, et j’écrivis sous sa dictée :

PLUS DE CLAVELÉE !!! IMMORTALITÉ DU MOUTON !!!

« Bergers et bergères,

« Tarissez la source de vos larmes et espérez dans l'avenir. Le ciel, touché de vos plaintes, vient de vous « envoyer un bienfait réparateur. Décimés chaque année par un fléau cruel, vos troupeaux semblaient ne tondre « I’herbe qu’à regret : la clavelée se cachait sous le tapis des prairies, elle corrompait le cytise fleuri et répandait « du fiel jusque sur l’humble pâquerette.

« Désormais, plus de clavelée ; la science a parlé : elle a fait reculer le fléau. Il faut vous dire, bergers, que « depuis quelques années on a inventé un remède souverain pour toutes les affections maladives. La recette « est des plus simples. Quand un homme jouit d'un mal quelconque, on lui administre un mal plus fort qui le « débarrasse du premier, après quoi le médecin guérit facilement le second, puisque c'est lui qui l’a administré. « Quand on pense qu'il a fallu cinquante siècles pour découvrir cette recette si naturelle, on se fait une idée de la « candeur et de la médiocrité humaines. C'est le hasard seul qui nous livre les secrets de la nature, nous passons « à côté sans les voir. O infirmité !

« Mais, revenons à nos moutons. Un agriculteur distingué, chimiste, décoré de plusieurs ordres, membre « de l'Institut… historique, de la Société royale de Tombouctou, d’Otaïti, des Marquises et autres lieux, « correspondant de la Société de statistique universelle et membre de la Société formée pour l’exploitation du « cratère du Vésuve, cet agriculteur, comme on n’en voit guère, a pensé que la clavelée n’était un mal incurable, « fatal, désastreux, que parce que jusqu'à ce jour personne n’avait eu l'idée de lui opposer un mal plus « désastreux, plus fatal, plus incurable. Cette idée une fois adoptée, il ne s'agissait plus que de trouver une « substance qui eût des propriétés plus malfaisantes que la clavelée. Guérir le mal par le mal, telle est la théorie. « Elle a conduit directement le chimiste distingué à l'acide prussique.

« Mais revenons de nouveau à nos moutons, bergers, vous avez, je suppose, un troupeau ; vous en auriez « deux que ce serait exactement la même chose. Mettons un troupeau ; qui peut le moins peut le plus. Vous « avez donc un troupeau qui dépérit insensiblement ; vous vous dites : « J’ai la clavelée. » Un bon berger « s’identifie toujours avec son troupeau. Que faites-vous alors ? Plutôt que de laisser mourir vos bêtes une à « une, vous achetez une vingtaine de kilogrammes d'acide prussique que vous mettez en topettes, en calculant « la dose que peuvent supporter vos animaux. C’est là une opération qui doit être faite avec beaucoup de soin, « et sur laquelle vous consulterez, avec avantage un peintre qui m'a accompagné dans mon voyage, et qui a fait « de nombreuses études sur les prairies où paissent les bêtes à laine. Il est artiste en paysages. On le nomme « Oscar, nom cher aux troupeaux.

« Revenons à nos moutons, quand vous avez disposé votre acide prussique dans les fioles dont je viens de « parler, vous vous placez à la porte de votre parc, et vous appelez un à un vos administrés. Surtout gardez-vous « bien de leur parler politique et de leur confier la nature du remède que vous méditez à leur égard, car il faut « craindre les préjugés. Introduisez-leur hardiment et silencieusement l'acide prussique dans l'œsophage, et « vous m’en direz des nouvelles. Si ces bêtes-là meurent de la clavelée, c'est que la chimie moderne aura donné « sa démission.

« Revenons à nos moutons, L’expérience dont je viens de vous entretenir, bergers, a été faite en divers « lieux et sous l’empire d’une infinité de circonstances. Je vais faire un peu de statistique ; ne vous effrayez pas. « À force de prouver trop de choses la statistique a fini par ne rien prouver. Donc, d’après la statistique, science « infaillible, il se trouve que dans un troupeau qui comptait quatre-vingt-deux bêtes attaquées de la clavelée, « l’acide prussique, administré à temps, en a sauvé quatre-vingt-trois. Si ce n'est pas là un résultat prodigieux, « c’est que rien ici-bas ne mérite cette épithète. L'acide prussique est donc réhabilité ; si vous en doutez, vous « n'avez qu'à en boire ! Il est aussi innocent que l'agneau qui vient de naître. »

Mon factum continuait ainsi pendant vingt-deux pages ; j y rendais compte de l'autopsie de quatre ou cinq moutons à qui le chimiste n’avait pas pardonné d’avoir guéri par son remède, puis je prouvais victorieusement que les os du mouton n’étaient pas perméables comme ceux du canard à toutes les substances indigérées. L’acide prussique avait été absorbé, résorbé ; il n’en restait pas de traces, ce qui prouve qu’un bienfait est quelquefois perdu. Je terminais ainsi ma brochure :

« Le châtelain du manoir de Valombreuse, pensant que les bergers des montagnes environnantes « peuvent être bien aises d’essayer du traitement qu’il indique, a cru devoir apporter avec lui des doses d’acide « prussique, préparées par le chimiste inventeur et l'agriculteur modèle : il les délivrera gratuitement à tous les « bergers qui lui feront l'honneur de lui en demander. M. Oscar, peintre ordinaire de Sa Majesté, est chargé de la « distribution. »

Telle était cette pièce, où nous avions chargé sciemment l'effet afin d'agir plus vivement sur la crédulité proverbiale de nos pâtres montagnards. Il faut dire qu’Oscar y avait mis la main et s’était volontairement attribué un rôle dans cette petite scène de charlatanisme. Où ne s’en glisse-t-il pas un peu ?

Mes préparatifs étaient terminés ; il ne me restait plus qu’à rouler vers le théâtre de l’entreprise. Avant mon départ, j’allai présenter mes devoirs au ministre : il m’accueillit de la manière la plus affable et la plus cordiale. Les ordres étaient donnés pour qu’on me reçût là-bas avec les honneurs dus à ma candidature. Les cloches devaient se mettre en branle ; la gendarmerie brossait déjà ses uniformes : le télégraphe se préparait à jouer en mon honneur. Quand je pris congé, le secrétaire intime m’accompagna jusque sur l’escalier :

« Monsieur Paturot, me dit-il, menez le préfet rondement. Il est mou, il a besoin d’être réveillé. Si vous avez à vous en plaindre, écrivez-nous. Quant au sous-préfet, c’est votre esclave : disposez-en. Les sous-préfets ne sont bons qu'à cela. » 

XIX

SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

Le château de Valombreuse était situé à peu de distance du chef-lieu, dans une des mille ondulations que forment ces chaînes de montagnes. Une pelouse circulaire régnait devant l'habitation, et de sombres châtaigneraies lui servaient à la fois d’abri et de rideau. On sait quel éclat et quel lustre la verdure garde à ces hauteurs ; Oscar n’avait jamais rencontré sous sa palette une nuance pareille. La feuille conservait pendant toute la belle saison on ne saurait dire quel éclat métallique, et en se découpant sur un ciel d’une transparence parfaite, les arbres avaient presque le port et l’apparence d’une décoration de théâtre. Là où cessait la forêt, commençait la prairie : des tapis naturels couvraient les versants et allaient baigner leurs dernières tiges dans les eaux froides du ruisseau. Bois et prés, voilà de quoi se composait mon domaine : sur quelques terrains moins humides poussaient l'orge, le seigle, le blé, et de loin en loin quelques plantes fourragères. Des groupes de vaches, paissant en liberté, complétaient le paysage et lui donnaient de la vie sans rien lui enlever de sa sérénité.

Toute la famille demeura ravie à l’aspect de ce site pittoresque. Citadins de Paris, c’était la première fois que nos poitrines s’ouvraient à cet air pur qui n’appartient qu’aux zones élevées. Il me semblait que je respirais plus librement ; Malvina se baignait avec délices dans cette atmosphère limpide, elle courait sans chapeau dans les bois, elle gazouillait comme la fauvette sur la cime du peuplier ; mes enfants se roulaient dans les prés et bondissaient à côté des agneaux, blancs et folâtres comme eux. J’étais venu pour conduire une intrigue : je débutais par une idylle. À vrai dire, l'aspect de cette nature remuait profondément mon cœur et le remplissait d’un sentiment nouveau. Ces hauts sommets que couronnaient des sapins, ce calme imposant qui ressemblait à un défi jeté à la turbulence des hommes, ces chaînes de montagnes qui fuyaient à l'horizon comme de grandes vagues bleues, ce lointain vaporeux perdu dans l’immensité, ce petit vallon plein de parfums agrestes et de bruits charmants, tout cela formait une diversion à mes plans ambitieux et m'entraînait vers des impressions plus pastorales que politiques. Pendant trois jours entiers j'oubliai que j'étais candidat pour mener la vie du campagnard ; j'inspectais mes troupeaux, je visitais mes bois et mes pièces de terre, j'allais de ferme en ferme et de prairie en prairie. Le château, convenablement réparé, était fort habitable ; mais déjà je songeais à des dispositions nouvelles, à des agrandissements. Bref, je jouais avec une grande sincérité et un plaisir réel le rôle de seigneur et de propriétaire.

Une visite du sous-préfet put seule me rendre au sentiment de ma situation. Ce fonctionnaire venait se mettre à mes ordres et me demander quel était mon plan de campagne. Aux premières paroles de l’homme qui représentait dans l’arrondissement le pouvoir exécutif, je vis que le secrétaire du ministre ne m'avait point trompé. Un sous-préfet est l'esclave du candidat du gouvernement, et à plus forte raison du député. J’aurais demandé à celui qui m'était échu en partage des tours de force stratégiques, une voltige électorale sur la corde roide, qu’en employé pénétré de ses devoirs, il eût essayé de me satisfaire. Je le ménageai : je ne lui fis point avaler des lames de sabre ni de l’étoupe enflammée, et je m'aperçus qu'il me savait quelque gré de ne pas appesantir sa chaîne. Nous nous entretînmes de l'élection ; elle était difficile ; mais, bien conduite, elle devait réussir. Mon adversaire jouissait dans l'arrondissement de l'estime générale ; seulement, il avait le tort de s’endormir sur l'oreiller de ses succès antérieurs. Il fallait profiter de ce sommeil, miner sourdement le terrain sur lequel il se croyait solidement assis.

Le premier travail porta sur les listes électorales : je les compulsai, assisté du sous-préfet. L'arrondissement était pauvre : il n'offrait que cent trois censitaires à 200 francs, et au-dessus. Pour compléter le nombre de cent cinquante électeurs exigé par la loi, il avait fallu faire une adjonction de quarante-sept noms choisis parmi les cotes inférieures, et descendre jusqu’à 83 fr. 75 c. Moyennant cette contribution, un homme était électeur dans ces montagnes, tandis que, dans les grands et riches bassins de la France, 199 fr. 95 c. ne suffisent pas pour conférer ce droit. C'est là une des mille anomalies d'un régime qui en compte tant. En voici une autre plus saillante. Sur les cent cinquante électeurs dont se composait le collège dont je briguais les suffrages se trouvaient vingt légitimistes, opulents propriétaires du pays, qui ne paraissaient jamais à l'élection, et vingt autres noms qui, pour des motifs divers, ne devaient pas répondre à l'appel. Restaient cent dix votants. Cinquante-six suffrages, dont plusieurs provenant de cotes au-dessous de 100 fr., allaient suffire pour envoyer à la Chambre un député ; tandis qu’on a vu dans un collège de Paris onze cents suffrages au-dessus de 200 francs demeurer frappés d’impuissance. La loi consacre donc un privilège ; elle blesse le principe de l’égalité, et en faveur de qui ? des arrondissements les plus pauvres de la France, par conséquent les plus arriérés. La voix d’un censitaire montagnard vaut, au dépouillement du scrutin, vingt-cinq voix de censitaires parisiens. Tout en profitant de cette singulière combinaison, je conservais des doutes sur son mérite, et en me promettant de l’exploiter de mon mieux, je n’en admettais pas la justice.

Nous dépouillâmes la liste : elle comprenait vingt-deux fonctionnaires publics, âme et base de mon parti. Le maire, les adjoints, le procureur du roi, le receveur, le directeur, les percepteurs des contributions directes ou indirectes, le directeur de l’enregistrement, le conservateur des hypothèques, le président et les juges du tribunal, formaient comme une pléiade dont l'influence n’était pas sans rayonnement. Par l’achat du château de Valombreuse et ma générosité en matière d’honoraires, j’avais fait passer dans mon camp le notaire du chef-lieu. Madame Paturot devait achever la conquête en s’emparant des bonnes grâces de sa femme, jeune encore et sensible aux raffinements de la toilette parisienne. Le médecin de l'arrondissement était l’ami intime du sous-préfet : il avait promis son concours ; l’évêque, fort ébranlé, ne devait pas résister aux perspectives éblouissantes que j’allais dérouler devant lui, et aux pompes du culte promises à son diocèse. Par ces divers moyens, quarante-deux voix sûres m'étaient acquises ; il ne restait plus qu’à agir vivement sur les quatorze qui formaient l’appoint de la majorité. Mon adversaire avait rendu dans tout le ressort des services personnels : son désintéressement égalait sa probité. Sa fortune n’était pas considérable, mais il la gouvernait avec tant d’ordre, qu’il trouvait toujours le moyen de faire la part du pauvre. Si la ville était pour moi, la campagne était pour lui, et notre effort devait principalement se diriger de ce côté.

J’avais apporté de Paris un grand nombre d’exemplaires de ma brochure, à laquelle était jointe une profession de foi courte, mais significative. Des gendarmes se chargèrent de la distribution de ces deux factums. Dans ma déclaration de principes, j’insistais principalement sur l’économie en matière de finances : il n'y a rien qui flatte autant les êtres habitués à vivre de coquilles de noix. Je touchais un mot de la réduction des impôts, corde non moins sympathique, des encouragements à accorder à l'agriculture des montagnes, à l’élève des bestiaux, des remises de contribution pour toute souffrance constatée, dans les cas de grêles, incendies, inondations et avalanches. Je me posais comme une providence armée du pouvoir de sécher les larmes et de calmer les douleurs ; je me prévalais d'une sorte de blanc seing qui me rendait le souverain de l'arrondissement durant la crise électorale. Cet appel ne réussit que trop bien : pendant huit jours, le château de Valombreuse ne désemplit pas de visiteurs. C'étaient des légionnaires qui demandaient l’arriéré de leurs croix, des mères qui voulaient sauver leurs enfants du recrutement militaire, des veuves qui rêvaient une liquidation de pension hors des conditions légales ; enfin, le cortège des réclamations fantastiques et insoutenables. À cette phalange de solliciteurs se joignit celle des demandeurs de places. On ne se fait pas d'idée de l’affluence des pétitionnaires de cet ordre. L’arrondissement avait été tenu, depuis six ans, à une diète sévère ; quand on sut que j’apportais de la manne du budget, une population famélique fondit sur mon château. Je crus un instant que ces gens-là me dévoreraient. Dans le cours d'une semaine on me remit plus de cinq cents pétitions qui se distribuaient de la manière suivante :

Soixante-dix bureaux de poste, — cinquante bureaux de tabac, — vingt-neuf perceptions, — douze places de péagers, — quinze places de ponts à bascules, — seize places d’agents voyers, — quarante-deux places de gardes champêtres, — cent vingt-deux places de gendarmes, etc.

Je ne parle pas des prétentions élevées dans la hiérarchie : celles- là étaient plus réfléchies et plus rares. Je reçus toutes ces paperasses, j’écoutai toutes ces plaintes, et je distribuai à la ronde plus de promesses que la mémoire d’un homme ne peut en contenir. Les pauvres diables, qui se rendaient à Valombreuse de dix lieues à la ronde, se retiraient enchantés : ils emportaient le plus précieux des biens, l’espérance.

Dans ce mouvement de solliciteurs, je vis avec peine que les électeurs n’étaient pas nombreux. À la veille d’un scrutin, l'électeur est toujours fort réservé ; il ne se livre pas, il aime à faire sentir sa puissance. Le dernier bottier prend alors un air d'importance incroyable ; il jette sur son candidat un regard froid et soupçonneux ; il s’imagine tenir dans sa main le bonheur et la fortune de cet homme. Les habitants des champs sont surtout implacables : ils ne pardonnent pas à un mortel de briguer leurs suffrages, ils se creusent la tête pour savoir ce que cela peut lui rapporter. Dans les pays primitifs et montagneux, ce système de défiance est poussé jusqu’aux dernières limites ; moins les voix sont nombreuses, plus elles font les renchéries. Au bout de quelques jours d’attente, je compris qu’avec des paysans aussi madrés, il fallait faire le calcul de Mahomet : la montagne ne voulait pas marcher vers moi, je résolus de marcher vers la montagne. Une grande tournée électorale fut organisée : le sous-préfet et le notaire du chef-lieu devaient m’accompagner ; le peintre ordinaire de Sa Majesté était de la partie.

Parmi les fermiers des environs, on en citait un qui jouissait d’une certaine influence dans la contrée. Riche et considéré, il conduisait à sa suite un bataillon de dix voix qui jusqu’alors avait constamment voté pour le député de l’opposition. Détacher cet homme était un coup de partie : sa défection anéantissait les chances de mon concurrent. Le père Gérard (c’était le nom de cet électeur) passait d’ailleurs pour un esprit sceptique dont les convictions ne devaient pas résister à une attaque dans les règles. Le notaire s’était offert pour ouvrir le feu ; le sous-préfet se chargeait d’élargir la brèche, et, par un dernier assaut, je me réservais d’entrer dans la place. Oscar était là pour juger des coups. Nous arrivâmes devant la ferme en trois voitures, afin d’éblouir le villageois par un peu d'appareil. Il était à déjeuner, en habit de travail et prêt à retourner aux champs. Au lieu de venir à notre rencontre, il attendit patiemment, les pieds sous la table, qu’on lui expliquât le but de cette visite. Le notaire parla, tandis que le sous-préfet et moi, fort décontenancés de cet accueil, nous restions sur le seuil de la porte. Les chiens de la ferme, peu tolérants pour des visages nouveaux, venaient gronder autour de nos gras de jambe, et les valets nous regardaient en passant avec des yeux ébahis ou ricaneurs. Malgré ces diversions inquiétantes, nous suivions avec quelque attention la marche de l’entretien engagé entre le notaire et l’agriculteur. Le notaire exposa l’affaire et parla de ma candidature dans les termes les plus pompeux ; à quoi le père Gérard, aux prises avec une rouelle de veau froid, se contentait de répondre : «  Oui-da, oui ! » Notre truchement revint à la charge, poussa des arguments directs, multiplia les promesses ; mais le fermier ne semblait pas s’en émouvoir, et ne sortait pas de son « oui-da, oui ! » Nous intervînmes. Le père Gérard salua le sous-préfet et le candidat avec politesse, sans qu'il fût possible de le tirer de sa rouelle de veau et de son « oui-da, oui ! » Nous étions fort embarrassés.

« Laissez-moi faire, dit alors Oscar, je me charge de travailler cet enfant de la nature, Voici une allée d'ormes ; allez m'y attendre. Ce mortel rustique me pique au jeu ; je vais l'opérer. »

Nous quittâmes la ferme en laissant une voiture à Oscar. Quand il se vit seul, il alla se placer à côté du père Gérard et lui frappa familièrement sur l'épaule.

« Homme des champs, lui dit-il, c'est donc ainsi que vous pratiquez l'hospitalité, vous autres, montagnards peu écossais. Pas seulement offrir un verre de vin ; fi donc !
— Oui-da, oui ! répliqua le fermier, ouvrant de grands yeux.
— Pas seulement une tranche de veau au voyageur affamé ! C’est peu patriarcal, homme de la nature !
—Oui-da, oui ! ah ! ch’est comme cha, fichtra ! Nanette, un verre et une assiette.
— À la bonne heure, cultivateur ! on reconnaît là les vertus de l'âge d'or, dit Oscar, pratiquant une profonde entaille dans le veau froid et se servant un grand verre d’un détestable vin ! À votre santé, laboureur, et à celle du grand empereur Napoléon !
— Ah ! pour cha, oui, fichtra ! s’écria le père Gérard en se levant : Vive l’empereur !

Bon, se dit Oscar, j’ai trouvé le joint. L'empereur, ça réussit neuf fois sur dix. Grand homme ! tu dois être content de ce succès dans ta demeure dernière.

— Ah ! oui, fichtra ! l’empereur ! » dit le père Gérard en posant son verre sur la table.

Le fermier s’était déboutonné : désormais le peintre ordinaire de Sa Majesté se sentait maître de son homme ; il n'avait plus qu’à le manier avec précaution.

« Mortel agreste, lui dit-il, en se penchant vers son oreille ; renvoyez vos domestiques ; j'ai à causer avec vous du vainqueur d'Austerlitz. »

Le fermier obéit machinalement : peu à peu la pièce se vida. Pendant, ce temps, Oscar, après avoir tiré un crayon et du papier de sa poche, semblait achever un dessin. Quand il ne resta plus dans la salle que le fermier et le peintre, ce dernier lui présenta un croquis :

« Le voici au naturel, cultivateur : je vous en fais hommage. C'est peint d’après les trente-deux tableaux de Steuben, représentant Napoléon dans des poses différentes. Vous voyez que vous n'avez pas prodigué les vins fins et le veau froid à un ingrat.
— Ah! oui-da, ah ! fichtra! dit le villageois, émerveillé du chef-d'œuvre.
— Maintenant que nous sommes seuls, homme rustique, je vais vous livrer un secret d’État. Jurez-moi, par l'ombre de Napoléon, que vous n’en parlerez à âme qui vive.
— Ah ! oui-da, oui, s'écria le père Gérard se remettant sur ses gardes.
— Pasteur, ce que je vais vous dire est solennel. Écoutez. Le candidat Paturot, ajouta-t-il en se penchant vers l’oreille de son interlocuteur, est le général de ce nom qui a accompagné le grand homme à Sainte-Hélène.
— Oui-da !
— Et de plus, il est couché sur le testament de Napoléon pour huit millions cinq cent mille francs qui ne lui seront jamais comptés. Il a l’ordre exprès de les distribuer aux Français restés fidèles à la mémoire de l'empereur. Vive l'empereur ! ajouta le peintre, en vidant de nouveau son verre.
— Vive l’empereur, fichtra ! » reprit le fermier en remplissant le sien.

Une fois monté sur ce ton, l’entretien prit un caractère d’intimité. Oscar ne tarit pas sur mon compte ; il parla de mes campagnes, du cas que l'illustre guerrier faisait de moi ; il refit d’autres croquis de Napoléon en buste, en pied, en face et de profil. Bref, il travailla son homme de telle façon, qu’en nous rejoignant il me dit :

« J’ai conquis cet enfant de la nature ; il te suivra comme l’agneau suit sa mère, Jérôme.
— Ne vous y fiez pas, observa le notaire, nos montagnards ne sont simples que sur l’écorce. »

Nous achevâmes notre tournée. Trois Paturot, les seuls qui fussent électeurs, grossirent la liste des votes sur lesquels on pouvait compter avec certitude. Il ne restait plus qu'à en détacher onze du parti opposé. Quarante avaient promis ; mais il eût été imprudent de se lier à des promesses. Cependant, nous nous étions prodigués. En allant d'une ferme à l’autre, il avait fallu s’asseoir à la table des cultivateurs, boire avec eux de grands verres de piquette, écouter des digressions sur le bétail, sur les récoltes, sur les foins, sur les coupes de bois ; recueillir des plaintes contre le percepteur, contre les droits réunis, contre l'enregistrement, contre les agents forestiers ; se charger de toutes les réclamations bonnes ou mauvaises ; garantir à celui-ci un dégrèvement d'impôts, à celui-là une remise d’amendes encourues ; en un mot, se mettre soi-même et mettre le gouvernement à la merci des électeurs, alors souverains et despotes.

Le travail de la campagne était achevé ; il ne restait plus qu'à agir sur le chef-lieu. Le sous-préfet donna un bal dans lequel il déploya toutes les séductions que comportait la localité, c’est-à-dire les sirops et le punch. Madame Paturot se montra admirable de tactique. Apres avoir distribué aux élégantes de l’arrondissement ce qu'elle avait apporté d’objets de toilette en les leur cédant à 75 pour cent au-dessous du prix, elle alla au bal administratif le plus simplement du monde, en robe blanche, avec une fleur dans les cheveux. Les dames du pays, qui avaient peur d’être éclipsées, furent enchantées de l’attention de ma femme. À l’envi, on la proclama adorable, charmante, pleine de goût et de grâce : cette soirée me rallia définitivement quatre voix de la ville qui s’étaient tenues jusque-là sur la réserve. Malvina entreprit les récalcitrants dans la personne de leurs moitiés, et les ramena dans mon camp à l’aide d’un ascendant qui n'a point d’égal, celui de l’alcôve. Les femmes qui tenaient à l’administration furent aussi gagnées, réchauffées, et le vote silencieux des maris se changea dès lors en adhésion chaleureuse et en propagande ouverte. Cette fête fit le plus grand bien à ma cause. On n’a pas encore compris tout le parti que l’on peut tirer des femmes en matière d’élections. Si l'homme a inventé la grande intrigue, la femme a gardé le secret de la petite : c’est celle qui frappe le plus sûrement et éprouve le moins de mécomptes.

Le jour décisif approchait, et mon adversaire, s’effrayant de mon activité, commençait à se mettre en mesure. À son tour, il fit à la ronde des visites et eut ainsi sur moi l'avantage du dernier mot. Je frappai alors le grand coup, celui qui devait m’assurer la victoire. La localité ne possédait qu’un certain nombre de véhicules, depuis la calèche jusqu’à la carriole en osier : je mis tout en réquisition et m’assurai le monopole des moyens de transport. Chacune des voilures eut un itinéraire tracé : elle devait ramasser dans un rayon donné tous les électeurs qui n’étaient pas notoirement hostiles et les conduire à Valombreuse. Là, je fis disposer des lits pour trente personnes, pendant qu'on se livrait dans la cuisine du château à des préparatifs qui rappelaient ceux des noces de Gamache. On abattait des bœufs, ou saignait des moutons, on dévastait les viviers, on exécutait dans les basses-cours un massacre général. Tous les gardes étaient en campagne : les perdrix, les lièvres, les lapins, les gelinottes, les chevreuils, les sangliers arrivaient de mille côtés dans l'office. Les précieux fourgons, venus de Paris, furent déballés avec soin. On en tira les pâtés de foies gras, les terrines de Nérac, les rillettes de Tours, les langues fumées, les jambons de Mayence et de Bayonne, les truffes en roche, les dindes en galantine ; enfin, tout l’assortiment de la gastronomie raffinée. Les vins furent aussi classés et étiquetés : à côté du champagne et du bourgogne, espèces dominantes dans l’arsenal électoral, j’avais eu soin de ménager une place aux qualités corsées que réchauffe le soleil du Midi, le châteauneuf, le côte-rôtie, l’ermitage, le la nerthe, le la malgue ; puis, des vins liquoreux ou secs comme le madère, le malvoisie, le xérès, l’alicante et le rancio. Il fallait frapper mes gens au cerveau ; et, pour émouvoir ces enfants de la nature, les crus distingués de la Gironde n’eussent été qu’un moyen insuffisant et ruineux. L’approvisionnement de l’alcool fut complété par le cognac, le rhum, le tafia, le kirsch-wasser, l’absinthe, le curaçao, le gin et l'eau d’or de Hambourg. Point de liqueurs trop sucrées : elles n’agissent pas à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Les organisations pastorales aiment ce qui s’empare fortement du gosier.

Ainsi, je m’exécutais en plein : j’allais voiturer, nourrir, abreuver, loger, héberger mes électeurs ; je devenais leur hôte, leur automédon, leur amphitryon. Mon adversaire avait des amis qui ne reculaient pas devant les dépenses du transport et du séjour ; moi, je m’adressais aux bourses rétives et aux panses sensibles ; j’offrais un bon gîte et d’excellents repas à ces hommes des champs, élevés dans une atmosphère apéritive. Mon concurrent avait affaire aux dévoués ; j’avais affaire aux calculateurs.

Comme moyen de tactique, je résolus de m’effacer devant le premier scrutin. Les voix de l’avocat étaient toutes arrivées au chef-lieu dès l’avant-veille ; les miennes étaient encore disséminées dans la campagne. Je laissai composer le bureau par la minorité, c’était sans danger et sans intérêt. Un rendez-vous général fut assigné à mes gens, pour le jour même de l’élection, au château de Valombreuse. De huit à onze heures du matin, on devait y servir un déjeuner homérique, puis partir de là pour aller en masse au scrutin. C’était un précieux moyen de faire le dénombrement de mes troupes avant la bataille, de s'assurer des dispositions de chaque électeur, de lui donner des instructions, de l’engager par l’estomac et de le conduire par le champagne.

Les choses se passèrent comme je l’avais prévu. Dès sept heures du matin, les premières voitures arrivèrent : chacune d'elles amenait trois, quatre, cinq et jusqu'à six électeurs. Les distances avaient été calculées de manière à ce que tout le monde fût rendu à Valombreuse à huit heures du matin. Les électeurs de la ville, plus voisins du château, devaient s’y rendre dans une promenade matinale. Il s’agissait d’un gala : les convives furent ponctuels. À neuf heures, je tenais soixante-seize électeurs dans ma salle à manger ; j'allais nourrir et désaltérer la majorité. L'ambigu fut servi : c'était un beau spectacle.

D’énormes pièces de venaison, des aloyaux monstrueux, des volailles magnifiques, du gibier de toute espèce, des truites, des ombres-chevaliers, poisson exquis que nourrissent les eaux limpides des montagnes, accompagnaient les pièces apportées de Paris, les pâtés de foies, les terrines, les truffes, les langues, les jambons glacés, enfin tous les hors-d’œuvre qui ont une célébrité gastronomique. À l'aspect de cette table chargée de mets, il se fit un silence général : l’admiration domina l'appétit. Mais cette abdication de l’estomac ne dura qu'un moment, et bientôt on put voir la majorité à l’œuvre. Des montagnes de foies gras disparaissaient de dessus les assiettes : mes partisans en mangèrent de quoi indigérer deux régiments de cavalerie ; ils dévorèrent jusqu’aux croûtes des pâtés d’Amiens, les malheureux ! Les vins capiteux ruisselaient dans les verres ; on ne voyait que des coudes en l'air. Des plats énormes disparaissaient comme par magie ; on n’entendait que des mâchoires en mouvement. Pendant le premier feu, il fut impossible de tirer une parole de convives aussi consciencieusement pénétrés de leurs devoirs. Oscar seul alimentait la conversation. Il s’était placé à côté du père Gérard, à qui il versait des rasades d’un certain rivesaltes capable d’étourdir un bœuf. Le fermier n’en paraissait pas seulement ébranlé : à chaque sommation du peintre ordinaire de Sa Majesté, il tendait le verre d’un air narquois et le vidait sans sourciller, comme un héros d’Homère.

« À la santé de l’empereur ! père Gérard, lui disait le peintre.
— Ah ! oui-da, oui ! répondait le fermier, vive l’empereur ! »

Oscar se ménageait ; mais notre rivesaltes ne respectait que les athlètes : le rapin fut bientôt en pointe de gaieté. Alors il se lança dans toutes les surprises de l’imitation et de la ventriloquie : se mit à braire, à hennir, à contrefaire le chant du coq, le miaulement du chat, l’aboiement du chien, le coassement de la grenouille ; il fit partir des voix différentes du conduit de la cheminée, du plafond, de dessous la chaise du père Gérard. La représentation eut un succès fou : elle parvint à distraire nos montagnards de la guerre acharnée qu'ils livraient à mes comestibles. Si Oscar eût été éligible, il m’eût peut-être fait du tort : ses talents de société éclipsaient les miens ; il devenait le héros de la fête. Pour empêcher qu’il n’abusât de son triomphe, j’ordonnai que l’on versât le champagne, et sur ce préliminaire mousseux, j'improvisai un discours qui ne l’était pas moins. La majorité me salua par des acclamations universelles : c’était un concert de voix bien nourries et une explosion de gosiers échauffés. Je vis que je pouvais conduire mes guerriers vers la brèche : ces gens-là me portaient tous dans leurs estomacs. L’enthousiasme devait durer au moins autant que la digestion.

Nous nous disposâmes à partir : l’ordre fut donné d’atteler les voitures. Pour éviter les méprises, on remit à chaque électeur une carte sur laquelle mon nom était tracé en énormes caractères ; on confia les illettrés à des hommes sûrs qui devaient écrire leurs bulletins. La file des véhicules s’ébranla ; on en comptait vingt à la suite les uns des autres. C’est dans cet ordre que nous abordâmes le scrutin. Trente-cinq votes seulement avaient été déposés ; j’arrivais avec soixante-seize. Aussi mon entrée dans la salle de la mairie où se passaient les opérations fut-elle celle d'un conquérant. Mon adversaire se tenait dans un coin avec quelques amis, je le regardai d’un air souverainement dédaigneux. On fit un réappel ; mes convives votèrent tous, ce qui porta à cent onze le nombre des suffrages émis. Trois partisans du candidat de l’opposition, venus des confins de l'arrondissement, arrivèrent au moment où le scrutin allait se fermer, ce qui éleva le nombre des votes à cent quatorze. Majorité, cinquante-huit. Le dépouillement eut lieu, opération décisive et critique ! Mes amis pointaient un à un les suffrages : quand j’arrivai à soixante, la respiration me revint. Je réunis soixante-six voix : dix voix du déjeuner avaient passé à l’ennemi. C’était le père Gérard et les siens. Le vieux sournois avait pris des forces à Valombreuse afin de mieux voter contre moi.

« Je suis volé ! s’écria Oscar en apprenant la défection du fermier ; cet enfant de la nature m’a refait. »

Peu m’importait d’ailleurs, j’étais député. Mes partisans, sous la double émotion du champagne et de la victoire, remplissaient la salle de leurs cris : ils voulaient dételer les chevaux de ma voiture, et me ramener ainsi vers le château dont je leur avais fait si royalement les honneurs. Je résistai à cet excès de zèle.

« Soit, mes amis, leur dis-je, allons à Valombreuse ! Nous y reprendrons les choses où nous les avons laissées. »

L’invitation fut accueillie avec enthousiasme : le père Gérard s’éclipsa seul avec sa petite phalange. Pendant notre courte absence, le couvert avait été renouvelé, les vins aussi. Avec cet appétit sans limites, qui est l’apanage de l’homme des champs, mes commettants se précipitèrent de nouveau sur les vivres et achevèrent les blessés du matin. Ce fut un carnage épouvantable : on eût dit que ces gaillards-là mangeaient pour les huit jours passés et pour les huit jours à venir. C’est seulement quand on a assisté à un pareil spectacle, que l’on peut se faire une idée exacte de la capacité d’un estomac humain. Ce duel contre mes comestibles et mes spiritueux se prolongea encore pendant huit heures. Le lendemain, au point du jour, on ramassa les vaincus gisant sous la table, et on les emballa pour leurs destinations. Il était temps : les nuées de sauterelles ne laissent pas plus de traces dans les steppes asiatiques qu’un passage d’électeurs au sein d’une maison. Une semaine entière ne nous suffit pas pour réparer les ravages qu’y avaient causés ceux que le peintre ordinaire de Sa Majesté nommait des enfants de la nature. De la nature, soit ; mais je me promis de laisser désormais à cette bonne mère le soin onéreux de les abreuver et de les nourrir.

XX

PATUROT DÉPUTÉ. — L’INSTRUCTEUR PARLEMENTAIRE. — LA LEÇON DE POLITIQUE.

J’étais député !!! Voilà un titre qui remplit bien la bouche et résonne agréablement à l'oreille. La prédiction de mon pauvre oncle se réalisait : l'excellent homme avait été le dernier bonnetier de la famille ; j'en étais le premier député. Quel chemin en peu de temps ! rien qu’à y songer, j’éprouvais du vertige, je me croyais sous le poids d'un rêve. L’humble industriel qui, dans ce moment encore, débitait des chaussettes et confectionnait des maillots pour les dames du chœur de l'Opéra, ce même homme, ce même Paturot était à la fois commandant de la garde civique, favori d'une princesse, décoré et député !!! On est fier d'être du commerce, quand on arrive à ces fortunes-là. Avec les honneurs, les charges étaient venues. Je me devais à mes commettants; je me mis à leurs ordres. Je prodiguai les audiences, je promenai dans le chef-lieu mes épaulettes et ma croix ; je devins l'idole de ces montagnes. Le physique du rôle fut promptement acquis : après trois jours d’exercice, je posais fort agréablement ; j'avais un air de suffisance éminemment parlementaire.

Cependant les premières heures de mon élévation ne se passèrent pas sans quelques troubles de conscience ; l'honneur qu'on venait de me conférer ne m'apparaissait encore qu'au travers des nuages d'une responsabilité sans bornes. Tout est grave chez un député, les paroles, les actes, les opinions. Un arrondissement a les yeux fixés sur lui ; la France exerce à son égard un droit de contrôle ; l’Europe, à la rigueur, peut s’en mêler. Ainsi, le député appartient à l'Europe, à la France et à l'arrondissement. Il n’est souverain qu'à la condition d'être l'esclave de tout le monde. L'arrondissement lui fera battre le pavé pour des besoins locaux ou particuliers, la France lui demandera des comptes sévères, l’Europe le sifflera. Comment suffire à tant d’obligations et conjurer tant d’animosités ? Ces craintes me poursuivaient, ces scrupules m’assiégeaient. Malgré les illusions de l'amour-propre, je ne me dissimulais pas que la politique n’était pas mon fort. Dans plusieurs salons de Paris, j’avais entendu parler d'une certaine question d’Orient, qui occupait beaucoup les esprits. J’allais être appelé à la résoudre : le sort de l’Orient pouvait dépendre de ma voix. Je me rends cette justice, que je n’étais animé d’aucune haine personnelle vis-à-vis de l’Orient, et que je lui aurais volontiers rendu service. L'Orient est un pays digne d'intérêt : il fournit la laine d’An- drinople ; c'est de là que nous viennent le soleil et les cachemires. J’aurais donc été affligé de faire quelque chose qui lui fût désagréable ; j'aurais désiré rester en de bons termes avec lui. Eh bien, tel est le nuage dont cette question est demeurée enveloppée à mes yeux, qu’aujourd’hui encore je me demande si j’ai vraiment eu pour ce point cardinal tous les égards qu'il mérite, si je ne l’ai pas profondément humilié, si je n’ai pas dépassé à son sujet les limites des mauvais procédés, si je ne m’en suis pas fait un irréconciliable ennemi. Que l'Orient me pardonne ces torts involontaires ! Nous étions faits pour nous comprendre ; malheureusement, je ne l'ai jamais compris. Si je l'ai offensé, je lui offre mes excuses.

Telles étaient les perplexités de mon esprit. Sur le seuil de la carrière politique, j’avais peur de manquer de lumières et de prendre parti à l’aveugle. Ce préjugé devait bientôt céder à l’expérience de la vie parlementaire ; mais il me dominait alors, et souvent je laissais percer devant Oscar et Malvina quelques témoignages de ce trouble et de ces incertitudes.

« Que de questions à étudier ! leur disais-je ; tout devient question aujourd’hui : question des chemins de fer, question de la réforme, question d’Afrique, question d’Orient. On remet tout en question ; c’est intolérable.
— Jérôme, me répondait gravement le peintre, ne te casse pas la tête pour des balivernes. En fait de questions, il n’y en a qu’une pour toi : celle d’assurer ton crédit, de constater ton pouvoir. Exemple : tu arrives à Paris dans huit, dix jours ; que fais-tu ? Tu te poses en homme politique, tu débutes par un coup d'éclat.
— Comment cela, Oscar ?
— C’est simple comme bonjour. Tu te rends, sans perdre une minute, chez le directeur des beaux-arts, rue de Grenelle, au fond de la cour ; tu montres ta médaille à l’huissier qui se prosterne ; tu entres ; tu trouves un grand maigre, homme d esprit d ailleurs, et tu lui dis : — Me voici ; je suis le député Paturot. Le gouvernement se doit à lui-même d’acheter la Collection des sites de Rome, de mon ami Oscar, artiste d’un mérite rare, quoique ignoré.
—Tu ne songes qu’à toi, égoïste !
—Du tout, je me sacrifie, je m’immole à tes débuts, je deviens la pierre de touche de ton influence. Si le gouvernement ne paye ça que mille écus, c’est que tu es très-médiocrement placé dans son estime ; s’il va jusqu’à dix mille francs, ce sera la preuve qu’il veut établir avec toi des rapports convenables. Nous serons pour lui ce qu’il sera pour nous : et voilà.
— Au fait, ajouta Malvina, quand tu ferais cela pour Oscar ! »

J’étais enlacé ; les premiers anneaux de ma chaîne devaient se river en famille ; ma famille conspirait avec le peintre pour m’enlever toute liberté d’action ; il y avait complot contre mon indépendance. Impossible de résister : l’influence était trop voisine, la séduction trop directe. Je baissai la tête comme un vaincu : Oscar sourit, en vrai Machiavel, et caressa les poils de sa barbe orange.

L’automne nous ramena à Paris ; j’y arrivai chargé de pétitions et de réclamations. J’avais promis à la localité les bienfaits de la reine, les libéralités du roi, les largesses de tous les ministères. Huit mois de sollicitation assidue pouvaient à peine suffire à l’accomplissement de cette besogne. L’arrondissement ne plaisantait pas ; il fallut s’exécuter. Dès le lendemain de mon arrivée, je commençais mes courses. Je parvins à pratiquer, à l’intention d’Oscar, une saignée très-convenable aux fonds d’encouragements destinés aux beaux-arts, et il put ainsi débarrasser mon grenier de quelques toiles qui l'encombraient, entre autres d'une vallée de Tempé avec des nymphes d’un vert d’émeraude. Le directeur chargé de ce service fit très-bien les choses.

Cependant la session venait de s’ouvrir et avec elle commençait la grande vie politique. Dans la séance du trône, je fis mon début oratoire en prononçant, à la suite de la formule du serment, un : je le jure ! qui produisit une certaine sensation. L’émotion avait donné à ma voix je ne saurais dire quel fausset qui fut remarqué de Sa Majesté, et arracha aux princes un imperceptible sourire. L’exercice des fonctions représentatives demande un aplomb que je n’avais point encore, une aisance qui ne s’improvise pas. J’avais beau affecter des airs dégagés, préparer mes entrées avec soin, étudier mes poses, je sentais encore le novice, le conscrit. Pour tromper mon inexpérience, je pris des airs écrasants vis-à-vis des huissiers, je jouai l’habitué du Palais-Bourbon, l'homme qui sait les êtres, je marchai au hasard et sans but dans ce dédale de corridors, de bureaux, de vestiaires, de buvettes, de salles de conférences, j’essayai de toutes les issues et bravai résolument toutes les consignes. C’était autant d’actes de puissance et presque une prise de possession.

Cette tactique fut remarquée. Il existe, dans la Chambre des députés, une phalange de vieux pilotes qui surveillent les nefs errantes. Quand ils aperçoivent à l’horizon législatif un de ces nouveaux venus qui cherchent leur route et flottent de banc en banc, à l’instant même ils accourent et se mettent à ses ordres. Désormais plus d’embarras, plus de souci pour cette âme en peine. On lui aplanira les difficultés, on l’initiera à la discipline parlementaire, on lui révélera les secrets de la petite et de la grande stratégie. Quand j'arrivai à la Chambre, ce rôle d’instructeurs appartenait à une pléiade d’hommes d’esprit qui conduisaient l'assemblée en se moquant d’elle. J’échus à l’un d’eux ; il me promit de me dresser. C’était un homme jeune encore, long, maigre et anguleux. Il avait des coudes si aigus, qu’ils auraient pu, à la rigueur, passer pour des armes prohibées. Quand il gesticulait, ces deux instruments menaçaient les flancs des contradicteurs avec une préméditation coupable et sans circonstances atténuantes. Il me plaça à ses côtés, et dès lors je vécus sous le feu de ses coudes qui, au moindre prétexte, me labouraient impitoyablement les côtes. Je ne parle pas des genoux, les plus turbulents que j’aie connus de ma vie. Cet homme avait des angles plus pénétrants que ses démonstrations : ses épaules même m’inspiraient un certain respect, tant elles avaient l’air acéré et opiniâtre.

Ce fut sous ce chef de file que je fis ma première campagne. Il m’eut promptement initié aux petits détails des fonctions législatives, au travail des bureaux, aux délassements de la buvette, aux causeries des couloirs et de la salle des conférences ; il m'enseigna le mécanisme du scrutin, de l'assis et du lever, la tactique des interruptions et des acclamations. Dans cette dernière spécialité mes succès furent rapides : je compris que ma vocation me portait de ce côté. Il n’est pas permis à tout le monde d'aborder la tribune avec cette autorité que donne le talent, et cette confiance qui naît de l’habitude. Les grands improvisateurs sont rares ; c’est le vol de l’aigle : ne s’y élève pas qui veut. Mais, dans les limites d'un essor plus modeste, on peut se classer, se créer un genre. Je m’essayai donc dans les bravo !très-bien ! et j'eus la chance d’en émettre quelques-uns des mieux réussis, avec des nuances inconnues avant moi. Ce succès m’enhardit ; j’abordai les : à l’ordre ! mouvement plus rare, partant plus difficile. J’en obtins des effets merveilleux, et dès lors ma position fut faite. Mes collègues du centre me remarquèrent ; la presse elle-même me signala comme un interrupteur acharné. Les colonels de la garde nationale, les aides de camp du château ne poussaient pas plus loin que moi l’art de tousser et de se moucher avec éclat, de piétiner avec intelligence, de battre à propos la mesure avec les couteaux de bois. J’inventai alors, pour humilier les orateurs de l’opposition, des poses d’ennui et de dédain qui ont fait école, des rires étouffés, des mouvements d’impatience, des regards écrasants. Je devins l’épouvantail de nos adversaires, l’orgueil et l’espoir de mon parti. Sans moi, plus de beaux succès oratoires, plus de ces triomphes qui suspendent une discussion.

J'étais l’homme des grandes émotions et des grands orages. L’un des nôtres était-il à la tribune, je l’y soutenais, je l'y inspirais, pour ainsi dire ; je l’excitais du regard, je le réchauffais du geste et de la voix. Descendait-il, je me précipitais vers lui, je l’entourais, je le couronnais des mains, je lui offrais le spectacle d’un épanouissement et d’une exaltation incroyables. J’ai organisé ainsi des triomphes, même pour des marchands de nouveautés, des meuniers et des maîtres de poste.

À ce point de vue, loin d’avoir besoin de leçons, bientôt je fus en mesure d'en donner ; en revanche, sous le rapport théorique, mon instruction n’était pas aussi avancée. Je conservais des doutes, j’avais des scrupules, je voulais connaître le fort et le faible des questions. C'était là une tendance très-dangereuse. Mon mentor chercha à la combattre, et il faut me rendre cette justice que je résistai pendant quelque temps aux ravages de ses coudes.

« Mon cher, me disait-il, point d’idéologie, s’il vous plaît. Les partis ne vivent que par la discipline. Si l’on mettait, dans une Chambre, la bride sur le cou aux consciences, il n’y aurait plus de gouvernement, plus de société possible. Votre parti vote, vous votez. Sur quoi ? Peu importe. Vous votez, parce que votre parti vote : hors de là, il n’y a que subversion et anarchie.
— Ouf ! » m’écriai-je.

Il venait de me détériorer le sternum avec son os cubital, on eût dit un poignard. J’en eus la respiration coupée pendant deux minutes.

« Oui, mon cher, continua-t-il, sans s’inquiéter de mon avarie, c’est la plaie du système représentatif que cette foule de députés qui veulent penser par eux-mêmes, voter, comme ils disent, en connaissance de cause. Ou l'on est d'un parti, ou l'on n’en est pas : dans le premier cas, on suit les chefs de file ; dans le second, on se fait déclasser, et l'on reste seul. Votez avec les vôtres, collègue, c'est le commencement et la fin de la sagesse.

Cette théorie de l'obéissance passive ne me paraissait pas très-concluante ; cependant j’avais peur d’exaspérer les coudes du voisin et de les pousser à des violences nouvelles. Je me contentai donc d’une réfutation intérieure, et parus acquiescer entièrement au code disciplinaire de la majorité. Ce triomphe flatta tellement mon mentor, qu’il se laissa entraîner à un épanchement plus complet. Je l’écoutai en surveillant le mouvement de ses articulations.

« Mon cher collègue, me disait-il, quelle est donc cette fureur de tout raisonner, de tout comprendre ? elle nous perdra, si nous n'y prenons garde. Ce gouvernement, pour la majorité, est la poule aux œufs d’or. Si on le dissèque, si on porte le couteau dans ses entrailles, adieu les profits !
— Vous croyez !
— C’est évident, mon cher. Nous sommes ici deux cents membres qui écrémons les faveurs du pouvoir ; s’il y a quelque bon morceau, il est pour nous et les nôtres. Deux cents ici, cela veut dire au dehors cinq à six mille clients, meneurs d’élections, personnes influentes. Maintenant, faites un calcul. Puisque le budget se compose de 1,400 millions, et que le service de l’État emploie 60,000 fonctionnaires, chaque membre de la majorité peut disposer de 7 millions et de 300 places. Et vous ne trouvez pas que c’est là un chef-d’œuvre de gouvernement ! Mais que vous faudrait-il alors, malheureux ? »

Le calcul était spécieux, je ne savais qu’y répondre. Les gesticulations de l’interlocuteur ne me laissaient pas d’ailleurs toute ma liberté d’esprit. Il abusa de ses avantages.

« Non, poursuivit-il avec une chaleur alarmante, je ne conçois pas que l’on énerve ce régime par des arguties, qu’on le discute, qu’on l’inquiète. La majorité ne dispose-t-elle pas de tout, des emplois, des faveurs, des grâces, de l’argent et des titres ? Ne règne-t-elle pas ouvertement sur les bureaux ? Se fait-il rien sans qu’elle soit consultée ? Un député de la majorité, c’est le souverain de I’arrondissement, du département. Le préfet était autrefois quelque chose ; aujourd hui, il est le serviteur du député de la majorité. Et vous avez des scrupules, collègue ! Et vous ne trouvez pas que ce gouvernement est un grand gouvernement ! »

Directement interpellé, j'essayai quelques objections avec timidité, avec prudence : j'avais peur que la controverse ne m'attirât des mouvements désordonnés.

« Sans doute, lui dis-je, la majorité dépèce agréablement le pays ; elle se vole à elle-même quelques moyens d’influence qui ne sont pas à dédaigner : elle gouverne et administre ; mais cela peut-il durer ?
— Jusqu’à la consommation des contribuables, mon collègue, et c'est une race qui ne s'éteindra jamais. Vous voyez ce monde parlementaire qui vous entoure, il se divise en deux classes, les hommes d'esprit, et les simples (1). Les hommes d’esprit, c’est la majorité ; les simples, c’est l’opposition. Les hommes d'esprit sont ceux qui regardent le régime représentatif comme un excellent moyen de faire des heureux autour d’eux, dans leur famille, parmi leurs électeurs et leurs amis. Les simples sont ceux qui, par instinct ou par préjugé, n’osent toucher à cette manne du budget, savoureuse et inépuisable. Vous êtes un homme d’esprit, vous !
— Je m’en flatte, lui dis-je, en évitant un geste qui eût pu m'être fatal.
— Ainsi, les hommes d’esprit, d’une part, ceux qui usent de leur position ; les simples, de l’autre, ceux qui n'en usent pas : tel est le classement. Toutefois, il y a encore une distinction à faire ; la voici : Dans l'opposition figurent des hommes d’esprit qui consentent à jouer le rôle de simples ; dans la majorité se trouvent des simples qui affectent les airs d’hommes d’esprit. Les premiers sont les puritains qui acceptent tout d’un gouvernement qu’ils combattent, et qui, aux profits de la majorité, ajoutent l'auréole de l'opposition. Les seconds sont ces excellentes natures qu’un rien contente, qu’un ruban rallie à jamais, qu’un dîner à la cour exalte, qu’un mot agréable de la part d’un ministre met en révolution. Braves gens, qui mangent volontiers leur pain à la fumée! Ce n’est pas nous, mon cher, qu’on ferait aller ainsi !
— Ah ! pour ça, non, répondis-je, assez peu touché du rapprochement.
— Pour me résumer, mon collègue, soyez au gouvernement, puisque le gouvernement est à vous ; ne lui marchandez pas les votes, puisqu’il ne vous marchande pas l’influence. Donnant, donnant, c’est bien ; mais, une fois que l'accord est fait, il faut le tenir : un honnête homme n’a que sa parole. »

Telle fut la première leçon de politique que je reçus : elle eût agi plus vivement sur moi sans les formes anguleuses de mon moniteur et ses gestes bien faits pour m’alarmer. Cependant, je ne pus m’empêcher de remarquer ce qu’il y avait de cru et de désolant dans cette définition du gouvernement parlementaire. Je comprenais la corruption à l’état de faiblesse et d’entraînement ; je ne l’avais jamais envisagée comme système et comme calcul. Il faut dire que j’en étais à mes débuts, et que je n’avais pas encore pu me défaire de tous mes préjugés.

1(note originale) Quoiqu'on ait abusé du mot, il n’est pas sans intérêt de dire ici que ce classement est historique.

XXI

LES PETITES MISÈRES DE LA DÉPUTATION. — MES COMMETTANTS À PARIS. PRÉPARATIFS D’UNE IMPROVISATION.

Toute grandeur a des ennuis qui y sont inhérents, et il n'est point de médaille qui n'ait un revers, même la médaille du député. Je l’éprouvais ; les tribulations de l'emploi avaient commencé. Quand on se donne pour maître un arrondissement, on est tenté de croire que ce n'est là qu’une abstraction fort innocente. Celle illusion dure peu, l'arrondissement n'en laisse pas jouir longtemps son mandataire ; il le ramène aux réalités, il lui fait sentir la laisse. Les servitudes se succèdent alors. L’oisiveté, on le sait, est la mère de tous les vices ; un arrondissement qui a des principes donne de l'occupation à son député, avec l'idée que la sollicitation permanente est la compagne de toutes les vertus.

J'avais affaire à un arrondissement implacable : dix, quinze, vingt lettres partaient chaque jour des anfractuosités de ces montagnes, et la poste me les transmettait avec une régularité onéreuse et malheureuse. C’était le maire, c’étaient les adjoints du chef-lieu qui demandaient une faveur, le redressement d'un abus, des subventions en argent ou en nature. Cependant ces besoins de la localité n'étaient rien auprès des exigences individuelles. Tous les fonctionnaires qui s'étaient mêlés de mon élection aspiraient à un avancement ; le conservateur des hypothèques voulait devenir receveur général ; le directeur des contributions indirectes avait en vue un poste de première classe ; le chef-lieu entier prétendait à la croix d'honneur ; le sous-préfet lui-même rêvait une préfecture. Il ne se formait pas, dans le ressort, un vœu, un désir, insensé ou raisonnable, qu’à l’instant même je n’en fusse saisi. J’ai reçu des lettres incroyables, des communications fabuleuses. À écouter les pétitionnaires, le gouvernement leur devait à tous une complète immunité d’impôts, l’exemption du recrutement militaire pour leurs fils et des rentes perpétuelles pour leurs vieux jours. Celui-ci avait trouvé le moyen de guérir toutes les maladies, et il réclamait une pension ; celui-là, contrebandier de profession, voulait que je fisse condamner les droits réunis à des dommages-intérêts pour la surveillance dont il était l’objet ; un autre me demandait d'intervenir dans un procès civil, et de faire débouter sa partie adverse ; un autre enfin se refusait à payer des droits de succession, sous le prétexte qu’il m’avait donné sa voix. Bref, j’étais devenu l’homme d’affaires de l’arrondissement, l'avocat des mauvaises causes et le médecin des cas désespérés.

Une seule de ces épîtres pourra donner l’idée de ce qu’était cette correspondance. La lettre en question émanait d’un homme considérable de l’endroit, du notaire du chef-lieu, qui avait joué un rôle décisif dans mon élection, et me tenait ainsi dans une sorte de dépendance. Les fonctions de cet officier public et ses devoirs d’état auraient dû lui conseiller un peu de réserve, un peu de dignité dans ses demandes. Voici la première requête que je reçus de lui :

«  Mon cher député,

« Permettez à l'un de vos bons amis de se rappeler à votre souvenir. Vous savez quelle « part il prend à tout ce qui vous concerne. Nous parlons ici souvent de vous : « l’arrondissement a besoin d’être tenu en haleine ; autrement, il vous glisserait entre les « mains. Heureusement que nous sommes là. Dans l'intérêt public, j’ai pourtant quelques « réclamations à vous communiquer. N’y voyez qu’une preuve du soin avec lequel je surveille « les dispositions de vos commettants.

« D'abord il faudrait faire destituer le directeur de l’enregistrement : il est trop « pointilleux sur les actes ; il voit partout des droits proportionnels au lieu de droits fixes. C’est « un chicaneur qui fait du tort au gouvernement, sans compter celui qu’il fait à mon étude. Le « directeur qui surviendrait saurait que c’est moi qui ai fait justice de l'ancien : nous nous « entendrions parfaitement.

« Je voudrais aussi que l'on donnât une leçon au président du tribunal : il taxe trop « serré ; il ne laisse pas passer un seul article d’honoraires au-dessus du tarif. C’est une « petitesse intolérable. Donnez-lui de l’avancement si vous le voulez, mais renvoyez-le d'ici. « J'ai mon frère le juge qui se dévouera s'il le faut et acceptera la présidence.

« Vous vous souvenez d'un cousin du côté de ma femme qui a présidé à l’itinéraire des « voitures pendant notre campagne électorale ; il demande une perception. C’est le moins « que vous puissiez faire pour ce brave garçon.

« Voici bientôt le moment d’établir nos enfants. Je compte envoyer mon Eugène à Paris, « où, par votre influence, il sera reçu à l’école polytechnique. Vous savez ce que sont les « jeunes gens loin de la surveillance paternelle. Ma femme ne se séparerait pas de son aîné, « de son Benjamin, si elle n’était pas certaine qu’il trouvera, auprès de vous et de madame « Paturot, une seconde famille. Si vous pouviez le loger sous le même toit que vous, ce serait « pour sa mère un grand souci de moins. Quant au second, Jules, il serait bien que vous « pussiez lui obtenir une bourse dans un collège. C’est un garçon plein de moyens et qui vous « fera le plus grand honneur. Il est aimant, tranquille et spirituel. Eugène, au contraire, est « tout feu, tout ambition : il fera son chemin dans les armes savantes. Vous en serez « enthousiaste au bout de six mois. Je n’ai jamais connu de salpêtre pareil : il tient de sa mère.

« Par la même occasion, songez donc à notre neveu Antoine et à notre tante Croquet. « Le premier compte sur le bureau de tabac dont il vous a fait la demande, et l’autre sur son « bureau de poste. Ces gens-là vous comblent de bénédictions chaque jour. Vous êtes leur « sauveur, leur providence ; votre nom est constamment dans leur bouche. Il est impossible « que vous puissiez oublier ceux qui pensent si assidûment à vous.

« Pour moi, mon cher député, je ne vous demande qu’une chose, c'est la continuation « de cette amitié qui m’est si précieuse et dont vous trouvez ici le retour. Je suis sur la « brèche pour vous défendre envers et contre tous, mais je ne voudrais pas que l’on pût y « voir le moindre calcul. Vous êtes l'homme de l’arrondissement, de la chose publique, voilà la « considération qui me détermine. Nos âmes françaises ont la même devise : Le pays avant « tout!

« Agréez, etc.

B***.

Notaire à…

« P. S. Madame B*** me charge de la rappeler au souvenir de madame Paturot, dont le « passage dans nos montagnes a laissé tant de souvenirs. Voici l’hiver. Ma femme est « devenue parisienne depuis que madame Paturot l’a gâtée ; elle ne peutplus souffrir les « couturières et modistes de l’arrondissement. Si vous pouviez lui faire l’envoi de deux « chapeaux, de deux robes, l’une en mérinos, l’autre en soie, de deux paires de bottines, de « douze paires de gants assortis, vous seriez on ne peut plus aimable. Par une occasion « prochaine, vous recevrez toutes les mesures et dimensions nécessaires pour l’exécution de « cette commande. Quant à la couleur et au choix de ces objets, madame B*** s’en rapporte « entièrement au goût de madame Paturot. Elle décidera souverainement. Pardon, mon cher « député, de vous entretenir de détails si peu parlementaires.

« 2e P. S. Je rouvre ma lettre pour vous donner un dernier embarras. Dans nos visites « électorales, j’ai remarqué que vous portiez des bottes vernies d’un fort bon goût. Cette « denrée est inconnue dans nos solitudes, où le cuir simple et le cirage à l’œuf conservent « encore de l’empire. Je veux introduire ici la botte vernie ; cela doit éblouir le client. Veuillez « m’en faire confectionner deux paires conformes à l’échantillon que je vous envoie. Quand « on est l’ami d'un député, on ne saurait se donner trop de lustre. Rien n’est petit dans le « système constitutionnel : la botte vernie peut avoir ici de l’influence, et il n’est pas mal « que votre nom s'attache à la première paire qui y paraîtra. N’oubliez pas surtout que j’ai le « cou-de-pied un peu haut ; je vous recommande également un œil de perdrix qui abuse du « régime de liberté sous lequel nous vivons.

« 3e P. S. Je rouvre encore ma missive pour vous dire que l’arrondissement s’attend à vous voir à la tribune.

« À vous derechef,

B***. »

Telle était celle lettre, échantillon pris au hasard entre mille. Encore les lettres ne constituaient-elles que la moindre de mes misères. J’en étais quitte pour exécuter chaque matin une tournée dans les bureaux. Bien des fois, quoique député, j’essuyais des fins de non- recevoir.

« Une place de receveur général : peste ! me disait-on ; il n’y en a qu’une de vacante ; neuf ministres, dix-huit conseillers d’État, quinze banquiers, dont deux israélites, se la disputent ; il est difficile, monsieur Paturot, de vous faire espérer un succès. Mais on vous répondra.
— Un chemin de fer, ah ! diable, c’est délicat ! les lignes sont distribuées ; la commission s’est partagé les tracés. Passe-moi le tunnel, je te passerai le viaduc. Nous n’y pouvons rien dans les bureaux ; voyez vos collègues de la Chambre. Cependant on vous répondra.
— Une première présidence, un canal, un siège à la cour de cassation, tout cela est pris, monsieur Paturot ; c’est le gros gibier ; il n’y a que les hommes politiques qui y touchent ; le conseil des ministres y pourvoit. On vous répondra néanmoins.
— Un bureau de tabac : ils sont au complet dans la localité. On vous répondra.
— Une perception : il y en avait une hier ; elle est donnée d’avant-hier. On vous répondra. »

Si je n’avais pas les places, j’avais du moins des réponses officielles que je renvoyais aux pétitionnaires comme autant de calmants. C’était l’affaire d’une correspondance à laquelle j’avais dressé l’un de mes commis ; besogne supportable à la rigueur ! Mais une misère bien plus grande venait m’assaillir de loin en loin. Le commettant quittait quelquefois sa montagne ; il se mêlait de voyager en famille ; il partait pour la capitale. Terrible apparition ! cauchemar affreux ! Dès six heures du matin, le père, la mère et la fille se pendaient au cordon de ma sonnette : on se lève de si bonne heure en province ! Il fallait se jeter à bas du lit, se frotter les yeux, endosser à la hâte une robe de chambre pour recevoir ces visiteurs champêtres, et leur faire un accueil gracieux au lieu de les envoyer à tous les diables.

« Tiens, c’est vous, père Michonneau ! vous à Paris ! Que vous êtes aimable d’etre venu me voir !
— Oh dame ! tout de suite. On connaît ses devoirs, allez. Demandez à madame Michonneau.
— Pour ce qui est du respect, on ne peut rien lui reprocher à notre homme. Ça vénère son député, ajoutait madame Michonneau.
— C’est beaucoup d’honneur pour moi, madame. Asseyez-vous donc, père Michonneau ; là, sans façon, comme chez vous. »

Et j’en avais pour deux heures avec les Michonneau. Il me fallait écouter l’histoire du voyage, des économies qu’on y avait consacrées, des projets d'éducation pour la jeune fille, enfin le détail des graves motifs qui font qu’un campagnard se déplace. Voir Paris est toujours pour le provincial une grande et consciencieuse affaire, un programme très-compliqué. On ne veut rien oublier, surtout de ce qui est gratuit. Le député est presque comptable des omissions. Tous les Michonneau du monde considèrent leur représentant à Paris comme un homme qui doit leur ouvrir les portes des monuments publics, des enceintes législatives, des parcs royaux, des châteaux de la couronne, des musées, des expositions, quelquefois même des théâtres. Le député n’est plus alors l’homme d’affaires du commettant : il en devient le cornac. Les Michonneau comptaient sur moi pour jouer ce rôle, et je m’y prêtais avec une candeur et un abandon sans limites.

Dans des occasions semblables, madame Paturot se chargeait des femmes : il ne me restait plus qu’à distraire et à supporter les hommes. Il fallait voir quelles façons de toilettes ces Michonneau apportaient de leurs montagnes, et quels rires ils soulevaient chez les couturières où Malvina les conduisait. Les folles apprenties des ateliers parisiens ne pouvaient se contenir, et c’était à grand’peine que les maîtresses conservaient leur gravité. Pour comble de supplice, ces créatures-là marchandaient tout d’une manière déplorable, et, pour un rabais de deux francs, descendaient et remontaient vingt fois l’escalier. Quand les Michonneau dînaient chez moi, ils mettaient, au dessert, des biscuits et des fruits dans les poches pour le déjeuner du lendemain. S’il se présentait, dans leurs courses, un objet souverainement ridicule, hors de mode depuis dix ans, ils ne manquaient jamais d’en avoir la fantaisie. C’était à rougir d’une compagnie pareille.

Souvent j’étais à la Chambre, tranquille sur mon banc, enchanté d’être quitte, pendant une heure ou deux, de tant d’obsessions et de tracas. Un discours écrit berçait mon oreille et me maintenait dans un état de somnolence, quand tout à coup la voix d’un huissier me réveillait :

« On demande M. Paturot dans la salle des pas perdus, me disait-il à demi-voix, et avec la politesse qui caractérise cette institution.
— C'est bien, c’est bien, » répondais-je machinalement.

Je me levais, et j'allais voir qui me dérangeait ainsi. Que trouvais-je ? une légion de Michonneau, trois générations de Michonneau. Il fallait faire placer cette fournée dans les tribunes : on avait compté sur moi, sur mon influence. Impossible de refuser : l'arrondissement est inexorable en pareil cas ; il ne pardonne guère à son député de ne pas trouver des places pour l’électeur, même dans une salle comble. Je remuais ciel et terre, je suppliais les questeurs, j'allais d’une tribune à l'autre, cherchant partout un coin pour la nichée des Michonneau. Tant d’efforts étaient rarement vains : presque toujours je parvenais à loger mes commettants ; et, avec la persévérance qui distingue le montagnard, ils finissaient par s'élargir aux dépens des voisins et par se caser fort à l'aise. Alors commençait pour moi une autre angoisse. La femme Michonneau, douée d'une vue fatale, m’apercevait dans l'hémicycle, et me prodiguait de là-haut les œillades, les signes et les gestes d’intelligence. Il me semblait l'entendre de mon banc.

« Dis donc, notre homme, tu ne l'aperçois pas, notre député ? Tiens ! de ce côté, dans un coin, le quatrième à gauche ! (Haut.) Bonjour, monsieur Paturot, bonjour.
—Où diable le vois-tu, madame Michonneau ? devait dire l’époux.
— T'as donc la berlue ! Tiens, l'habit bleu, les cheveux châtains, près d'un maigre à perruque. (Se levant.) Votre servante, monsieur Paturot… »

Ce manège durait pendant toute la séance. Cette famille n’avait pris une loge que pour jouir du spectacle de son député, et madame Michonneau semblait jalouse de me compromettre aux yeux de la Chambre entière. Le jeu des mains, des regards, des petits signes de familiarité allait si loin, que, de guerre lasse, je m’accoudais sur mon pupitre, et, tournant le dos à l'ennemi, je me condamnais à une immobilité complète. C’était le seul moyen d’en finir avec madame Michonneau. Alors, la tribu entière se résignait à écouter en bâillant, ou à grignoter quelques comestibles, débris du dessert de la veille. Quant au père Michonneau, il était émerveillé de la facilité avec laquelle parlaient les orateurs qui occupaient la tribune. Aussi, au sortir de la séance, ne manquait-il pas de me dire :

« Pourquoi donc que vous ne montez pas là-haut, notre député, pour gazouiller un peu comme les autres ? ça ferait du bruit au pays. »

Toujours le même reproche : pourquoi ne parlez-vous pas ? D’un côté, c’est le notaire qui me l’écrit ; de l’autre, c’est le commettant qui me l’insinue. L’arrondissement exige que je parle, il n’accepte pas le silence de son député ; il lui faut des phrases. On se plaint quelquefois du bavardage des orateurs ! on s'imagine qu’ils montent à la tribune pour leur plaisir, qu’ils s’exposent de gaieté de cœur aux plaisanteries des folliculaires ; on ne sait pas qu’ils ne vont là qu’avec crainte et sous l’aiguillon de leurs électeurs. L’arrondissement a nommé un député ; il ne veut pas en être pour ses frais. L’orage peut couver pendant quelque temps ; mais si un arrondissement voisin prend la parole et se distingue, l’exaspération locale ne connaît plus de bornes. « Qu’a donc notre député ? se dit-il. D’où vient qu’il se tait obstinément ? »  Peu à peu la rumeur gagne, les ennemis s’agitent, les amis s’inquiètent et se troublent, les reproches d’incapacité et de négligence circulent de toutes parts, la situation n’est plus tenable ; il n’y a plus qu’un moyen d’en sortir, c’est d’aborder la tribune.

Je l’avoue, cette perspective m’avait toujours pénétré d'un certain effroi. Cette rampe de marbre a quelque chose de si solennel et de si redoutable ; il est si grave de s’abandonner, devant une assemblée nombreuse, en face d’une publicité retentissante, à tous les hasards, à tous les lieux communs de la pensée, d'affronter les distractions et les émotions que ce spectacle inspire, le vertige qu’occasionnent tant de regards attachés sur l’orateur, de soutenir sans trouble ce rôle écrasant et délicat, qu’un peu de crainte était permise, même à un homme moins novice et plus téméraire que moi. Une improvisation me semblait être une loterie, où les idées et les mots arrivent à l’aventure, et d’où les sottises peuvent s'échapper aussi bien que les grandes idées. Pour réussir dans ce genre d’exercice, deux qualités sont surtout nécessaires, et je ne les avais pas : d’un côté, une imperturbable confiance en sa propre supériorité ; de l’autre, une pauvre opinion de I’intelligence de son auditoire. Avec l’estime de soi et le dédain du reste, on fait son chemin dans les sphères de l'improvisation : le terrain est fatal pour tous ceux qui hésitent et qui doutent.

Bon gré, mal gré, j’étais condamné à donner à l'arrondissement le spectacle de cette tentative. On m’avait placé dans une situation telle, que je ne pouvais plus reculer. Mon silence devenait chaque jour plus fatal ; on en abusait contre moi, on allait jusqu’à me dire vendu aux arrondissements voisins. Mort pour mort, il valait mieux encore un moyen désespéré que cette agonie lente. Je me décidai à franchir le Rubicon parlementaire. Dès lors, plus de sommeil tranquille ; ma pensée courait chaque nuit à la poursuite d’effets oratoires. Je me voyais à la tribune aux prises avec des mots sans signification, des phrases incohérentes : je cherchais l’adjectif sonore, le substantif retentissant ; je polissais la péroraison, je perfectionnais l’exorde. Cet état d’insomnie se compliquait d’une agitation fiévreuse et de crampes atroces dans les jambes. Je plains les compagnes des grands orateurs ; elles doivent passer bien des nuits blanches.

« Mais qu’as-tu donc ? me disait Malvina, ennuyée de ce manège : tu frétilles comme une anguille de Melun.
— J’improvise, ma chère, j’improvise. Dieu ! la belle période que je viens de trouver. Veux-tu que je le la communique ?
— Plus souvent ! à trois heures après minuit.
— Il n’y a pas d’heure pour l’éloquence, bibiche ! Je terrasse les factions depuis vingt minutes avec un succès dont on n’a pas d’idée.
— C’est donc ça que tu exécutes ton petit pas gymnastique en rêvant. Merci ! j’en aurai des bleus sur les mollets demain.
— Malvina ! c’est l’inspiration, vois-tu ? Je veux pulvériser la presse, ce fléau des fléaux, cette hydre des hydres. Écoute.
— Du tout ! Je me sauve.
— Voici ce que je lui dis, dans mon improvisation, à cette lèpre odieuse que l’on nomme un journal : je m’élève à la plus haute éloquence :

« Messieurs,
« J’aborde cette tribune pour protester contre la liberté illimitée de la presse : dussé-je périr sur l'échafaud, je m’élèverai contre les folliculaires qui… »

— Jérôme ! Jérôme ! tu abuses de ma position.
— Attends la fin, ça vaut la peine d’être entendu. On n’a jamais mal mené les journalistes comme je le fais… « Ces folliculaires qui ne respectent rien, qui se mettent volontairement en dehors de la constitution, qui… »
— Jérôme, veux-tu que je me fâche ?
— Un peu de patience, tu vas voir le trait ; c’est adorable ; ça n a jamais été dit… « Ces folliculaires qui… »
— Voilà que ça me part ; prends garde à toi, Jérôme.
— Le trait seulement, le bouquet final, ma chère. C est divin… « Ces folliculaires que… »
— Ah! tu m’embêtes ! le mot est lâché. »

Le dialogue se terminait là ; Malvina était trop montée ; je me résignais ; et, me pelotonnant dans un coin du lit, j’y poursuivais mon improvisation d’une manière plus solitaire et moins bruyante.

XXII

LES GRANDS ORATEURS. — LE DÎNER PARLEMENTAIRE. — L’lMPROVISATION.

Pour me former au grand art oratoire, j'avais sous les yeux, au sein de la Chambre d'alors, une foule de précieux modèles. Lequel suivre ? Là commençaient mes incertitudes.

L'un portait un habit bleu, à boutons de métal, croisé jusqu’au menton : on eût dit de loin une cuirasse pressant une poitrine bien développée. La tête avait un beau caractère, l’œil était vif et saillant, les traits réguliers, la lèvre sardonique, le front vaste, le crâne dégarni. On distinguait, dans cet ensemble, une puissance réelle, du sentiment, de la chaleur, en un mot les qualités de l’artiste. C’était, en effet, un grand artiste plus passionné que convaincu, plus ardent que réfléchi, et se plaisant, à cause de la difficulté même, dans une situation sans issue. On ne pouvait rien entendre de plus beau et de plus abondant que sa parole, de plus sonore et de plus plein que le timbre de sa voix. La dignité du geste et la fierté du regard ajoutaient encore à ces moyens extérieurs une séduction irrésistible. Dans les jours heureux personne ne se dérobait à I’influence de tant de dons réunis. Mais ce succès dépassait rarement la tribune : après avoir écouté, il ne fallait pas lire. Cette lave, une fois figée, avait perdu les seules qualités qui lui fussent propres, l'éclat et le mouvement. La veille, on admirait cette éloquence en fusion ; le lendemain, il était difficile de n’en pas remarquer les scories. Beaucoup de vague dans l’idée sous la pompe de l'expression, une dialectique plus brillante que solide, des arguments grêles sous un vêtement très-ample, une habileté rare à tout mettre en question, unie à l’art de ne pas conclure ; voilà de quoi se composait ce talent, l’un des plus achevés et des plus incomplets qu’ait vus éclore la tribune moderne. Il figurait en première ligne parmi les maîtres de l’art oratoire, et quoique dans un camp opposé, je savais lui rendre cette justice.

Non loin de lui, quoique avec des formes plus lourdes, se tenait un tribun qui abusait un peu de son lorgnon comme maintien et comme moyen préparatoire. Il portait également l'habit boutonné, détail qui semble être commun à la famille des orateurs. Le front élevé et saillant, l'œil couvert par l'arcade sourcilière, le sinciput presque dépouillé, une physionomie qui ne manquait ni d’élévation ni de caractère, voilà sous quels traits principaux se révélait ce second tribun. Quant à sa parole, elle n'avait ni la même puissance ni la même grandeur. L'organe était pesant, la diction manquait d'élégance et de charme ; l’expression était juste, mais languissante et rarement choisie ; elle perdait en grâce ce qu'elle avait de trop en solidité. Ces défauts étaient compensés par plusieurs qualités précieuses et rares. Sons cette écorce peu flexible, il était impossible de ne pas reconnaître un fond d'honnêteté, un accent de conviction véritablement estimables. Si la pensée se faisait jour avec quelque embarras, elle conservait néanmoins de l'enchaînement et obéissait à un ordre méthodique, à une sobriété trop méconnue aujourd'hui. Dans ces conditions, l’orateur représentait, avec beaucoup de justesse, un parti qui compte plus sur l’influence des principes que sur les prestiges de la parole. Je n'étais pas des siens : mais j'étais prêt à reconnaître la loyauté de ses vues et la sincérité de ses convictions.

Ces deux personnages écartés, je me rapprochais de mon terrain. C’était alors la première époque du talent le plus dithyrambique qui ait jamais abordé aucune tribune : je prends cette épithète dans la meilleure acception qu’elle puisse avoir. Platon avait banni les poëtes de sa république, sans se douter qu’il s’en bannissait lui-même en sa qualité de poëte et de l'un des plus grands poëtes de l’antiquité. Quiconque aspire au mieux est poëte, car le mieux ici-bas est l’inconnu, l'idéal comme la poésie. On peut donc être à la fois un grand poëte et un grand orateur : il n'y a rien là dedans qui s’exclue. Rien de plus noble, d’ailleurs, de plus heureux, comme coupe de visage, comme port, comme pose, que l’orateur dithyrambique et chevaleresque dont je veux parler ici. Ces avantages extérieurs entrent pour quelque chose dans un succès de tribune ; ils le préparent et le complètent. Quand on y peut joindre la pureté de l’accent et de la voix, la grâce contenue du geste, le jeu animé de la physionomie, la parole n'a plus que peu d’efforts à faire pour s’emparer d’une assemblée. C’était le cas du poëte-orateur. Il ne s’en croyait pas moins obligé de déployer à la tribune toute la magnificence de son style et d’y apporter une prose colorée jusqu’à la recherche. À cette époque, il visait plus haut que la Chambre et dépassait constamment le but. Il lui restait à régler sa force, à modérer son essor, à se mettre au niveau des oreilles qui l’écoutaient. Mais c’est un beau défaut que cet excès de puissance : il est plus facile d’en médire que d’y atteindre.

Voici maintenant le contraste. Près de l’orateur qui tient à la main le rameau d’or de la poésie, éternellement renouvelé, se montre l’orateur dogmatique qui sacrifie à la concision, presque à la sécheresse. À l’abondance inépuisable des images, à la période pleine de nombre et d’haleine ont succédé la phrase courte et martelée, la dialectique sobre et magistrale. Tout se dit avec poids, mesure et gravité ; tout procède par démonstrations doctorales, tranchantes, impératives. La tactique oratoire emprunte dès lors quelque chose à la férule du précepteur, la requête prend un air d'injonction, la prière même ressemble à une remontrance. Ce moyen est souvent heureux : les assemblées se révoltent rarement quand on les morigène, surtout si le physique est assorti à l’emploi, si le geste et le visage sont anguleux, si l’organe est vibrant et assuré. Rien ne réussit mieux qu’une volonté qui s'impose et semble refuser le débat. Lorsqu’à la fermeté de la pensée s’unit quelque bonheur dans l'expression, rarement les grandes assemblées résistent à cet ensemble de moyens : l’éloquence dogmatique est de toutes la plus sûre comme effet, la plus aisée comme pratique. Il est impossible que l’on ne fasse pas passer chez les autres la confiance que l’on a en soi-même, quand cette confiance éclate en toute occasion et ne se dément jamais.

Cependant, ce genre de triomphe n’était pas mon fait ; mes instincts me portaient ailleurs. Un autre orateur de premier ordre existait à la Chambre, et c’était celui-là que je devais choisir pour modèle. II faut dire que je ne pouvais me lasser d’admirer l’essor rapide qu'il avait pris. Pour conquérir une grande situation parlementaire, il avait dû lutter contre des obstacles de nature, contre son organe, contre sa taille, contre un extérieur peu avantageux. Les hommes qui occupaient la tribune avec éclat avaient sur lui cette supériorité de la prestance et de la voix. Il avait fallu les vaincre par la dextérité de la parole, la fécondité des ressources, la souplesse du talent. C’était là mon idole, le maître de mon choix. Chaque fois qu’il gravissait la rampe de marbre, je me recueillais comme un homme qui va écouter une leçon. Il faut lui rendre cette justice qu’il n’y épargnait pas les heures, et que j’avais tout le temps nécessaire pour me pénétrer de sa manière et m’inspirer de ses procédés. Ce qui me plaisait en lui, c’est qu’il prenait une question au berceau, et ne la quittait qu’après l’avoir épuisée. Il supposait toujours (et Dieu sait avec quel à-propos !) que la Chambre ignore jusqu’au premier mot des choses ; cela indiquait une profonde étude du cœur humain. Grâce à lui, je faillis comprendre la question d'Orient : un discours de plus, et je mordais au problème. Malheureusement, je demeurai avec quatre heures de leçon ; ce n’était point assez. Mais ce qui m’est resté de la question d’Orient, je le dois à l'orateur qui m’a servi d’étoile. Par ses soins, j’ai appris qu’il existe sur le Bosphore une ville qui se nomme Constantinople, et que les Turcs y sont en majorité. C’est là incontestablement une notion très-essentielle en tout état de cause. Encore quelques efforts, et j’aurais su ce qu'est l’Égypte, ce qu’est la Syrie, pays célèbres dans l’antiquité. Le temps m’a manqué pour cette éducation parlementaire et ce cours d’histoire. Seulement, rien n’effacera de mon souvenir les impressions que m’a laissées l’éloquence du plus éveillé, du plus alerte, du plus fécond de nos orateurs, son ingénieuse manière d’exposer et de raconter, la ductilité, l’élégance de son langage, enfin une érudition historique qui n’est jamais à bout de ressources ni de rapprochements.

J’avais donc, après quelque hésitation, trouvé un modèle oratoire ; il ne me restait plus qu’à travailler là-dessus. Une autre difficulté subsistait, celle de connaître à fond les locutions qui avaient alors la vogue. J’avais remarqué, en effet, que la Chambre change de temps en temps de vocabulaire, et adopte certaines expressions, certains mots pour leur donner une popularité triomphante.

« Voyons, me disais-je, mettons la main sur le substantif à succès, sur l’épithète accréditée. Disons, par exemple :

« Je dois à mon pays la vérité, et je la dis à mon pays : mon pays a droit à la vérité ; je dirai la vérité à mon pays. »

Pendant que je me livrais à cet exercice de linguistique, Oscar était à mes côtés, dans mon cabinet. C’était un garçon de bon conseil, malgré sa scélératesse profonde.

« Qu'en penses-tu ? lui dis-je. Ne trouves-tu pas que cela remplit parfaitement la bouche : mon pays ?
— J’aimerais autant : ma payse, répliqua le peintre ordinaire de Sa Majesté. C’est plus anacréontique.
— Mauvais plaisant ! il me semble que cela fait bien, mon pays! Le cabinet le dit ; l’opposition le dit ; tout le monde le dit.
— Alors c’est le pays de tout le monde, et le mon est de trop.
— Oscar, je vois ce que c’est : tu préfères ce pays-ci. Ç’a été employé dans les Premiers-Paris. Ce pays-ci ! va pour ce pays-ci !
— Pas plus que ce pays-là !
— Alors, Oscar, nous nous rabattrons sur les hommes et les choses. Voilà qui ne manque jamais son effet, les hommes et les choses ! c’est compréhensif ; c'est philosophique ; c’est synthétique ; ça doit t’aller.
— Merci ! je sors d'en prendre, répliqua le rapin avec humeur.
— Pas même les hommes et les choses, Oscar ! tu es difficile ! Et la haute indépendance, les hautes lumières, la haute sagacité ? tu repousses également ces hautes expressions de haut goût parlementaire.
— J’aime mieux le flou, le poncif et tout l’argot des ateliers : ça me connaît du moins. »

Décidément le peintre ordinaire de Sa Majesté y mettait de la mauvaise volonté ; il ne voulait pas m'aider dans mes recherches oratoires. Je poursuivis seul mon étude. Ce travail, d'ailleurs, fut bientôt interrompu par des lettres désespérées qui me parvinrent de l'arrondissement. Non seulement on me demandait un discours, mais on m’imposait un sujet. Il n’était plus question désormais ni de la liberté illimitée de la presse et des écarts des folliculaires, ni de mon pays ou de ce pays-ci, ni des hommes et des choses, ni de rien de semblable. Le gouvernement venait de présenter un projet de loi qui, entre autres articles, dégrevait les fromages étrangers. On devine quel cri de détresse avaient poussé les fromages de l'arrondissement. C’était un deuil général dans la montagne ; les bestiaux se lamentaient ; les populations parlaient de marcher sur la capitale. Il n’y avait pas à balancer ; il fallait prendre la parole contre, les produits caséeux de l’étranger et empêcher qu’ils ne souillassent le territoire.

Pendant mon noviciat parlementaire, j’avais pu remarquer que plusieurs députés, assez médiocres d’ailleurs, parvenaient à se faire une petite clientèle de collègues, à l’aide d’invitations lancées à propos. Le député qui perche à Paris ne craint nullement les dîners en ville, surtout quand ces dîners ne sont pas sans façon ; il n’a aucune répugnance pour les babas et le punch, même quand ils se compliquent de contredanses. Plus d’un membre des centres a fait ainsi son chemin dans la Chambre par des galas, des ambigus et des réunions dansantes auxquels il convie soit ses voisins sur les bancs, soit les membres de son bureau. C’est un moyen d’influence fort en usage, surtout à la veille des renouvellements mensuels.

Je résolus de le mettre au service du fromage français et de mon début oratoire. J’étais sûr de me ménager ainsi trois ou quatre voix pour saluer mon improvisation d’un : très-bien ! et de me composer un petit noyau d’auditeurs reconnaissants et polis. Il fut donc décidé que nous donnerions un grand dîner ; j’avais jeté les yeux sur douze collègues d’un estomac résolu, en y joignant quelques notabilités des centres. La princesse palatine, attachée plus que jamais à mon char, devait aider madame Paturot à faire les honneurs du repas et de la soirée : elle avait promis, en outre, d’amener le feld-maréchal Tapanowich en grand uniforme. Mon triomphe allait être complet, et le Tartare devait y figurer en vaincu. Aussi n’épargnâmes-nous rien pour que cette fête laissât des souvenirs dans la mémoire des convives. Tout ce que le luxe du service peut comporter de raffinements fut prodigué en cette occasion ; les.pièces les plus rares, les vins les plus exquis furent rassemblés avec un soin particulier. Rien que de délicat et de choisi ne devait paraître sur ma table ; chaque mets allait être la dernière expression, le mot final de la science. Je ne m’adressai pas à un cuisinier ; je pris un artiste. Oscar et lui arrêtèrent le menu. C’était un repas à barbe, un festin chevelu : je le vis bien à l’addition.

Au jour et à l’heure dits, mes convives arrivèrent, et je les présentai successivement à Malvina qui leur fit les honneurs de sa maison avec une grâce infinie.

« Madame Paturot, lui disais-je, voici le célèbre général***, qui extermine périodiquement les Bédouins de l’Afrique. C’est un guerrier dont mon pays doit être fier.
— Certainement, répondait Malvina : à preuve qu’il a soulevé le Kader à la force du poignet : ça indique du nerf.
— Madame Paturot, ajoutais-je en lui présentant un deuxième collègue, voici M***. Il a l'honneur d'être en butte aux railleries des folliculaires, parce qu’il a fabriqué dans sa première jeunesse le satin et le gros de Naples, les unis et les façonnés. Ce n’en est pas moins un homme qui honore mon pays en général et la soierie française en particulier.
— Au fait, répliquait Malvina, c’est délicat la soie ; c’est un commerce bon genre. J’y aurais volontiers mordu.
— Madame Paturot, reprenais-je en faisant une troisième présentation, voici M***, un député du plus grand mérite, quoique généralement inconnu. Il culotte en rouge la troupe de mon pays.
— Des culottes ! s’écriait Malvina avec enthousiasme, ça me connaît; je couvre cet article de mon estime. »

Les présentations se succédaient ainsi : un poète tragique, un colonel de la garde nationale, un banquier que les petits journaux ont souvent attaqué dans l’un de ses organes, enfin mon mentor parlementaire, entrèrent successivement. Bientôt la compagnie fut au complet, et l’on se dirigea vers la salle à manger. Les choses s’y passèrent très- convenablement : tout était merveilleux, cuit à point et d’une délicatesse rare ; les vins furent appréciés surtout par de véritables connaisseurs. Au dessert, j'avais conquis bien des suffrages : le feld-maréchal, dépouillant ses rancunes, jetait sur moi des regards tendres et enluminés ; la princesse palatine tenait tête à ses voisins ; Malvina avait retrouvé sa verve et son caquet d’autrefois. Quant à mes collègues, après avoir gardé quelque réserve, ils finirent par nous donner le spectacle d’un abandon peu parlementaire ; enfin tout alla au mieux.

Désormais, je pouvais risquer la grande entreprise : j’avais un parti. Je préparai mon improvisation et l’appris par cœur : puis, pour tout prévoir, je mis le manuscrit dans ma poche. C’était une planche de salut pour un cas extrême : on va voir que la précaution n’était pas inutile. Le projet de loi contre lequel j’allais parler était presque sans intérêt pour la Chambre : aucune émotion ne s'y attachait. Aussi les discours se succédaient-ils au milieu de conversations bruyantes. Ce fut au plus fort de la confusion que je demandai la parole, et que, prenant mon courage à deux mains, j’escaladai la tribune. Un verre d’eau était à ma droite, je l’avalai machinalement ; après quoi, en cherchant à assurer ma voix, je commençai :

« Messieurs, dis-je, je viens parler à mon pays d’une industrie qui l’intéresse très-vivement, celle des fromages… »

À ce mot, un éclat de rire bruyant s’éleva du sein de l’assemblée, le public, les messagers d’État, les journalistes, les huissiers même prirent part à l’hilarité générale. C’était un beau et unanime succès. Je voulus continuer, impossible. Les explosions de rires étouffaient ma voix, et une pluie de quolibets venait m’assaillir de tous les côtés. Enfin, de guerre lasse, je quittai la tribune ; mais, par une inspiration de génie, je portai la main à ma poche et en tirai mon discours pour le remettre au sténographe du Moniteur.

Cette idée lumineuse me sauva ; le lendemain, mon plaidoyer pour les fromages figurait dans le Moniteur sur cinq grandes colonnes, assaisonnées de sensation et de très-bien qui leur donnaient un caractère triomphant. L’arrondissement fut battu, mais cette défaite eut pour moi tous les caractères d’une grande victoire. Ce fut ainsi que je gagnai à la tribune ma bataille d’Austerlitz.

XXIII

L’ESPIONNE RUSSE. — L’EMPRUNT FORCÉ. LA MAISON MOYEN ÂGE. UNE CRISE MINISTÉRIELLE.

Depuis que j’étais arrivé aux honneurs de la députation, mes relations avec la princesse Flibustofskoï avaient pris un caractère inquiétant. La palatine ne pouvait plus se passer de moi ; quand je lui manquais, elle envoyait à ma recherche. Elle était jalouse de tout : de mes commettants, de ma femme, même de mes travaux parlementaires. Il fallait lui rendre compte des moindres démarches, de mes ennuis et de mes joies, de mes rapports avec mes collègues, de mes entretiens avec les ministres. Sur ce dernier point, elle était intolérable : si par malheur la mémoire me servait mal, elle me pressait de questions et me faisait subir un interrogatoire.

« D'où venez-vous donc ? me disait-elle avec un air boudeur qui lui allait à ravir. Vous vous gâtez, Jérôme ! Une visite à dix heures du soir ! c’est le prendre à l'aise, monsieur !
— Palsambleu ! Catinka, excuse-moi, répondais-je avec un air tout à fait Lauzun ; c’est le ministre *** qui ne voulait plus me laisser aller.
— Ah ! vous venez de chez le ministre ajoutait ma belle avec des hochements de tête accusateurs.
— Oui, ma charmante, oui, de chez le ministre : nous étions là douze collègues, en petit comité, un couvert de choix. Les choses se sont admirablement passées. Il s’agissait de ramener trois votes qui branlaient au manche. Ça a été enlevé : ce diable de *** est si habile!
— Vous ne dites pas tout, Jérôme ! On le connaît, votre ministre; on sait quels sont ses moyens d'influence.
— Allons, ne vas-tu pas maintenant être jalouse, Catinka ! C’est ridicule, parole d’honneur, ajoutais-je en lui prenant la main.
— Pas de familiarités, monsieur ! Un ministre qui protège le corps du ballet, voilà de belles connaissances ! Et c’est à cela qu’on nous sacrifie, s’écriait-elle en fondant très-naturellement en larmes. »

Je n'ai jamais compris le don que possèdent les femmes de changer leurs yeux en fontaines, et ce spectacle m’a toujours ému. La beauté y gagne, et le sentiment n’y perd rien.

« Mais, ma divine, lui disais-je, il n’y a pas le moindre bon sens à sangloter ainsi. Tu es toujours ma princesse, ma seule et unique palatine ; tu es mon trésor et ma joie, mon diamant et ma perle, mon Andalouse au teint coloré. »

Je prodiguais les tendresses sur ce ton, j’épuisais mes réminiscences en poésie chevelue, mais rien n’y faisait.

« Jérôme ! Jérôme ! murmurait la princesse en lâchant de nouveau les écluses de ses yeux, vous vous perdrez avec vos ministres ! Ce sont des libertins, des coureurs !
— Mais non, mon adorable, on a été sage ce soir, très-sage ! Pas une gaudriole, pas un mot pour rire ! Nous avons fait de la haute politique, voilà tout.
— Oui, c’est toujours votre excuse ! De la politique de coulisses, n’est-ce pas ?
— De la très-haute politique, Catinka ! Question d’Orient, tout ce qu’il y a de plus compliqué et de plus grave. Il paraît qu’il se passe de terribles choses là-bas.
— Jérôme, Jérôme, vous cherchez à me donner le change.
— Du tout, ma charmante, c’est la vérité pure ! Le jeune Grand Turc se conduit mal ; les bimbachis et les topbachis ne sont pas pour nous ce qu’ils devraient être ; il y a aussi un kaïmakan qui s’émancipe et un capitan-pacha qui fait des siennes. L’ambassadeur russe n’est pas étranger à ce micmac, et l’horizon se couvre généralement de nuages. Tout cela donne à réfléchir à notre premier ministre.
— Défaites pures ! Quand vous arrangez un conte, tâchez au moins qu’il soit vraisemblable, monsieur ! bimbachis, topbachis, kaïmakans, qu’est-ce que ce jargon ?
— Suffit, je m’entends, mon trésor ; c’est le langage de la haute diplomatie ; ça nous connaît. Toujours est-il qu’on lui a posé un ultimatum à ce jeune Grand Turc ; et, s’il ne l’accepte pas, notre ambassadeur quittera Constantinople. Ils n’ont qu’à bien se tenir les bimbachis! Je ne donnerais pas cinquante centimes des kaïmakans dans l’état des choses !

Quand une fois j’étais lancé sur ce chapitre, je ne m’arrêtais plus ; il n’y a rien qui aide à l'improvisation comme de traiter des sujets auxquels on est complètement étranger. Je voyais d ailleurs peu à peu ma princesse s’adoucir, se calmer ; la glace se fondait sous l’ardeur de ma parole ; les larmes tarissaient, l’œil s’animait, les joues reprenaient leurs couleurs, les lèvres leur sourire. Ce retour avait lieu par gradations, par nuances, jusqu’à ce que, laissant tomber sa belle tête sur mon épaule, Catinka proclamât elle-même mon triomphe :

« Allons, me disait-elle, mauvais sujet, approchez-vous, que l’on vous pardonne ! » Cependant, je dois l’avouer, malgré la passion effrénée dont j’étais l’objet, mes relations avec la palatine ne se continuaient qu’à titre onéreux. L’empereur Nicolas n’avait pas voulu se départir de ses rigueurs. Quand il sut qu’une Flibustofskoï s’affichait avec un membre de la Chambre des députés de France, sa colère ne connut plus de bornes ; il fit placer les trois cent vingt-deux mille moutons de la princesse sous un séquestre provisoire, ce qui changeait du tout au tout la situation civile de ces animaux. Mon gage diminuait ainsi de solidité, les hypothèques de l'empereur primant toutes les autres. Peu à peu pourtant la créance s’était accrue. De vingt mille francs en vingt mille francs, nous étions arrivés au chiffre de cent soixante mille, ce qui ne laissait pas que de faire à ma fortune une brèche considérable. La conduite du feld-maréchal Tapanowich était d'ailleurs fort inégale à mon égard. Quand la palatine venait de pratiquer une saignée à mon coffre-fort, le visage du Tartare demeurait pendant quinze jours à l’état d’épanouissement ; mais à mesure que les fonds baissaient, les façons devenaient plus rudes et les regards plus farouches. Pendant le dernier billet de mille francs, le pandour était intolérable ; vingt fois j’eus l’envie de lui demander une explication.

La princesse intervenait alors et me racontait des scènes de la vie moscovite ; c’était d'un dramatique achevé. La pauvre créature, pour avoir désobéi à l’empereur, était condamnée à avoir toute sa vie à ses côtés ce feld-maréchal de malheur : il répondait d'elle corps pour corps aux autorités russes. Quand il était plus sombre, c’est que les ordres venus de Russie étaient plus rigoureux ; quand il s’humanisait, c'est que la famille de la princesse avait intercédé auprès du czar et espérait obtenir sa grâce. Ces phases heureuses et malheureuses se succédaient de telle sorte, que je croyais chaque jour tenir les trois cent, vingt-deux mille bêtes à laine qui devaient me désintéresser de mes avances ; mais, à mesure que j'avançais la main pour saisir mon gage, le cruel empereur fulminait un nouvel ukase qui maintenait ce troupeau sous la dépendance politique de la couronne. Les moutons étaient tondus pour le compte de l'État, et moi je l’étais de plus en plus par la princesse. Quelques soupçons douloureux commençaient à m'assaillir ; mais qu’y faire ? Envoyez donc un huissier exécuter une saisie sur les bords fortunés du Don !

D’autres embarras venaient s'ajouter à celui-ci. La maison moyen âge était achevée : l’architecte chevelu avait conduit les travaux avec une rapidité prodigieuse. Le bâtiment était souverainement ridicule ; l’artiste y avait prodigué les flèches, les clochetons, les cristallisations extérieures. Les fenêtres à ogives juraient avec les tons neufs de l'édifice, avec la blancheur de la façade. Cela constituait, dans l’ensemble, un pastiché du plus mauvais goût, une réminiscence sans grâce. Cependant l’architecte semblait triompher dans sa barbe : il contemplait son œuvre avec le ravissement et l’extase de la paternité.

« Pâques-Dieu ! s’écriait-il, que voilà donc un monument bien réussi ! comme c’est ça ! par saint Pancrace, comme c'est ça !
— Monsieur, lui répondis-je, en essayant de I’arracher à sa contemplation, il faudra réunir les comptes des fournisseurs, afin de savoir à quel prix la construction me revient.
— Non, Pâques-Dieu ! on n’a jamais attrapé l’ogive rutilante à ce degré ! c’est mieux que les originaux ! Monsieur Paturot, dit-il en se retournant de mon côté, j'aurais eu à loger un premier syndic, que je n’aurais pas fait de la meilleure besogne; vous respirerez par la plus belle ogive que le compas humain ait jamais tracée ! Heureux mortel !
— Mais, monsieur…
— On cite la maison de l’argentier de Bourges, la tour de Saint-Jacques de la Boucherie, les Thermes de Julien : voici qui efface tout, monsieur. Pâques-Dieu! comme ces balustres sont d'un bon effet ! »

J’eus toutes les peines du monde à ramener l’artiste enthousiaste à des idées plus positives. Nous rassemblâmes les divers mémoires, afin d'avoir le chiffre exact du total. En avances de diverses natures, j'avais déboursé près de quatre cent mille francs, et il restait dû, à droite et à gauche, plus de cent cinquante mille francs. Une maison fort incommode, fort étroite, fort mal distribuée, m’allait donc coûter six cent mille francs environ. Le devis primitif ne s’élevait qu’à deux cent mille ; mais, en fait de construction, on ne sait jamais où l'on va, et avec l’art chevelu moins qu'avec l’art méthodique. J’avais une maison à moi et un magasin entièrement neuf : ma caisse, en revanche, renfermait six cent mille francs de moins. C’était un rude coup de lancette.

Un moment je crus que la Providence m’envoyait une compensation inespérée. Des rumeurs sourdes circulaient depuis quelque temps sur les bancs de la Chambre ; on s’y formait par groupes, on chuchotait ça et là dans les couloirs, on se livrait sur divers points à des entretiens animés. Tout ce manège m’inquiétait peu ; j’avais la conscience trop tranquille pour que rien ne vînt troubler mon horizon parlementaire. L’œil fixé sur le banc des ministres, je votais comme eux, applaudissais comme eux, murmurais comme eux. Les voyais-je heureux, j’étais heureux ; tristes, j’étais triste. J’avais pris des habitudes régulières d’obéissance et de dévouement ; c’était devenu une partie de mon être, de ma vie. Du reste, je marchais seul désormais ; je n’avais plus besoin ni de conseils, ni de leçons. Il y avait à cela le double avantage d’émanciper ostensiblement mon libre arbitre, et d’éviter les articulations du dangereux voisin qui avait éclairé mes débuts. Je jouissais depuis lors d’une entière sécurité, et, dans le cercle de mon joug volontaire, d’une certaine indépendance.

Aussi ma surprise fut-elle au comble lorsque, arrivé à la Chambre d’assez bonne heure, je me vis un jour abordé par mon ancien moniteur d'une manière mystérieuse.

« Mon collègue, me dit-il, pouvez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien ? J’ai à vous parler d’un objet qui vous intéresse.
— Volontiers, lui dis-je, surpris de son air discret et énigmatique.
— Venez, » ajouta-t-il.

Il m’entraîna hors de la salle des séances, et me conduisit dans l’un des bureaux alors désert.

« Mon collègue, me dit-il en entrant en matière, je vais vous faire une proposition qui vous paraîtra singulière. Voulez-vous passer avec nous dans les rangs de l’opposition ? »

Je reculai de quelques pas, comme si j’avais posé le pied sur une couleuvre.

« De l’opposition ? lui dis-je.
— Ne vous épouvantez pas, répliqua-t-il, c’est de l’opposition, si l’on veut, de l’opposition dans un but donné. » 

Loin de me satisfaire, cette explication me blessa ; je fis de vains efforts pour me contenir :

« Pour qui me prenez-vous ? lui dis-je ; moi, Paturot, de l’opposition ! Mais c’est un piège que vous voulez me tendre, mon collègue ; c’est une épreuve que vous voulez me faire subir. Ah ! c’est indigne.
— Non, monsieur Paturot, c’est sérieusement que je vous parle. Le mot d’opposition vous effraye, je le vois ; il ne s’agit que de l'expliquer. »

Mon interlocuteur entra alors dans les détails. Une fraction de la majorité allait se séparer du ministère sur une question donnée. Le choix du prétexte importait peu ; le point essentiel était de battre le cabinet, afin de recueillir l’héritage des portefeuilles. Quarante députés environ étaient du complot : leur déplacement laissait le parti ministériel en minorité, et conduisait infailliblement à ce que l’on nomme, dans la langue politique, une crise. À mesure que mon collègue me déroulait ainsi son plan, je me prenais à réfléchir sur cette combinaison singulière qui mettait la tactique à la place de la conviction, et faisait, des plus hautes fonctions de l’État, l’objet d’un siège en règle. Je n’étais pas un esprit à scrupules, et pourtant ma candeur se révolta à cette confidence : ma figure devait exprimer ce sentiment, car mon interlocuteur ajouta :

« Eh ! mon collègue, vous n’approuvez donc pas notre plan de campagne ? Avec quelques voix de plus, il est pourtant infaillible, et l’on a compté sur votre concours.
— C’est trop d’honneur que l'on m’a fait.
— Écoutez, monsieur Paturot, je vois qu’il faut aller rondement avec vous. Voici toute l’affaire : le ministère ne peut pas résister ; vous lui conserveriez une boule de plus que cela ne le sauverait pas. Vous voulez demeurer du parti ministériel : cela part d’un bon sentiment ; vous y serez fidèle. Seulement, au lieu d’être du parti ministériel qui s’en va, vous serez du parti ministériel qui arrive. Voilà toute la différence.
— Ceci me semble une subtilité, monsieur.
— Non, c’est seulement une prévision. La liste du nouveau ministère est faite ; la voici. »

Et il me la présenta.

« Vous le voyez ; rien que des membres de la majorité, de vos collègues, de vos amis, de ceux qui votent avec vous. Écoutez, monsieur Paturot, le nouveau cabinet est dans l'intention de créer une place de sous-secrétaire d’État par chaque ministère. C'est vingt mille francs par an. Je suis assuré que l’un d’eux pense à vous pour ces importantes fonctions.
— Ah ! collègue…
— C’est un détail dans lequel je n’aurais pas voulu entrer afin de ménager votre délicatesse, mais vous m’y forcez. Maintenant je vous laisse. »

Le Parthe en me quittant m’avait lancé son javelot ; je ne fus pas longtemps à en ressentir la blessure.

« Sous-secrétaire d’État, me disais-je, sous-secrétaire d'État, toi Paturot ! »

Je fus vaincu ; j’entrai dans la ligue. Une occasion s’offrit pour voter contre le ministère, j’obéis à la fatalité. L’amertume et l’espoir dans l’âme, je déposai une boule noire. C’était la première fois que je me trouvais dans ces conditions de révolte. Aussi en éprouvai-je un long remords. Le scrutin fut hostile, la crise eut lieu ; le ministère de la ligue entra en possession des portefeuilles. Il n’y eut qu’un point du programme qui ne fut pas tenu, c’est celui qui me concernait. Évidemment on m’avait joué.

J’en fus vengé ; le cabinet enfanté par un complot ne dura que quelques semaines. Les vainqueurs, une fois maîtres du champ de bataille, se prirent de querelle pour le partage du butin, et eurent le bon esprit de s’anéantir les uns les autres. Le tour avait manqué ; c'était à refaire. Mais n’anticipons pas sur l'événement.

XXIV

LES PLAISIRS D’UN MINISTRE.

Pendant le peu de jours que dura le cabinet nouveau, j'eus une sorte de position officielle. L'un des ministres m’honorait particulièrement de son amitié, et j’étais admis chez lui à toute heure. Je m’y rendais souvent avec l’espoir qu’on me tiendrait parole et que le titre de sous-secrétaire d’État couronnerait enfin le vœu d’une ambition légitime. Mon ami le ministre y apportait de la bonne volonté, mais n’occupait malheureusement qu’un rang secondaire dans le cabinet ; son poste était l’un de ceux que l’on désigne sous le nom de petits portefeuilles. Tous les jours il devait saisir le conseil de ma demande, et chaque fois des questions majeures et imprévues venaient l’en empêcher. Tantôt c’était la Turquie dont il fallait s’occuper ; tantôt le télégraphe signalait une crise espagnole, et tout s’effaçait devant un pareil souci ; enfin de délai en délai et de crise en crise, je voyais mon sous-secrétariat fuir devant moi comme une ombre. Je vouais alors aux dieux infernaux l’Espagne et la Turquie, mais mon humeur ne réparait rien.

Mon ami le ministre était une de ces bonnes natures d’hommes plus propres à la vie de ménage qu’à la carrière politique. Malgré lui, on l’avait porté aux honneurs en le forçant à croire qu’il en avait le génie. Un jour que l'on manquait d’un nom pour compléter une combinaison, le sien s’était trouvé là et on en avait disposé, sauf à le prévenir quand la chose serait conclue. Hélas ! mon illustre ami n’avait rien de ce qui constitue les grands politiques, ni le talent, ni la figure, ni l'encolure. Son éloquence n'allait guère au delà des choses qu’il comprenait, et la liste n'en était pas longue. J’ignore comment il a pu vivre en paix avec la question d’Orient, cet écueil des cerveaux les plus forts ; je doute qu’il ait jamais rien compris à l’équilibre européen et au droit de visite. Eh bien, il s’en tirait très-convenablement, et plus d’une fois je l’ai entendu citer comme un excellent ministre. Il faut croire alors que la position n’est pas difficile à tenir, et qu’on y suffit avec peu d’étoffe. L’institution est ainsi organisée, qu’un ministère pourrait marcher sans ministre. Cela s’est vu plus d’une fois.

Il est aisé de se rendre compte de ce phénomène. Tout est immuable dans un ministère, excepté le ministre. Le concierge salue légèrement celui qui part, profondément celui qui arrive : il n’y a rien de changé dans l'hôtel, si ce n’est un visage. Le cuisinier préparera le dîner pour le nouveau comme pour l'ancien : le maître d'hôtel ordonnera le service sans s'inquiéter de la révolution des portefeuilles ; le sommelier n’en sera point frappé dans sa cave, ni l’huissier dans son frac noir. Seulement tout ce monde s'efforcera de remplir les devoirs de l'hospitalité vis-à-vis de l’intrus qui se permet de venir passer quelques mois dans un immeuble de l’État, coucher sur les matelas officiels et se servir de la vaisselle administrative. C'est hardi de sa part ; mais on se prête à l’expérience. Les bureaux, de leur côté, ne semblent ni émus, ni troublés dans leur marche ; ils sont le lendemain ce qu’ils étaient la veille. Dans cette situation tout l'avantage leur reste ; ils ont la clef des affaires, et le ministre n'en sait pas encore le premier mot ; ils sont stables, et lui fragile ; ils restent, et il passe.

Cependant mon ami le ministre était le plus occupé des hommes : j'avais beau arriver à l'hôtel à tout instant du jour, je ne pouvais pas en jouir.

« Venez demain à dix heures, me disait-il, nous causerons de votre affaire. »

J arrivais à I’heure désignée : ô désappointement ! l'antichambre était encombrée, le ministre donnait audience. Comme député, je forçais la consigne et arrivais jusqu’au cabinet. L’Excellence venait au-devant de moi :

« Mille excuses, mon cher ; mais, vous le voyez, nous n’avons pas un instant pour les amis. Passez chez ma femme, je suis à vous dans quelques minutes. Le temps de déblayer tous ces importuns : c’est à en mourir. »

J’obéissais ; je passais chez les dames de la maison que mes longues visites devaient fatiguer. Une heure, deux heures s'écoulaient, mon ami le ministre n’arrivait pas. Las d’attendre, je reparaissais chez lui.

« Que voulez-vous, mon cher, nous sommes esclaves, s'écriait il en me montrant un amas de paperasses ; trois cents signatures à donner. On nous prend pour des automates. Trois cents ! les chefs de division ne me feront pas grâce d’une.

En parlant ainsi, mon ami le ministre signait au hasard et sans jeter les yeux sur les pièces :

« Voilà notre vie pourtant : tous les deux jours c'est à recommencer... J’en ai la crampe dans les doigts... Joli métier que nous faisons !... autant vaudrait des machines à paraphes... Prenez donc un journal, mon cher ; dans un moment je suis à vous. »

Ces phrases, qu'il me jetait ainsi, étaient entrecoupées d'énormes soupirs et de signatures données. Il faut croire que cet exercice fortifie les muscles du métacarpe, et qu'il y a pour toute profession des grâces d'état ; car je n'ai jamais rien vu de plus expéditif que la main de mon ministre. Des monceaux de papier disparaissaient comme par enchantement ; c'était un magnifique champ de bataille. Il est vrai qu'en véritable homme d'État, mon ami signait d'une façon parfaitement illisible, et qu'il ne se croyait pas obligé de prodiguer son nom en entier. Il en réservait pour lui trois ou quatre lettres et se dessaisissait des autres en faveur de ses administrés. C’était du luxe ; d'autres se montrent plus avares. Du reste, il eût été indiscret de lui demander compte de ce qu’il expédiait de la sorte ; ses fonctions n'allaient peut-être pas jusque là. Lire, c'est aggraver sa responsabilité : ne pas lire, c'est se ménager une excuse. Pour faire la chose en conscience, il faudrait d'ailleurs plus de temps et d'attention qu'un ministre n'en peut donner.

Après les signatures, je croyais en être quitte, quand les directeurs et les chefs de division se présentèrent à l'ordre ; il s'agissait de conférer sur les points les plus importants du travail de la journée :

« Encore un ennui, mon cher, me dit mon ami le ministre. Ces gens-là font ce qu'ils veulent, et ils ne nous épargnent pas la mystification de nous consulter. Il y a de quoi se pendre à une espagnolette.
— Envoyez-les à tous les diables ! N'êtes-vous pas le maître, après tout ?
— Oui, le maître, mon cher, mais à la condition de ne jamais commander trop haut. Peste ! comme vous y allez ! »

Il fallut donc essuyer le passage des directeurs et des chefs de division : enfin ils partirent, et je respirai. Je crus que mon ami allait m'appartenir et que je pourrais causer tranquillement de mon affaire, quand on annonça un député du centre gauche. À ce nom, le ministre se leva pour aller recevoir avec empressement le nouveau visiteur.

« Ah çà ! et moi, lui dis-je.
— Vous, mon cher, vous êtes un intime ; mais celui-ci est un député sur la limite, un vote chancelant. On se doit tout entier à cette nuance ; c’est l’appoint du cabinet. Attendez-moi seulement un quart d’heure ; je vais voir ce qu’il veut. »

Et de nouveau je restai seul à réfléchir. Vraiment, plus je voyais de près l’officine ministérielle, moins le poste me semblait désirable. Il en est des grandeurs comme des paillettes et oripeaux du théâtre : il ne faut pas les regarder à la clarté du jour ; cela paraît mesquin et misérable. Depuis cinq heures environ, mon ami le ministre n’avait pu, malgré toute sa bonne volonté, m’accorder un moment d’intimité. Faut-il le dire ? la mauvaise humeur me gagna ; évidemment on abusait de ma bonhomie. Les solliciteurs, les directeurs, les chefs de divisions, les signatures, le député du centre gauche, tout avait eu le pas sur moi ; les importuns et les importants passaient avant l’ami. J’étais un homme trop sûr pour qu’on songeât à me ménager.

Cette pensée m’exaspéra : je me doutais bien qu’en politique comme ailleurs, la meilleure tactique est de se faire craindre ; mais ne fait pas qui veut un pareil calcul. Cependant, quand mon ami le ministre rentra, j’avais du levain sur le cœur et une pointe de révolte dans la tête. Il dut s'en apercevoir, car il vint vers moi, animé de son plus aimable sourire :

«  Mille excuses, mon cher ; maintenant je suis tout à vous. »

Cette affabilité me désarma ; je rendis effusjon pour effusion, bonne grâce pour bonne grâce ; après quoi je crus qu'il était temps d’en venir à l'objet intéressé de ma visite :

« Voici ce que c’est, mon ami, lui dis-je. Il s’agit… »

À ce moment la porte s’ouvrit, et un aide de camp entra en grande tenue :

« Monsieur le ministre, dit-il, le roi désire que vous passiez au château pour conférer sur un objet important.
— Monsieur, cela suffit ; je vais me rendre aux ordres de Sa Majesté. »

L’aide de camp sortit, et j’avais en perspective un nouveau délai.

Cette fois, je n’y tins plus :

« Ah çà ! dis-je à mon puissant ami, ceci ressemble beaucoup à une mystification. Comment dois-je le prendre ?
— Ne m’en parlez pas, mon cher ; je n’y tiens plus. Il est des moments où j’enverrais le poste à tous les diables. Les esclaves sont plus libres que nous ; le nègre n’a qu’un maître, et nous en avons mille.
— Cela n’empêche pas, mon bon ami, que vous ne me promeniez depuis six heures consécutives. J’en ai assez, voyez-vous, je me révolte.
— Mon cher, me dit le ministre d’une voix attendrie, ne m’en veuillez pas ; vous ignorez les déboires de notre existence. Chaque jour nous traînons cette chaîne et nous portons cette croix. On fait ici ce que l’on ne veut pas faire ; ce qu’on voudrait faire on ne le peut pas. Comme tous les hommes d’une ambition naïve, vous avez quelquefois jeté des yeux de convoitise sur un portefeuille ; vous vous êtes dit : Dieu ! si j’arrivais là, quel bien je ferais ! Mon pauvre Paturot, que le ciel détourne de vous ce calice ! On a quatre-vingt mille francs par an et dix mille francs d’installation ; mais que de coups d’épingle il faut supporter ! Ah ! vous croyez qu’un ministre est un petit souverain qui dispose, comme il le veut, de son temps et de ses faveurs. Eh bien, mon ami, écoutez-moi :

XXV

CONFESSION D’UN MINISTRE.

Vous savez, continua l’Excellence, que je n’ai pas désiré ce poste éminent. J’étais né pour une vie modeste ; mes goûts n’allaient pas au delà. Cependant, comme un autre, j’avais des illusions. Quand j’envisageais le rôle d’un ministre, je l’entourais de quelque grandeur, j’y attachais une certaine puissance. Aussi fus-je flatté, je l’avoue, lorsqu’on m’imposa un portefeuille. Le sentiment de mon insuffisance survivait encore en moi : mais déjà les fumées de l’orgueil affaiblissaient celte défiance salutaire. Du reste, cette illusion dura peu.

Il est trois motifs secrets qui peuvent faire rechercher le pouvoir : ce sont les profits du rôle, l’exercice de la puissance, l’éclat et les joies de la grandeur. Sur ces trois points un désappointement complet attend le malheureux titulaire.

Parlons d’abord du profit. Je sais qu’il est des ministres qui spéculent sur leur traitement et visent à l’épargne. C’est le moindre nombre, et ils sont notés. Leurs petites économies sont l’objet des risées de leurs collègues ; l’entourage en plaisante, les députés le remarquent, et une certaine déconsidération personnelle est la suite de cette chasse aux centimes. Les vrais ministres, ceux qui portent honorablement ce nom, dépensent au delà de leur traitement. La vie de l’hôtel ministériel est montée sur un pied qui se transmet d’un titulaire à un autre. On peut y ajouter, mais il est difficile d’en rien retrancher. Le service est coûteux ; la table est chère : deux dîners par semaine, des réceptions, des charges sans fin pèsent sur cette existence. L’hôtel est envahi de demandes d'artistes mendiants. Il n'est pas un concert, pas un bal par souscription qui n'envoie des billets, pas de virtuose nomade qui, directement ou indirectement, ne vienne tendre la main, bref, quand on veut faire les choses avec dignité et avec grandeur, fermer les yeux sur bien des petits pillages, on ajoute chaque année cinquante mille francs de son revenu aux quatre-vingt mille francs que donne l'État. Voilà les profits du ministre.

— Vous ne dites rien du télégraphe et des objets d'art, dis-je à mon ami le ministre.
— Point de médisances de petit journal, mon cher, vous parlez à un honnête homme. Je ne sais pas ce qu'on fait ailleurs ; mais ici il n'y a rien qui ne soit loyal. Voilà donc pour le profit ; maintenant, voyons ce que c'est que la puissance. Vous ne croiriez pas, mon ami, que j'ai dans mes bureaux deux hommes qui sont plus souverains que moi, et qui me le font sentir à toute heure, à tout instant. Concevez-vous un supplice plus intolérable que celui-là ? Être le chef et ne l’être pas, avoir une opinion sur une mesure et se voir contraint d’accepter celle de subalternes ; garder à ses côtés des hommes dont en apparence on est le supérieur, et qui en réalité sont vos maîtres, vivre avec ces surveillants, avec ces espions, avec ces moniteurs, et ne pouvoir s’en défaire, les jeter à la porte ; est-il rien au monde de plus humiliant, de plus lourd, de plus triste ? C’est pourtant ma vie !
— Et quels sont ces hommes ? lui dis-je.
— Deux directeurs de mon ministère qui sont députés. Cette qualité, mon cher, les dispense de tout : ils peuvent ne rien comprendre à la besogne administrative, donner cent fois par jour la preuve d'une médiocrité déplorable, d’une négligence avérée. Ils sont députés, et dès lors affranchis du respect hiérarchique. Le ministre n’est plus qu'un petit garçon qu'ils mènent à leur guise. Les bureaux relèvent directement d’eux ; ils ont le pouvoir et n'ont pas la responsabilité. Quel cauchemar, mon cher, quel cauchemar !
— Je le comprends, répliquai-je ; on aime à être maître chez soi !
— Oh ! le pouvoir, le pouvoir, Paturot, c’est la servitude ! Vous connaissez la situation de l’âne de Buridan. Eh bien, entre le château et les Chambres un ministre joue le même rôle. Il a peur que ce qu il fait en vue de l'un ne déplaise aux autres, et réciproquement. On a les mains liées sur tout : on ne peut faire un pas sans rencontrer une embûche. Le pouvoir, mon cher ! Un ministre a celui de ne rien faire ; c'est le seul qui ne lui soit pas contesté. Encore ! l’empêche-t-on d’agir et lui fait-on des reproches quand il n’agit pas ! Voilà ce que c’est que l’exercice de la puissance pour un ministre ! Vous voyez qu il n’y a pas de quoi s’en orgueillir.
— Mais si pourtant on osait marcher, lui dis-je.
— On serait brisé comme verre, mon pauvre ami. Quelques-uns ont voulu l'essayer ; ils ont péri à la peine. Non ! la France du dix- neuvième siècle n’a pas encore vu un véritable ministre, quelque chose de semblable à Colbert et à Turgot, c’est-à-dire à des hommes qui apportaient au pouvoir une idée féconde et employaient leur génie à la réaliser. Nous n'avons pas ce qu'ont eu les monarchies absolues, de grands politiques comme Richelieu, même comme Dubois, gouvernant l’État ou par la force ou par la ruse, et maîtres d'agir dans toute l’étendue de leurs desseins. On est ministre aujourd’hui, mais il n’est pas permis d'en être fier : un ministre, c’est à peine un chef de division et c'est moins qu’un député. Voilà la part de la puissance.
— II est certain que c’est peu engageant. Et pourquoi alors y a-t-il tant de prétendants aux portefeuilles ?
— Que voulez-vous ! la vanité humaine ! le mot plaît encore et l’on se fait illusion sur la chose. On s’imagine toujours que le moment propice est arrivé. On a des idées sur l’équilibre de l’Europe, sur l'Orient, sur l’Espagne ; on rêve des alliances commerciales, des colonisations, des conquêtes pacifiques ; on nourrit des plans de réforme intérieure, on a les mains pleines de magnifiques projets. Voilà ce qui soutient jusqu’à ce que la bulle de savon crève encore. Et puis, faut-il le dire ? la jalousie s’en mêle. On veut le pouvoir, parce qu’un autre en est nanti : ce sont tantôt de vieux comptes à régler, tantôt des rancunes récentes. Le poste n’a rien en lui-même qui doive tenter ; mais la fortune d’un antagoniste est un spectacle intolérable. Il faut s’en délivrer, dût-on reprendre soi-même le collier de misère.
— Singulier bonheur !
— Le bonheur ministériel est tout dans le même goût. Nos salons sont les cercles des députés, quelquefois leurs tables d'hôte; un de ces jours ils y allumeront leurs cigares. Il faut voir l’importance qu’affectent ces puissances de clocher, ces aigles de province qui promènent leurs bottes sales sur nos tapis et donnent à nos dames le spectacle de leurs ongles négligés. On dirait que nous autres, pauvres hères, malheureux ministres, nous ne vivons que sous leur bon plaisir, et qu’il leur suffirait d’un souffle pour nous renverser. Heureux quand ils n’en font pas la menace !
— Et pourquoi souffrez-vous ces impertinences ?
— Pourquoi, mon cher ? parce qu’ils sont de la majorité, parce qu’ils volent pour nous, parce qu’il nous les faut. Ils sentent bien leurs avantages, les malheureux !
— Mais si vous faisiez quelques exemples !
— Impossible, les voix se partagent trop juste. On ne peut pas perdre une boule sans s’exposer. Et puis les collègues s'en mêleraient : — Quoi ! vous mécontentez un tel, diraient-ils, un homme dévoué ! — Il demande l’impossible. — Qu’importe ? arrangez cela ; il passerait à l’opposition. — Voilà comment la Chambre conduit le ministère, et non le ministère la Chambre. Vous croyez peut-être que c'est le talent qui fait l'importance du député ; illusion ! Par suite de l'équilibre des partis, il faut que le pouvoir compte avec tout le monde, et les plus incapables ici-bas sont toujours les plus exigeants. Voilà notre bonheur, mon cher, voilà notre gloire. Nous sommes les humbles commis du plus médiocre des parlementaires.
— Et cependant on s’arrache le pouvoir ! Quand on y est, on s’y défend avec chaleur; quand on n’y est pas, on y aspire avec frénésie !
— C’est vrai ! le pouvoir a son ivresse ; on n’est pas plus grand alors, mais on le paraît. C’est là ce qui nous vaut cette guerre d'embûches. Nous semblons solidement assis, n’est-ce pas ? c’est juste le moment que l'on choisit pour miner le terrain sous nos pieds. Il importe de veiller sur tous les points : du côté du château, du côté de la Chambre. Un ancien ministre se montre-t-il assidu aux Tuileries, est-il reçu intimement à Neuilly ou à Saint-Cloud, vite il faut se défendre contre les révolutions de palais, redoubler de zèle, se consolider à force de dévouement ! Se trame-t-il à la Chambre quelque projet souterrain, quelque complot d’ambitieux mécontents et d’hommes d’État en disponibilité, à l’instant il convient de se mettre en garde. Vous avez assisté à ces tournois, Paturot, vous savez tout ce qu'ils exigent de soins et de préparations !
— À qui le dites-vous ? On m'a offert le poste de sous-secrétaire d’État : il est vrai que je cours encore après.
— Je le sais, mon ami ; le conseil s'en occupe : il n'y a que la question de l’Amérique du Sud qui ait pu l’en détourner.
— Ah ! la difficulté est en Amérique, à présent ; elle fera le tour du monde.
— Eh bien, oui, c'est cela ; il faut promettre, mon cher, pour conjurer les défections, et souvent ne pas tenir. Voilà ce qui nous perd.

La manne du budget a beau être abondante ; il n'y en a pas pour toutes les bouches. Et puis nous avons affaire à des appétits insatiables. À chaque crise il faut donner : Dieu sait ce qu’une crise coûte à la France. Tout parlementaire a sa requête prête. Il demande l'absurde et l'impossible ; n’importe, la crise est là, il faut céder. De toutes parts on nous met le marché en main ; c’est à se voiler la figure.

— Il est certain qu’on ne peut pas faire tout le monde sous-secrétaire d’État : je conviens de cela.
— Vous y mettez de la grandeur, Paturot ; d’autres sont moins raisonnables ; ils ne donnent que quand ils tiennent.
— C’est ce qui s’appelle traiter au comptant.
— Vient ensuite le jour du débat. La question est grave, il faut l’étudier. Des orateurs habiles prendront part à la lutte : quand il s’agit de renverser un cabinet et de partager ses dépouilles, les grands parlementaires donnent. Jugez, pendant ce temps, mon cher, de la position d’un ministre ! c’est un accusé sur la sellette, rien de plus : il reçoit l’attaque à bout portant, et ne peut pas différer la réplique. On s’est préparé pour l’accabler ; il faut qu’il improvise sa défense. Monter à la tribune ainsi, c’est jouer le succès sur un coup de dé. La parole a de bons et de mauvais jours ; elle frappe juste ou elle se fourvoie. La veine est-elle favorable, les collègues sont jaloux de l’effet produit ; est-elle ingrate, ils vous accusent d’avoir gâté la partie, de les avoir perdus. On n’a que le choix des déboires, mon cher.
— Allons, vous exagérez.
— Non, Paturot, le monde où nous vivons est plein de petitesses.

Dans le même cabinet, on se dénigre, on s’espionne, on se dispute les attributions. L’un de nous a-t il obtenu du roi un sourire plus flatteur, une expression plus bienveillante que de coutume, on se demande ce que signifie ce redoublement de faveur. Suit-il la cour dans ses voyages en Normandie, on se pique de cette préférence, on en prend de la jalousie ! L’importance devant la Chambre, l’autorité dans les débats du conseil, tout devient l’objet de petits pièges, de haines sourdes, de représailles sans fin ! Quand on a été froissé dans une question, on prend sa revanche à propos d’une autre ; on refuse parce qu’on a été refusé. Telle est la vie du cabinet. Quelquefois cela va plus loin encore. Un premier ministre n’a pas des collègues ; il a des commis. Toutes les affaires importantes il les évoque, les accapare, les décide sans les ministres spéciaux, quelquefois contre les ministres spéciaux. On voudrait se révolter ; on ne le peut pas : la vie du cabinet dépend de la parole, du talent, de l'influence de ce chef de file ; et quand on est au ministère, mon ami, on souffre, on souffre beaucoup, mais on y tient.

— Je conçois cela ! L’amour-propre ; Dieu ! l'amour-propre !
— Il est mis à une rude épreuve, Paturot. Et la presse, que vous ne comptez pas ! C’est l’angoisse de toutes nos matinées. Je mets à part les ennemis politiques. Ceux-là ne sont pas payés pour nous flatter, et il est naturel qu’ils ne nous ménagent pas. Les grands journaux nous prennent donc par nos écarts ; les petits journaux par nos ridicules, et nous sommes, de cette façon, cloués à deux croix, et passés à deux rangs de verges. Cela sera ainsi tant qu'il y aura une presse au monde.
— À qui le dites-vous ? Les folliculaires sont l’origine de tous nos malheurs.
— Donc, que nos adversaires nous attaquent, c’est dans l'ordre. Quand on accepte les honneurs d’un portefeuille, il faut savoir en supporter les charges. Mais ce qui est intolérable, mon ami, ce sont les journalistes qui nous soutiennent. Voilà notre vrai cauchemar. Nous les nourrissons, les ingrats, et ils mordent la main qui leur tend la pâture. Ils émargent, et ils blâment : ils sont à nos gages, et ils s'avisent de nous juger. Le cœur humain est un grand problème ; on sait ce que valent ces éloges, puisqu’on les paye ; et pourtant on s’en montre avide. Si nos hommes de plume en donnent plus à celui-ci qu’à celui-là, bon, voilà encore que les jalousies s’allument. Ainsi, frappés par nos ennemis, tracassés par nos amis, tel est notre lot.
— Ah çà ! vous êtes donc malheureux comme les pierres ! J’abdiquerais à votre place, mon cher.
— Eh bien, non, vous dis-je, Paturot, on y tient : on y tient peut-être à cause des douleurs qu’on y éprouve : on y tient comme la mère tient à l'enfant venu au milieu des souffrances qu’elle endure.
— Bah ! bah ! repris-je d’une manière assez dégagée, vous avez des compensations, la clef du trésor, la haute main sur les places et les faveurs. On sait cela, mes gaillards.
— Paturot, mon ami, vous parlez, je vous le répète, comme un petit journal. Croyez bien qu’on a beaucoup calomnié les ministres. Ceux qui voudraient pratiquer systématiquement la concussion ne le pourraient pas ; et il en est peu qui songent à tirer un parti honteux de leur passage au pouvoir. Qu’ils aient placé quelques amis, quelques créatures, des électeurs influents, je le veux bien : le reste est de la calomnie pure. On a fait, il y a quelques années, du népotisme en grand ; aujourd’hui on ne l’oserait plus. Croyez-le bien, Paturot, l’argent est la moindre passion de l’homme d’État : il n’y a que de pauvres ministres qui pratiquent la corruption sur eux-mêmes ! Sur les autres, je ne dis pas ; on ne gouverne qu’ainsi.

L’entretien se termina par ces doléances, et mon ami le ministre me quitta pour se rendre au château. Je compris que je n’avais rien à attendre d’un cabinet peu viable ; je contins mon ambition et me résignai. En effet, au bout de quelques semaines, un vote de la Chambre le précipitait des sommets du pouvoir. J’allai voir mon ami pour le féliciter de sa délivrance : quel bonheur pour lui ! sa chaîne était rompue.

Je le trouvai dans la consternation. Malgré sa théorie du désintéressement, il regrettait sans doute de n’avoir pu s’abriter, au moment de sa chute, dans quelque direction de la Monnaie ou quelque gouvernement de la Banque de France. Tout était pris, même la présidence de la Cour des comptes, et les ministres d’État n’étaient point encore imaginés.

XXVI

UN BILAN. — LES RESSOURCES DE L'ESCOMPTE.

J'avais souillé ma robe d'innocence en votant un jour contre le ministère : cette tâche ne s’effaça plus. Dès ce moment, je devins suspect à la majorité, qui seule élève les bonnetiers et fait une position aux marchands d’horloges. Quand on trempe à la Chambre dans l’esprit de révolte, il faut être soutenu par la conscience de sa force, et avoir en soi le germe d’un autre mérite que celui de la fidélité. Tout homme médiocre qui se sépare de cette phalange compacte joue un rôle de dupe : il cesse d’être du côté du nombre, et ne parviendra jamais à se classer du côté du talent. C’était désormais mon lot. En un jour d’erreur, j'avais vu s’écrouler les avantages d’une position tranquille et sûre. Adieu les bénéfices et les honneurs, adieu l’influence dans les bureaux, adieu les faveurs administratives ! Avec ma candeur robuste, il m’était difficile d’imiter ceux de mes collègues qui avaient un pied dans chaque camp, et qui, en dînant du ministère, se ménageaient la ressource de souper de l’opposition. C’était un tour d’équilibre trop périlleux pour ma pauvre tête, et une puissance d'appétit qui répugnait à ma constitution.

De graves soucis venaient d'ailleurs de fondre sur moi et ne me laissaient plus la liberté d’esprit nécessaire pour tirer un parti direct et personnel de ma situation parlementaire.

Au moment où Malvina avait quitté la gestion de notre commerce de détail pour le confier au premier employé de la maison, la balance de mes livres présentait un actif net de 1,150,000 francs en marchandises, argent, valeurs de portefeuille, rentes sur l’État ou immeubles. C’était, au denier vingt, 55,000 francs de revenu. Outre cet intérêt, il fallait compter les bénéfices de la vente, qui ne pouvaient s’évaluer à moins de 60,000 francs nets par an. Sans le moindre effort, et en ménageant la clientèle, cet état florissant devait se maintenir, même s’accroître. C’étaient donc 115,000 francs dont je pouvais disposer chaque année sans entamer ma fortune. Toutes mes dépenses, toutes mes libéralités furent fondées sur l’impression que m’avait laissée cet inventaire : il me semblait que l’excès m’était permis, et que j’avais sous la main un réservoir inépuisable.

J'ignorais alors ce que peut l’œil du maître dans un commerce : ce que sa présence y ajoute, ce que son absence en retranche. Mes calculs étaient basés sur le maintien d’une prospérité que la vigilance de Malvina avait développée, et que son intelligence fécondait. Le jour où elle se retira, mon magasin n’eut plus d'âme : les commis continuèrent la besogne, mais machinalement, froidement ; le premier employé, intéressé dans les bénéfices, y apportait plus d’ardeur, mais ce n’était pas cette activité infatigable, cette grâce avenante qui avaient valu à ma femme la plus riche et la plus belle clientèle de Paris. En apparence, la maison de détail était la même ; cependant le feu sacré y manquait ; le génie de l’invention, le don de l’entraînement s’en étaient retirés. Quand Malvina entreprenait un acheteur, elle lui vidait immanquablement les poches. Sans elle, rien de pareil ; si l’on ne refusait pas les affaires, du moins on ne les créait pas. Avec Malvina, il était rare que l’on eût ce que l’on nomme, dans le commerce, des rossignols, des articles vieillis. Elle savait saisir au passage, attirer et captiver les honnêtes figures, les braves campagnards qui s’accommodent facilement de tout, prononçait le mot magique de rabais, et soldait ses rebuts en faisant des heureux. C'était là un véritable talent d’artiste : il disparut de mon magasin quand la fée de la vente l'eut quitté. Le défaut de surveillance y ajouta d'autres dommages : des non-valeurs, des oublis, des crédits véreux, des erreurs d’écritures, même des soustractions d’articles. Ce concours de circonstances influa gravement sur l’ensemble de nos affaires : dès la première année les bénéfices du détail diminuèrent d'un tiers et ne firent plus que décroître.

Dans le tourbillon qui nous emportait, ma femme et moi, la conscience de notre position nous échappait complètement. Malvina avait quitté le magasin avec regret : pour en étouffer le souvenir, elle avait exigé qu’on ne lui en parlât plus. J'étais donc seul chargé de celle responsabilité, et je m’en remettais d’une manière aveugle à notre fondé de pouvoirs. C’était un garçon honnête, mais timide et faible. Chargé d’un portefeuille considérable et d’un maniement de fonds important, il n’opérait ni avec assez de prudence, ni avec assez de sagacité. Plusieurs des valeurs qu'il prit à l’escompte périrent entre ses mains ; il ne savait pas choisir entre les signataires, et l'appât d’un agio plus élevé lui fit souvent accueillir des noms d'une solvabilité douteuse. Il me compromit ainsi dans plusieurs faillites pour des sommes assez majeures, et parvint à me déguiser ces pertes par quelques fictions dans les écritures. Des créances notoirement et définitivement mauvaises figurèrent longtemps sur les livres à l’état de rentrées probables et à titre de valeurs sérieuses. Il s’établit ainsi, dès l’origine de sa gestion, une sorte de malentendu qui, jusqu’au dernier moment, ne me permit pas d’entrevoir toute la profondeur de mes plaies commerciales et financières.

De mon côté, je travaillais de mon mieux à empirer cette situation. On a pu voir, dans le cours de ce récit, combien, en matière de spéculations, j’avais la main heureuse. Mon château électoral de Valombreuse, à la suite de réparations et d'agrandissements, me coûtait près de trois cent mille francs. Géré par mon ami le notaire, il me rapportait net quatre mille cinq cents francs, un et demi pour cent : encore me laissait-on entrevoir le moment où il faudrait sacrifier trois années de revenu pour l’amélioration des terres. Mon second placement était la maison gothique. Coût : six cent mille francs environ. L’architecte avait disposé les bâtiments et combiné les distributions intérieures d’une manière tellement moyen âge, que tous les locataires demandaient des changements ruineux, des réparations sans fin. En forçant mes prétentions, c'est à peine si je pouvais espérer, pour toute la maison, un loyer de huit mille francs. Il est vrai qu'il me restait pour mon usage le premier étage et le magasin. Il est vrai également que j’avais en plus la jouissance des clochetons et des ogives, toutes choses inappréciables, au dire de l'architecte chevelu. Somme toute, cela pouvait être considéré comme un placement à raison de deux pour cent.

Qu’on me passe ce triste inventaire ! Si je ne le faisais pas avec quelque soin, on aurait peine à comprendre comment plus de onze cent mille francs se sont fondus entre mes mains. Sans doute d’autres exemples sont venus témoigner ce qui attend les hommes qui aiment mieux gouverner l'État que leurs propres affaires ; mais une leçon de plus en ce genre vaut la peine qu’on l’écoute. J’avais donc neuf cent mille francs en valeurs immobilières, plus deux cent mille francs de créances sur les mérinos de l’Ukraine ; total, onze cent mille francs.

C’était, à une fraction près, le capital qu’avait laissé Malvina à sa sortie du commerce. Ainsi, peu à peu, tout l’argent avait disparu de ma caisse pour aller s’amortir dans des acquisitions peu productives ou des créances équivoques. Cette modification profonde dans mon état financier ne tarda pas à réagir sur l'ensemble de mes relations commerciales : au lieu de faire crédit aux autres, moi-même j’eus recours au crédit. La maison ne paya plus au comptant, et dès lors fut moins bien servie. On commença à la surveiller, et, sans se refuser à des affaires, à les limiter. Les prix, les escomptes s’aggravèrent de tout ce que la gêne des payements apportait de défiance et de réserve dans ces rapports. Dès lors les conditions d’existence de la maison furent changées ; l’assortiment cessa d’être ce qu’il avait été ; la clientèle se dispersa peu à peu, l'achalandage disparut ; au lieu de bénéfices, la vente au détail donna des pertes.

Pour me déguiser cette position, mon fondé de pouvoirs avait usé de tous les stratagèmes imaginables : il avait épuisé les ressources de la circulation, des prêts sur nantissement, des crédits ouverts chez les banquiers, des valeurs de complaisance ; il avait donné des signatures afin d’en obtenir, et s’était livré sur une grande échelle à cette fabrication de papier timbré qui conduit si vite un établissement à sa ruine. Un coup terrible put seul l’arrêter sur cette pente : une faillite le frappa pour trois cent mille francs, dont il répondait comme premier endosseur. Il fallait rembourser les protêts, ou faire mauvaise figure. Impossible de trouver cette somme sur un simple billet ; un emprunt hypothécaire devenait de rigueur. Ce fut alors seulement que cet homme se résigna à cette horrible confidence.

Il m’en souvient encore : nous étions en fête, entourés d’artistes dont Oscar continuait à remplir la maison. Jamais Malvina n’avait été si heureuse et si gaie. Un domestique m’avertit qu’on me demande dans mon cabinet ; je veux renvoyer l’importun, il insiste ; enfin je m’y rends. Là je trouve notre employé qui se précipite à mes genoux. Troublé malgré moi, je le relève, et il me raconte, les larmes aux yeux, quelle perte la maison vient de faire, et de quelle urgence il est d’aviser aux remboursements. Cette révélation fut pour moi un coup de foudre : rien ne m’y avait préparé. Les écritures s’étaient jusque-là soldées par un actif assez considérable. À l’aide de quels déguisements ? je l'ignorais. Cependant je voulus savoir à quoi m’en tenir sur ma position.

« Descendons au magasin, monsieur, dis-je à mon employé, et apportez-moi tous vos livres. »

Nous commençâmes ce douloureux dépouillement pendant que mon salon retentissait de rires et de cris de joie. On dansait un galop sur nos têtes, et moi, la fièvre dans les veines et l’amertume dans le cœur, je poursuivais, dans une interminable addition, la preuve de ma ruine. L’employé me fit des aveux complets : nous retranchâmes des écritures toutes les valeurs fictives pour obtenir une situation exacte ; nous fîmes rapidement l'inventaire du magasin. Il était trois heures du matin quand ce travail fut achevé ; le bal venait de finir et le souper avait commencé. Je tenais mon chiffre à peu de chose près : la maison était de huit cent cinquante mille francs en dessous de ses affaires ; il fallait trouver trois cent mille francs le lendemain. Ce fut dans ce moment que Malvina, inquiète de ne pas me voir, m’envoya chercher pour faire les honneurs du repas. Qu’on juge de la disposition que j’apportai à cette fête.

« Qu’as-tu, Jérôme ? me dit ma femme en observant mes traits bouleversés.
— J’ai, Malvina, que nous sommes ruinés. Renvoie ton monde le plus tôt possible.
— Tu veux rire, Jérôme.
— Non, Malvina, c’est très-sérieux. Quand nous serons seuls, je t’expliquerai cela. »

Le souper fut triste et court : on nous laissa. Je racontai tout à ma femme. C’est une justice à lui rendre : je la retrouvai ce qu’elle avait été dans les diverses crises de ma vie, dévouée et résignée, honnête et loyale par-dessus tout.

« Jérôme, me dit-elle, la maison a signé, il faut que la maison paye. L’oncle Paturot t'a laissé un nom sans tache : gardons au moins cette richesse à nos enfants. J’ai des diamants, nous les vendrons ; des cachemires, nous les vendrons.
— Nous n’en sommes point là encore, ma chère.
— Nous vendrons tout, s’il le faut, mais la maison payera ; elle payera capital et intérêts. Ton oncle le disait, Jérôme : les Paturot n’ont jamais demandé de grâce à personne. Que diable ! il y a de l’argenterie dans la maison, et le mont-de-piété n’a pas été inventé pour les habitants de la lune.
— Encore une fois, Malvina, tu vas trop loin. C’est une liquidation à faire : nous nous en tirerons.
— C’est ça, et je me remets à la vente. Tu donneras son congé à Oscar ; c’est un drôle.
— Comment donc !
— Je ne te dis que ça, c’est un drôle. Tu lui signifieras son congé : il ira peindre ailleurs.
— Mais encore…
— Pas de mais ! Je retourne à la filoselle dès demain : la maison a signé, il faut que la maison paye : je ne sors pas de là. »

Ce qui rendait la situation très-grave, c'est qu'il fallait trouver 500,000 francs le jour suivant. Je me rendis chez un banquier célèbre, pensant qu'en lui exposant ma situation avec franchise et lui offrant toutes les garanties désirables, il s'empresserait de venir à notre secours. En effet, à peine lui eus-je fait la première ouverture, qu’il mit sa caisse à mon service et me renvoya à l'un de ses associés. C'est le jeu ordinaire : le banquier a les honneurs du procédé, et laisse à son factotum le chapitre délicat des conditions et explications. L'associé était un petit homme maigre et grêle qui élevait au-dessus de ses lunettes bleues un regard fixe, glacé, presque insolent :

« Il faudrait à monsieur 500,000 francs pour aujourd’hui ; c'est une forte somme, et monsieur nous prend à l’improviste. »

Les paroles de cet homme me pénétraient comme une lame de poignard. Quand on ne l'a pas éprouvé au moins une fois, on ne saurait se faire une idée de tout ce qu’il y a de dédain, de froideur calculée, de morgue et de défiance dans les habitudes d’un homme qui dispose d'une caisse considérable. Tous les usuriers se ressemblent. Je crus aller au-devant des instincts de cet homme en lui répondant :

« Monsieur, je n’ignore pas que c'est un service que je demande : et, comme je m'y prends un peu tard, je suis prêt à souscrire aux conditions d’escompte et d’intérêt que vous me ferez.
— Qu'entendez-vous par là, monsieur ? répliqua le petit homme en se levant sur la pointe des pieds et redressant vivement ses lunettes.
— Mais, monsieur…
— En fait d'intérêt, monsieur, la maison n’en a qu’un. Ou elle prête à ce taux-là, ou elle ne prête pas. C’est cinq pour cent par an pour tout le monde.
— Excusez-moi, monsieur, j’ignorais les usages de la maison : ils sont pleins de discrétion.
— Oui, monsieur, cinq pour cent d’intérêt ; jamais plus. On ne va pas ici jusqu’au taux légal : c'est une manière d’honorer les personnes avec lesquelles on travaille.
— Vraiment je suis confus.
— On va vous faire votre bordereau, monsieur. Quant à la commission, elle est de demi pour cent par mois : c’est encore l’usage de la maison.
—Ah ! il y a une commission !
— Mais, sans doute: où sont vos valeurs ? »

Les valeurs que je tirai de mon portefeuille consistaient en mes simples engagements, échelonnés à diverses échéances : je n’avais rien de mieux à offrir. À cette vue, le petit homme recula de deux pas en arrière en jetant les billets sur son bureau :

« Qu’est-ce donc que ça ? me dit-il.
— Mais, monsieur, ce sont les valeurs que vous m’avez demandées. Le libellé vous en paraît-il défectueux ?
— Du papier à une signature ! pour qui nous prenez-vous, monsieur ? C’est bon pour des maisons de troisième ordre. Nous serions bien venus d’envoyer cela à la Banque ? »

J’eus beau insister : l'inflexible escompteur ne voulut pas en démordre ; il fallut entamer la négociation d’une autre manière. Outre les valeurs, j’offris une garantie hypothécaire sur mes deux immeubles, le château seigneurial et la maison gothique. Le cerbère résistait encore, lorsque le banquier intervint en personne : l’affaire put s’arranger. Je fis un emprunt sur mes billets, renouvelables tous les trois mois, et passibles chaque fois d’une deuxième commission de renouvellement. On passa en outre un acte hypothécaire dans lequel le notaire intervint avec son rôle de frais, et l’enregistrement avec son cortège de droits. J’obtins ainsi dans la journée mes 300,000 francs ; mais voici dans quelles conditions et sous quel décompte :


Intérêt à raison de : 5 0/0 l’an.
Commission à demi pour cent par mois : 6
Commission de renouvellement tous les trois mois : 4
Acte notarié et enregistrement : 2
Honoraires et commission du notaire : 2
19 0/0 l’an

Si l’honneur était sauf, la fortune recevait chaque jour une atteinte plus rude. J’avais de l’argent, en apparence à cinq pour cent, en réalité à dix-neuf pour cent. Telle est l’inévitable pente où sont conduits tous ceux qui entrent dans la voie des expédients, et en sont réduits aux ressources désespérées.

Le lendemain, comme elle l’avait promis, Malvina était à son poste, mais les beaux jours de la bonneterie avaient fui pour ne plus revenir.

XXVII

LE COUP DE GRÂCE. — LE JEU DE LA BOURSE.

Un embarras financier ressemble à une marche dans les sables mouvants ou sur un terrain de tourbières : les efforts que l’on fait pour s’en dégager ne servent quà empirer la situation et accélérer la catastrophe. Pour me tirer d’un mauvais pas, j'avais obtenu 500,000fr. au prix de 57,000 fr. d’agio ou de frais pour la première année. Pour parer au reste de mon découvert, il me fallut emprunter 600,000 autres francs dans les mêmes conditions, engager mes immeubles jusqu’à la limite de leur valeur, aliéner tout ce que j’avais de clair et de disponible. Je parvins ainsi à éteindre mes engagements en circulation, à la charge néanmoins de contracter des engagements nouveaux, plus lourds et plus onéreux. Dans les affaires, on croit avoir tout gagné quand on a gagné du temps : c’est l’un des symptômes de cette maladie, que de vivre d’illusions jusqu’au bout, et de se bercer de rêves d’avenir quand on a le pied dans la tombe. Je venais de me créer pour plus de 100,000 fr. d’obligations annuelles contre 25,000 fr. de revenus immobiliers, et je me croyais sauvé. Ce vertige est commun : l’homme qui se noie se rattacherait à une tige d’herbe.

Notre seul espoir était dans la régénération du commerce de détail. Ma femme se montrait héroïque : elle avait repris le harnais avec une ardeur et une énergie incomparables ; elle ne quittait plus le magasin, y entrait la première, en sortait la dernière. Nous avions opéré notre déménagement et par conséquent troublé les habitudes de la clientèle. Malvina chercha à y suppléer par des circulaires, par des offres de service à domicile. La devanture du magasin et les boiseries extérieures, où l’art chevelu s’épanouissait, parurent choquer quelques-uns des habitués de la maison. Malvina fit disparaître ce pastiche du mauvais goût et cet étalage de charlatanisme archéologique. Elle avait à un haut degré le sentiment de ce qui sied et de ce qui convient : ce sentiment, qu’un mauvais génie avait obscurci, reparaissait dans toute sa force. Quelquefois je la voyais se passer la main sur le front comme pour secouer un mauvais rêve ; elle en était à comprendre comment elle avait pu s’abandonner au tourbillon qui nous avait emportés, dormir sur un abîme, et se réveiller avec la misère en perspective. Pour elle, la privation n’était rien ; elle l’avait eue pour compagne dans son enfance et dans sa jeunesse ; mais l'idée que ses enfants, riches et heureux hier, pouvaient demain manquer du nécessaire, la navrait et lui arrachait des larmes. Elle s’accusait et semblait chercher dans un travail forcé une diversion à sa douleur. Jamais la tendresse d’une mère ne se montra plus ingénieuse ni plus active.

Hélas ! rien ne sauve les empires destinés à périr. Les grandeurs grecques et romaines se sont éclipsées au jour fixé par le sort ; rien n’a pu reculer cette chute, ni les conseils de quelques philosophes, ni la vertu de quelques empereurs. L’étoile des Paturot était destinée à disparaître de l’horizon de la bonneterie ; le dévouement de ma femme ne pouvait pas arrêter ce déclin. Dans les heures d’agonie du commerce de détail, il y eut, grâce à elle, des lueurs inespérées, des retours de vitalité extraordinaires. Plus d’une fois le moribond parut s’animer sous cette main puissante et féconde en ressources ; mais les plaies d’argent reprenaient bientôt le dessus, et amenaient d’épouvantables rechutes. La maison Paturot appartenait à l’escompte corps et âme, à l’escompte, c’est-à-dire, à l’usure plus ou moins déguisée.

Or l’escompte s’aggrave toujours des misères qu’il engendre, et se montre d’autant plus exigeant qu’il a plus obtenu : plus il a tiré de sang et de substance, plus il en demande ; il veut des garanties contre le mal qu’il a fait. C’est là son caractère et son titre : quand il est entré dans une maison, il n'en sort que le crêpe au chapeau, et après l'avoir clouée dans le cercueil.

Malgré mon imprévoyance, je pressentais ce résultat, et chaque jour l’espoir d’une liquidation heureuse s'affaiblissait en moi. J’étais à bout d'expédients; je ne savais plus comment satisfaire la légion de vampires qui m’entourait. Personne d’ailleurs à qui se confier : Malvina était toute à sa besogne ; elle y éteignait son chagrin. Moi, je ne savais où aller ni que faire. Je bâtissais des plans de réformes et d’économies que je ne réalisais pas. Telle est la condition des industriels, que, même avec la conscience qu’ils courent à leur perte, ils ne peuvent pas se réduire ostensiblement. Toute mesure de ce genre équivaut à une déclaration de gêne ; et l'on aime mieux être foudroyé que mourir à petit feu. Que de fois même, pour tromper les envieux, ne choisit-on pas l’heure d'un embarras intérieur pour se livrer à une augmentation de dépenses ! Je ne fis pas ce calcul, mais je n’osai pas affronter l'épreuve d'une réforme décisive. J'étais en présence de l’ennemi ; il fallait faire bonne contenance.

Pour obéir à madame Paturot, j’avais signifié à Oscar une espèce de congé ; il avait repris son ancien atelier et ne nous avait pas suivis dans notre nouvelle demeure. Quoique nos relations ne fussent pas complètement rompues, il y avait du froid entre nous. Il venait de temps en temps au magasin, où Malvina recevait désormais ses visites. Je soupçonnais le peintre ordinaire de Sa Majesté de se tenir volontairement à l'écart d’amis qui marchaient à leur ruine. La maison était devenue plus triste, et ma caisse, hélas ! moins secourable. Quoi qu'il en soit, je me prenais souvent à regretter cette demi-rupture. Faut-il le dire ? Oscar me manquait. Rien ne fait plus de vide dans l'existence d’un homme que la disparition soudaine d’un visage qu’il a l'habitude de voir. On le cherche longtemps autour de soi : il semble que l’on a perdu quelque chose. Au milieu des inquiétudes qui venaient m'assaillir, il me semblait qu’un confident m’était devenu nécessaire, et qu’une douleur partagée est de moitié moins lourde. Je résistai quelque temps à cette idée : un jour enfin elle me vainquit. Sans rien dire à madame Paturot, je me rendis au nouvel atelier d’Oscar.

Il était en habit de travail et achevait un paysage accompagné d’une fontaine de Jouvence. Dans la disposition où j’étais, je trouvai que les nymphes de cette peinture mythologique étaient moins vertes que de coutume ; il y avait progrès. À peine Oscar m’eut-il aperçu, qu’il accourut vers moi avec sa gaieté et sa familiarité ordinaires. Il alla au-devant de mes excuses, et détourna la conversation vers ce qui pouvait m’intéresser : on eût dit qu’il comprenait l’état de mon âme et s’y associait. Cette attention me toucha et m’entraîna dans une confidence complète. Quand j’eus achevé la triste histoire de mes embarras financiers, Oscar me regarda fixement pendant quelques minutes, et avec une gravité que je ne lui avais jamais vue :

« Jérôme, me dit-il, tu n’es qu’un enfant. Tu as encore un certain crédit commercial et tu es député, deux moyens infaillibles pour faire et défaire, dévorer et recommencer dix fortunes, et tu n’en uses pas.
— Je voudrais t’y voir, Oscar !
— Moi ! Jérôme ; donne-moi seulement vingt-quatre heures de députation, et je vous fais tous rouler sur l’or, les diamants et les topazes ! Pauvre garçon, tu ne trouverais pas de l’eau dans la mer ! Un député dans l’embarras ! c’est fabuleux.
— Ce ne serait pas le premier, Oscar. Voyons, ne battons pas la campagne. Que puis-je espérer comme député ? une place : mets-la de dix, quinze, vingt mille francs, c’est énorme ; eh bien, cela ne me sauverait pas.
— Une place ! enfant, une place ! laisse donc ces misères aux procureurs du roi. Jérôme, ajouta Oscar avec une certaine solennité, que ce que je vais te dire demeure entre nous. Tu le jures, n’est-ce pas ?
— Soit, je le jure.
— Connais-tu, Jérôme, un instrument ingénieux que le vulgaire désigne sous le nom de télégraphe ?
— Sans doute.
— Eh bien, représentant du peuple, il y a des millions au bout des ficelles de ce mécanisme. Je ne te dis que ça ; j’en ai même trop dit. Le télégraphe pourrait me faire un procès en diffamation : c est un drôle capable de tout.
— Mais encore, Oscar.
— Jérôme, je veux rester étranger à la politique : je tiens à ma tête, vu que c’est la seule dont je puisse disposer. Seulement, je te le répète, mets-toi bien avec le télégraphe : il y a de l’avantage à être dans son intimité.
— Comment cela, Oscar ?
— Ah ! comment ! Voilà que tu veux me compromettre ! Mon cher, j'ai une situation à ménager : le directeur des beaux-arts me promet deux cent soixante et quinze portraits de Sa Majesté pour autant de communes de France.
— Mon Dieu ! tu peux compter sur ma discrétion.
— Eh bien, Jérôme, écoute. Il existe, dans le deuxième arrondissement de Paris, un monument grec que l’on nomme la Bourse. Le télégraphe et la Bourse, la Bourse et le télégraphe, combine ces deux mots-là, et tu m’en diras des nouvelles.
— Tu crois ?
— Chut ! Oui, je crois ; mais tiens-toi sur tes gardes. Use du télégraphe, si tu le peux, mais surveille-le : c’est un intrigant. »

La perspective que me faisait entrevoir Oscar était nouvelle pour moi ; elle me frappa. Le jeu de la Bourse, l’agiotage sur les fonds publics pouvaient en effet me conduire à un retour de fortune. Il suffisait pour cela de bien calculer les chances et de prévoir les résultats des événements. Comme député, je pouvais être instruit de beaucoup de choses et obtenir, dans la primeur, une foule de renseignements précieux. Je sortis de chez Oscar, possédé de cette idée ; la fièvre aléatoire s’était allumée en moi. Vaguement je savais déjà ce que sont les yeux de la Bourse, et comment les cent mille francs s’y multiplient, au gré de diverses fictions. Pour aborder les opérations les plus vastes, il me suffisait de déposer une certaine somme à titre de couverture. Cette somme devait répondre des différences, c’est-à-dire, des pertes essuyées. Je me rendis donc chez un agent de change, l’un des plus actifs et des plus hardis de la compagnie. Son logement était celui d’un prince ; on ne pouvait rien voir de plus somptueux que son salon, de plus riche que son cabinet. Mon titre de député me valut le plus gracieux accueil ; il n’exigea que dix mille francs de couverture, et il fut convenu que nous commencerions les opérations le jour même. L’agent de change demanda comme faveur et offrit comme garantie de s'y intéresser pour moitié.

Je ne pouvais pas être, dans les jeux sur les fonds publics, un spéculateur ordinaire ; il m’était impossible, dans ma position, d’aller faire le pied de grue le matin sur le perron de Tortoni, de souffler dans mes doigts l’hiver, de gagner un coup de soleil l’été ; je ne pouvais pas davantage paraître dans la salle de la Bourse, suivre une opération au milieu des mille glapissements qui s’y font entendre, et devenir un habitué du lieu. Il y avait pour moi une certaine dignité, pour mon titre une certaine réserve à garder. À peine m’était-il loisible de suivre de loin les fluctuations du 5 et du 3, d’acheter ou de vendre à prime, d’arranger mes reports, enfin de diriger mes opérations à distance. Pour me rapprocher du centre de ce mouvement aléatoire, j’allais chaque matin déjeuner chez Tortoni, et à l’heure de la bourse, j’entrais dans l’un des cafés voisins du temple de l’agio. C'était ainsi que je parvenais à me mettre en communication plus fréquente avec mon agent de change, et à lui faire passer quelques renseignements. Quant au reste, je me trouvais entièrement à sa merci.

Depuis que des nuages avaient assombri ma situation financière, je m’étais montré fort rarement à la Chambre, et j’y portais le sentiment d’un malaise indéfinissable. Quand il fut bien entré dans mon esprit que le seul moyen de sauver mon nom d'une tache, et ma famille du besoin, était de me lancer hardiment dans les spéculations de la Bourse, je surmontai mes faiblesses, je vainquis mes répugnances. Il me fut aisé de me replacer, au moyen d’une des mille crises qui modifient le gouvernement parlementaire, dans le giron de la majorité, et pour y obtenir l’oubli du passé, je prodiguai les témoignages de zèle. Mes habitudes reçurent en outre une profonde modification. Moi, si indifférent à tout, si peu curieux, j’étais devenu le questionneur le plus résolu, le plus implacable de la Chambre : j’étais à l’affût des nouvelles et j’en cherchais partout. Deux commissionnaires marchaient toujours sur mes pas, et aussitôt que j’avais recueilli quelque bruit, j’envoyais à mon agent de change, quelque part qu’il se trouvât, des bulletins écrits au crayon. Sous un prétexte ou sous un autre, j’étais tous les matins dans l’antichambre d’un ministre, afin d’avoir la primeur des nouvelles que portait le courrier ou que le télégraphe annonçait. J’étais parvenu à m’initier aux moindres particularités du travail de dépouillement ; je savais où arrivaient les notes conlidentielles et quels bureaux les déchiffraient. Enfin, je connaissais à fond la manutention administrative, science compliquée et variable, qui exige une grande pratique.

Pendant les quatre premiers mois, nos opérations furent heureuses. Cinq ou six petites nouvelles que je transmis à propos me firent réaliser, pour ma part, cent dix mille francs de différence. L'agent de change était ravi d’avoir un associé aussi bien informé, et qui lui permettait de se diriger d'une manière à peu près sûre. Le succès l’enhardit ; il me proposa de doubler nos opérations. C’était m'offrir ce que j’allais lui demander. Une question très-grave agitait alors l’Europe : on parlait de bruits de guerre, de rupture prochaine. Les notes échangées entre les cabinets devenaient chaque jour plus menaçantes. Nous étions à la baisse, mon agent de change et moi, sans cependant y marcher avec une grande hardiesse. Il était de notoriété publique que le banquier qui règne sur les emprunts allait frapper un coup à la hausse, et la prudence conseillait de se tenir sur la défensive. La rente nous donnait raison cependant ; chaque jour elle fermait avec vingt et jusqu'à trente centimes de dépression. Mes bénéfices s’augmentaient à vue d'œil, et je croyais que l'étoile des Paturot allait reprendre toute la splendeur d'autrefois.

Une circonstance particulière vint encore relever ma confiance et me faire croire à un bel avenir. Un matin, au plus fort des incertitudes de la politique, j’allai voir le ministre influent, celui qui conduisait alors les affaires. Il était dans sa chambre à coucher ; mais j’avais pris des habitudes de familiarité qui m’en permettaient l’accès. Le ministre achevait de se raser de ses mains ; il était ce jour-là d’une gaieté folle. Je m’assis près d'une petite table pendant qu’il terminait sa toilette. Un papier se trouvait là devant moi ; machinalement j'y jetai les yeux. O hasard inespéré ! c’était une dépêche télégraphique toute fraîche, à ce qu’il me parut. À cet aspect, le cœur me battit avec une violence telle, que je crus qu’il allait se rompre ; un nuage passa devant mes regards ; de quelques minutes, il me fut impossible de rien déchiffrer. Enfin, le sang-froid me revint, et je parvins à lire la dépêche ; elle était décisive : on avait tiré le canon. Le canon, c’était ma fortune. Après quelques mots de conversation banale, je pris congé du ministre, et me rendis à Tortoni. Mon agent de change s’y trouvait ; je le pris à part ; nous convînmes de nos faits ; il fut décidé que nous opérerions sur des masses.

En effet, nous vendîmes tant qu’il se présenta des acheteurs. Cette hardiesse à offrir, toujours offrir, fit une sensation extraordinaire. Nous parvînmes à faire reculer les haussiers ; en moins d’une heure, il y eut deux francs de baisse. La phalange de Tortoni ne savait à quoi attribuer cette témérité. Dans l’état des événements politiques, cette manière d'opérer ne pouvait se justifier que par une nouvelle décisive arrivée le matin même. La Bourse y comptait ; on croyait la voir affichée ; moi-même j'étais convaincu que le gouvernement ferait cette communication. Tortoni avait terminé à deux francs vingt centimes de baisse ; la Bourse s’ouvrit dans les mêmes termes. Cependant rien n'avait percé, les renseignements recueillis à droite et à gauche, dans les couloirs de la Chambre des députés comme dans les ministères, tendaient, au contraire, à prouver que le mouvement dans les fonds publics était le résultat d’une panique que rien ne justifiait. Hélas ! tout cela provenait d'un malentendu. La dépêche télégraphique, oubliée sur la table du ministre, avait plusieurs années de date : ce n’était qu’un chiffon de papier égaré ! La Bourse se remit, et, à la baisse du matin, elle répondit par une hausse du double. Le colosse financier intervint et enleva la rente. J’avais opéré sur des sommes considérables, j'étais ruiné, et mon agent de change en recevait une rude atteinte. Il n’y résista qu’un mois, et gagna, au bout de ce temps, la Belgique pour des raisons de santé.

Ce que ma négligence commerciale.avait commencé, l’agiotage l’acheva. Aussi m’en est-il resté contre lui une haine implacable. S il existe, c’est en violation de la loi ; si des agents de change en sont les intermédiaires, c’est au mépris de leurs devoirs et en bravant les peines les plus graves. On n’a, en effet, qu’à ouvrir le Code pénal : voici ce qu’on y lit :

« Art. 505. Les agents de change ou courtiers qui auront fait faillite seront punis de la peine des travaux forcés.

« Art. 421. Les paris qui auront été faits sur la hausse ou sur la baisse des effets publics seront punis des peines portées en l’article 409 (de 500 à 10,000 fr. d’amende, d’un mois à un an de prison).

« Art. 422. Sera réputé pari de ce genre toute convention de livrer ou de vendre des effets publics qui ne seront pas prouvés par le vendeur avoir existé à sa disposition au temps de la convention, ou avoir dû s’y trouver au temps de la livraison. »

Ainsi voilà un agent de change qui était devenu mon associé, et qui avait encouru la peine des travaux forcés. Deux mois après son départ, il arrangea son affaire et conserva une jolie situation de fortune. Moi, qui n’étais que son complice, je fus puni d’une manière plus sévère. Mais, en oubliant même ce qui me concerne, n’est-il pas étrange qu’il existe une corporation puissante, par qui la loi est regardée comme non avenue ? Quand on dit en France : Il n’y a pas de privilège devant la loi, on oublie les agents de change.

XXVIII

LA MAÎTRESSE ET LA FEMME.

Dans la situation où je me trouvais, il ne me restait que deux choses à faire ; presser mes rentrées et réduire mes dépenses : je devais à mes créanciers ce double effort et ces témoignages de ma bonne foi. Peut-être aurais-je dû m’arrêter sur-le-champ, exposer mes embarras et demander un délai pour me soustraire à une liquidation onéreuse. C’était le moyen de tirer tout le parti possible de l'actif de la maison et de ne pas aggraver le passif des charges qu'y ajoutait l’emploi d’expédients désespérés. Vingt fois je fus sur le point de prendre ce parti, vingt fois le cœur me manqua. On ne sait pas quelle somme de résolution et de courage il faut à un honnête homme pour venir déclarer devant une assemblée nombreuse qu'il ne peut pas tenir ses engagements et faire honneur à sa signature : on ignore quels combats il soutient avant de s'y résoudre, et quelles angoisses il endure quand il s’y est décidé. Je conçois que quelques-uns d’entre eux aient préféré la mort à cette expiation douloureuse, et voulu rendre leur probité manifeste par le suicide. Beaucoup d’autres n’ont été retenus sans doute que par des liens ou des devoirs de famille, plus impérieux encore que le soin de leur propre honneur ; mais, dans tous les cas, il est difficile de comprendre que l’on se fasse, de ce triste moyen, un marchepied pour arriver à la fortune, un jeu répété, une sorte d’habitude. On a beau fuir sa conscience, on n'y échappe jamais complètement.

Ainsi je puisais dans la crainte d’un éclat public l’énergie nécessaire pour prolonger mon agonie. Quoique je n’eusse pu éteindre mes différences de bourse, jusque-là du moins aucun effet n’était resté en souffrance : Dieu sait à quel prix ! À chaque échéance nouvelle, c’étaient des efforts incroyables, une activité que je ne retrouverai plus. Le matin au dépourvu, le soir j’avais paré à des payements considérables, étonné moi-même de ce succès et obligé de le renouveler presque chaque jour. Les malheureuses qui, dans l’enfer mythologique, cherchent à emplir un tonneau sans fond, rappellent avec une effrayante vérité la besogne que j’accomplissais alors sans espoir comme sans trêve. J’ai remporté ainsi des victoires accablantes et franchi des faux pas qui augmentaient sous mes pieds la profondeur de l’abîme. Malvina s’associait à ma pensée : elle ne m’interrogeait pas, mais elle me devinait. Quand la recette du détail avait donné, elle m’apportait, joyeuse, la somme qu’elle avait recueillie, et n'en prélevait que ce qui était strictement nécessaire pour la maison. Personne ne comprenait mieux qu’elle la sainteté des obligations commerciales, et ce que vaut un nom honorablement porté : son cœur se serrait à l’idée que celui des Paturot pouvait s’entacher de notre fait et déchoir par notre faute.

Il est, dans le malheur, une consolation précieuse : c’est celle d’une confiance sans limites. Cette consolation me manquait : je cachais quelque chose à ma femme ; il y avait du froid entre nous. Elle, si gaie autrefois, si disposée au babil, semblait atteinte d’une mélancolie profonde. Moi, j'étais mal à l’aise et n’osais lui dire quel vide immense avait créé dans notre état financier mon aventure avec la princesse Flibustofskoï. Il fallait sortir de là, fût-ce au prix d’un aveu : j’en pris la résolution. Une échéance formidable me menaçait ; je voulus savoir si les deux cent mille francs prêtés à la palatine ne pourraient pas me venir en aide dans des embarras sans cesse renaissants. Depuis que ma gêne et mes mauvaises spéculations avaient acquis une certaine notoriété, je ne rencontrais plus chez ma belle qu’un accueil assez équivoque : des visiteurs à moustaches, jeunes, élégants, dérangeaient toujours, à point nommé, l’intimité de nos rapports, et le feld-maréchal Tapanowich devenait d’une grossièreté et d’une brutalité révoltantes. Il était temps d’amener une explication : je me rendis chez la princesse, bien décidé à exiger un remboursement immédiat et à lui envoyer les huissiers si elle ne s’exécutait pas de bonne grâce.

Quand j'arrivai dans son boudoir je le trouvai littéralement encombré. La palatine avait autour d’elle un sérail d’hommes bruns, blonds, châtains, de tout âge et de toute encolure. Il fallut m’asseoir et faire nombre, entendre beaucoup de méchantes plaisanteries, supporter le spectacle des manèges d’une coquette qui calmait celui-ci par un mot, provoquait celui-là par un regard, ménageait et encourageait tous ses adorateurs, distribuait à propos l’espoir ou excitait la jalousie ; enfin, semblait mettre tout son art à ne préférer et à n’éconduire personne. Hélas ! on ne connaît ce qu’il y a de vide dans une idole que lorsqu’on l’a brisée. Lorsque j’étais sous le charme, aucun de ses défauts ne m'avait frappé ; pour la première fois je les apercevais à nu ; j’entrevoyais cette existence pleine d’artifices, et d’horribles doutes me remplissaient l’esprit. Les trois cent vingt-deux mille moutons des bords de l’Ukraine pouvaient être des animaux fantastiques, éclos dans l’imagination d’Oscar ; le palatinat, qui le sait ! n’était lui-même qu’une chimère, et le feld-maréchal qu’une utopie. Mes deux cent mille francs seuls restaient comme une avance réelle faite sur des garanties imaginaires. Jamais l’idée d’une mystification ne m’avait assailli d’une manière aussi formelle et compliquée à ce point de désirs de vengeance. Au bout d’un quart d’heure d’attente, voyant que la compagnie ne quittait pas la place, je m’approchai de la princesse, et avec une voix ferme, quoiqu’entendu d’elle seule, je lui dis :

« Madame, je voudrais vous parler. Renvoyez votre monde.
— Vraiment ! monsieur, répliqua-t-elle évidemment piquée ; et à quel titre, s’il vous plaît ?
— Il le faut.
— Ah ! il le faut, dit-elle en m’examinant avec inquiétude. Vous êtes solennel aujourd'hui. »

Ces mots, rapidement échangés, suffirent pour amener le résultat que je désirais. Sans doute, la princesse comprit qu’en me résistant elle me pousserait à faire du scandale : elle s’y prit avec tant d’adresse et usa de tant d’ingénieux moyens que dix minutes après nous étions seuls. Alors la comédie ordinaire commença : les airs de reine, les plaintes, les reproches, les larmes même eurent leur cours ; mais mon parti était pris, bien pris. On me traita de despote, de tyran, d’homme sans pitié ; pour la première fois, je tins bon. Ni les regards de basilic, ni les sanglots, ni les évanouissements n’eurent le don de m’émouvoir ; j’assistai, sans sourciller, au spectacle des grands et des petits artifices à l’usage des femmes. Il s’agissait de l’honneur de mon nom, de l’avenir de ma famille : c’était ouvrir les yeux un peu tard ; mais enfin, je les ouvrais.

« Madame, lui dis-je avec fermeté, tout est fini entre nous ; oublions un moment d’ivresse. Nous avons à observer, vous des devoirs de rang, moi des devoirs de famille. En cessant nos relations, nous y gagnons tous les deux, moi ma propre estime, vous celle de l’empereur et la mainlevée de vos trois cent vingt-deux mille moutons, ajoutai-je avec un sourire tant soit peu ironique.
— En effet, répliqua la princesse, dont les yeux tarirent sur-le-champ, en effet, monsieur Paturot, continua-t-elle en cherchant à me pénétrer avec un regard fixe et froid, nous avons quelques erreurs à réparer. Je m’étais trompée, monsieur ; je croyais avoir affaire à un galant homme, je vois que je suis tombée entre les mains d'un manant. »

C’était une dernière façon de me tâter : je le compris et reçus le compliment sans sourciller. On voulait une scène, je ne m’y prêtai pas.

« Le mot est dur, madame, lui dis-je en prenant mon chapeau ; j'essayerai de le mériter. Si, dans trois jours, je ne suis pas remboursé de mes avances, j'enverrai les huissiers ici. »

Là-dessus je sortis fort content de moi, et lançai dans l'antichambre au feld-maréchal Tapanowich un regard plus féroce et plus provocateur que le sien.

Comme je l'avais promis, j'attendis trois jours : personne ne parut.

En retour des sommes que j’avais comptées, la princesse avait souscrit quelques engagements, je les portai chez un huissier. On entama la procédure ; elle s'acheva sans contradicteurs. Il y eut jugement par défaut, qui devint définitif, signification et tous les accessoires. Comme la somme était importante, le rôle des frais s’éleva à un chiffre considérable ; j’espérais qu’une saisie m’indemniserait au moins de cela. Le dossier étant en règle, on prit jour pour instrumenter. Les recors frappèrent à la porte de l’hôtel ; personne ne répondit. On passa outre en remplissant les formalités légales ; en entra. O déception ! tout était dégarni, les murs étaient nus ; il ne restait, en fait de meubles, que six patères et quelques tringles de croisées. Les oiseaux, en dénichant, avaient emporté jusqu’à la paille de leur nid. J’en étais, outre mes deux cent mille francs, pour deux mille francs de frais de procédure. J'écrivis à Moscou, à Odessa, en Ukraine ; on me répondit que la princesse Flibustofskoï était parfaitement inconnue, et que, dans les cadres de l'armée russe, il n’existait aucun feld-maréchal du nom de Tapanowich. J'avais poussé la précaution jusqu’à parler de trois cent vingt-deux mille moutons saisis par l’empereur : on me répondit que l’empereur ne saisissait les moutons de personne et qu’il châtiait par d’autres moyens les boyards qui s’avisaient de lui désobéir. Dans tout cela, il n’y avait que les bords fortunés du Don qui ne fussent point chimériques, mais mon huissier lui-même fut obligé de convenir qu'on ne pouvait exercer aucune action raisonnable contre ce fleuve : la princesse avait abusé de son nom. Or quand un huissier déclare qu’il n'y a rien à faire, on peut s’en rapporter à lui.

Décidément, tout tournait contre moi : j’étais né sous une sombre étoile. Cependant cette dernière aventure me donna un courage que je n'avais point auparavant. Je n’avais plus à rougir vis-à-vis de Malvina ; ma situation était régulière : je portais la tête comme un homme qui a sur les épaules un poids de moins. Pour compléter ce retour, je n’avais plus qu’un aveu à faire et un pardon à demander. Je connaissais Malvina, je savais quels trésors de bonté renfermait son cœur ; aussi cherchais-je une occasion pour amener une explication décisive. Malheureusement, madame Paturot ne s’y prêtait pas : dès qu’elle me voyait entamer ce chapitre, elle avait un talent inouï pour détourner la conversation. Tantôt c’était un enfant à soigner, tantôt une vente à faire ; le soir elle était trop fatiguée, le matin trop pressée de descendre. En attendant, il fallait rester avec mon secret et avec mon aveu sur les lèvres. Je n’y tins pas : un jour, après déjeuner, j’arrêtai ma femme par le bras au moment où elle allait s’esquiver pour se remettre à la besogne :

« Bibiche, lui dis-je, assieds-toi donc : j’ai quelque chose à te dire.
— Nenni, nenni, répondit-elle en m’embrassant sur le front ; les pratiques m’attendent. La vente va souffrir.
— Une minute seulement, Malvina.
— Non, mon homme, c’est autant de volé à nos enfants. Jérôme, ajouta-t-elle en poussant un soupir, nous ne leur avons fait que trop de tort à ces pauvres chéris.
— À qui le dis-tu ? m’écriai-je en sentant mon œil se mouiller ; c’est moi qui suis un infâme, un mauvais père, un mauvais mari. Figure-toi…
— Un tas de bêtises ! allons, mon homme, ne le prends pas comme ça. Qui est-ce qui n'a pas de torts dans sa vie ? Suffit que le cœur reste bon, vois-tu !
— Mais non, chouchoutte, ce n’est pas tout ; il faut encore savoir se conduire, ne pas donner dans les intrigantes…
— Ah ! bien oui ; la vie est pleine de ça, mon homme ! Eh bien, quoi ! Tu auras été dupe d’une commère, d’une soi-disant princesse…
— Tiens, tu le sais !
— D’une princesse de quatre sous, qui t’a plumé, houspillé, trompé, berné.
— Comme c’est ça !
— Jérôme, mon bon Jérôme ! Nous nous sommes promenés tous les deux dans la lune pendant deux fois trois cent soixante-cinq jours. Nous en revenons, c’est bien : il n’y a que nos pauvres petits poulets qui en auront souffert. Le reste, vois-tu, c’est zéro. Un coup d’éponge sur le passé, mon homme. Je ne le dis que ça.
— Toujours la même, cette bibiche ! Tiens, Malvina, tu m’aurais ôté de dessus la poitrine un poids de six cent mille kilogrammes que je ne serais pas plus soulagé.
— Il n’y a pas de quoi, mon homme. Ainsi c'est convenu, ne pensons plus qu'à nos enfants. De ceux-là, Jérôme, tu peux m’en parler du matin au soir ; ça me remet, ça restaure, ça me chasse mes mauvais souvenirs. S’il me reste un peu de courage, c’est pour eux ; un peu d’illusion, c’est pour eux. Ces agneaux adorés, à nous deux, nous les tirerons bien de la peine. J’irai gratter la terre, s’il le faut. Jérôme.
— Et moi donc, Malvina.
— Eh bien, alors, ajouta ma femme en m'embrassant de nouveau, laisse-moi descendre au magasin. Je n’y vends pas une paire de chaussettes sans songer à eux ; ça me rafraîchit le cœur. Pauvres poulets ! hier cent mille livres de rente, aujourd’hui rien !
— Je suis un indigne, je me battrais, bibiche.
— Chacun ses fautes, mon pauvre Jérôme ; mais Dieu est bon et la vie est longue. »

XXIX

L’INSTITUTEUR CHEVELU. — LA BOSSE DU THÈME GREC.

Parmi les économies auxquelles il fallait alors se résigner, il en est une que nous ajournions sans cesse. La maison avait été réduite autant que possible, et l’ordre le plus sévère y régna-t-il désormais. Plus de fantaisies ni de jouissances de luxe ; la toilette était devenue modeste, l’ordinaire aussi : l’essaim des parasites avait pris la volée. Tout cela nous l’avions fait sans hésitation et sans regrets : le sacrifice ne portait que sur nous. Mais il fut bientôt question d’appliquer à nos enfants ce système de réductions successives. Mon aîné, Alfred, était entré depuis sept mois dans une institution en vogue ; j’avais choisi la plus célèbre, par conséquent la plus coûteuse. Sur ce point, ma générosité était aveugle et sans limites : je ne marchandais sur rien, ni sur les prix, ni sur les articles. Alfred devait avoir tous les maîtres, suivre tous les exercices, épuiser en un mot le programme de l’établissement. C'était une manière de faire éclater ma tendresse : je fus compris. Les premiers mémoires s’élevèrent à des sommes fabuleuses ; je payai jusqu’aux centimes ; il me semblait qu’ils devaient retomber en soins et en attentions sur la tête de mon enfant.

J’allais souvent voir l’aîné de ma race dans l'institution où je l’avais placé. Le local était heureusement choisi : des cours, un grand jardin, des dortoirs spacieux, des salles bien chauffées et bien éclairées, tout était fort convenable, même aux yeux d’un père : la cage n’attristait pas le regard, les oisillons pouvaient s’y habituer. Je demandai à goûter le potage ; il était excellent ; j’appris plus tard que la marchandise ne répondait pas toujours à l’échantillon. Du reste, la supercherie était fort inutile ; car la chose que les écoliers amnistient le moins facilement, c’est la soupe du pensionnat. Aucune de leurs colères n’est plus opiniâtre que celle-là ; ils oublient les pensums, ils oublient les retenues, ils pardonnent même aux pions de l’établissement : ils ne pardonnent jamais à la soupe. C’est une haine qui ne s’éteint qu’à la sortie ; et encore !

Le chef de cette institution est l’un des hommes qui ont le plus contribué à mettre l’éducation de l’enfance au niveau des idées modernes. Trois ans auparavant il n’avait sous la main qu’un méchant petit pensionnat, à peine au-dessus d’une école primaire. Les familles du quartier envoyaient chez lui de mauvais drôles d’externes pour obtenir un peu de tranquillité dans le foyer domestique. Ces chenapans, entre cinq et huit ans, apprenaient là, entre autres notions essentielles, qu’un être policé ne marche pas sur les genoux, et que le dernier mot de la civilisation humaine ne consiste pas à se fourrer obstinément les doigts dans le nez. L’instituteur dressait ces jeunes sauvages, et leur donnait à dévorer les pommes vertes de son jardin. Quelques éducations brillantes en ce genre lui firent un nom, et le cercle de ses relations s’étendit. Alors, il inventa deux choses qui étaient méconnues avant lui, et qui prirent l’enfance par l’endroit sensible ; je me plais à déclarer qu’il n’y a point de jeu de mots là dedans. D’une part, il inventa la gymnastique, appliquée au redressement de l'intelligence ; de l'autre, il inventa le transport des marmots en voiture. C’étaient deux idées de génie : la gymnastique et la voiture étaient imaginées, sans doute, mais l’instituteur trouva la manière de s’en servir. De là sa fortune et sa gloire.

Ce succès dans la surveillance du bas âge ouvrit à notre instituteur des perspectives nouvelles. Il se dit que l’art du pensionnat était encore au berceau, et qu’en appliquant à cette industrie les procédés des découvertes récentes, entre autres la vapeur et la mécanique, on confectionnerait des éducations d’un meilleur débit. Bien des préjugés régnaient dans sa partie : on exerçait la profession terre à terre ; on élevait les enfants en vue d’eux-mêmes et non de l’institution ; on ornait leur esprit, on formait leur cœur sans songer le moins du monde à en faire une enseigne pour l’établissement ; on oubliait trop qu’une industrie est une industrie, qu’une spéculation est une spéculation. Ces réflexions amenèrent l’instituteur à envisager l’éducation au point de vue utilitaire, à calculer ce qu elle peut rendre à un entrepreneur qui exploiterait la chose en grand et avec des procédés particuliers. Il comprit qu’il y avait là une mine d’or ; il se lança, ouvrit un commerce d’enfants, de curiosités latines et grecques, de merveilles assorties. C’était toute une révolution.

Pour faire accepter l’idée, il fallait la répandre. Jusqu’alors personne n’avait spéculé sur l’enfance, à raison d’un franc vingt-cinq centimes la ligne. On ignorait l'art de fasciner le père de famille par un entrefilet de journal, un fait Paris, ou même par ce que l'on nomme techniquement une réclame. Le moyen était d'autant plus triomphant qu’il n'était point usé. Un journal est un insidieux confident qui laisse des traces dans les esprits les plus distraits. On ne sait où on a lu, par exemple, que l'institution Roustignac est la première des institutions, que les pairs de France y placent leurs rejetons, et que le pacha d’Égypte y entretient un enfant de son dix-huitième lit : on ne sait où l’on a lu cet éloge, et pourtant il fait partie intégrante de nous-mêmes et de la somme de nos connaissances. Nous l'adoptons : nous en faisons part à nos amis. D’où cela vient-il ? Peu importe. L'idée circule, elle fait son chemin. On a ainsi créé des tailleurs de génie et des pommades souveraines : il ne s’agissait plus que d’appliquer le moyen à l'instituteur.

Ce fut le triomphe du grand homme dont je parle : il savait par quelle variété d’influences on agit sur le public, et quels langages divers il convient de faire entendre à des crédulités de toute nature. Jamais souplesse plus ingénieuse ne fut déployée dans une œuvre plus difficile. Chaque journal recevait le mot le plus propre à agir sur sa clientèle.

Dans le journal de l’opposition, on lisait :

« L’institution Roustignac est l’une de celles qui professent avec le plus de franchise le respect de nos « libertés. Le vénérable Lafayette a promis d’y envoyer trois de ses petits-fils ; le président des États-Unis vient « d’y expédier son neveu ; et la Grèce régénérée y entretient dix-huit descendants de Léonidas. Le local est vaste « et aéré, la nourriture abondante et saine… Il y a des maîtres d’escrime et d’équitation. »

Dans le journal conservateur, on lisait :

« La révolution de juillet a fait éclore une institution dont le besoin se faisait généralement sentir, « l'institution Roustignac. Pour la première fois en France, l’éducation y a pris une teinte professionnelle, sans « que les études universitaires y soient pour cela négligées. Il y a des maîtres de comptabilité, de tenue de livres « et d'histoire naturelle. Les mathématiques y sont on honneur : l'institution a fait recevoir quinze élèves sur « seize à l‘école polytechnique, dix-huit à l'école navale, douze à l’école normale. Les princes sont venus visiter « l’établissement, et S. M. a daigné faire témoigner à M. Roustignac toute la satisfaction qu’elle éprouve pour « une création qui honore son règne. Le local est vaste et aéré, la nourriture, etc., etc… Il y a un maître de « natation et un maître de danse : ce dernier enseigne comment ou saluait dans l’ancienne cour. »

Dans le journal légitimiste, on lisait :

« Il ne restera plus bientôt d'institution où les pratiques religieuses soient en honheur. Cependant, nous « devons signaler une exception consolante, celle de I’institution Roustignac. Les exercices de piété y sont suivis « de la manière la plus régulière. Deux prêtres sont attachés à l’établissement ; l’archevêque de Paris y a « dernièrement confirmé soixante-deux élèves. Le local est aéré, etc., etc… Il y a un maître de plain-chant. »

Outre ces nuances politiques, il y avait encore des nuances domestiques, pour ainsi dire, et le chapitre des séductions de famille.

Pour les mères sensibles, on disait :

« C’est madame Roustignac elle-même qui préside à la toilette matinale des enfants, qui les fait laver « sous ses yeux, décrotter, brosser, comme le ferait la maman la plus attentive. Le local etc. etc., etc… Il y a des « barrières en fer devant les bassins et des grillages aux croisées. »

Pour les pères vaniteux, on disait :

« L’institution Roustignac tient toujours le haut bout dans les solennités universitaires : trente prix au « grand concours, cent cinquante prix au collège, en tout, trois cent vingt-quatre nominations, voilà son lot. C’est « elle qui a fourni l’élève Patouillot. couronné trente-six fois, et l'élève Mistigri, fils d'une de nos illustrations « littéraires. Le « local est, etc., etc… On garantit le succès aux parents doués eux-mêmes de quelque « intelligence. »

Qu’on juge de l’effet de ces annonces alors nouvelles : le pensionnat Roustignac fit fureur ; on y expédiait des sujets, francs de port, des quatre coins de la France. Notre industriel fit le difficile : il refusa quelques marmots notoirement scrofuleux ; autre moyen de flatter ceux qui étaient admis. Bref, ce fut une fortune sans égale. L’instituteur s'en montra digne : le succès ne l'enivra pas. Il comprit le premier que la lutte universitaire allait devenir la pierre de touche des institutions, et avant tous les autres il s'y prépara. Ce n’était pas d’ailleurs un industriel ordinaire et sans études. Il savait à quel point la nourriture du corps peut modifier les forces vivantes : il résolut d'appliquer ce système à la nourriture de l’esprit. Ainsi, plus d’une fois il avait entendu citer celle histoire d'un berger anglais qui transformait à son gré les bœufs et les moutons, modifiait, à l’aide du régime, la grosseur et le poids des os, le volume du squelette, portait à volonté la graisse sur le gigot ou sur le filet, diminuait l'entrecôte ou renforçait le gîte à la noix. Il savait aussi que ce régime, appliqué aux hommes, avait eu un certain succès ; que I’on dressait par ce moyen des boxeurs et des jockeys, les uns pour l’hygiène du coup de poing, les autres pour jouer le rôle de fantômes. On obtenait de la sorte, à l'aide de l'alimentation et de l'exercice, des membres presque artificiels, mais parfaitement propres au pugilat et à la course des chevaux. L'idée était ingénieuse : il ne s’agissait plus que de l’appliquer à l'enfance.

L’institution Roustignac eut encore cet honneur ; elle inventa le culte et l’éducation des spécialités au point de vue du concours universitaire. On y créa la catégorie du thème grec, celle de la version grecque, celle du thème latin et de la version latine. L’histoire, le discours français, la géographie, les mathématiques, enfin, toutes les branches de l'enseignement eurent un noyau de lévites plus particulièrement chargés de les desservir. On pratiqua sur les élèves le système suivi sur les bœufs et les moutons, ou, si l’on veut, sur les boxeurs et les jockeys : on les dressa en vue d'un résultat donné et spécifié ; on alimenta l'esprit de manière à ce que la substance se portât plutôt sur une partie de l'intelligence que sur l’autre, et que le discours latin ne nuisît pas, par exemple, à la version française. Voilà quelle fut la découverte, l'invention de l'instituteur auquel j'avais confié l’aîné de ma race. Cet homme était aussi grand que modeste : il n'a pas même pris de brevet de perfectionnement ; aussi a-t-il été volé effrontément par ses confrères.

Depuis que mon Alfred suivait les cours de l'institution, il était devenu un puits de science. La pauvre Malvina ne pouvait plus se faire comprendre de son fils. On eût dit que le petit drôle avait oublié le français ; il n'avait que du grec à la bouche : c’était adorable. Quand je l'interrogeais amicalement sur ses études, il ne se laissait jamais interloquer.

« Eh bien, Alfred, lui disais-je, nous mordons, n’est-ce pas ? Que dit le papa Roustignac ? est-il satisfait ?
Onos, l’âne qui si bien chante, me répondait le petit helléniste.
— Et l’ordinaire, en es-tu content, mon chou ? ajoutait Malvina. Si tu n es pas bien nourri, il faut le dire : ton père se plaindra.
Agathos, bon, brave à la guerre, » répliquait mon héritier.

Ainsi du reste. Il épuisait les racines grecques de Port-Roval, je crois : il n’avait que du grec à la bouche ; les compatriotes de Léonidas ne l’auraient pas renié. À huit ans savoir du grec ! entretenir une conversation en grec ! Cela tenait du prodige. Mon cœur de père en tressaillit de joie. Malvina eût préféré une langue moderne.

Eh bien, telle était la rigueur du temps, qu'il fallait interrompre brusquement une éducation aussi brillante, couper les ailes à ce génie naissant. L’institution Roustignac avait poussé le mémoire trimestriel à un degré de perfectionnement où ma bourse ne me permettait plus d’atteindre. C’était un cruel et dernier sacrifice ; il fallait pourtant s’y résoudre. Quelques jours avant l’expiration du trimestre, je me rendis à l’institution pour déclarer à l’honorable industriel que mon fils allait lui être enlevé. Je ne croyais pas que cette mesure pût souffrir la moindre difficulté ; mais à peine eus-je décliné le but de ma visite, que le visage de l’instituteur se rembrunit.

« Vous rendre Alfred, monsieur Paturot ! vous n’y songez pas. Impossible, monsieur, impossible. Jamais, monsieur, jamais.
— Monsieur, c’est mon fils, il me semble.
—C’est possible, monsieur Paturot, mais c’est aussi notre premier thème grec, un sujet précieux, monsieur, avec la bosse du thème grec très-prononcée, monsieur. Nous l’enlever ! peste ! et en faveur de qui ? »

En prononçant ces paroles, le père Roustignac se promenait à grands pas dans 1’appartement et trahissait ses impressions dans un monologue entrecoupé :

« Qui me joue ce tour-là ? Je parie que c’est Barbichon! Oui, c’est Barbichon, ajouta-t-il en se frappant le front : il vient de faire voyager en province pour se procurer un thème grec de quelque valeur. Ah ! Barbichon, tu veux me souiller mes thèmes grecs ! Eh bien, nous verrons. Tu as renchéri de cinq cents francs pour avoir la version latine qui m’a battu au dernier concours ; mais tu ne me subtiliseras pas celui-ci, mon petit. »

J’écoutais ces doléances sans en comprendre toute la signification : enfin, quand l’instituteur parut plus calme, je me retournai vers lui pour renouveler ma demande :

« Assez, monsieur Paturot, je vous comprends et vais droit au fait. Quelles sont vos conditions ? combien exigez-vous ? »

Je crus rêver : les rôles étaient intervertis, l’instituteur remarqua mon hésitation et insista :

« Quelles que soient les offres que l’on vous fasse, monsieur, je vous demande la préférence. J’y ai quelques droits.
— Vraiment, monsieur, je ne vous comprends pas, lui dis-je. Mes moyens de fortune ne me permettent plus désormais… »

À peine avais-je prononcé ces mots, que la figure de l’instituteur s'épanouit :

« Eh ! n'est-ce que cela, cher monsieur Paturot ? que ne parliez- vous ? Votre Alfred est un trésor, un thème grec comme je n'en ai jamais eu. Nous le garderons, père fortuné, nous l'élèverons pour I’honneur de l’hellénisme.
— En vérité !
— Nous l’habillerons, en sus, si vous le désirez, monsieur Paturot ! Un enfant comme celui-là, un premier thème ! tenez, vous m’avez fait peur. Je vous ai cru vendu à un concurrent.
— Moi, oh ! quelle idée !
— Monsieur Paturot, j’adopte votre enfant : il achèvera ses études dans l'institution ; non seulement je le promets, mais je le signe ; nous allons passer un acte.
— Votre parole suffit.
— Du tout, nous allons signer, c’est plus sûr. Un thème grec comme celui-là ! j aurais envoyé dix voyageurs en province, qu’ils n’en auraient pas trouvé de pareil. »

Je fis ce que voulait l’instituteur : il s’engagea à garder mon fils sans indemnité, et moi je promis de le laisser dans le pensionnat tant que dureraient ses études. Sans savoir jusqu’où pourraient aller les écarts d’une affection spéciale, je venais de vouer mon Alfred au thème grec, comme on voue un enfant au blanc. Le père Roustignac avait frappé à coup sûr : mon fils ne démentit pas l’horoscope. Au bout de l’année scolaire on put lire dans tous les journaux :

« Le jeune Alfred Paturot, de l’institution Roustignac, a eu l'honneur de dîner avec le ministre de « l’instruction publique. On sait que cet élève a obtenu le premier prix de thème grec au concours. C’est le plus « beau succès de ce genre depuis la création de l’Université. »

En me félicitant de ce résultat, l’instituteur ajoutait :

« Monsieur Paturot, envoyez-moi donc votre cadet ; nous le ferons mordre à la version latine. »

XXX

LE CAPITALISTE D’OSCAR. — CLICHY.

Malgré des efforts inouïs, la maison Paturot s’éteignait sous le poids des escomptes : on n’emprunte pas impunément à quinze et vingt pour cent. De l’usure décente, j’étais descendu jusqu’à l'usure éhontée ; l’argent n’arrivait plus chez moi qu’au prix de démarches poignantes et de sacrifices accablants. La chose en vint au point, qu’à bout de ressources, un jour j’allai chez Oscar, malgré la promesse que j’avais faite à Malvina de n’y plus mettre les pieds ; je le savais ingénieux, fertile en expédients.

« N’est-ce que cela ? me dit-il après m’avoir écouté ; viens. Jérôme, je vais te conduire chez mon capitaliste. »

Le capitaliste d’Oscar!!! Le peintre ordinaire de Sa Majesté avait un capitaliste !!! Qui l’eût pensé ? Dans tous les cas, la découverte était assez curieuse pour mériter d’être vérifiée. J’acceptai donc l’offre. Le rapin donna une couche de vert à un Faune qu’il traitait par son procédé ordinaire, quitta sa blouse, se vêtit, prit son chapeau, et nous partîmes. Le capitaliste d’Oscar dédaignait d’habiter le quartier de la finance ; il occupait, entre le Palais-Royal et le Louvre, dans une des ruelles qui débouchent sur la rue Saint-Honoré, une maison qui lui appartenait et qu’il habitait seul. Je crus d’abord que nous allions voir paraître un de ces types d’usurier consacrés par la tradition et illustrés dans les romans ; je me figurais d’avance un vieillard sec et décharné, habitant un galetas garni de curiosités empaillées : ainsi le voulait la tradition. Quelle fut ma surprise lorsque, au delà d’une porte assez malpropre, j’aperçus un intérieur fort bien tenu, des escaliers cirés, des portières en velours, une antichambre, un salon, un cabinet somptueusement meublés. C’est dans cette dernière pièce que nous reçut le capitaliste d’Oscar, jeune homme de trente ans environ, élégant et poli, n’ayant dans les formes rien d’usuraire, ni les ongles crochus, ni les lèvres pincées, ni l’œil caverneux. Je n'en revenais pas.

Oscar me présenta à lui et exposa mon affaire. Le capitaliste souriait avec grâce ; évidemment, la négociation était enlevée. Pas le moindre signe de mécontentement, de mauvaise volonté ; pas de question pénible, indice de défiance. On eût dit un ami qui allait mettre son coffre à ma disposition, sans garantie comme sans réserve : c était lui qui semblait être mon obligé. Quelle découverte qu'un tel capitaliste ! Je ne m’étonnais pas qu'Oscar s’en fût jusque-là réservé le monopole.

« Monsieur Paturot, me dit-il avec une voix caressante, il vous faut 20,000 fr. ; je les ai à votre service.
— Ah ! monsieur, lui dis-je, que de grâce !
— Vous réglerez cela comme vous le voudrez.
— Monsieur, monsieur, répondis-je, ce serait trop : j'en passerai par les conditions d'usage.
— Du tout, ce sera à votre choix. Vous me nantirez comme vous l’entendrez, en filoselle, en flanelle, en châles de cachemire, en perles de Golconde, en lingots d'or ! c'est absolument à votre discrétion. »

Le désintéressement du capitaliste s'expliquait : il prêtait, mais il voulait un gage. Cette proposition donna un autre tour à mes idées. Il me restait un fonds de magasin d'un écoulement difficile, impossible même : je crus que l’occasion était favorable pour me procurer de l'argent sur cette valeur morte ; je l'offris au prêteur.

« Très-bien, monsieur, très-bien, me dit-il ; faites la note de votre dépôt. Peu importent les articles. »

J'avais cet état dans la mémoire ; je le dressai fort exactement, en l’accompagnant d’un désistement en faveur du capitaliste.

« Monsieur Paturot, me dit-il alors, je vous sais un honnête homme. Évaluez vous-même les marchandises que vous me donnez en nantissement, et je vous en avancerai le montant tout entier.
— Monsieur, lui dis-je, voilà qui est parfaitement loyal de votre part. C'est me piquer au jeu ; je ne démériterai pas de votre confiance. »

En effet, pour répondre à ce bon procédé, je mis une discrétion exemplaire dans mes évaluations ; cependant elles s’élevaient à vingt-deux mille francs.

« Vingt-deux mille francs, c’est parfait ; vingt-deux mille francs, vous les aurez, monsieur.
— Cependant, ajoutai-je, si vous voulez ne donner que vingt mille francs pour plus de sécurité, j'y souscrirai.
— Non, monsieur Paturot, ce sera vingt-deux mille francs, me répliqua-t-il avec le plus aimable sourire ; l’affaire n’aura lieu qu’à cette condition.
— Vraiment, monsieur, on n’est pas un plus galant homme que vous.
— Malheureusement, monsieur Paturot, ajouta le capitaliste en roulant des yeux attendris et laissant échapper un soupir étouffé, vous venez un peu tard. J’ai prêté hier cinquante mille francs à un fils de famille en train de se ruiner. Il ne me reste que six mille francs en caisse. Il faudra attendre trois semaines pour le reste. Quel dommage ! »

J’étais joué ; le drôle savait que je ne pouvais pas attendre ; il m’avait ainsi conduit peu à peu jusqu’à la limite de mes propositions sans se livrer, sans démasquer ses batteries. Je voyais que nous allions retomber dans les vieux moyens de comédie. Mais qu’y faire, hélas ! Six mille francs en numéraire, c’était quelque chose ; j’attendis le choc de pied ferme.

« Cependant, monsieur, poursuivit-il d’un ton plus sérieux, si quelques marchandises d'un débit très-courant pouvaient vous convenir pour les seize mille francs qui complètent votre somme, nous verrions à en finir tout de suite. »

C’était là le nœud du marché, une réminiscence de Molière. Je me voyais déjà obligé de choisir entre le fourneau de brique, fort utile à ceux qui sont curieux de distiller, et la tenture de tapisserie représentant les amours de Gombaud et de Macée ; j’avais à me charger des mousquets garnis de nacre de perle, du lézard empaillé garni de foin, du trou-madame et du luth de Bologne. Eh bien, il y a dans la vie des moments de vertige tels, que ni la réflexion, ni la honte d’être dupe, ne peuvent arrêter un homme. Le capitaliste d’Oscar connaissait ses justiciables ; il vit que je lui appartenais.

Nous nous levâmes, et il me conduisit dans ses magasins ; la maison entière était un bazar ; tous les étages étaient encombrés d'objets de pacotille, de marchandises hétéroclites, d’articles de bric-à-brac. Le propriétaire paraissait fier de ce magnifique assortiment.

« Monsieur Paturot, me dit-il en reprenant son air affectueux, vous êtes député ; vous avez droit à tous mes égards. J’ai souvent fait des affaires avec des députés, même avec des pairs de France ; je suis connu des hommes d'État. Beaucoup de procédés, voilà mon titre ; les personnes qui traitent avec moi s’en souviennent. Voyez, poursuivit- il en me montrant la plus abominable collection de camelottes qui ait jamais paru sous le ciel, voyez, choisissez là- dedans. Je ne vous impose rien, ni les prix, ni les articles.Voici une partie de cages d’oiseaux d’un goût charmant, dont un spéculateur m’a offert hier cinq mille francs, pour les expédier aux Canaries ; je vous céderai cela pour quatre mille francs. Voici des tuyaux de pipe qui prennent chaque jour de la valeur par suite de l’accroissement du nombre des fumeurs : trois mille francs ; c’est pour rien. Voici douze cents casquettes de loutre, six cents bottes à l’écuyère, deux mille boîtes de pains à cacheter, trois cents polichinelles, cinquante-six mille cure-dents en bois des îles, huit cents emplâtres de poix de Bourgogne, cent deux mille pois à cautère accompagnés de trois mille serre-bras, sept cents souricières en fer galvanisé, huit mille pinces à épiler, onze cents accordéons, mille flûtes à l'oignon, cinq cents daguerréotypes ! dix-huit mille statuettes complètement nues…
— Assez, lui dis-je, étourdi par ce bruyant inventaire. Je vais choisir mon lot.
— À votre aise, monsieur Paturot, je vous laisse : vous êtes maître de mes richesses, disposez-en comme bon vous semblera. »

J’achevai celte triste affaire : en retour d’un gage réel, je pris des valeurs imaginaires, des cages d’oiseaux, des cure-dents, des souricières, des accordéons. Je ne voyais dans tout cela que les six mille francs que j'allais recevoir.

C’est ainsi que j’amoncelais un orage sur ma tête ; enfin il éclata. Un jour l’argent manqua pour parer à un payement : ma signature resta en souffrance ; les protêts se succédèrent coup sur coup ; le bruit de ma déconfiture fut bientôt public. Je tins bon encore ; j’espérais épargner à mon nom la tache légale, et éviter la déclaration de faillite. Mes plus forts créanciers étaient bien disposés en ma faveur ; on me plaignait, on promettait de me secourir. Seul le capitaliste d'Oscar se montrait intraitable et me poursuivait à outrance : quoique nanti, il se prétendit à découvert, m’enlaça dans une procédure habile et expéditive, et avant que j’eusse pris mes mesures, obtint une contrainte par corps. Avec plus de sang-froid, j’aurais pu chicaner et gagner du temps ; malheureusement ma tête n’y était plus, elle succombait à tant d’épreuves. Il fallut donner ma démission de chef de bataillon et de député ; je restai nu et dépouillé sous le coup d’un jugement exécutoire. Les usuriers connaissent le prix du temps : dès que les pièces furent en règle, les gardes du commerce investirent mon domicile. Je fus épié, surveillé, saisi à l’improviste, et conduit à la prison de Clichy. À peine eus-je le temps d'embrasser Malvina, que je laissai en proie au désespoir.

Quand on arriva devant cet asile de douleurs ignorées, où la loi donne tort à l’imprudence et raison à l’exploitation, il est impossible de se défendre d’un sentiment d'angoisse et d’amertume. La prison n’est pas sombre par elle-même ; sa situation, qui domine Paris, la vue de quelques jardins environnants, le bâtiment, d’un aspect moderne, n’ont rien qui repousse : mais est-il de belles prisons? D’ailleurs, les greffiers, les guichetiers, les grilles, les verrous, sont là pour rappeler le captif à cette douloureuse réalité que l’on nomme l'emprisonnement. Nulle part, il n’est plus navrant pour le cœur, plus lourd à la pensée. Dans la vie du malfaiteur, la prison occupe une place ; il s’y est préparé, façonné de bonne heure ; il la quitte sans joie, il la retrouve sans chagrin. Il a attaqué sciemment la société ; la société se venge et le séquestre comme un être dangereux ; c’est bien : des deux parts on est quitte. Mais la prison pour une dette d’argent, voilà où se trouve la véritable torture. Que les hommes frappés ainsi aient été conduits sous les verrous par l’imprévoyance ou par le besoin, la prison n’en est pas moins un coup de foudre pour eux, une peine à laquelle rien ne pouvait les disposer d’avance. Entre eux et leur famille s’élèvent désormais des grilles qui n’admettent que des rapports limités et insuffisants. Ces pauvres captifs tiennent au monde par tous les liens qu’il crée et qu’il honore ; ils ont des femmes et des enfants dont ils sont les seuls soutiens, et l’emprisonnement atteint, condamne, tue souvent ces enfants et ces femmes. Ce n’est pas là seulement une torture pour le captif, c’est une grave responsabilité pour la société.

L’emprisonnement pour dettes est une rigueur difficile à justifier, un legs des temps barbares. À part quelques exceptions, elle se réduit toujours à ceci : demander à un homme de l'argent et le mettre dans une situation où il ne peut en gagner. Pour juger la contrainte par corps, il suffit d’être allé une seule fois dans son temple ; il suffit de voir qui elle frappe, et au profit de qui. Dans un ordre un peu élevé de relations financières personne n’en use, si ce n’est à l’état de gageure. Restent donc alors, d’un côté, comme victimes, des fils de famille, des pauvres ouvriers, des hommes qui ont livré légèrement leur signature, des gens du petit commerce ; de l’autre, comme incarcérateurs, des escompteurs sans pitié, des usuriers implacables ou des créanciers que la passion anime. Par une bizarrerie qui n’a pas été assez remarquée, la contrainte par corps n’atteint pas la classe en vue de laquelle elle a été surtout maintenue. C’est pour des actes et des engagements de commerce qu elle est instituée, et la prison pour dettes ne renferme que très-peu de commerçants. Quand ils y entrent, c’est pour y passer ; la remise d'un bilan suffit pour qu’un sauf-conduit les délivre. Il ne reste donc dans cette enceinte que des hommes victimes d’une fiction, des malheureux frappés comme commerçants, et qui ne le sont pas.

Quand je pénétrai dans mon nouveau domicile, je fus effrayé d’y rencontrer surtout des hommes appartenant évidemment à la classe ouvrière. C’est là le gros des détenus, ce qui fournit à la prison le plus fort contingent. On y trouve des menuisiers, des ébénistes, des revendeurs, des marchands en détail ; enfin, les petits commerces et les petites industries de Paris. Dans cette classe de détenus les sommes qui ont motivé l’incarcération sont toujours très-minimes, trois cents, quatre cents, cinq cents francs, que les frais d’huissiers et de procédure portent souvent au double. En enlevant à ces hommes la faculté de travailler, on leur a tout ôté, on a privé le ménage de pain, la famille d’asile. Aussi, ces infortunés se promènent-ils tristement dans la salle commune, honteux de leur désœuvrement, et avec la conscience des souffrances qu’il occasionne au dehors de cette enceinte maudite. On s’est trop habitué à regarder Clichy comme le purgatoire de quelques enfants prodigues qui y expient leurs fautes entre le champagne et leurs maîtresses. C’est là le moindre élément de la contrainte par corps : la prison pour dettes est l’asile de la privation et de la faim, et non de l’insouciance et de la débauche.

Qui croirait que, même dans cette enceinte, l'exploitation ait pu établir son siège ? Cela est pourtant. Voici des hommes réduits à donner leur corps comme gage, et qui, faute d’une rançon, subissent les peines de la servitude : certes, c’est là une déclaration de misère difficile à décliner. Il y a des exceptions peut-être, mais, pour la masse, le dénûment résulte de l’incarcération. Eh bien, on trouve à gagner quelque chose sur ces malheureux. La loi, prévoyante à demi, a voulu que le créancier déposât trente francs par mois au greffe de la prison pour être appliqués aux aliments du débiteur ; elle a oublié d'ajouter qu’aucune réduction ne pourrait être opérée sur cette insuffisante subvention. Or, voici ce qui arrive. L’État assure aux prisonniers le logement, mais non le mobilier et les objets de literie. On n'a une couchette que moyennant un prix de location. Où la spéculation ne se glisse-t-elle pas ? Le captif paye donc l’usage du lit, des matelas, des chaises, des tables, des armoires, et les vingt sous se réduisent ainsi à quatorze ou seize sous, ou mieux soixante et dix ou quatre- vingts centimes. Soixante et dix centimes par jour, voilà quelle est la haute paye du peuple qui habite Clichy. Ces soixante et dix centimes supportent encore les bénéfices de la cantine. Quant au reste, il appartient aux fournisseurs du mobilier. L'eau même ne coule pas pour tout le monde à Clichy ; on l'y vend. L'État devrait se montrer plus généreux vis-à-vis de gens qui payent de leur corps le droit de passer pour dénués de ressources.

Comme on le pense, j'arrivais là dans des conditions exceptionnelles. Par mesure de précaution, j'avais mis quelques pièces d’or dans mes poches, et à cette vue, le troupeau de guichetiers s’inclina profondément. Je ne marchandai sur rien, et distribuai à droite et à gauche des largesses qui me firent prendre pour un lord anglais. On me donna à choisir entre les cellules ; j’arrêtai la plus propre dans les étages supérieurs. De là je dominais la ville entière et une portion de l'ancien jardin de Tivoli. Le panorama était magnifique ; les barreaux seuls assombrissaient la perspective. Je veillai à ce que le domicile que me fournissait l’État n’offrît rien de trop repoussant au premier aspect. Malvina allait venir ; je voulais ménager sa sensibilité. Je me mis au courant des habitudes du lieu, je visitai le jardin, la salle commune, le restaurant, enfin tout ce que Clichy offre de curieux et d’utile. Au bout d'une heure de séjour j’étais déjà un hôte acclimaté à cette résidence.

Ainsi toutes mes gloires m’avaient conduit là, au milieu de celte population souffrante et déshéritée. Était-ce la peine de monter si haut pour aboutir à une semblable décadence ? Je n’ai jamais été un grand philosophe ; mais Clichy donnerait de la philosophie aux esprits les moins méditatifs. En jetant les yeux sur cette immense ville qui se déroulait à mes pieds et m’envoyait des bruits confus, involontairement je songeais au rôle que j’y avais joué ; je repassais dans ma mémoire cette marche rapide dans le chemin des grandeurs, mon élection comme capitaine, puis comme chef de bataillon de la garde citoyenne, ma candidature électorale, et le succès qui I’avait couronnée, ma situation financière et commerciale si longtemps brillante, les fêtes dont j'étais l’âme, la phalange d’artistes et de savants qui venait de perdre en moi un Mécène, mes efforts dans la carrière oratoire, et l'insaisissable moment où j’avais failli devenir sous-secrétaire d'État. Quels souvenirs, et en quel lieu !

Pour me tirer de ce rêve, il me suffit de jeter les yeux autour de moi, dans ma cellule de huit pieds carrés, d'y voir cette cruche d’eau, compagne obligée du prisonnier, l'étroite couchette garnie d’un matelas, la chaise boiteuse et la table de sapin qui composaient tout le mobilier. Ce retour vers la réalité remplit mon cœur d'une douleur qui n'était pas sans charme. J'avais abusé de la fortune ; je devais m’attendre à l’expiation.

XXXI

CLICHY. — LA VISITE DU PHILANTHROPE. — LE MONT-DE-PIÉTÉ.

Il existe, dans le cercle des relations sociales, une foule d'exploitations qui ne pèsent en général que sur les hommes éprouvés par l’adversité. Les riches y échappent ou ne les subissent que volontairement ; les classes aisées, les existences régulières n’en sont point atteintes. Le malheur seul reste donc le principal aliment de plusieurs industries, à partir de l’escompteur pour arriver au geôlier, en passant par l’huissier et le garde du commerce. Il faut que tout ce monde vive sur les positions embarrassées, les impose et les aggrave. Dès qu’on a descendu le premier degré de cette échelle fatale, on est livré à des mains qui, de charge en charge et d'expédient en expédient, conduisent infailliblement un homme à l’abîme. Vraiment la société n’a pas assez d’entrailles pour les êtres qu’atteint une sorte de déchéance ; elle est tenue à plus de protection et plus d’appui envers ceux qui tombent ; elle devrait empêcher qu’on ne partageât ainsi leur dépouille. La chute est assez lourde et l’expiation assez cruelle pour qu’on n’y ajoute pas les tortures de l’exploitation la plus ingénieuse et la plus raffinée.

Sans rien dire ici qui puisse blesser aucune classe, et en rendant justice à ce qu’il y a d’honorable dans toutes, il suffit de jeter un coup d’œil sur ce qui se passe au vu et au su de chacun. Dans les termes les plus ordinaires, et surtout pour les sommes modiques, une dette se double par les frais de procédure, et celui qui avec deux cent cinquante francs se serait libéré avant toute poursuite, ne voit guère lever son écrou à moins de cinq cents francs, quand les choses en sont allées jusqu’à l’incarcération. Les efforts désespérés qu’il a faits pour éluder la captivité ou pour en reculer le moment sont autant d’ajouté aux difficultés et souvent à l’impossibilité de la délivrance. On a vu quelquefois les charges s’élever dans une proportion plus forte encore, en dépit de la surveillance des magistrats et même des prescriptions de la loi. Sous le poids d’une servitude corporelle et d’un embarras de position, un homme ne conserve jamais l’idée bien nette de son droit, et devient presque toujours une victime résignée ; il ne se défend plus, il s'abandonne. Ce serait alors que la tutelle publique devrait intervenir d’une manière plus efficace, couvrir ces malheureux et les arracher à l’exaction. Des mesures bien simples suffiraient pour cela : un tarif de frais extrêmement modéré et une pénalité rigoureuse contre les hommes qui, en y dérogeant, essayeraient d’abuser de I’infortune. Avec une réforme dans ce sens et quelques exemples sévères, la chasse donnée au malheur n’aboutirait plus à une curée.

J’étais à peine installé à Clichy, et déjà les plaintes de la population qui l’habite frappaient mes oreilles. J’avais pu voir que, pour y vivre convenablement, il faut avoir constamment l'argent à la main : les millionnaires seuls s’y trouvent commodément et avec toutes leurs aises. Au moindre détail est attaché un salaire ; on ne porte pas de la geôle un journal, une bouteille de vin, une lettre, quoi que ce soit, sans qu’il y ait un factage attaché à ce service. Faire transsuder les poches du prisonnier, de manière à ce qu’elles restent complètement à sec, voilà quelle est la grande affaire de la hiérarchie des guichetiers. L’administration ne devrait pas souffrir qu’un pareil mobile dominât, même dans une prison pour dettes : elle est tenue à plus de générosité et de grandeur ; elle devrait se refuser à ces tarifs intérieurs qui ne sont qu’une exaction régularisée, et faire en sorte qu’une peine corporelle, subie dans un intérêt plutôt individuel que social, ne s’aggravât point de charges pécuniaires, que le plus grand nombre des prisonniers ne peuvent supporter sans douleur. L’administration, en outre, devrait être humaine. Dans toutes les prisons de malfaiteurs se trouve une infirmerie, où des soins leur sont assurés ; il n’y a rien à Clichy qui mérite ce nom. Les maladies y sont rares, dira-t-on ; cependant plusieurs prisonniers y sont morts ; ce qui prouve que l’on peut y tomber malade. Les créanciers sont intéressés à la santé de leur gage, et puisque la loi leur rend le service de le séquestrer, il est du devoir de l'administration, ne fût-ce qu'à ce point de vue, de ne pas le laisser périr.

J'avais passé près de vingt-quatre heures à Clichy, sans que personne fût venu m'y voir, et, de la part de Malvina, un si long retard m'étonnait. Je n’accusais pas son cœur ; mais je craignais quelque nouvelle catastrophe. Tant de secousses avaient ébranlé mon cerveau, que les idées les plus sombres l'assiégeaient. Seul dans ma cellule, les coudes appuyés sur la table, et tenant ma tête à deux mains, je me laissais aller à un profond désespoir, quand un bruit me réveilla. C’était elle, c'était ma femme; elle se jeta à mon cou, les yeux inondés de larmes :

« Mon Jérôme, s'écria-t-elle, enfin je t’ai rejoint ; ça n’est pas malheureux. Oh ! ces cerbères de porte clefs ! j’ai cru que je n'en finirais pas. Tiens, que je t’embrasse encore, mon homme, ajouta-t-elle en se jetant dans mes bras. Vrai ! j’ai pensé mourir deux cent cinquante fois depuis hier. J’en pleurais des ruisseaux de larmes. Toi ici ! Dieu ! si ce pauvre oncle vivait ! »

Elle sanglotait, et disait tout cela d’une manière entrecoupée, en m’embrassant et s'essuyant les yeux.

« Oui, Malvina, voilà où je suis venu aboutir, à Clichy ! La leçon est rude : plus d’amis, plus personne.
— Et ta femme donc, Jérôme ! Pourquoi oubliez-vous votre femme, monsieur ? Il ne faut pas m’en vouloir, mon ami : je suis venue deux fois hier, mais porte de bois. Passé trois heures, plus d’entrée. Ça n’est pas tout : pour arriver ici, il faut un permis de la police, rue de Jérusalem, au fond de la cour, un particulier roide comme un clou. J’y vais le soir ; ce monsieur était parti pour aller dîner avec madame son épouse. Ça a des femmes, à ce qu’il paraît. J’y retourne ce matin ; autre ennui. Une heure de queue, mon homme, comme à la Porte-Saint-Martin ; la prison donne, il faut croire. Enfin le respectable employé me délivre mon affaire. Tu n'as pas d’idée de cet air rogue : à empailler, quoi !
— Pauvre chérie, que de mal je te donne !
— Tu crois que c’est tout. J’arrive ici à la porte en deux temps ; trois francs la course ; le fiacre brûlait le pavé, un cocher de choix. Je montre mon permis, et je file vers le guichet. Ah bien oui ! — Madame ! qu’on me dit, madame ! — De quoi ? que je réponds, je vais voir mon mari avec l’assentiment de l’autorité. Vous ne connaissez donc pas la signature de vos chefs. — Si fait, madame, mais il y a une formalité à remplir ; veuillez passer dans le greffe. — C’est bien, que je réplique ; seulement dépêchez-vous.
— A-t-on vu vexation pareille ?
—Tu n’y es pas encore. J'entre, et je vois venir une femme qui me passe les mains sur le corps, sous le châle, sur le…, enfin, partout. A-t-on vu une horreur pareille ? On me prenait pour de la contrebande.
— Ah ! je devine, on voulait voir si tu n’entrais rien de prohibé, de l’eau-de-vie ou autre chose.
— Prohibé ou non, j'ai administré à la commère une poussée dont elle se souviendra. Tâter une femme ainsi : vilaine malhonnête !
— Tu te seras fait quelque mauvaise affaire, ma pauvre Malvina.
— Du tout, du tout ; elle a eu sa poussée. Maintenant elle ira se plaindre au roi si elle veut ; il ne la lui enlèvera pas.
— C’est le règlement de la prison.
— Je te dis qu’elle a eu sa poussée, et que si tout le monde lui en donnait autant, ça la dégoûterait du métier, la commère. Voilà.
— Toujours la même, cette Malvina. On peut le dire : toi, les grandeurs ne t’ont point changée.
— C’est bon, flatteur ! Mais parlons sérieusement. Jérome, il faut sortir de cet antre, il faut en sortir.
— J’y ai songé depuis hier, chérie. En prison, il n’y a que la réflexion de libre : aussi se donne-t-elle carrière. Il n'y a plus à reculer, mon enfant : le nom des Paturot est destiné à une dernière épreuve. Je remettrai mon bilan, c’est le seul moyen qui me reste. Il est tout dressé ; tu le feras porter demain au tribunal de commerce.
— Et quand sortirais-tu, Jérôme ?
— Dans quelques jours, Malvina, avec un sauf-conduit du juge : un huissier viendra lever l’écrou.
— Dans quelques jours, pas plus tôt : tu resterais une semaine dans cet enfer ! Ça ne me va pas !
— Comment faire ?
— Écoute, Jérôme, tu as ton moyen, suis-le ; moi, mon homme, j’en ferai à ma tête. Ces murailles me tombent sur les épaules ; je ne te dis que ça. Embrasse-moi vite, que je file : j'ai des affaires en ville, vois-tu. Adieu, mon pauvre mouton, adieu ! Et soyez sage surtout ; ne vous émancipez pas trop, ajouta-t-elle, en me tapotant les joues.

Elle disparut comme une biche, et de toute la journée je ne la revis pas. Je savais qu’elle s’occupait de moi, cela me consolait. J’essayai de me mêler au mouvement de la maison, je descendis au billard, dans le cabinet de lecture, dans la grande salle commune, où se confondent les prisonniers. Tout respirait la tristesse ; l’odeur même du local avait quelque chose de nauséabond. Cependant, ce jour-là il était facile de remarquer un air de propreté inaccoutumé. On attendait la visite d'un philanthrope connu qu’accompagnait le préfet de police. Dans ces occasions, la sollicitude des directeurs des prisons prend tout à coup un ressort extraordinaire. Ils se souviennent du procédé de Potemkin, et des villages postiches dont il sema l'itinéraire de Catherine de Russie. Par le même coup de baguette, les directeurs redorent et vernissent la cage de leurs administrés, et s’efforcent de donner à la prison un air de luxe et de fête. Les visiteurs trouvent que c’est là un séjour charmant dans lequel on doit nécessairement se plaire : ils félicitent le directeur, et tout est dit. Une note hyperbolique, insérée dans les journaux, complète l’inspection ; après quoi on passe à d'autres prisons et à d’autres exercices.

Le philanthrope qui devait accompagner le préfet de police est un homme qui s’est fait en ce genre une réputation européenne. Toutes les maisons de détention le connaissent ; les bagnes ont longtemps retenti de ses louanges. On lui doit l'amélioration du scélérat au point de vue du tête-à-tête et de l'influence personnelle. Quand il avait gardé un forçat ou un reclusionnaire pendant une demi-heure seulement, il le renvoyait parfaitement amélioré. Ce malfaiteur pouvait désormais prétendre à tout ; il avait droit au prix Montyon. Le philanthrope comptait dans sa vie une multitude de conversions éclatantes : il avait peuplé les bagnes de moralistes qui lui étaient dévoués, et qui y propageaient ses leçons. Jamais spectacle plus édifiant ne fut offert dans l’asile du crime. De quelque attentat qu’un homme se fût rendu coupable, assassin, parricide, peu importe, entrepris par le philanthrope, il cédait, et donnait dès lors l’exemple de toutes les vertus. Les natures les plus rebelles furent ainsi domptées, et il y eut un instant où les âmes pures étaient en si grand nombre dans les bagnes, qu’en comparaison la société paraissait peuplée de chenapans. C’était un danger très-grave. Pour le conjurer, il fallut prier le philanthrope d’améliorer moins complètement le détenu, afin que la société n’eût pas autant à rougir.

Ce philanthrope se rabattit alors sur l’alimentation du prisonnier, et chercha par quelles substances il pourrait se rendre agréable à cette classe intéressante de la société. Le potage de ses protégés se composait communément, soit de bœuf ou de porc salé, soit de bœuf ou de porc frais accompagnés de haricots: nourriture insuffisante ! inhumanité gratuite ! On avait sous la main les éléments des meilleurs consommés, des gélatines les plus substantielles, et, avec cette barbarie qui caractérise les industriels, on en faisait de petits sifflets, des jeux de dominos, des becs de parapluie et autres ustensiles peu pénitentiaires. Le philanthrope exécuta une rafle générale sur ces objets d’art, et les convertit en potages et bouillons alimentaires. Les détenus moururent d’inanition, mais bénirent leur ami ; c’était encore une manière de les amender. Depuis ce temps, le philanthrope vit partout des soupes salutaires et économiques ; il en vit dans les vieilles casquettes et dans les collets des habits, il en vit dans les feutres des chapeaux portés avec persévérance. Tout à ses yeux se transformait en potages, ce fut la seconde phase de sa gloire : elle fit autant de bruit que la première. Les mêmes journaux qui avaient célébré l'amélioration du détenu célébrèrent les perfectionnements de la gélatine : après avoir agi sur les cœurs, le philanthrope se portait au secours des estomacs, et visait à procurer des indigestions aux mêmes bagnes qu’il avait peuplés de moralistes.

Tel était l'homme célèbre qui honorait Clichy de sa visite. Il fut reçu à la porte par le directeur, qui l’attendait de pied ferme et connaissait le pèlerin. Ils échangèrent un regard amical, et l’inspection commença. On parcourut les salles, les cellules, la cuisine. Malheureusement quelques quartiers de bœuf y étaient pendus au croc. Ce spectacle rembrunit le visage de l'inventeur de la soupe aux dominos : il parut se scandaliser de voir que l’on nourrissait Clichy par un procédé si arriéré et si vulgaire ; aussi s’en vengea-t-il en passant dans la salle commune, où se trouvaient de grands bancs en cuir que l’usage avait horriblement graissés.

« Directeur, s’écria-t-il en se tournant vers ce fonctionnaire, quand vous réformerez ce meuble, n’oubliez pas que vous avez là d’excellents consommés. Je vous en donnerai la recette. C’est divin au goût, et tout à fait économique. »

Ainsi parla le philanthrope, tout en cherchant de l’œil, dans la phalange des détenus qui remplissaient alors la salle, s’il n’y en avait pas quelqu’un qui fût susceptible d’être amélioré. L’examen du personnel ne parut pas le satisfaire, et cela se conçoit. Il lui fallait de grands criminels, des scélérats fieffés, et il n’y avait là que de fort honnêtes gens. Aussi l’inspection fut-elle courte. L’essentiel était d’avoir paru sur les lieux, afin de justifier la note que l'on devait insérer dans les journaux du lendemain avec accompagnement de grosse caisse.

— « M***ce philanthrope que l’Europe nous envie, a visité hier la prison de Clichy, et s'est montré « satisfait de la tenue de l'établissement, comparable à tout ce que l'on connaît de mieux en ce genre en « Angleterre, en Prusse, en Amérique et à Otahiti. Il a obtenu une audience de Leurs Majestés pour leur rendre « compte des résultats de cette inspection. On ne saurait trop accorder d'éloges à cette sollicitude active qui « éclate en soupes économiques, etc. »

La comédie était jouée ; la prison reprit sa physionomie ordinaire. Le directeur n’en fut ni plus généreux ni plus attentif ; les guichetiers n’en furent ni plus polis ni moins avides ; le greffe se montra toujours aussi fiscal, et les visites corporelles n’en furent pas moins continuées à la porte. Rien n’était changé dans la prison ; il n’y avait qu’une inspection et une comédie de plus.

La journée se passa, la nuit aussi ; la matinée suivante s’écoula également sans que j’eusse des nouvelles du dehors. J'étais certain que Malvina ne m’oubliait pas : mais, que faisait-elle ? Le chapitre des suppositions était immense, et je ne l’avais pas épuisé, quand un commissionnaire attaché au service de la maison vint m’avertir que l’on me demandait au parloir. J’y courus : Malvina se trouvait là, elle venait de faire lever mon écrou ; j’étais libre. Le capitaliste d’Oscar avait été désintéressé : il ne restait plus qu’à régler avec le greffe. Quand j’arrivai, ma femme y exhalait sa mauvaise humeur :

«  Ah çà, disait-elle, c'est à n’en pas finir. J’irai dire à Louis-Philippe comment l'on tond le pauvre monde ! Encore douze francs ! mais c’est une horreur.
— C’est l’usage, madame, la levée de l’écrou !
— Il est propre, l’usage. Montrez-moi donc ou vous le prenez, l’usage ! Aussi bien, depuis ce matin, je ne fais que donner ! huissier par-ci, greffier par-là, guichetier, geôlier, timbre, quittance, levée d’écrou. Ce n’est pas possible, monsieur ; j’irai me plaindre à la Chambre des députés.
— Allez, madame, vous en avez le droit.
— Oui, et vous ne me rendrez pas mon Jérôme. Tenez, monsieur, ajouta-t-elle avec colère et en jetant trois pièces de cent sous sur la table du greffe, payez-vous. Aussi bien n’est-ce pas acheter trop cher le plaisir de ne plus vous voir. »

Le greffier ne répondit rien, retint sa somme, et rendit le reste : probablement il était habitué à de pareilles scènes. Mes préparatifs de départ furent bientôt faits ; une voiture nous attendait à la porte ; nous partîmes. Quand je franchis le seuil de la prison, il me sembla que je respirais plus librement. Malvina était radieuse.

« Comment as-tu fait ? lui dis-je.
— Ah ! ça, c’est mon secret, répliqua-t-elle.
— Voyons, parle, tu piques ma curiosité.
— Mon homme, quand une femme a son mari sous les verrous, elle n’a plus besoin de toilette, et, comme dit l’autre, le mont-de-piété n’a pas été inventé pour les habitants de la lune. J'ai emprunté dix mille francs à ma tante, voilà. »

Tout s’expliquait : les diamants, les bijoux, les châles de ma femme m’avaient servi de rançon ; elle y avait consacré les débris de notre opulence ; l’argenterie même avait pris ce chemin. C’était encore un de ces moyens qui ne servent qu’à aggraver le mal ; mais ici l’intention couvrait et justifiait tout. Cependant il fallut songer à dégager ces objets. Je déposai mon bilan et obtins de l’argent de la faillite les premières sommes disponibles pour opérer ce retrait. Il importait de toutes les manières à la masse des créanciers de rentrer dans des valeurs plus fortes que l’avance qui avait été faite. Je me rendis donc avec la reconnaissance d’usage dans le bureau que m’indiqua Malvina.

Ma pauvre femme avait été fort mal inspirée dans ce choix : guidée par ses souvenirs, elle s’était adressée à l’un des commissionnaires du mont-de-piété, qui grèvent d’un droit à leur profit les sommes qu’ils procurent. Cette institution est, dans bien des cas, un piège dont le gouvernement se rend complice. Les déposants qui se rendent dans ces maisons croient avoir affaire à des agents de l'État et non à des personnes qui opèrent pour leur compte ; elles ignorent qu’en s’adressant à l’établissement principal, elles y trouveraient de l’argent à trois pour cent de moins que dans ces succursales. Malvina avait eu affaire à l’un de ces intermédiaires, et il fallut supporter toutes les conséquences de son erreur. Je me présentai à son bureau avec la somme nécessaire pour retirer le gage. Le dépôt avait été fait un mois et un jour auparavant ; voici ce qu’il nous coûta et sous quel décompte j’obtins la restitution des objets :


Somme avancée : 10.000 fr.
Droit du commissionnaire : 2 centimes par franc, 2 p. 0/0 pour engagement : 200
Droit du commissionnaire : 1 centime par franc, 1 p. 0/0 pour Dégagement : 100
Droit de prisée : 1/2 p. 0/0 : 50
Intérêts et frais du mont-de-piété : 1 1/2 p. 0/0 (le mois commencé comptant pour un mois plein) : 150
500 fr.

C’est-à-dire que le gouvernement, qui proscrit et punit l’usure, m’avait prêté, sur gage, de l’argent à raison de 60 pour cent par an. Il est vrai que le mont-de-piété est une institution philanthropique.

XXXII

LE DÉLIRE DE MALVINA. — ASSEMBLÉE DE CRÉANCIERS. — LE PORT APRÈS L’ORAGE.

Je croyais avoir épuisé la coupe du malheur, quand une nouvelle épreuve vint fondre sur moi : Malvina tomba gravement malade. Tant que la pauvre femme avait eu l’espoir de rétablir notre position à force de courage et d'activité, sa santé n’avait pas souffert d’une manière apparente. L’âme domptait le corps, un effort fiévreux couvrait et déguisait les ravages du mal. Les soins du magasin, le souci que lui donnaient ses enfants, mes embarras financiers et le brusque incident de ma captivité, tout avait contribué à entretenir chez elle cette exaltation, cette agitation qui suppléent à la vie régulière. Quand cet aliment lui manqua, un affaissement complet s’empara d’elle, une désorganisation lente se révéla dans ses traits et altéra ses habitudes. Elle, si rieuse et si vive, tombait parfois dans des accès de taciturnité profonde, et rien ne pouvait la tirer de cet abattement. La maison de commerce était en pleine déconfiture ; il ne me restait plus qu’à suivre les phases d’une liquidation légale et des tristes formalités qu’elle entraîne. Quant à Malvina, le désœuvrement le plus absolu avait succédé pour elle à l'existence la plus occupée : ce contraste détermina une crise.

Malgré tous nos soins, l’état de la malade empirait : des symptômes aigus avaient succédé au marasme chronique. La fièvre redoublait, la tête était prise ; les médecins appelaient cela une méningite. Les saignées, les sangsues, rien ne put calmer le mouvement du pouls et arrêter une destruction évidente. Le délire compliquait le mal, et des accidents nerveux l’aggravaient. Les moments lucides devinrent de plus en plus rares ; ma pauvre femme semblait avoir perdu le sentiment de ce qui se passait autour d'elle. Des paroles sans suite, des mots entrecoupés, produit d'affreux cauchemars, s'échappaient de sa bouche ; des gestes convulsifs attestaient la violence de la lutte et les efforts d'une riche constitution. Depuis que la maladie avait pris cette gravité, je ne quittais plus le chevet de la mourante. C'est moi qui la veillais et la soignais : je ne voulais laisser à personne ce soin et ce devoir ; à peine me résignai-je à prendre quelque nourriture. Une nuit, je me trouvais près de son lit : triste et douloureuse nuit ! la garde venait de s’endormir, ma femme semblait assoupie, quand tout à coup une crise épouvantable se déclare. L’agitation est extrême, le délire redouble, les hoquets se succèdent, une sorte de râle se fait entendre au milieu de cris entrecoupés. On dirait qu’une pensée fatale obsède la malade; elle porte la main à son front comme pour la chasser ;

« Oscar, Oscar, disait-elle avec un tremblement nerveux, Oscar… Oscar… laisse-moi ! »

Ses dents s’entre-choquaient, des flots de sueur inondaient son visage. Ce que c’est que le délire, et quelles idées il peut éveiller ! Ce nom d’Oscar, ainsi prononcé, était-il une hallucination ou une réminiscence ? D’où vient que ce nom se mêlait à ce délire et retentissait sur ce lit d’agonie ? Ce nom planait sur la période brillante de ma vie et semblait la dominer ; j’avais obéi malgré moi à cet homme comme on obéit à l’ange du mal. Il m’avait fait capitaine et commandant de la garde nationale, premier échelon de ma grandeur, et, depuis ce temps, l’esprit de gloriole et de vertige ne m’avait plus abandonné. Je lui devais la connaissance de la princesse Flibusftokoï et de son acolyte le feld-maréchal Tapanowich ; il s’était mêlé de ma candidature au parlement ; il avait disposé de mon crédit comme d’une chose qui lui appartenait. En recueillant mes souvenirs, je réfléchis alors que ma maison avait été la sienne, que ma caisse n’avait pas eu de plus rude assaillant, qu’il m’avait imposé son intimité, ses tableaux, plus verts que son âme, ses amis, ses connaissances, ses goûts culinaires. Il était devenu plus maître que moi de mon propre intérieur, et cela au point que Malvina elle-même s’en était souvent révoltée. Pauvre chère âme ! s’était-elle toujours défendue avec succès contre ses obsessions, et n'avait-il pas poussé plus loin ses entreprises ?

C’est une justice à me rendre, en face de ce lit d’angoisses le soupçon ne pénétra point dans mon cœur, la défiance l’effleura à peine. Le sentiment d'une compassion profonde, d’une tendresse éplorée, suffisait pour le remplir. Ma femme m’avait donné tant de preuves de dévouement, anciennes ou nouvelles, que rien ne pouvait tenir contre cette pensée. Si l’autre, que je m’abstiens de nommer, avait été mon démon au jour du vertige, elle avait toujours été mon ange au jour de la douleur. On a souvent attaqué, critiqué le mariage par l'exception, par le détail ; on a oublié cette communauté d’intérêts et de souffrances qui le relève et qui l’épure. Les nuages passent et le lien reste. Je l’éprouvais alors ; je comprenais par combien de fibres cette âme qui s’en allait tenait à la mienne, et à quel point, entre deux existences longtemps confondues, l'identification est complète. Aussi ne me resta-t-il de ce triste épisode qu’un amour plus grand pour cette compagne qui s’éloignait, et en même temps une haine implacable pour le nom échappé de ses lèvres. Abominable rapin ! Je me promis bien de me soustraire désormais à son influence.

Cependant cette crise, qui m’avait tant effrayé, eut un dénoûment heureux. Une transpiration abondante tempéra les ardeurs de la fièvre ; le pouls se modéra ; les symptômes dangereux disparurent ; Malvina était sauvée.Trois jours après, elle entrait en convalescence ; quelques soins attentifs devaient compléter la guérison. La vigueur du sujet rendit le retour à la santé plus prompt et plus facile ; le babil revint, et dès lors je fus complètement rassuré. Pour maintenir cet état favorable, je me permis un petit mensonge : je laissai croire à Malvina que mes affaires s'arrangeaient naturellement. C’est le contraire qui était vrai. Faute d’avoir su m’arrêter à temps, le désordre s’était introduit dans mes écritures, et ma liquidation se présentait sous l’aspect le plus déplorable. Ce que l’imprudence de mon commis avait commencé, l’escompte et l’usure l’avaient aggravé sans remède. Les livres n’avaient jamais été ni régulièrement ni sincèrement tenus, ce qui rendait ma position bien plus alarmante. Le premier travail de dépouillement des syndics n’élevait pas au-dessus de 6 pour 100 le dividende probable. 1,000,000 de passif contre 70,000 francs d’actif, voilà où j’en étais. Vendus par expropriation forcée, mes immeubles n’avaient pas même suffi pour désintéresser les créanciers hypothécaires. La maison moyen âge fut adjugée à l’architecte chevelu pour 250,000 francs, le château de Valombreuse à mon notaire pour 103,000 francs. Ainsi mes folies profitaient à ceux-mêmes qui les avaient provoquées. On ne pouvait être dépouillé plus légalement, ni égorgé en meilleure forme.

Malgré la triste tournure que prenaient les choses, je me faisais encore illusion, je formais des plans pour l’avenir, je croyais à un retour de fortune. Mes créanciers allaient se réunir ; je voulais leur offrir un dividende plus élevé que l’actif net, en les priant d’accepter comme garantie ma probité et mon désir de les désintéresser entièrement. Avec le magasin et les débris d’une vieille clientèle, nous pouvions espérer de rétablir nos affaires : un travail assidu et une surveillance infatigable devaient réparer le mal qu'avaient causé l’oisiveté et la négligence. Malvina était enchantée de ce projet : l’idée de se remettre à la besogne la ranimait ; elle y voyait un moyen de réhabilitation et l'avenir commençait de nouveau à lui sourire.

« C’est ça, disait-elle ; vienne de l’ouvrage, et l'on verra ! Ah ! il faut serrer son jeu dans les affaires ! eh bien, on le serrera, son jeu. Tu tiendras la caisse, moi je serai à la vente.
— Plût au ciel que tu ne l’eusses jamais abandonnée ! lui dis-je.
— Le passé est passé, Jérôme ! Le Père éternel lui-même n’y pourrait rien ; mais avec les honnêtes gens il n'y a rien à perdre. Comme le disait ton pauvre oncle, les Paturot n’ont jamais demandé grâce à personne.
— Quel souvenir, Malvina !
— Ah ! oui, c’est dur ; ça fait saigner le cœur ! Pauvre cher oncle ! s'il n’était pas mort, il en prendrait une attaque. Dame ! les anciens, ce n’était pas comme les modernes ! Délicats sur la chose ! payant jusqu’au dernier centime ! Ah ! les anciens ! purs comme l’or, tout ce qu'il y a de plus pur !
— Soyons comme eux, ma femme.
— À mort, mon homme. Rends-moi à la filoselle, et tu verras. »

Nous nous donnions ainsi du courage et vivions d’illusions : l’espoir jette des racines si profondes dans le cœur de l’homme. Plein de cette confiance, je négligeai de voir mes créanciers et d'implorer leur compassion. Il me semblait que l’exposé de mes pertes, fait par les syndics de la faillite, suffirait pour justifier mon impuissance et rendre manifeste ma bonne foi. Dans l’intérêt même de la liquidation, un concordat était une chose utile qui ne devait pas, à ce qu’il me semblait, rencontrer d’opposants. Je comptais sans les créanciers farouches qui s’élèvent toujours du sein d’une masse, et sans les créanciers subtils qui cherchent, à l'aide d’une opposition, à se ménager des arrangements particuliers. Jusqu’au jour fixé pour le concordat, je m’abusai ainsi et ne visitai personne. Cette faute indisposa contre moi la plupart des porteurs de titres : ils y virent de l’orgueil et une réminiscence de mon ancienne morgue de député. La politique s’en mêla ; il se forma un complot, une cabale à mon insu ; il fut question de me donner une leçon éclatante. L’explosion devait avoir lieu en public, devant le juge-commissaire. Je n’en aurais rien su sans une visite singulière dont je fus honoré le matin même de la réunion, et au moment où j’allais m’y rendre.

« Monsieur, me dit la personne qu’on venait d’introduire dans mon cabinet, ne me reconnaissez-vous pas ? »

C’était l’un des escompteurs qui m’avaient traité le plus usurairement ; je ne le reconnaissais que trop, et le saluai par son nom.

« Monsieur, ajouta-t-il alors, le temps presse ; on nous attend l’un et l’autre au tribunal de commerce ; je serai bref. Vous croyez que votre affaire ira toute seule, que vous obtiendrez un concordat : détrompez-vous. Vous allez rencontrer des créanciers irrités, implacables.
— Comment cela, monsieur ?
— Comment ? Ce serait trop long à vous expliquer. D’abord, vous n’avez que 6 pour 100 à donner ; 6 pour 100, c’est-à-dire rien. Personne n’a d’intérêt à vous ménager.
— Je donne tout ce que j’ai, en honnête homme.
— Soyez fripon, et donnez 20 pour 100.
— Monsieur !
— Allons au fait. Vous allez être attaqué violemment ; vous n’aurez pas votre concordat, vous dis-je : l’affaire est montée de main de maître.
— Et qui m’a rendu ce service, monsieur ?
— Moi, et je viens voir si vous voulez que la bombe éclate : seul j’y puis mettre le feu. Réfléchissez vite ; nous n’avons plus que douze minutes, » ajouta-t-il en jetant les yeux sur ma pendule.

Je compris que j’avais affaire à un aigrefin à qui de pareils marchés étaient familiers, et qui ne s’avançait pas à la légère : il importait de savoir où il en voulait venir.

« Vos conditions ? lui dis-je en imitant son laconisme.
— Très-douces, répliqua-t-il. Vous me renouvellerez mon titre en le datant du mois d’août prochain ; quatre mois pour vous blanchir ; ce sera suffisant.
— Autrement ?
— Autrement point de concordat ; je n’ai qu’à ouvrir la main, elle est pleine de tempêtes.
— Eh bien, monsieur, vous l’ouvrirez, lui dis-je alors ; j’ai été malheureux, mais je ne serai pas déloyal. J’ai peu de chose à offrir à mes créanciers, mais je ne me laisserai pas rançonner par l’un d’eux au détriment des autres. Ce serait un indigne marché.
— C’est votre dernier mot ?
— Oui, monsieur. »

Il prit son chapeau et sortit. Certes, je n’eus pas de regret d’avoir repoussé cette ouverture ; mais mon cœur se serra à l'idée des hostilités que j’allais essuyer. Je m’étais habitué à considérer une assemblée de créanciers comme une simple formalité ; elle allait se transformer en une lutte pleine de passion. Quand j’entrai, je rencontrai de tous côtés des regards hostiles ou curieux. Un ancien député à l’état de déconfiture est un spectacle assez rare ; on en jouissait alors dans ma personne. Les syndics firent leur rapport ; il était favorable : mes pertes s’y trouvaient justifiées, et quelques reproches bien mérités de négligence formaient la part de la censure. Quand cette pièce eut été lue, mon ennemi se leva et tira de sa poche un formidable dossier. C’était un contre-rapport, un réquisitoire dans toutes les formes. Jamais masse pareille de griefs ne fut accumulée avec plus d’art : mon adversaire avait compulsé tous mes livres et y avait trouvé les traces des altérations que mon fondé de pouvoirs s’était autrefois permises. À mesure que la série de ces accusations se déroulait, je voyais la figure du juge-commissaire se rembrunir ; j’entendais un murmure sourd s’élever du sein de l’assemblée. Je n’étais plus devant des créanciers, j’étais devant un jury, et l’acharnement de mon antagoniste fut tel, qu'il alla jusqu’à prononcer le mot de banqueroute. J'étais consterné, atterré, je n'avais jamais entrevu cette expiation nouvelle. Cependant il fallait parler, se défendre ; je le fis, en balbutiant, avec la mort dans le cœur ; j’invoquai ma bonne foi, mon dénûment actuel, la vieille probité commerciale du nom que je portais. Mes paroles ramenèrent quelques créanciers ; ils y virent l’émotion d’un honnête homme et l’accent de la conviction. Mais l’influence de mon ennemi était trop puissante et il m’avait porté des coups trop rudes pour que je pusse me relever. À une assez grande majorité, on me refusa un concordat. Il en est ainsi dans presque toutes les affaires où le failli ne subit pas la loi des meneurs et ne se soumet pas aux conditions qu'ils lui dictent.

Adieu dès lors mes projets et ceux de Malvina ! La masse des créanciers se forma en contrat d'union et s'empara des instruments de travail qui nous restaient, magasin, marchandises, mobilier, valeurs de toute nature. Nous restions nus et dépouillés, avec la misère en perspective : on ne pouvait pas descendre plus bas. Que faire ? Où trouver de l’emploi ? Nos dernières et faibles ressources allaient s'épuiser : il fallait prendre un parti. Malvina voulait retourner à ses occupations d’ouvrière ; je l'en empêchai. Il me semblait impossible que le gouvernement ne fît rien pour un homme qui avait toujours marché avec lui, qui avait joué un rôle à la Chambre et failli devenir sous-secrétaire d’État. On ne pouvait pas laisser s’éteindre dans la misère un vote longtemps dévoué et une existence brillante naguère. Je demandai une audience au président du conseil des ministres, qui m’accueillit très-galamment. On chercha de toutes parts une place vacante qui ne fût pas promise à un député en exercice. Cette recherche dura longtemps : mes ci-devant collègues ont tant d’électeurs à nourrir, qu’ils sont en quête de tout ce qui peut apaiser d'insatiables appétits. Enlin, un petit poste de mille écus fut découvert dans une résidence éloignée : on me l’offrit, et je l'acceptai avec reconnaissance.

C’est là que je vis avec Malvina, revenu des grandeurs et résolu désormais à prendre les choses en philosophe. Ce tourbillon de Paris, dans lequel la tête la plus saine éprouve des vertiges, n'est pas, après tout, un souvenir si enivrant, qu’on ne puisse s’en détacher. La province laisse bien plus d’action à la pensée, bien plus de liberté à la méditation. Ici le paysage est charmant, et nous en jouissons à toute heure. La nature remplace avec succès les prestiges de l’art, et je ne sais point de décoration d’opéra qui puisse atteindre aux effets d’un coucher de soleil dans nos montagnes. La maisonnette que nous habitons est petite, mais charmante ; elle s’ouvre, d’un côté, sur la rue principale du lieu, de l’autre, sur un jardin dont la rivière baigne le pied. Je pêche des truites, ma femme élève des serins ; je fais chaque soir la partie de reversi du conservateur des hypothèques, et Malvina donne des leçons de guitare à sa fille aînée. Ainsi s'écoulent des jours qui se ressemblent, sans surprise comme sans douleur.

Plus je m’interroge, plus je vois que j’étais fait pour cette vie paisible. Aucun plaisir ne me trouve indifférent : je m’intéresse à mon allée de pommiers, à mes plants de framboises, à mes carrés de légumes. Un rien m’occupe, un rien me charme. Dans la politique et dans l'industrie, ce don naïf de l’enthousiasme, cette faculté d’entraînement perdent facilement un homme. Au milieu d’une société cuirassée, je marchais la poitrine nue ; j’obéissais au vice comme un fanfaron et sans avoir l’étoffe du vicieux : je tranchais du fripon et j’étais dupe. Aujourd'hui, pour les politiques et les industriels, il n’y a que deux chemins : l’un mène à la considération, l’autre à la fortune : le premier ne demande que de la droiture, le second exige de l’habileté. Je n’avais pas assez de fermeté pour choisir le premier, pas assez de talent pour suivre le second. Avec plus d’imagination qu’il n’en faut à un homme d’affaires, avec plus de candeur qu’il n’en faut à un homme politique, j'étais une victime vouée d’avance à toutes les déceptions et à toutes les chutes. Suis-je le seul qui ait ainsi méconnu la portée de son esprit ? et parmi les industriels n’existerait-il pas des prétentions pareilles à celles qui m'ont perdu ? Je laisse à d’autres le soin de tirer cette conclusion, grosse de bien des réformes. Peut- être renverrait-elle trop de marchands de drap à leurs foulons, trop d'herbagers à leurs bestiaux, trop de commerçants à leurs comptoirs, trop de magistrats à leurs sièges, trop d’avocats à leurs dossiers.

Mon exemple ne guérira personne, je le sais : l'ambition ne capitule pas aisément, et il n'est pas donné à tous les cœurs déçus de se plaire à la greffe des arbres à pépins ou à l'amélioration du chou de Bruxelles.

Quant à moi, ces goûts champêtres me suffisent, et Malvina y a joute les distractions de la volière et les délassements de la serinette.

Mon fils, le second de ma race, déniche des oiseaux jusqu'à ce que la bosse de la version latine l’appelle dans la capitale. Son frère continue à être le premier thème grec de l'Université.

Nous avons rarement des lettres de Paris. Cependant, un jeune peintre, envoyé pour orner le maître-autel de notre résidence, m'a donné des nouvelles d’Oscar. L’odieux rapin est décoré ; il continue à exécuter des portraits de Sa Majesté pour les communes de France, toujours avec des tons plus verts que nature. On a retrouvé les traces de mes deux principaux débiteurs, la princesse FIibustofskoï et son acolyte Tapanowich. La palatine tient un café sur les bords fortunés de la Newa, et le feld-maréchal rince les verres de l’établissement.

AVIS AU RELIEUR

Pour le placement des Gravures de JÉROME PATUROT.

(Les gravures sont à placer en regard des pages indiquées.)

1. Frontispice. Jérôme Paturot poursuivi par le bonnet de coton : 1

2. Les Romains échevelés à la première représentation d'Hernani : 9

3. Apôtres dans l'exercice de leurs fonctions sacerdotales : 17

4. Le socius de Jérôme : 23

5. Le baron Flouchippe : 26

6. Versement des actionnaires : 27

7. L’oncle bonnetier : 49

8. Petit lever d’un grand feuilletoniste : 72

9. Somnambule clairvoyante, public aveugle : 103

10. Thé artistique assaisonné de grands hommes : 132

11. Déjeuner de garçons des deux sexes : 136

12. Rapin chevelu et barbu : 164

13. Première revue de Napoléon Paturot : 179

14. La grande palatine Catinka, princesse de Flibustofskoï : 190

15. Le feld-maréchal Tapanowich de Karottorskoff : 197

16. Concert à mitraille : 203

17. Triffolato, l’empereur de la romance plaintive : 207

18. Trois dixièmes muses : 211

19. Licencié en droit d'insolence : 210

20. Architecte singulièrement bâti : 242

21. Oscar Véronèse chauffant ses toiles : 248

22. Les durs à cuire : 262

23. Hercule Mitouflet, chevalier du lustre : 266

24. Académie de famille : 285

25. Jérôme!… Catinka! : 297

26. L’enfant de la nature : 327

27. Paturot, député-cornac : 350

28. Démosthène-Paturot : 364

29. Machine à signer : 378

30. Un premier prix : 425

31. Rosières à temps et à perpétuité : 441

32. Paturot revenu des grandeurs : 453

TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

Avant-propos : a

Introduction : 1

PREMIÈRE PARTIE.


Chap. I. Paturot poëte chevelu : 4
II. Paturot saint-simonien : 13
III. Paturot gérant de la société du bitume de Maroc : 22
IV. Suite du chapitre précédent : 29
V. Paturot journaliste : 41
VI. Suite du chapitre précédent : 51
VII. Paturot feuilletoniste : 61
VIII. Suite du chapitre précédent : 70
IX. Paturot publiciste officiel : 81
X. Paturot publiciste officiel. — Son ami le docteur : 90
XI. Suite du chapitre précédent : 99
XII. Paturot publiciste officiel. — Son ami l’homme de loi : 109
XIII. Paturot publiciste officiel. — Son ami l’homme de lettres : 120
XIV. Grandeur et décadence politiques de Paturot : 129
XV. Suicide de Paturot, philosophe incompris : 138
XVI. Paturot bonnetier : 148

SECONDE PARTIE.


Chap. 1. Paturot bonnetier et garde national : 159
II. Paturot capitaine d’une compagnie modèle : 167
III. La compagnie modèle et la femme idem : 178
IV. Les ambitions de madame Paturot : 187
V. Madame de Paturot dame patronesse. — Les inondés du Borysthènes. — Un Festival : 197
VI. Les chanteurs de salon. — Les trois dixièmes muses : 206
VII. Les hostilités de l’herboriste. — Un procès. — Paturot commandant : 214
VIII. Paturot dans les grandeurs. — Un bal à la cour : 223
IX. Paturot devant la commission d’enquête industrielle. — Le bonnet de coton national : 232
X. La maison moyen âge. — L’exposition de tableaux : 241
XI. Le prix d’un alignement : 251
XII. Un succès chevelu : 260
XIII. Les sociétés philanthropiques et savantes : 269
XIV. La haute science : 279
XV. Les voyageurs officiels : 287
XVI. Une Putiphar. —Préliminaires d'un emprunt russe. — Partie carrée : 294
XVII. La haute politique. — Candidature parlementaire de Paturot : 302
XVIII. Une élection dans les montagnes : 311
XIX. Suite du chapitre précédent : 320
XX. Paturot député. — L'instructeur parlementaire. — La leçon de politique : 336
XXI. Les petites misères de la députation. — Les commettants à Paris. — Préparatifs d’une improvisation : 345
XXII. Les grands orateurs. — Le dîner parlementaire. — L’improvisation : 355
XXIII. L’espionne russe. — L'emprunt forcé. — La maison moyen âge. — Une crise ministérielle : 366
XXIV. Les plaisirs d'un ministre : 375
XXV. Confession d’un ministre : 381
XXVI. Un bilan. — Les ressources de l'escompte : 390
XXVII. Le coup de grâce. — Le jeu de la Bourse : 400
XXVIII. La maîtresse et la femme : 409
XXIX. L’instituteur chevelu. — La bosse du thème grec : 417
XXX. Le capitaliste d'Oscar. — Clichy : 426
XXXI. Clichy. — La visite du philanthrope. — Le mont-de-piété : 435
XXXII. Le délire de Malvina. — L'assemblée de créanciers. — Le port après l'orage : 446

Avis au relieur : 457

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

Paris. — Typ. SCHNEIDER ET LANGRAND, rue d’Erfuth, 1.