Le roi de Siam1 eut deux femmes2. La première donna le jour au prince Almoladin, et à la princesse Géroïde : de la seconde naquit la princesse Zelmire.
Ce monarque fut regardé par son peuple comme le modèle de la vertu et de la sagesse. Lui-même fut le premier précepteur de son fils. On peut croire qu’avec un aussi bon instituteur ce prince devint un grand homme ; mais plus philosophe que roi, l’ambition de dépouiller ses égaux et d’anticiper sur leurs droits, ni le pouvoir suprême qu’il eut sur ses sujets, ne corrompirent point ses mœurs. Simple et sage dans toute sa conduite, il ne fut maître que pour adoucir les lois ; jamais royaume ne fut mieux gouverné, et jamais peuple ne fut plus soumis que le sien.
À l’âge de seize ans, il se vit expatrié et forcé de fuir le plus grand des rois, et le meilleur des pères, par la cruauté de sa belle-mère3. Cette reine barbare avait projeté sa perte, ainsi que celle de la princesse Géroïde. Elle sut abuser de l’ascendant qu’elle avait sur le cœur du roi ; elle masqua sa haine par les dehors les plus séduisants, et vint enfin à bout d’exécuter les projets atroces qu’elle nourrissait depuis longtemps dans son âme contre ces deux victimes.
Tourmentée par la jalousie de voir que le roi partageait également ses caresses4 entre ses trois enfants, et par la difficulté que cette tendresse, exempte de prédilection, apportait à la réussite des desseins que lui avait suggérés l’ambition qui s’était emparée de son âme, elle tomba dans une mélancolie et dans un état de langueur qui firent craindre pour ses jours. Le roi, alarmé de sa situation, chercha vainement à en découvrir la cause. Il fit appeler les médecins les plus instruits de son royaume ; aucun ne put prononcer sur sa maladie : cependant plusieurs opinèrent pour la grossesse ; la reine, intéressée à cacher ses horribles desseins, adopta elle-même cette opinion, et l’événement terrible ne confirma que trop qu’elle ne se trompait pas : en cette considération, elle demanda au roi la permission d’aller passer quelque temps dans un château situé à l’extrémité d’une presqu’île. Elle voulut encore obtenir de lui d’emmener ses trois enfants, qui, disait-elle, lui tiendraient lieu de sa présence, dissiperaient ses ennuis, et contribueraient, par leur société, au prompt établissement5 que devait lui procurer l’air de la mer. Amadan consentit à laisser partir les deux princesses avec son épouse, mais il ne put se déterminer à lui abandonner son fils ; il représenta à la reine6 que ce voyage dérangerait le jeune prince de ses exercices, et lui ferait perdre des instants précieux à son éducation.
La reine, dans ses courtisans, fit choix de ceux qu’elle croyait propres à servir sa fureur : Zama était son confident favori, Zeroès7 était épouse de Zama. Ce couple, bien fait pour être l’instrument de ses attentats, fut du voyage. Elle prit congé du roi et de toute sa cour, emmenant fort peu de monde. Les deux princesses furent mises dans son char.
Ce qui augmentait sa haine pour Géroïde, était de voir la tendresse que sa fille Zelmire avait pour elle. Ces deux sœurs, n’écoutant que la voix de la nature, se comblaient réciproquement des plus tendres caresses dans tout le voyage.
Quelques jours après leur arrivée dans le lieu que la reine avait choisi pour servir de théâtre à ses complots, elle tâcha de corrompre le cœur de sa fille, en lui assurant que Géroïde n’avait point du tout d’amitié pour elle, que, si le roi venait à mourir, elle serait la première à conseiller au prince, son frère, de la chasser de la cour, ainsi que sa mère. Non, maman, lui répondit Zelmire ; rassurez-vous sur les sentiments de Géroïde : ce qui me fait de la peine pour elle, c’est de voir que vous ne l’aimez pas autant que moi. Je voudrais connaître les méchants qui l’ont noircie dans votre esprit, et je les forcerais à me prouver quels sont ses griefs8 envers vous. La reine, ne pouvant détruire cet amour qui unissait les deux sœurs, n’alla pas plus avant avec sa fille ; mais elle dévoila à ses deux confidents la haine invincible qu’elle avait pour Géroïde et le prince, et leur promit de les bien récompenser, s’ils pouvaient lui procurer un moyen sûr et caché pour s’en débarrasser. Ces deux traîtres ne répondirent que trop à sa rage : les laisser vivre, disaient-ils, dans quelques parties de la terre où ils seraient inconnus, ils pourraient quelque jour secouer le joug de l’esclavage9, et vous punir de leur avoir laissé la vie ! Il n’y a que la mort qui puisse vous en délivrer : oui, grande reine, si vous approuvez notre zèle, Zeroès et moi, nous vous servirons au gré de vos souhaits.
C’est ainsi que ces deux monstres s’exprimaient ; et, à ce discours sanguinaire, cette femme cruelle éprouvait dans son cœur une douce jouissance : de quelle invention vous servirez-vous, leur dit-elle, pour qu’on ne puisse pas m’attribuer leur mort ? J’ai déjà songé au poison, mais je crains ses effets bizarres, et qui trop souvent trahissent leur auteur. Zeroès proposa de jeter la princesse dans la mer, afin qu’on pût faire croire au roi qu’elle y était tombée d’elle-même, ayant voulu monter sur le haut d’un rocher. Elle ajouta qu’il fallait pour cela engager dans une partie de promenade les deux princesses du côté de la mer, qu’elle-même mènerait Géroïde au bord du précipice, et qu’elle mettrait tant d’adresse à l’y faire tomber, que la princesse Zelmire et ceux qui seraient témoins de cet accident lui soupçonneraient plutôt l’intention de la retenir que celle de la précipiter dans les flots.
La reine, enchantée du plan de ce projet, était impatiente de le faire exécuter. Elle choisit pour cela un jour que le ciel était serein. Le calme de la mer, le chant des oiseaux, la fraîcheur, tout invitait à la promenade. La reine monta dans un char traîné par des esclaves. Elle y fit asseoir à ses côtés les deux princesses et ses deux coupables confidents. Les officiers de sa suite étaient à pied, et la musique accompagnait l’escorte. La gaîté perfide des criminels et la joie innocente des victimes éclataient dans leurs yeux. Après avoir fait des stations dans tous les lieux les plus agréables de l’île, visité les pavillons et les bosquets, Zeroès donna l’idée aux princesses d’aller voir le rocher. Elles demandèrent la permission à la reine qui ne voulut pas les quitter. La face du rocher, qui dominait sur l’île, formait une plate-forme, et l’on y montait par un escalier dont les marches de marbre étaient soutenues par des colonnes à perte de vue. Toute la suite accompagna la reine, qui fut portée par les officiers jusqu’au sommet, ainsi que les princesses. Géroïde seconda bien leurs desseins. Elle courut la première au bord du rocher, d’où elle contemplait l’immensité de l’océan. Comme elle n’avait pas encore joui de ce tableau imposant et varié qu’offre une mer tranquille, où l’on voit se jouer une infinité de poissons, dont les rayons du soleil font briller les écailles comme les diamants ; tous ces objets formaient à ses yeux un spectacle enchanteur. Elle s’écria : Que la nature est belle ! Que son auteur est parfait ! Tous ces animaux vivent par sa providence ! Son exclamation fut écoutée du ciel, qui, dans ce moment, veillait sans doute à sa conservation. À peine elle finissait ces paroles, que la cruelle confidente, qui l’avait suivie de près, la poussa dans la mer, et, feignant d’avoir voulu la retenir par ses vêtements, se laissa tomber comme une personne évanouie de douleur de n’avoir pu parer à un si funeste accident. Zelmire, qui vit sa sœur sur les flots, s’élança avec la rapidité de l’éclair en bas du rocher. Elle tomba sur les ronces et sur les pierres. La reine ne put contenir sa fureur, et son désespoir de voir sa fille étendue sans mouvement, tandis que Géroïde, au contraire, était tombée sur un débris de vaisseau qui la transportait au gré des vents. Il semblait que quelque dieu, touché de son sort, la soutenait sur les flots. La reine faisait des imprécations10 affreuses contre elle ; et l’on fit descendre des esclaves pour aller chercher la princesse Zelmire, qu’on rapporta toute brisée, quoiqu’elle fût encore en vie. Quelques esclaves voulurent s’élancer à la mer pour sauver Géroïde ; mais la reine le leur défendit, sous peine de mort. Dieu, qui punit les crimes et venge l’innocence, prit la jeune princesse sous sa sauvegarde, et l’on verra par la suite le sort qu’il lui destinait.
Revenons à cette mégère que l’enfer avait vomie pour faire frémir la nature. Elle voit sa fille victime de son crime ; cette vue aurait dû lui faire sentir le remords et reconnaître un Dieu vengeur ; mais son cœur féroce, loin de se rendre à l’humanité, ne fit que s’irriter davantage contre Géroïde, et sa fureur ne fit qu’ajouter à la résolution qu’elle avait prise de se défaire d’Almoladin, frère de cette princesse.
Zelmire ouvrit les yeux, et, les jetant sur sa mère, elle les détourna aussitôt en marquant un air d’indignation. Elle faisait des signes vers la mer, comme pour demander si on avait sauvé sa sœur. La barbare confidente lui dit que oui, étant persuadée que cette ruse pourrait apporter quelque consolation à la princesse. En effet, il sembla qu’elle reprenait des forces pour mieux sentir ce prétendu bonheur : on crut même, pendant quelques instants, qu’elle pourrait se rétablir ; mais à peine eut-elle prononcé ces paroles : « Grand Dieu ! je meurs contente, puisque ma sœur n’a pas péri », que le ciel, touché de ses souffrances, termina ses jours entre les bras de la reine qui maudissait le sort. Elle ramena, dans son char, le corps de cette infortunée victime de son animosité pour les enfants du roi. Elle était inconsolable ; les forêts retentissaient de ses cris ; les échos répétaient ses affreuses imprécations ; et l’on assure que les éclairs et le tonnerre l’accompagnèrent jusqu’au château, tandis que l’on voyait du côté de la mer le plus beau ciel. L’orage et la tempête ne suivaient que le crime, la grêle ne tombait que sur les coupables.
Arrivée dans son palais, elle ne fut occupée toute la nuit avec ses confidents qu’à méditer la tournure qu’ils donneraient à cet événement : ils chargèrent Géroïde de leur crime. La reine écrivit à Amadan que sa coupable fille avait entraîné Zelmire au bord du rocher, et qu’elle l’avait poussée avec tant de violence pour l’en précipiter, qu’elle-même avait été punie de son forfait, en tombant dans la mer. Pour donner plus de vraisemblance à son imposture, elle feignit, aux yeux de ses sujets, de pleurer cette princesse infortunée, en leur assurant qu’elle avait toujours partagé son amitié entre elle et sa fille Zelmire, quoiqu’elle sût fort bien que Géroïde avait intérieurement une haine invincible pour elle et sa fille.
Amadan reçut, par un courrier, la nouvelle de ce cruel événement. Il fut quelque temps sans revenir à lui : comment croire tant d’horreurs de la part de Géroïde ? « Quoi ! s’écriait-il, toi, ma fille, qui chérissais ta sœur avec une tendresse exemplaire, tu aurais pu devenir tout à coup si criminelle ? Ton âge, ta candeur n’auraient pu te sauver du crime ? Tu m’aurais trompé si cruellement ? Non… Oh ! Mes filles ! Mes filles ! C’est un accident imprévu qui a causé votre mort. J’étais roi, j’étais heureux : mon peuple partageait mon bonheur, et le ciel ne me laissait rien à désirer, le destin s’est lassé ; il a voulu me faire connaître les vraies peines de la vie ». Après avoir donné tout l’essor à sa douleur, il sut respecter les décrets de la Providence, et sa sagesse lui fit apercevoir que l’homme ne pouvait passer sa vie sans souffrir. Il ordonna de construire un tombeau dans le rocher entre deux collines. Les pierreries les plus précieuses furent employées à ce monument ; il formait un pavillon chinois ; deux tourterelles11 de grosseur ordinaire, taillées chacune d’un seul diamant, ayant les yeux et le bec d’un grenat fin, furent posées sur la pointe du tombeau, comme le symbole de leur amitié. Il ordonna ensuite une pompe funèbre pour déposer dans cette riche enceinte le corps de la princesse Zelmire.
La grossesse de la reine augmentait tous les jours. Elle ne quitta l’île qu’après avoir vu sa fille enfermée dans le tombeau élevé par son époux, qui, la voyant de retour, chercha tous les moyens possibles pour détruire les mauvaises impressions qu’elle paraissait conserver contre la mémoire de l’infortunée Géroïde ; mais il eut la douleur de ne pouvoir y réussir. Il était bien éloigné de soupçonner quelle main lui avait porté ce coup affreux, et lui préparait encore un malheur plus funeste.
Cette méchante reine, qui ne perdait pas de vue son projet, non contente d’avoir impunément perdu Géroïde, et d’avoir été l’instrument fatal dont le ciel s’était servi pour causer la mort de sa fille Zelmire, ne craignit point de donner à Amadan les soupçons les plus affreux sur son fils. Elle alla même jusqu’à lui dire qu’un jour il serait son assassin : qu’elle ne voulait plus le voir ; et que le souffrir1 davantage à la cour, c’était se rendre complice de tous les crimes dont il devait un jour lui donner le spectacle horrible. Le génie d’Amadan lui fournit un moyen qui pouvait en même temps contenter son épouse, et servir au bien de son fils, c’était de le faire voyager dans les cours étrangères. Il ne parla point de son projet à la reine ; sa discrétion sauva les jours du prince. Ce monstre se flattait qu’elle serait bientôt mère d’un fils, et ne songeait qu’au moyen de se défaire de celui du roi. Elle avait résolu, de concert avec ses confidents, de le faire assassiner quand il irait à la chasse, et d’imputer ce crime à des brigands inconnus. Toutes les mesures étaient prises. Mais le prince, occupé entièrement des préparatifs de son voyage et du plaisir qu’il s’y proposait, ne songeait plus à aller à la chasse. Tout ce qui l’affligeait, c’était de quitter le roi qu’il laissait livré aux intrigues de la reine, dont il connaissait la méchanceté.
Ce prince, n’ayant que vingt ans, avait déjà le jugement sain et éclairé. Il entrevoyait des tracasseries de la part de sa belle-mère, qu’il ne pourrait éviter que par la fuite. Il supplia le roi de hâter son départ, et ce père tendre s’y résolut avec peine. Le père choisit la nuit pour le moment de sa séparation. Le roi donna à son fils les conseils d’un bon père, en lui recommandant la sagesse et la modestie ; l’on verra par la suite que ce prince ne perdit pas de vue les salutaires avis d’Amadan. Il partit incognito2, accompagné de son premier mandarin, homme de poids et d’une profonde érudition. Deux esclaves, quatre chameaux et deux éléphants formaient tout son équipage. Il prit sa route vers les îles Maldives ; après les avoir toutes parcourues, il ne lui arriva rien de remarquable, si ce n’est un événement qui commença à caractériser la philosophie de ce prince et son indifférence pour le trône. Arrivé à la cour du sultan, roi des treize provinces, il trouva la ville au pillage, et le sultan abandonné de ses sujets. Tous les esprits étaient dans une fermentation3 difficile à apaiser. Tous avaient conspiré pour la liberté, et chacun aspirait à régner. Le prince de Siam demanda à parler à l’empereur : on lui dit qu’on le tenait enfermé dans une tour, et qu’il fallait assembler les premiers de l’état pour délibérer si on lui permettrait de le voir. Le peuple, instruit de sa qualité, le choisit pour arbitre, étant déjà fort fatigué de sa liberté, par l’embarras où il était de choisir un roi, vu les différentes prétentions de chacun. Tous voulaient l’être, et on ne pouvait se résoudre à en adopter aucun. Un étranger désintéressé, et le fils d’un roi, leur paraissait arriver à propos pour déterminer leur choix. On lui en fit la proposition ; il y consentit, à condition qu’ils ne murmureraient point, et qu’ils feraient tous serment, au pied de leur divinité, de reconnaître pour souverain celui qu’il allait couronner. On s’assembla dans le temple, on jura, au pied de la statue du dieu du pays, de ne pas révoquer l’arrêt du prince étranger, et de s’y soumettre inviolablement. Un trône fut dressé pour le prince-juge4, on l’y plaça, et son mandarin à côté de lui : Ministre de mon père, lui dit-il, que feriez-vous à ma place ? Un autre plus ambitieux aurait répondu : Je la garderais, Seigneur, puisqu’elle est à votre disposition. Mais ce sage mentor ne rappela au prince que les paroles de son père Amadan. L’on va voir si ses sentiments étaient conformes à la morale du mandarin. Il demanda au peuple quels étaient les griefs dont ils accusaient leur souverain. D’aucun, répondit le plus séditieux5 ; nous voulions être libres, et notre liberté nous apprend qu’il nous faut un maître. Le prince vit, par ces paroles, que l’homme n’était jamais satisfait : Eh bien, dit-il, puisque vous êtes fatigués d’un roi, et plus encore de votre liberté, puisque vous ne l’avez que depuis trois mois, et que, depuis trois mille ans, vos prédécesseurs ne se sont jamais lassés d’être soumis à leurs princes ; voyez quel fruit vous avez retiré de la révolte et de la sédition. Tout est au pillage. Vous vous disputez les uns et les autres, vous abandonnez votre commerce, on ne s’occupe plus des affaires de l’État ; ce pays, qui n’a jamais été bien florissant, va tomber dans la plus affreuse misère, et ne pourra peut-être jamais s’en tirer. Les paroles du prince frappèrent les plus grands esprits, consternèrent tous les assistants qui se jetèrent à ses pieds, en le conjurant de nommer un roi, et en lui protestant qu’ils ne perdraient jamais de vue ses paroles.
Le prince ordonna qu’on lui amenât le sultan, et qu’on le laissât confondu parmi le peuple. Puis il lui adressa ce discours : Sultan, tu n’es plus qu’un simple particulier ; vois ta puissance effacée, et tes dignités dans la poussière ; vois quel est le fort d’un roi qui ne s’occupe pas sans cesse du bonheur de ses sujets. Ton peuple infidèle t’a détrôné, une tour était ton seul asile ; regarde ce que l’on peut réserver à un tyran, puisque tu ne le fus jamais, et que cependant l’on t’a puni. Souviens-toi que c’est pour n’avoir pas été assez attentif au bien de l’État ; reprends ta liberté comme simple sujet, et nomme celui que tu crois digne de te remplacer. Le sultan instruit que celui qui lui parlait ainsi, était le prince de Siam, lui répliqua : Fils de roi, Amadan ton père fut mon ami, et je n’ai trouvé, dans le temps de mon règne, aucun de mes sujets qui m’ait prouvé autant d’amitié que lui. Tes vertus te font déjà marcher sur les traces de ton père ; je veux que mes concitoyens me respectent encore dans le choix que je vais faire. Ta sagesse inspire la mienne et ma reconnaissance, tu te verras un jour privé de ta couronne par l’inimitié de ta marâtre : règne sur ce peuple et sur moi ; nous ne pouvons pas faire de meilleur choix, en t’adoptant pour notre souverain. Le temple alors retentit des cris d’acclamation et d’allégresse. Le prince descendant du trône, et prenant le sultan par la main, éleva la voix et dit : Peuple ingrat, reconnais ton imprudence : cette générosité doit lui rendre sa couronne, son amitié et votre estime. Tombez à ses genoux, il est encore digne de régner ; soyez juste à son égard ; il vous gouvernera avec une nouvelle tendresse. Chacun applaudit, et demanda pardon au sultan de l’outrage qui lui avait été fait : son peuple jura unanimement de ne lui jamais manquer de respect, et d’effacer, au contraire, par le zèle le plus ardent, la honte de l’infidélité qu’il venait de lui faire éprouver.
Le sultan remonta sur son trône, et promit à son peuple de le chérir et gouverner en père. On célébra des fêtes suivant l’usage du pays, et on dressa une statue en mémoire du prince qui avait remis l’ordre et le calme dans ses états.
Après avoir passé environ un mois dans l’île au milieu des fêtes et des plaisirs, Almoladin prit congé du sultan et de sa cour, qui ne voulurent point le laisser partir sans lui donner des témoignages de leur gratitude. On lui fit présent d’un casque et d’un bouclier d’écaille de tortue transparente de plusieurs couleurs, et doublés d’une feuille d’or. Le casque était garni en dedans d’une gaze en argent, brodée en pierreries les plus précieuses qui formaient le bourrelet. Le croissant était taillé d’un seul diamant, ainsi que le bouton qui soutenait trois plumes d’une beauté sans pareille. Le bouclier était à peu près de cette richesse. Il reçut aussi un damas6, dont la poignée était des plus rares, et dont la lame était d’un or aussi bien poli que l’acier le plus fin. C’était ce que le sultan avait de plus précieux.
Le prince de Siam avait d’abord refusé ces présents, sous prétexte qu’un voyageur ne pouvait jouir d’effets aussi magnifiques ; mais le sultan ayant insisté, et lui ayant témoigné que ne pas les accepter, c’était l’humilier, il se rendit à ses sollicitations. Il fut ordonné aux mandarins7 et à tous les esclaves d’être sur pied, pour escorter le prince jusqu’au lieu de son embarquement. Le peuple et les grands se joignirent à cette escorte. Le sultan et le prince montèrent dans un char superbe, traîné par douze éléphants blancs. La musique et les cris d’allégresse les accompagnèrent jusqu’au vaisseau où devait s’embarquer Almoladin, et son mandarin qui ne l’avait pas quitté d’un instant. L’air retentissait de chants à sa louange, et analogues à l’heureuse paix qu’il avait rétablie dans leur royaume. Le sultan fit mille caresses à son bienfaiteur, avant de s’en séparer ; et toute l’escorte resta sur le rivage, jusqu’à ce qu’on l’eût perdu de vue. Laissons ce prince continuer son voyage, et réfléchir philosophiquement, avec son mandarin, sur ce qu’ils venaient de voir, et revenons à Siam, suivre ce que la justice du ciel réserve à cette reine cruelle.
Le roi n’avait pas quitté son appartement pendant trois jours. La douleur d’avoir perdu son fils, lui rendait importune la présence de ceux qui voulaient lui faire leur cour. Il s’était vu, tout à coup, privé de ses trois enfants, de tout ce qu’il avait de plus cher au monde. Son cœur paternel était plongé dans le plus profond chagrin. La reine s’était fait annoncer plusieurs fois ; mais Amadan avait toujours refusé de la voir. Elle voulut absolument lui parler. En l’abordant, elle lui demanda le sujet de sa retraite et de son affliction1 : Votre haine pour Géroïde, lui répondit Amadan, a causé la perte de mes deux filles ; c’est encore par elle, que j’ai été obligé de sacrifier mon fils, en l’éloignant de moi, pour le soustraire à vos regards, sous le spécieux prétexte qu’il conspirerait un jour votre perte. Vous m’avez rendu le plus malheureux des hommes. La barbare sourit en entendant ces paroles ; mais elle craignait le retour du prince. Elle voulait sa mort, et non son éloignement. Elle s’empressa de demander au roi le lieu de son exil. Amadan lui répondit que le prince n’avait point d’endroit fixe, qu’il lui avait permis de voyager dans tout l’univers, qu’il l’avait seulement recommandé à plusieurs monarques, et que, dans tous les états, on lui fournirait les fonds nécessaires à sa dépense. La reine ne put contenir sa fureur et ses regrets d’avoir manqué son coup. Elle fit les plus vifs reproches au roi : Vous conspirez, lui dit-elle, de concert avec votre mauvais fils ; vous avez juré ma perte, tous les deux ensemble ; et, si vous ne faites revenir le prince, je vais vous soupçonner du plus noir attentat contre moi. Le roi, qui aimait avec idolâtrie son épouse, lui promit de la satisfaire, quoiqu’il ne fût pas sûr de la route que son fils avait prise. Dans le moment de son départ, il était si troublé que, faisant voyager son fils indistinctement partout, il avait oublié de fixer sa marche ; mais il envoya des courriers dans les états voisins. Il s’écoula près de trois mois, avant qu’on eût appris qu’il avait quitté les îles Maldives. La grossesse de la reine touchait à son dernier terme ; sa rage augmentait ses souffrances. Le roi, pour la consoler, lui dit que le prince arriverait bientôt. Il se flattait d’ailleurs que la reine se calmerait, par le spectacle attendrissant de l’enfant qu’elle allait mettre au jour ; moment où la nature exerce tout son empire, même sur le cœur le plus féroce.
Roi vertueux, quel est ton sort ? Que ton attente sera cruellement trompée !
Les souffrances de la reine devenaient si aiguës et si fortes, que l’on fit assembler ce qu’il y avait de plus expert parmi les gens de l’art, pour les consulter sur son état. Elle passa près de dix jours dans des tourments continuels. On proposait plusieurs opinions, et l’on n’osait rien décider. Il fallut, enfin, avoir recours à des moyens violents, puisque la nature ne faisait rien pour elle. Elle touchait à son dernier moment, quand le roi ordonna qu’on la délivrât. Tous les ferrements2 ne purent arracher le monstre qu’elle portait dans son sein. On ne put l’ôter que jusqu’à la ceinture. Il n’avait pas forme humaine. C’était une figure effroyable. Il n’avait point d’yeux ni de nez, seulement une espèce de bouche, qui ressemblait au mufle d’un lion. Son corps était privé de bras, et couvert d’une écaille, dont la surface était garnie de pointes aiguës. On dit que ses cheveux étaient autant de serpents, dont les sifflements effrayèrent toute l’assemblée. Ce monstre vomissait une écume, qui infectait les assistants. Le roi, frappé de ce phénomène, se dévoua aux dieux, et ordonna des sacrifices. La reine, voyant le prodige affreux par lequel la vengeance céleste se manifestait sur elle, avoua son crime, déclara ses complices, et mourut en disant ces paroles de Sémiramis :
Il est donc des forfaits,
Que le courroux des dieux ne pardonne jamais3
Le monstre, qui sortait de son sein, perdit la vie avec elle. Le roi, désolé et frappé de ces dernières paroles, fit arrêter sur-le-champ les deux complices, qui furent enchaînés et livrés à la fureur du peuple. On les condamna à subir la loi du talion4. Il fut ordonné qu’on les conduirait au sommet du rocher, et qu’on les jetterait ensemble, de manière à ne point tomber dans la mer, où ils rencontreraient une mort trop prompte pour leurs forfaits. On prit si bien les dimensions, que leur sang resta imprimé sur toutes les pierres, contre lesquelles ils allèrent se heurter dans leur chute. Déchirés en pièces, mais encore vivants, on les garda à vue, et on les vit souffrir pendant trois jours, sans leur porter le moindre soulagement. Abandonnons ce récit effroyable, et suivons le prince à Golconde5, où il va être témoin d’une aventure plus agréable que celle qui vient de se passer à Siam.
Dans le royaume de Golconde, les beaux-arts fleurissent comme en France. Les singes1 y sont fort à la mode. C’est un animal que l’on instruit dans ce pays, et qui imite parfaitement. Quelquefois même, il est créateur, et c’est ce qui excite la jalousie de tous ses confrères. Il y avait un directeur de ce genre de spectacle, qui en avait un si aimable et si spirituel2 que tout le public ne voulait voir que lui. Il faisait faire fortune à la bande joyeuse3. La mode, dans ce pays, est que chaque particulier ait un singe, lequel imite son maître, à s’y méprendre, suivant son caractère et son amabilité. C’est encore la mode, parmi les beaux esprits, d’envoyer leurs singes sur le théâtre public, pour être reçus aux jeux et aux fêtes qui se donnent, suivant leur mérite ; s’il n’a pas de talents, ou de protecteurs, on ne le met pas même à l’essai. Cela produit de grandes disputes. Les uns se plaignent des autres. L’intérêt du singe favorisé devient une affaire grave. La jalousie fermente : on conspire contre lui, et souvent sans savoir pourquoi. Le prince arrivait au port, quand une affaire des plus plaisantes venait de se passer dans la ville, à la salle de spectacle. Il débarque et se fait conduire au gouvernement. Arrivé sur une des plus belles places de cette superbe ville, tout à coup il se voit arrêté par la foule qui lui fermait le passage. La populace l’étourdissait par ses cris. Bientôt, il se fit un grand espace, à cause d’une troupe de chiens qui aboyaient autour d’un singe, que l’on menait enchaîné. La bande joyeuse le suivait par-derrière, en versant des larmes sur son sort. Le prince, étonné de ce cortège et de l’adresse du singe, qui donnait des coups de patte4, fort élégamment, aux dogues5 qui aboyaient après lui, sans se laisser mordre par aucun, demanda pourquoi ce singe était enchaîné, et ces gens ainsi affligés ? Un des plus sages de la foule répondit au prince qu’il ignorait la faute du malheureux singe, poursuivi par cette meute acharnée ; mais qu’on ne l’emmenait pas moins en prison chez des ermites6, qui apprennent le devoir de la société à ceux qui ne le savent pas. Le prince, ne pouvant revenir de sa surprise, voulut en savoir le motif ; et, s’adressant au directeur, il lui dit : Monsieur, puis-je vous demander la cause de votre malheur, puisque vous versez des larmes ? Hélas ! lui répondit le directeur, quel est l’homme qui peut se flatter de n’en pas verser, et de n’en point faire répandre ? Actuellement les hommes se dévorent, les loups se mangent, et les singes se déchirent. Vous voyez celui qu’on mène enchaîné, c’est bien le plus aimable, le plus spirituel de tous les singes : mais l’envie aux doigts crochus vient de le pincer par le cou, et de nous ôter notre gagne-pain. Il était si drôle, si plaisant ! Quoiqu’il se fît craindre, on ne l’aimait pas moins. Il ne fallait pas qu’un lourdaud lui marchât sur la patte, il le lui rendait au centuple, mais avec une dextérité qui mettait de son côté tout l’avantage. Il n’y a pas de si bon cheval qui ne bronche. On lui a tendu un piège, et il a donné dedans, comme un benêt7. Un jour qu’on l’avait affiché dans toute la ville, il s’avisa de chercher des insectes dans la tête d’un vieux gredin de singe8, aussi rampant que flatteur9, lequel venait de lancer un coup de pied à une pauvre guenon, qui n’avait rien fait que de jouer avec lui de la meilleure grâce du monde. Ce singe, dis-je, vindicatif10, voulant donner un coup de griffe au mien, l’appuya sur la draperie de la loge du roi. On noircit ce pauvre animal que vous voyez chargé de chaînes, on lui imputa toutes sortes de malices. Le plus grand monarque et le plus juste fut induit en erreur. Sa bonté, sa clémence furent trompées. Son seul plaisir étant de rendre ses sujets heureux, et s’occupant plus du bien de son État que de la querelle des singes, il a cru faire un acte de justice en faisant mettre le mien chez des ermites. Par ce moyen il adoucit la loi, qui est des plus sévères contre ceux qui manquent à la grandeur suprême ; mais mon singe n’en est pas moins la victime des méchants et des envieux. Qu’a-t-il fait ? Que de plaire en général, que de se défendre vis-à-vis de ceux qui l’ont attaqué ? Et, suivant mon avis, l’agresseur a toujours plus de torts que le défenseur. Hélas ! si notre bon prince n’y met ordre, les plus méchants deviendront les plus forts, et l’on verra bientôt ce pays livré à cette inquisition11, dont on parle tant dans tout l’univers ; mais il faut tout espérer de ses sages lumières.
Le prince de Siam resta d’autant plus surpris de ce discours pathétique, qu’il lui était adressé pour des singes. Il ne pouvait concevoir que leurs différends pussent parvenir jusqu’au pied du trône : il pensait que les souverains ne devaient pas plus s’occuper des querelles des singes que de celles des littérateurs, parce qu’elles n’étaient pas meurtrières ; mais, en philosophe, il se douta qu’il y avait quelque chose de plus extraordinaire qu’un coup de patte donné dans la draperie de la loge qu’il foulait à ses pieds, et qui ne pouvait blesser sa majesté royale. Il laissa aller l’escorte, en se promettant bien de s’informer plus exactement de ce qu’il venait de voir et d’entendre, dès que l’occasion s’en présenterait.
Le roi de Golconde était instruit de l’arrivée du prince dans ses états ; et, quoique ce dernier ne voulait point se faire connaître dans cette cour brillante, il fut obligé de se rendre auprès de sa majesté qui l’avait mandé pour l’instruire que le roi son père venait d’envoyer un courrier pour s’informer s’il était arrivé à Golconde12.
On attendait le prince depuis quelques jours, et on lui avait préparé des fêtes suivant son rang. Le roi alla au-devant de lui jusqu’à la porte de son palais, et le reçut avec toute l’aménité13 d’un grand monarque. Après l’avoir embrassé, il le conduisit dans son appartement, et lui communiqua la lettre de son père qui demandait son retour. Il ne lui cacha point une autre lettre qu’il avait reçue du premier mandarin du roi de Siam, qui le priait de retenir le prince dans sa cour, parce qu’il avait découvert une conspiration de la reine contre lui, et qu’il n’osait révéler à son roi le crime de son épouse, dans la crainte de trop l’affliger. Le prince ne fut point étonné de la conduite de sa belle-mère ; mais, comme il aimait son père, il résolut de retourner à sa cour, dût-il s’exposer à tous les malheurs possibles. Le roi de Golconde s’opposa à ce projet : il lui protesta qu’il n’aurait ni vaisseaux14 ni chameaux pour le conduire, et le conjura de rester dans ses états jusqu’à nouvel ordre.
Le prince ne put s’empêcher de se rendre enfin aux vives sollicitations du monarque, qui le présenta à la reine et à toute sa cour. Il y eut un grand festin : les singes les plus habiles jouèrent leur rôle. Ils vinrent tous pour faire leur cour au prince, présentés par les courtisans. Ce cortège lui rappela l’aventure de celui qu’il avait rencontré chargé de chaînes. Il en parla au roi, qui lui dit que ce singe était des plus hardis et des plus malins ; qu’il avait abusé de la liberté qu’on lui avait laissée ; que les bateleurs15 qui avaient ce singe étaient si glorieux de le posséder et de le montrer en public, qu’ils en étaient devenus d’une impertinence insoutenable ; qu’ils avaient gagné un argent immense par l’adresse de ce singe, que le public le voyait cent fois de suite sans se lasser ; enfin qu’il voulait extirper le mauvais goût de son royaume, en encourageant les belles-lettres, et en chassant ces mauvais bateleurs. Le prince ne put s’empêcher d’applaudir au projet du roi ; mais, en même temps, il demanda la grâce du singe, en lui représentant que le meilleur de tous les rois était souvent le plus trompé ; qu’il ne fallait pas toujours s’en rapporter aux apparences, et qu’il croyait que ce singe n’était pas aussi coupable qu’on le lui avait fait paraître : les plus sages de la cour appuyèrent le discours du prince. Le roi, enchanté d’avoir un motif de faire grâce au singe, lui rendit sur-le-champ la liberté. Il ne vit point sans peine qu’on avait surpris sa bonne foi. Le singe sortit de sa prison, comblé de présents du roi ; mais il resta triste, rêveur : ce qui affligea beaucoup ses partisans. Les peines de la vie influent toujours sur l’esprit ; et aucun animal n’en est exempt, chacun dans son instinct. Le mal est bientôt fait, mais il n’est pas si tôt réparé. Le singe qui, avant cette catastrophe, était impérieux et vindicatif, qui faisait trembler tous ses semblables, et qu’on n’osait aborder, tomba dans la pusillanimité16 : une petite guenon le mène par le nez, car les singes ont leurs faiblesses comme les hommes.
Le prince se regardait déjà comme fort heureux dans ses premiers voyages. Il avait remis un sultan sur le trône1, et il avait délivré un singe. Il se disait : Tout est soumis à la nature ; on ne peut fuir sa destinée. Ces réflexions le jetaient dans une rêverie, dont il ne se doutait pas lui-même ; mais les femmes de la cour, qui n’avaient pas levé les yeux de dessus lui, s’en aperçurent et en instruisirent le roi.
Almoladin songeait à rejoindre son père, mais les regards de la reine de Golconde troublaient son esprit. Son mandarin, qui était toujours à ses côtés, lui dit : Prince, on vous observe ; songez que vous n’êtes pas à la cour de Siam, et que vous devez rendre les égards que l’on a pour vous. Le prince revint à lui comme d’un assoupissement, il fit des excuses avec tant de grâce et de simplicité, que toutes les femmes désiraient de faire sa conquête ; d’ailleurs, il était si beau, son air si noble, qu’on l’aurait pris pour un dieu sous la forme d’un mortel. La moitié de la nuit se passa dans les jeux et la danse. Le lendemain, on alla à la chasse, ce qui est une grande fête à la cour de Golconde. Ce grand conquérant, contemporain du plus grand des monarques2, est partout magnifique, noble et généreux ; il aime les gens d’esprit, et soutient les arts : la pompe3 et la richesse4 le suivent jusque dans ses récréations, et cela sans obérer5 son peuple ; il prodigue, au contraire, ses trésors, pour que ses sujets en soient plus heureux. La chasse est son plus grand plaisir, il n’y va jamais sans être accompagné de quatre mille personnes. Le prince, quoique né simple, et élevé sans ce faste imposant, ne put s’empêcher d’admirer et de goûter cette magnificence ; deux mois se passèrent ainsi dans de nouveaux plaisirs, chaque jour offrait aux regards du prince de nouvelles fêtes : il commençait cependant à s’en fatiguer, lorsqu’une lettre de son père vint le tirer de cette mollesse qui ne lui convenait point ; en appréciant la fausseté des courtisans, les injustices des mandarins, et en voyant l’affluence des jolies femmes, tout lui faisait craindre une cour trop somptueuse.
Le roi de Siam lui faisait part de l’affreux événement qui venait d’arriver à sa cour6, il lui mandait que, quoiqu’il ne soupirât qu’après l’instant de le revoir, il était fort aise qu’il s’instruisît, et ne perdît point le fruit de son voyage ; il lui conseillait de parcourir toute la Chine, et de venir ensuite consoler sa vieillesse. Cette nouvelle l’affligea : il regrettait même, par tendresse pour son père, d’avoir craint la fureur de sa marâtre, au point de l’abandonner ; il fit part de cette lettre à son mandarin, il la communiqua même au roi de Golconde, en lui demandant la permission de partir incognito. Le roi lui répondit : Je vous le permets, si vous le pouvez ; mais vous avez fait trop de sensations dans ma cour, pour que les dames, surtout, n’aient pas les yeux sur vous. Le prince répondit fort bien à cette galanterie, et il assura le roi qu’il allait voir toutes ces dames pour la dernière fois, sans le prévenir sur son départ ; que, de cette façon, elles ne pourraient l’accuser d’impolitesse, et qu’il tâcherait de profiter de l’avis que sa majesté venait de lui donner. Le roi se douta de son stratagème, et fit avertir toutes les dames ; aucune ne se trouva chez elle, et il se fit inscrire chez toutes ; il prit congé du roi après l’avoir instruit de sa marche, et fixa son départ pour la nuit suivante. Il partit, en effet, avec son mandarin et ses gens ; il était deux heures du matin : quel fut son étonnement, lorsque deux esclaves vinrent l’arrêter de la part d’une personne de la cour ! Le prince crut que c’était le roi qui lui jouait ce tour, il ne suivit pas moins les deux esclaves ; mais, comme son mandarin ne le quittait pas, ils dirent au prince que ce n’était point à son ministre7 que cette personne avait affaire. Almoladin ordonna donc à son mandarin de l’attendre, et se laissa conduire seul par les deux esclaves qui lui firent traverser tout le palais, il arriva enfin dans un appartement galamment meublé, d’où on le fit passer dans un boudoir8 somptueux : il n’y vit personne, mais il se douta bien qu’il était en bonne fortune, et qu’il n’avait à craindre, dans ce charmant réduit, que le pouvoir de deux beaux yeux.
Le prince n’avait que vingt ans, et toute sa sagesse et sa philosophie ne le mettaient pas à l’abri des sensations de l’amour ; mais il partait… Que pouvait-on attendre de lui ? … Il faisait ces réflexions quand une vieille femme de la cour se présenta à lui, il se rassura en la voyant ; mais la duègne9 l’intimida bientôt par ses discours : Prince, lui dit-elle, avez-vous cru passer deux mois à la cour de Golconde, sans faire aucune sensation sur le cœur des dames ; et vous-même n’avez-vous rien senti pour aucune ? Pardonnez-moi, lui répondit le prince ; beaucoup d’admiration et de respect. Vous pourriez vous dispenser du dernier sentiment, lui dit alors la vieille, et sachez qu’une puissante dame brûle pour vous du plus tendre amour. À ces mots, le prince frémit, il se rappela les regards de la reine au moment de son arrivée, et toutes les attentions qu’elle avait eues depuis pour lui ; mais il ne pouvait croire qu’une tête couronnée se portât à une démarche de cette espèce. Il faut, prince, continua la vieille, que vous répondiez aux désirs de la femme que vous avez si fort intéressée. Almoladin ne vit point d’autre parti que celui de persuader à la duègne que s’il n’avait pas prévenu la dame qui s’intéressait si fortement à lui, il n’en brûlait pas moins secrètement, qu’il allait faire un petit voyage indispensable, et qu’il espérait revenir passer six mois à la cour de Golconde. La reine qu’on avait cachée derrière une draperie de croisée10, n’avait pas perdu un mot de cette conversation, elle parut alors couverte d’un voile qui laissait assez entrevoir une figure céleste. Le prince ne renonçait pas sans peine à tant d’appas ; mais, c’était l’épouse de son ami, d’un roi qui l’avait reçu avec tant d’affection et de magnificence. Malgré les charmes de la reine, il ne put se résoudre à violer les droits de l’hospitalité, il lui dit les choses les plus agréables, et la conduisit insensiblement à une conversation de la plus pure philosophie, qui ne satisfit pas d’abord la reine, mais qui finit par lui faire plaisir. La douceur et l’éloquence avec lesquelles s’exprimait le fils du roi de Siam, lui firent une si forte impression que ses transports11 se calmèrent. — Quoi ! lui disait ce prince, un moment de plaisir peut-il vous faire renoncer à tout ce que vous vous devez : ceux que vous mettez dans vos intérêts peuvent vous trahir, puisqu’ils sont capables de servir vos faiblesses ; alors envisagez les maux que vous aurait occasionnés un instant d’oubli de vos devoirs. La reine ne put s’empêcher d’avouer au prince qu’elle aurait plutôt péri avec son secret, si sa première dame d’honneur ne l’avait point portée à cette démarche dont elle rougissait à ses pieds, et dont elle lui demandait pardon. Le prince la releva, en la persuadant que lui-même ne voyait pas avec indifférence les bontés qu’elle avait conçues pour lui ; mais que l’homme ne devait souvent acheter le bonheur que par les privations les plus douloureuses, et que celle qu’il éprouvait dans ce moment, était même d’une nature à troubler pour jamais sa tranquillité… Soit que la reine crût que le prince pensait ce qu’il disait dans ce moment, soit que l’amour propre satisfait chez les femmes leur tienne lieu d’amour, elle prit plus de courage, et lui dit, en lui serrant la main, qu’elle ne le retenait plus ; sans doute que le prince aurait été arrêté malgré lui, dans cet adieu, si la reine n’avait disparu aussitôt à ses regards. On le reconduisit au même lieu où il avait été arrêté. Deux heures s’étaient écoulées dans cette entrevue ; le mandarin n’avait point passé son temps aussi agréablement que le prince, et il pestait de bon cœur contre cette aventure, d’autant plus que ce sage mentor ne doutait point que ce ne fût quelque dame de la cour qui eût arrêté Almoladin. Il le vit arriver avec plaisir : il ne lui fit point de questions. Le prince l’aborda seulement avec un sourire, qui lui annonçait ce qui venait de se passer.
Tout était encore dans le plus profond silence dans le palais, et il en profita pour en sortir avec toute sa suite. Quelle fut sa surprise de voir toute la ville éclairée sans rencontrer personne ! Arrivé à la porte de la ville qui lui fut ouverte, il se trouva tout à coup environné par quatre mille personnes avec autant de flambeaux, et cent femmes richement parées, les unes plus belles que les autres ; elles lui dirent : Prince, nous venons vous rendre toutes à la fois la visite que vous nous avez faite à chacune en particulier. Le prince, ravi de cette galanterie, y répondit avec une présence d’esprit et une amabilité peu commune. Toute cette escorte brillante l’accompagna à dix stades de Golconde. On le força de passer le reste de la nuit dans un château du roi. Il y consentit avec plaisir. Ce château magnifique était orné des plus belles peintures, et de tout ce que l’art a de plus recherché. Lorsque les dames eurent procuré au prince tous les différents jeux les plus récréatifs et les plus amusants ; après qu’elles lui eurent prodigué tous les agréments possibles et les plus nouveaux, elles prirent congé de lui, feignant de se retirer dans leurs appartements, et lui dirent : Vous êtes actuellement en notre disposition ; adieu, jusqu’au jour. Le prince, de son côté, alla se reposer quelques heures. La musique, la plus délicieuse, se faisait entendre dans tout le palais. Il s’abandonna aux douceurs du sommeil, flatté par les accords de cette divine harmonie.
Le soleil ayant répandu ses rayons sur la surface de la terre, le chant des oiseaux, les cris des perroquets réveillèrent le prince tout à coup. Son mandarin était déjà prêt : Fils du roi des rois, lui dit-il, ton songe est évanoui, tu n’es plus captif, ta liberté t’est rendue. La cour brillante qui t’a arrêté ici, s’est éclipsée ; elle a craint de te paraître indiscrète en te prodiguant ses plaisirs : tout est calme dans ce palais, il faut le parcourir avant de l’abandonner. Il faut emporter la description de ces lieux enchanteurs. Tout ce que j’en ai vu me paraît superbe. Le prince n’y était entré qu’aux flambeaux ; en jetant les yeux sur une glace qu’il avait vue la veille, il aperçut à la place son portrait de grandeur naturelle, et parfaitement ressemblant ; il crut être dans un palais de fées12. Le roi l’avait fait placer de façon que, par un ouvrage mécanique, il paraissait ou disparaissait à volonté. Sa surprise fut au comble lorsqu’ayant tourné la tête pour parler à son mandarin, il vit, en voulant rejeter les yeux sur ce qu’il avait vu, le portrait du roi de Golconde à la place du sien. Le roi était représenté lui offrant une autre miniature sur une boîte travaillée d’un seul diamant. L’esclave, qui était caché derrière et qui faisait mouvoir le mécanisme, avait passé son bras si adroitement, qu’il semblait sortir naturellement de dessous le manteau du roi. Il ne savait comment répondre à cette nouvelle galanterie qui lui paraissait au-dessus d’un mortel ; mais, en réfléchissant à la magnificence de la cour de Golconde et à l’esprit de son monarque, il dit, en s’adressant au tableau : J’accepte votre présent, quoiqu’il me paraisse enchanté. Tout vous est possible, grand roi ; la fortune vous favorise ; vous satisfaites tous vos goûts, sans prendre rien sur le bonheur et la félicité de vos peuples. Quel est le souverain qui peut se flatter de cet avantage suprême ? J’emporte votre image, le souvenir de l’accueil favorable que vous m’avez fait, demeurera éternellement gravé dans ma mémoire : votre portrait, qui passera à la postérité, sera placé avec ceux de mes ancêtres, et j’y ferai mettre une inscription pour transmettre à mes descendants toutes les bontés dont vous m’avez comblé, et la date de l’époque où je l’ai reçu.
Laissons partir le prince qui dirige sa marche vers la Chine, et revenons à la princesse Géroïde, que nous avons laissée voguant sur la mer au gré des vents et des eaux1. Un dieu protecteur de l’innocence la prit sous sa puissance, et veille sur ses jours. Le soleil ralentit sa course… Ses rayons presque éteints se rallument, et lui prêtent une nouvelle clarté. Les nuages, dont l’astre du jour a coutume de s’entourer quand il est parvenu aux bords de l’horizon, se dissipent pour laisser briller la lumière qui conduit la princesse… Les poissons sortant du sein des flots accompagnent sa marche, et flattent par leurs jeux ses regards surpris et inquiets. L’approche d’une côte lui fait entendre un concert, dont son oreille n’avait point encore été frappée. Différents bosquets, qui ne devaient leur ombrage et leur fraîcheur qu’aux soins de la nature, en bordaient la rive. Le son d’un instrument, et le chant des oiseaux formaient des accords mélodieux. Une voix ravissante, et qui peignait à la fois la tendresse et la douleur, joignait ses accents à des sons si touchants. On entendit ces mots :
Romance2.
Jeunes cœurs, qui de tendresse
Avez éprouvé feux cuisants,
Si perdiez votre maîtresse
Pourriez-vous aimer plus longtemps ?
Non, pour cesser son martyre,
Berger fidèle doit mourir :
Amour, j’ai perdu Palmire,
Porte-lui mon dernier soupir.
Bosquets touffus, vert bocage,
Mourez, quand je ferme les yeux ;
Pour qui serait votre ombrage ?
Palmire n’est plus en ces lieux.
Et toi qui fais que j’expire,
Écho3, protège mon désir :
Si revient ici Palmire,
Redis-lui mon dernier soupir.
Ô souverains de la terre,
Pourquoi déchirez-vous mon cœur ?
Près d’une simple bergère
Un roi trouve-t-il le bonheur ?4
Si sur tout ce qui respire
Votre règne était vertueux,
On n’eût point ravi Palmire,
Et Corydas serait heureux.
À ce spectacle, la princesse Géroïde émue aurait bien voulu s’arrêter, mais les flots poussèrent un peu plus loin le débris de vaisseau sur lequel elle était assise. Elle aperçut une petite chaloupe gouvernée par un vieillard, qui errait lentement sur les ondes, criant d’une voix plaintive : Ô mon fils ! Ô mon cher fils, mon cher Corydas ! Ne connais-tu plus la voix de ton père ? Es-tu donc à jamais perdu pour lui ? Il invoquait tous les dieux, quand la princesse touchait à sa chaloupe. Le vieillard étonné la prend pour une des divinités qu’il vient d’implorer, il se prosterne devant elle, en versant des torrents de larmes, et sans pouvoir prononcer une parole… Géroïde, touchée de sa situation, lui dit : Rassure-toi, malheureux vieillard. Je suis une infortunée qui a été précipitée dans les flots : délivre-moi du péril qui me poursuit, et je te promets reconnaissance de ma part, et récompense de mon père. À ce discours, le vieillard reprend ses forces, et lui tend les bras pour la recevoir dans sa chaloupe… Quoi ! lui dit-il, vous n’êtes point une déesse, et vous étiez sur les flots semblable à ces esprits célestes dont on nous peint la puissance ? Hélas ! ajouta-t-il, j’étais père ! Je sens combien la perte d’un enfant est douloureuse et déchirante ; et si le vôtre est privé d’une fille chérie, je suis privé d’un fils qui faisait le bonheur de mes jours, et la consolation de ma vieillesse. À ce récit, les yeux de Géroïde se remplissent de larmes… Elle se représentait la douleur du roi de Siam à la nouvelle de son accident ; et ce souvenir affligeant, joint à la perte d’une sœur qu’elle aimait si tendrement5, et qu’elle avait vue se précipiter du haut du rocher, excitait dans son cœur une douleur amère et profonde. Palémon (c’était le nom du vieillard) oublie ses maux pour soulager ceux de Géroïde, dont il ignorait la naissance : tant les maux d’autrui adoucissent ceux que nous éprouvons.
Les discours de Palémon ayant remis quelque calme dans le cœur de notre jeune princesse, elle chercha à son tour à distraire le vieillard par le récit du concert qu’elle venait d’entendre… J’ai ouï, dit-elle, une voix qui exprimait la perte d’une amante… Ah ! que m’annoncez-vous ? Mon fils Corydas n’a abandonné la maison paternelle que depuis qu’on lui a arraché l’objet de sa tendresse, au moment qu’ils allaient être unis… Corydas, répliqua Géroïde, cette voix a prononcé ce nom… Oui c’est lui, généreux vieillard… Viens et rame pour me conduire du côté de l’enceinte d’où cette voix s’est fait entendre… Elle indiqua véritablement à Palémon l’endroit, et l’y guida ; mais ils n’entendirent plus que le chant des oiseaux… Ils débarquèrent aussitôt, et parcoururent toute l’enceinte… Le berger Corydas ne s’offre nulle part à leurs yeux… En vain ils l’appellent. Après avoir marché quelque temps, voyant que la nuit allait les surprendre, ils regagnaient le rivage. Palémon ne doute plus que son fils ne soit perdu sans retour, il s’abandonne à l’excès de son désespoir. Géroïde emploie tout pour le consoler ; elle lui offre, elle lui promet de lui servir de fille, et de ne jamais le quitter. Le vieillard ne peut résister au charme de ces douces paroles, et conçoit la ferme résolution de chercher enfin dans cette jeune étrangère, sinon la consolation, du moins le soulagement de ses peines. Ils se livraient l’un et l’autre aux épanchements de leurs cœurs aussi purs que la nature6, lorsqu’ils aperçoivent Corydas, étendu au pied d’une roche, pâle, défait, portant dans ses yeux l’image de la mort. Palémon se précipite sur son fils, le prend dans ses bras, le presse contre son sein, et le rappelle à la vie. Le cri de la nature émeut d’abord ses sens ; mais, en détournant les yeux, il voit Géroïde, et l’image de la beauté lui rend toute sa connaissance. Trois infortunés qui se rencontrent dans un désert, éprouvent une surprise bien agréable ; avant qu’ils puissent se parler, leurs regards se communiquent la satisfaction qu’ils ressentent en se voyant. Géroïde portait sur sa figure et dans toute sa personne une parfaite ressemblance avec Palmire, l’amante de Corydas ; mais ses traits étaient distingués par un caractère de noblesse qui altérait cette ressemblance, et qui empêcha d’abord Corydas d’y faire attention. Cependant, un moment après avoir fixé ses yeux sur elle, il croit retrouver son adorable Palmire, et se livre aux transports les plus vifs de joie et d’allégresse… Bientôt il voit que ce n’est que son image, et il retombe dans sa tristesse : cependant la vue de Géroïde, les caresses et les soins du bon Palémon achevèrent de lui rendre toutes ses forces et toute sa raison.
Tous trois s’acheminaient vers la barque, en remerciant le ciel de les avoir réunis… Corydas brûlait de demander à son père quel destin avait conduit la jeune étrangère dans ces lieux… Ils arrivent à la barque. Palémon s’empare des rames, et veut lui-même diriger la chaloupe malgré les instances de son fils. Trop heureux père ! il peut à peine exprimer ce qu’il sent. Il bénit le ciel ; il croit intérieurement que Géroïde est une divinité, puisque c’est à sa rencontre miraculeuse qu’il doit le bonheur d’avoir retrouvé son fils, de l’avoir arraché des portes du trépas7. Corydas fit la première question à Géroïde, et lui demande par quelle circonstance elle accompagne son père ? Géroïde lui répondit : Je suis la fille d’un roi puissant, du plus grand des hommes et du meilleur des pères, mais une cruelle marâtre… À ces mots les sanglots étouffent sa voix, et elle ne peut en dire davantage… Les vents fécondent les efforts de Palémon, et poussent la barque au gré de ses désirs… Ils abordent au rivage où était situé le hameau qu’habitait Palémon… Tous les habitants de ces paisibles lieux accourent au-devant de Corydas, et le reçoivent avec une joie qui exprime la candeur d’une âme pure. Géroïde fixe leur attention. Ils lui découvrent une ressemblance frappante avec Palmire et tombent ainsi d’accord, sans le savoir, avec Corydas. Mais ses vêtements, son air de noblesse et de grandeur, qui la distinguaient de Palmire, excitent dans ces bonnes gens le respect et l’admiration. Corydas ne manque pas de répandre que c’est la fille d’un souverain, qu’un sort déplorable a conduite sur les pas de son père. Tout le monde s’empresse à la contempler, à la servir et à la traiter en reine… Ce pays est libre et ne dépend d’aucun empire… Il forme, comme les quakers8, une secte d’union fraternelle la plus intime. Ils vivent tous égaux : l’amitié seule est leur loi. Ils sont tous heureux. Les états voisins respectent le lien qui les unit, et tous ont promis de ne le jamais rompre.9 Ils ne craignent que les pirates et les brigands qui bordent leurs côtes pour arrêter les vaisseaux marchands, ou pour enlever les jeunes beautés qu’ils rencontrent sur leur passage ; l’infortunée Palmire avait eu le malheur de tomber dans les mains de ces brigands.
Géroïde paraît aux yeux de ce peuple sensible et vertueux, un présent du ciel pour réparer la perte qu’ils avaient faite de l’aimable Palmire. La jeune princesse se fit en peu de temps aux usages de ce peuple vertueux. Elle ne désirait plus qu’une chose, c’était d’instruire son père de sa destinée ; mais comment y parvenir ? Quel messager sera assez adroit pour s’introduire secrètement dans son palais, et l’approcher à l’insu de sa marâtre ? Corydas flatte d’abord ses idées ; mais la crainte d’affliger Palémon, de troubler ses respectables jours, la fait renoncer à ce projet… Corydas néanmoins cherche les moyens de plaire à la princesse par les attentions les plus respectueuses et les plus empressées. Il sent même son cœur se soulager par degré du poids de l’absence de sa Palmire, par la douce présence de Géroïde. Il n’en est cependant point amoureux. Un nouveau feu ne le rend point infidèle… C’est du respect, de la vénération qu’il ressent pour cette jeune princesse. Il s’empresse à prévenir ses vœux10. Il lui propose de se rendre à la cour de son père et de l’instruire du sort d’une fille qu’il croit perdue, et cela sans que sa belle-mère puisse seulement s’en douter. Géroïde écoute avec une tendre émotion une proposition qui fait tous les délices de son cœur. Je vous l’aurais déjà proposé, lui dit-elle, si je n’avais craint d’affliger votre père… Palémon, présent à cette conversation, prend la parole et proteste à Géroïde que si son fils n’avait pas résolu d’entreprendre ce voyage, il l’aurait fait lui-même… Il n’y a que pour vingt-quatre heures de navigation, et même un vent favorable peut y conduire en moins de temps. Corydas prend donc congé de la princesse et de son père qu’il embrasse tendrement. Il va s’embarquer aussitôt à deux lieues11 du hameau, et Géroïde lui remit en partant une lettre qu’il ne devait donner qu’au roi, ou à son premier mandarin.
À peine Corydas eut-il abandonné les lieux de sa naissance, que les brigands viennent assiéger les bons concitoyens. Ils les mettent à contribution12, et leur enlèvent leurs filles. Géroïde ne fut point assez heureuse pour se soustraire à leurs poursuites. Elle fut enlevée comme les autres ; et les ravisseurs, frappés de sa beauté extraordinaire, fondèrent sur elle leurs plus belles espérances… Ces pirates étaient chargés de fournir des femmes pour les sérails13 de plusieurs rois de ces contrées.
Géroïde fut mise sur un vaisseau qui était destiné pour Pékin. Que d’infortunes, malheureuse princesse, tu essuies en peu de temps ! Ta marâtre te fait précipiter dans la mer… Un dieu bienfaisant te sauve en vain de ce danger, et te fait tomber au milieu d’un peuple hospitalier et ami des hommes ; tu jouis peu de ce rare bonheur. Des brigands, des scélérats viennent t’arracher de leur sein, pour faire de toi un commerce infâme, affreux ! Que ta situation est triste et déplorable ! Qui pourrait ne pas s’attendrir sur ton sort ?
Mais nous avons à rendre compte du voyage du prince philosophe1, qui éprouve sur sa route des événements bien capables de lui faire déployer son caractère et ses vertus.
Le prince Almoladin partit, comme nous l’avons dit, du palais du roi de Golconde, comblé de ses bontés et pénétré de celles de toute sa cour… Il pensa quelque temps à l’aventure qui lui était arrivée avec la reine. Son mandarin, le voyant ainsi rêveur, lui en demanda la cause : Je gagerais, lui dit-il, mon prince, que vous êtes moins surpris des fêtes somptueuses qu’on vous a données en si peu de temps, que du rendez-vous nocturne de la reine de Golconde. L’un, comme l’autre, m’a beaucoup étonné, répondit le prince, et cela m’apprend que tout est possible dans une cour galante ; mais ce que je ne puis concevoir… c’est la sérénité du roi ; c’est son admiration pour les vertus de son épouse, surtout pour sa constance et sa fidélité. Tout cela me fait voir combien l’homme est susceptible d’erreur et de faiblesse, quand il prend ses seules passions pour guide… Ah ! mon malheureux père en est un exemple bien frappant2 ; et le roi de Golconde n’est pas plus sage, ou moins aveugle que lui… Les épouses des souverains ne sont pas exemptes des faiblesses de leur sexe ; mais l’éclat du trône fait respecter leurs erreurs, et dans le cours de leurs intrigues elles sont exposées à moins de dangers que le reste des femmes3. L’amant ou l’époux qui arrive au son de la trompette, laisse à ces princesses le temps de préparer leur conversation et leur visage. Il n’y a point de surprise à craindre pour elles. L’étiquette les dispense de l’embarras des précautions… Il n’est permis aux potentats4 de l’univers d’entrer dans leurs palais, qu’observés et escortés… Je ne veux point régner à ce prix. Pour rendre un peuple heureux, dois-je enchaîner ma liberté ? Vous avez vécu sous plusieurs rois, je vous demande vos conseils. Vous connaissez mes principes. Un roi peut-il régner sans affecter ce faste et cette dignité qui l’éloignent de ses sujets, et le rendent toujours premier esclave de son royaume ? Il est toujours inabordable… Hélas ! un roi chéri devrait-il jamais marcher accompagné de l’appareil de la crainte5 ? Tel qu’un bon père entouré de ses enfants, si je régnais, ma cour, mon cortège seraient mon peuple. Je me ferais un plaisir, un devoir même d’apprendre de lui de grandes vérités que la plupart des monarques ignorent.6 J’étudierais les mœurs, je porterais partout l’œil d’un observateur, et je ne dicterais mes lois que d’après mes connaissances… Le mandarin, quoique né vertueux, ne trouvait point, dans ce jeune prince, de quoi flatter son ambition… Courtisans et ministres, quel serait votre crédit, si les rois ne voulaient exercer leur pouvoir que pour le bonheur du peuple, et d’une manière conforme à ses désirs ? Si cette méthode de gouverner n’a point l’éclat que le faste et la pompe répandent sur le trône, elle procure au souverain cette gloire, bien plus solide que donnent la vertu, la vérité, l’amour de la patrie, et ce doux tribut de reconnaissance qu’un bon roi doit être si jaloux de percevoir sur le cœur de son peuple. Ils continuaient leur conversation lorsqu’une troupe de brigands vint les attaquer. Ils n’étaient encore qu’à vingt stades de Golconde. C’était à l’entrée d’une forêt. Ils se trouvèrent dans un instant dévalisés… L’équipage du prince était assez considérable pour enrichir une bande de voleurs. Il ordonna à ses gens de ne faire aucune résistance, et les brigands surpris de tant de générosité lui offrirent de demeurer parmi eux, puisqu’il n’avait plus rien. Le prince ne put s’empêcher de rire à cette proposition, et l’accepta avec d’autant plus de plaisir qu’il sentit qu’il se procurait par là un sûr moyen d’observer exactement une espèce d’hommes qu’il ne pouvait concevoir… Le voilà donc parmi des brigands… Il s’enfonce avec eux dans l’endroit le plus épais de la forêt. Après deux heures de marche, on le fit descendre le long d’une petite colline d’où on découvrait la mer. Ils entrèrent dans le creux d’un rocher où il fallait marcher à tâtons. À l’extrémité de cette caverne, il y avait une embouchure qui répondait au bord de la mer. Ces brigands y avaient formé une espèce de port qui n’était connu que d’eux. Il y avait un petit vaisseau qui les mettait à même de s’embarquer à volonté. Ils habitaient cette retraite depuis vingt ans, et la plus grande vigilance n’avait jamais pu la découvrir. Parmi ces scélérats, il s’en trouvait plusieurs qui avaient cultivé les arts et les langues. Le prince ne paraissait point du tout affligé de se voir au milieu d’eux. Le mandarin et les officiers de sa suite tremblaient pour ses jours et pour les leurs. Le prince le rassurait de temps en temps par ses sages discours… Ces malheureux vivaient dans un parfait accord. Il y avait de l’ordre parmi eux, une discipline sévère, et des lois dignes du peuple le plus policé et le plus éclairé.7 Le prince, en philosophe, ne perdait rien de vue, et ses hôtes ne furent pas longtemps à s’apercevoir qu’ils avaient affaire à un souverain… Le respect fit naître la crainte dans leurs âmes, et la crainte réveilla dans leurs cœurs des sentiments de vertu. D’une commune voix, ils proposèrent à Almoladin de lui rendre tout ce qu’ils lui avaient pris. Ils lui firent voir tous les détours de leur caverne, inconnus au reste des mortels ; mais quelle fut la surprise du prince quand ses conducteurs lui montrèrent un endroit où la nature semblait avoir prodigué tous ses trésors ! Quatre rochers, qui se perdaient dans la nue8, formaient l’enceinte d’un lieu champêtre. Le gazon y était émaillé de fleurs9 ; des arbres de toute espèce, couverts de fruits, bordaient les rochers ; des cabanes, couvertes de coquilles de poissons de toutes couleurs, formaient un spectacle ravissant. Au milieu de toutes ces cabanes s’élevait un trône porté par quatre statues chinoises de grandeur naturelle et en porcelaine, qui soutenaient un dais couvert de nacre de perle… À ce spectacle, le prince leur demanda quel était l’artiste qui avait présidé à ce genre d’habitation, et comment il se pouvait que le séjour des dieux fût si près d’une caverne. Ce n’est pas tout, lui dit le général de la bande. Vous allez apprendre, mortel généreux, quelle circonstance nous a conduits dans l’état infâme que nous exerçons, et dans l’asile ténébreux où nous sommes renfermés ; mais, avant tout, nous devons vous présenter notre souverain10, nos épouses, nos enfants, et vous allez entendre prononcer les lois qui règlent nos actions. Aussitôt quatre d’entre eux s’approchent des figures chinoises qui soutenaient le trône ; et à peine les ont-ils touchées, que l’on entend des sons mélodieux… Bientôt après il sortit des cabanes des femmes superbes, des enfants intéressants. Un vénérable vieillard sembla sortir de dessous le trône ; il marchait en s’appuyant sur deux jeunes garçons. Les femmes et les hommes s’empressaient à soulager le vieillard, et à l’aider à monter sur le trône… Tous se mettent à genoux. Le prince admirait et considérait attentivement cette bizarre cérémonie. Il pensait que les rois seuls pouvaient être les objets d’un pareil hommage ; mais il vit bien que tout homme n’est roi que par le consentement de ceux qui l’ont choisi. Ces brigands se donnaient un souverain comme les hommes dans l’état primitif. Le plus vieux donnait des lois… mais un vieillard appesanti par le poids des forfaits11 peut-il commander à des hommes ? Oui, sans doute, à une telle espèce d’hommes. Le vieillard commença par un discours qui intéressa vivement Almoladin. Ensuite, quel jeune homme m’amenez-vous ici, leur dit-il ? Sa candeur m’en impose, et sa situation m’afflige. Rendez-moi compte de votre mission et de votre conduite envers lui. Le général prenant la parole, s’exprima ainsi : Roi par la force et par l’adresse, nous avons juré à tes pieds de ne jamais employer le meurtre, et de nous emparer seulement du bien d’autrui sans attenter aux personnes… Ce jeune homme nous a témoigné tant de générosité, qu’en le pillant nos cœurs se sont sentis émus d’une vive compassion. Nous lui avons proposé de venir vivre avec nous : il l’a accepté. Consens-tu que nous l’adoptions, et veux-tu le recevoir au nombre de tes enfants ? Il nous a demandé de ne point le séparer des gens de sa suite, nous lui avons encore accordé cette grâce… Avons-nous en cela violé nos lois, en donnant l’hospitalité à celui que nous venions de dépouiller ? Prononce et dis-nous si nous sommes coupables. Le vieillard n’avait pas ôté ses yeux de dessus le prince, il examinait ses traits avec la plus grande attention ; et, sans répondre à son général, il s’écria : Dieu tout-puissant ! quelle ressemblance entre cet étranger et le roi de Siam, mon souverain ! mon maître ! … À ces mots, le prince se sentit ému… Il ne put s’empêcher de courir au vieillard, et de lui demander dans quelle circonstance il avait été attaché à son père… Votre père ! … À l’instant le vieillard se lève et tombe aux pieds d’Almoladin, en lui disant : Fils du roi des hommes, vous êtes trop jeune pour connaître le motif qui me fit chasser de ma patrie… Le fanatisme est le plus cruel bourreau de l’espèce humaine… C’est lui qui, de tout temps, a produit les plus grands malheurs et les forfaits les plus atroces… Il fit des tyrans, des hypocrites, des méchants, enfin des brigands de toute espèce… J’étais ministre de la religion : je reconnus l’erreur des faux dieux que nous encensions. Je voulus en faire connaître les abus ; mais je fus traité comme un profane… Alors j’attentai au respect de ces divinités mêmes qui n’étaient autre chose que des légumes, au choix et au caprice du peuple. Un jour que j’en avais fait faire un régal aux pourceaux, la populace s’éleva contre moi… On gagna votre père, et je me vis exilé de ses états. Je parcourus longtemps les treize provinces… Je ne trouvai point de quoi m’occuper : j’en partis, et j’arrivai à Golconde où je fis bientôt des connaissances utiles. J’y rencontrai plusieurs de mes concitoyens. Nous résolûmes de ne point adopter la religion du pays, qui n’a pour objet de son culte que quelques racines plus ou moins bienfaisantes à l’homme. On nous regarda bientôt comme des innovateurs et des frondeurs dangereux de la religion fondamentale du royaume…12 On rendit un arrêt qui nous ordonnait d’abjurer nos opinions, ou de quitter le pays.13 La rage et le désespoir s’emparèrent de nous. Nous considérâmes le plus grand des rois comme un tyran qui abusait de son autorité pour réduire des sujets à la dernière extrémité. Les mandarins et les ministres de la religion avaient dicté eux-mêmes cet arrêt injuste et barbare. Plusieurs familles se retirèrent dans des climats étrangers ; mais tous ceux que vous voyez, pères, mères, enfants, suivirent mes conseils… J’avais fait la découverte de cette île, en parcourant les environs de Golconde. Personne que moi14 ne la connaissait. Quel asile favorable pour des proscrits ! nous commençâmes par rendre ce séjour agréable. L’art et la nature répondirent à nos vœux. Les artistes, qui se trouvèrent parmi nous, exercèrent leurs talents, et mirent en œuvre tout ce qui pouvait embellir notre nouvelle habitation. Les travaux de nos mains ne suffisaient point pour nous procurer les choses nécessaires à la vie. Comme nous étions forcés de vendre à la dérobée, nous donnions nos marchandises au plus bas prix, tandis qu’on nous faisait payer chèrement tout ce que nous achetions. Nos familles s’augmentèrent, et avec elles nos besoins. Depuis vingt ans que nous habitons ce séjour, vous voyez des enfants nés dans le crime et les forfaits ; furieux, désespérés de l’injustice des hommes, voulant procurer à nos enfants et à nos femmes les agréments de la vie. Nous machinâmes le détestable complot d’arrêter les passants15, mais de ne point attenter à leurs jours ; et nous n’avons jamais violé notre serment. Notre heureuse étoile vous a jeté dans nos filets… En vous voyant, je sens renaître ma vertu ; mais de quoi peut-elle me servir ? Un remords imprudent nous perdrait : les lois les plus rigoureuses nous condamnent à la mort la plus cruelle et la plus ignominieuse. Vous êtes maître de votre sort, prince. Vous pouvez repartir, reprendre vos richesses ; mais ne nous perdez pas pour prix de notre générosité et de l’hospitalité que nous vous donnons. Almoladin sentit, à ce discours, une émotion qu’il n’avait point encore éprouvée. Ce vieillard portait une figure si vénérable, il s’exprimait avec tant d’éloquence et de vérité, qu’il conçut le projet de sauver tous ces malheureux du péril qui les menaçait… Vous n’êtes point nés pour être vicieux, leur dit-il, je l’ai reconnu d’abord dans votre manière de me dépouiller ; et toi, vieillard infortuné, tu ne seras pas plus généreux que moi. Je te fais présent de toutes mes richesses. J’en ajouterai d’autres par la suite ; mais je veux, dès ce moment, vous sauver du crime qui vous accompagne, et des lois qui vous poursuivent : reconnaissez la vertu, la probité, et vos forfaits seront bientôt effacés. Qu’aucun de vous ne s’alarme sur la démarche que je ferai. Je vais dépêcher mon mandarin auprès du roi de Golconde, lui demander votre grâce comme une faveur particulière que les souverains ne se refusent jamais, surtout lorsqu’elle est demandée au nom du remords et du repentir ; et, pour ne point augmenter vos craintes, je lui défends de déceler votre retraite. J’ajoute qu’il ne reviendra point sans être chargé de votre grâce. Votre générosité envers moi intéressera ce monarque puissant. Il sera touché de vos infortunes… Êtes-vous satisfaits de mon projet ? Tous embrassèrent ses genoux. Il n’y avait pas jusqu’au plus petit enfant qui ne le comblât de ses innocentes caresses. Les vices se changèrent en vertus. Le mandarin, enchanté de ce peuple, ainsi que des projets de son maître, prit bientôt la route de Golconde. Il ne pouvait y arriver que dans la nuit. Deux de ces hommes se chargèrent de l’escorter jusqu’aux portes, et lui promirent de venir le reprendre le lendemain, lui étant impossible de retrouver lui seul le chemin….
Le discours du prince avait absolument rassuré tous ces malheureux ; mais son cœur n’en était pas moins alarmé. Si j’étais roi de Golconde, se disait-il, sans doute, je ne ferais aucune difficulté d’accorder la grâce de ces misérables ; mais je ne suis qu’un prince étranger à cette cour, et ne me serais-je pas trop avancé ? Les hommes sont égaux, mais ils ne pensent pas de même ; et les souverains, jaloux de leur autorité, font plutôt parler les lois que leur clémence. Il tâchait cependant de cacher ses alarmes1 à tout ce peuple qui l’admirait. La nuit s’avançait : on donna au prince la cabane la plus magnifique et la plus digne de son rang. À peine se livrait-il au sommeil, qu’il vit, en songe2, le tableau agréable de ce peuple qu’il allait sauver ; que le roi de Golconde non seulement lui accordait sa grâce, mais même le laissait libre d’impôts et de toutes contributions publiques ; que cette espèce d’homme s’élèverait assez pour mériter l’estime et la considération de tous les peuples de la terre. Il revenait lui-même dans ces paisibles lieux. Le port était fameux, une ville était fondée au centre de la forêt où il avait été arrêté. Au milieu d’une place superbe était un éléphant placé sur un piédestal de marbre, sur lequel était placé sa statue, et au bas était écrit : « Le vice arrêta ici la vertu, mais il frémit à son approche ; le crime tomba à ses pieds, et le repentir lui succéda. Almoladin, ce prince dont on admire la philosophie, opéra ce prodige. Passants, rendez à sa statue l’honneur qui lui est dû ».3
Ensuite, par un effet de ces images bizarres et disparates qu’offrent les songes, il se voyait transporté dans le palais de l’empereur où tout se préparait pour son supplice4. Le jour commençait à paraître quand le prince se sentit éveiller5 par le vieillard : Ô mon prince, ô mon fils, lui dit-il, un vaisseau de roi vient d’être jeté sur notre côte par une tempête effroyable ; j’entends les cris des matelots. Venez voir agir, mes enfants, mes amis, et vous verrez si des criminels manquent d’humanité. À ces mots, Almoladin se lève et vole, avec le vieillard, au pied du rocher. À peine sont-ils arrivés, qu’ils voient le reste du vaisseau s’engloutir. Les éclairs, le tonnerre, les vagues qui venaient se briser contre les rochers, formaient un spectacle affreux. Tous les habitants de ces lieux, hommes, femmes, enfants, se jetaient dans la mer pour sauver les infortunés qui périssaient. Le fils aîné du vieillard sortit des flots, portant sur ses épaules un homme âgé, qui inspira au prince la plus vive compassion… Il s’avance en frémissant. Le vieillard le retint de crainte qu’il ne se hasardât trop pour secourir ces malheureux ; et, voulant le devancer, quelle fut sa surprise à son tour de reconnaître son ancien maître, le roi de Siam ! Ô prodige inouï ! s’écria-t-il, ô mon prince ! Le roi votre père est sauvé et arraché des portes du trépas par nos généreux secours. Le ciel nous a mis à même de conserver ses jours pour expier nos crimes. Le plaisir de retrouver un père, le danger où il le voyait, firent tomber Almoladin sans connaissance… Cependant le roi de Siam n’était point en péril, ses sens seulement étaient saisis, et il en avait perdu l’usage par la frayeur. On le transporte sur le trône. Son fils était à ses pieds. Tous deux reprirent connaissance en cette attitude. Qu’on se représente le bonheur de ces deux princes… Ils voulaient se parler, mais pendant quelques minutes ils ne purent prononcer une parole. Ils se tenaient embrassés, leurs larmes coulaient abondamment, et se confondaient sur leurs visages. Le roi de Siam reconnaît Noradin (c’était le nom du vieillard) ; quoi qu’il eût à se plaindre de lui, il ne le vit pas avec moins de satisfaction. Il en eut bien davantage, quand son fils lui eut appris toute son histoire. Almoladin pressa à son tour son père de lui raconter par quels événements et comment il s’était exposé à voyager. Quoi, mon fils, vous pouvez me le demander ? Je n’ai plus que vous au monde, et si je n’avais prévenu les attentats de ma barbare épouse6, je serais seul sur la terre. Que m’importe un trône, une cour brillante, si je n’ai pas auprès de moi un fils qui console ma vieillesse. Les soins des courtisans peuvent-ils rendre à un père son enfant ? J’ai besoin d’être père. Les honneurs, l’ambition n’alimentent point mon âme. Je ne ressemble point à ces rois qui, contents de régner, ne goûtent pas les sentiments de la nature. Tyrans des peuples et de leurs propres cœurs, ils empoisonnent leur existence. Le laboureur, qui vit sous le chaume7, coule des jours plus tranquilles que ceux qui vivent sous le dais8. L’envie, les désirs, l’ambition si commune aux rois ne troublent point son repos. Au sein de l’innocence et de l’amitié, il est heureux… Hélas ! les rois sans cesse contrariés, agités, persécutés, ne connaissent jamais un bonheur pur. Cependant mes premières années se sont écoulées dans la paix et la tranquillité ; mais le ciel m’a bientôt fait connaître qu’un roi ne peut pas rester dans cet état. Alors le prince ne put s’empêcher de lui demander pourquoi il existe des rois, pour quel motif ils rendent le plus souvent leurs peuples malheureux ; pourquoi, enfin, le sont-ils eux-mêmes ? Depuis que les hommes ont méconnu la nature, répondit le roi de Siam ; depuis que la cruelle ambition les a dominés ; depuis qu’ils ont voulu se distinguer les uns des autres. Le mal est fait, il est irréparable.9 Il faut actuellement des rois, des hommes supérieurs, tant l’espèce humaine a dégénéré en faiblesse. Cette égalité naturelle, que l’ambition n’a pu détruire, n’a pas empêché qu’il ne s’établît parmi les hommes un préjugé relativement au rang, à l’ancienneté, aux titres et à tout ce que la folie humaine a imaginé. Le peuple a besoin maintenant d’être asservi ; et, pour réparer ses sottises, il en commettrait de plus grandes… Mais un roi vertueux est encore plus malheureux qu’un tyran. Si le premier montre trop de clémence et de bonté, ses sujets cessent bientôt d’avoir pour lui le respect qui lui est dû : on l’accuse de faiblesse ; il ne faut qu’un moment pour changer l’amour de ses sujets en une indifférence déshonorante. Hélas ! nos peuples bizarres dans leur choix sont rarement justes : sans approfondir les torts qu’ils prêtent à leurs souverains, ils les accablent impitoyablement ; ils oublient leur bienfaisance, leurs vertus, et ne voient que leurs faiblesses même involontaires. Ma cruelle épouse m’a attiré la haine de mon peuple. Il me reproche la perte de mes filles, votre départ ; mais votre absence pouvait plus10 sur mon cœur que toutes ses injustices. Venez, mon fils, suivez-moi ; venez régner à ma place ; que je rende encore ce peuple heureux, quoiqu’il ait été ingrat envers moi. Le prince craignait d’affliger son père, en lui faisant entrevoir que rien ne lui répugnait plus que l’approche du trône ; que la houlette11 flatterait plus son cœur qu’un diadème, et que le sceptre lui paraissait un fardeau trop pesant. Il le conjura seulement de conserver sa couronne, et de lui apprendre à régner par ses bons exemples, espérant que, quand il serait son maître, il abandonnerait sa couronne à quiconque serait jaloux de la porter, pourvu qu’il eût des vertus. Comme ils achevaient cette conversation, six jeunes garçons apportèrent au roi des vêtements pour mettre en place des siens qui étaient mouillés ; tandis qu’il s’était entretenu avec son fils, on avait élevé une tente magnifique, avec un lit dressé pour reposer le roi. Les six jeunes garçons le transportèrent dans sa tente… Le prince l’y accompagna… Il s’assit auprès du lit de son père sur un fauteuil riche et galant. Un concert admirable se faisait entendre. On servit un repas, qui étonna Almoladin et le roi de Siam ; rien n’était plus somptueux, rien n’était plus frais. Il n’y avait point de linge sur la table, il n’était pas nécessaire… Elle était faite de cristal de roche, ainsi que les assiettes et les plats. Tous les mets et fruits formaient un transparent12 admirable. Autour de cette table, douze jeunes filles, les cheveux épars, couvertes d’une chemise de lin, relevée par une ceinture de fleurs, et portant une couronne sur la tête, servaient les deux princes… À ce spectacle ravissant le roi ne put s’empêcher de faire éclater sa joie : Je ne puis revenir, dit-il, de tout ce que je vois ; faut-il que des mortels si généreux soient des scélérats destinés aux plus infâmes supplices ? Je crois à leur repentir, mais le roi de Golconde en sera-t-il persuadé comme nous ? Telles étaient les réflexions du roi de Siam, quand on entendit tout à coup, à la porte de l’enceinte, les trompettes et les timbales, une musique martiale, qui annonçait l’arrivée du roi de Golconde. C’était lui-même à la tête de deux mille hommes. Tout ce peuple fut alarmé, mais le roi de Siam et son fils les rassurèrent. Almoladin fut au-devant du roi de Golconde qui, après l’avoir embrassé, lui remit la grâce de tous ces malheureux, et, pour lui prouver combien il était enchanté de leur pardonner, il avait voulu lui-même la leur apporter, et profiter de cette occasion pour l’embrasser de nouveau. Alors Almoladin prend le roi de Golconde par la main, et lui dit : Généreux monarque, venez que je vous conduise auprès d’une personne qui ne vous inspirera pas moins que moi la clémence que méritent les habitants de ce séjour. Il le conduisit dans la tente de son père. Ces deux rois se reconnurent, quoiqu’ils ne se fussent jamais vus, à leur noble maintien et à leur port distingué, comme les intelligences se comprennent sans se parler.
Après cette reconnaissance, on instruisit le roi de Golconde des efforts magnanimes que tous ces malheureux avaient faits pour arracher des flots le roi de Siam, et tout son équipage qui avait été sauvé, à l’exception de quelques matelots. Le roi de Golconde, touché de ce récit, convint que de si belles actions méritaient non seulement la grâce, mais encore la bienveillance de tous les souverains, et qu’il voulait le premier en donner l’exemple, en faisant élever une ville où il établirait ces gens-là, exempts d’impôts et de toutes charges publiques. Il ajouta que cette ville serait fondée à l’endroit même où le prince avait été arrêté… À ce discours, Almoladin sentit une joie qu’il n’avait point encore éprouvée… Avec quelle satisfaction il voyait que son rêve n’était point une erreur ! mais il était curieux de savoir si, dans la Chine, il trouverait le supplice qui lui était prédit par une suite de ce songe, qui commençait à se réaliser. Son embarras était de savoir si son père voudrait l’accompagner, ou s’il consentirait à retourner sans lui dans ses états. Le roi de Golconde fit les plus vives instances pour retenir le roi de Siam dans sa cour, pendant que son fils irait examiner les beautés de Pékin, mais elles furent inutiles : le roi de Siam ne voulut jamais s’éloigner de son fils, et il préféra de l’accompagner dans ses voyages plutôt que de le perdre désormais de vue un seul instant. Néanmoins on ne se sépara que vingt-quatre heures après. Toute la cour du roi de Golconde se transporta dans ce lieu sauvage, et le séjour de la terreur devint celui des plaisirs et de la bienfaisance.
Le prince, satisfait de tous les événements agréables qui lui étaient arrivés depuis son départ de Siam, ne songeait plus au rêve qui lui présageait un sort funeste. Il projeta donc de se rendre à Pékin dans le plus entier incognito, pour éviter les fêtes, et pour pouvoir plus à son aise examiner les mœurs et les arts. Le roi de Siam résolut de suivre son fils à Pékin, il prit congé du roi de Golconde et de toute sa cour. Ces respectables brigands accompagnèrent leurs pas près de dix lieues. Les cris d’allégresse attirèrent tous les peuples sur leurs traces. Ils furent s’embarquer au port de … où ils trouvèrent une flotte que le roi de Golconde avait fait équiper pour le prince à son insu. Quelle fut leur surprise à la vue de ces vaisseaux armés et prêts à les recevoir ! Tous les matelots étaient habillés en uniforme, et portaient la livrée13 du roi de Siam. Parmi tous ces vaisseaux, il y en avait un d’une beauté extraordinaire. La carcasse en était couverte d’ébène en panneaux ; on y avait peint les nymphes et les attributs du dieu de la mer14. Les divers compartiments offraient des poissons parfaitement imités. Le dessus du vaisseau était en bois d’acajou. Les cordages étaient tissus de fils d’or et d’argent. Les voiles étaient en satin blanc, et on y avait peint les armes du roi de Siam. Sur la poupe était un triton d’une grosseur prodigieuse qui portait sur sa croupe le dieu des vents15. Tous les clous du vaisseau étaient en diamants. À l’entrée du navire, on lisait une inscription tracée en lettres formées de pierres précieuses, et conçue en ces mots : « Ce vaisseau appartient au prince Almoladin, ainsi que toute la flotte ».16 Le roi de Siam et son fils hésitèrent longtemps de s’embarquer, tant ils trouvaient ce présent au-dessus de leur reconnaissance ! Néanmoins ils craignirent, en le refusant, de montrer une ingratitude indigne de la noblesse de leurs sentiments. Le roi, ainsi que son fils, montèrent enfin sur le vaisseau avec les premiers mandarins ; on fit voile vers la Chine. Après plusieurs jours de navigation, on s’arrêta à …
Laissons-les reposer et prendre des vivres à ce port, et suivons le sort de Géroïde.
Elle était si belle, si intéressante à la fois, qu’elle inspira à ses ravisseurs les désirs les plus violents ; mais il y avait tant de noblesse dans sa personne, qu’elle les forçait au respect et à la soumission. Le capitaine de ce vaisseau avait cependant formé le projet d’abuser de son pouvoir. Il avait vu l’impression que les charmes de Géroïde avaient faite sur le cœur de ses complices : ce qui empêchait qu’elle ne fût la victime d’aucun d’eux en particulier. Il résolut de s’en procurer la possession par adresse. Il ne pouvait vaincre l’amour1 qu’il avait pour cette princesse, et il résolut de tout entreprendre pour le satisfaire.
Géroïde, malgré les attentions et les égards que ces scélérats2 avaient pour elle, s’attristait sans cesse, et fondait en larmes. Elle voyait les dangers affreux où elle était exposée, et qui ne tarderaient pas à l’assiéger3. Elle avait même voulu plusieurs fois se jeter à la mer ; mais, comme on la gardait à vue, elle n’avait pu exécuter son dessein. Sa douleur aurait ému des rochers, mais les cœurs des scélérats peuvent-ils s’attendrir ? Leur amour était une fureur qui s’augmentait par les larmes de Géroïde, que sa douleur rendait plus belle. Ils s’étaient battus plusieurs fois entre eux, pour la défendre des entreprises multipliées, que quelques-uns des leurs avaient faites contre cette infortunée. Enfin, pour terminer tous ces débats qui pouvaient avoir les plus mauvaises suites, ils décidèrent de la tirer au sort. Le capitaine exigea que ce projet ne s’exécutât qu’au jour. Chacun alla se coucher avec cette douce espérance ; mais pendant que tout le monde dormait, le capitaine chargea une chaloupe des choses les plus précieuses qui étaient dans le vaisseau, et y fit descendre la princesse, sous le prétexte qu’il voulait la sauver des attentats horribles auxquels elle était exposée de la part de tout l’équipage. Il avait su mieux que personne étouffer ses sentiments, et combiner son projet4. Géroïde, loin de se défier de cette proposition, l’accepta avec une reconnaissance digne de ses vertus. Ce scélérat, craignant, après le réveil des gens de l’équipage, les poursuites et la colère de ses complices trompés, avant de s’éloigner du vaisseau, y fit un trou considérable, afin qu’il fût submergé à l’instant.
La princesse avait appris à ramer. Elle réfléchit qu’elle allait être plus en danger avec cet homme seul, qu’avec tout l’équipage du vaisseau qu’elle quittait. Elle avait entendu tous leurs propos, elle avait vu leurs querelles ; et elle ouvrit enfin les yeux sur les projets du capitaine… Elle en frémit, et n’hésita pas de profiter d’une occasion qui se présentait pour se débarrasser de la poursuite de tous ces brigands, et tromper le capitaine lui-même. Tandis que ce dernier était remonté sur le vaisseau pour y pratiquer, comme nous l’avons dit, une ouverture capable de le faire couler à fond en peu de temps, la princesse coupa la corde qui attachait la chaloupe au vaisseau, et s’éloigna à toutes rames. À peine était-elle à quelque distance, qu’elle aperçut le capitaine qui revenait pour sauter dans la chaloupe, mais qui fut bientôt submergé avec tout son équipage, et qui périt ainsi victime de sa scélératesse.
Géroïde vogua plus de quinze jours sur la mer. Rien ne lui manquait dans sa chaloupe ; elle avait des vivres, des vêtements et tout ce qu’il lui fallait ; elle était seule sur l’onde5, mais la Providence divine veillait sur elle, tandis qu’elle était livrée à la douleur que lui causait l’affreuse incertitude de son sort. Tout à coup elle aperçut une île au milieu de la mer. Elle ne savait si elle devait l’aborder ; mais l’aspect de plusieurs femmes, qui se présentèrent au bord de cette île, la tranquillisa. Elle vit même que ces femmes qui la remarquèrent, lui faisaient signe d’aborder sans crainte : ce qu’elle fit avec empressement. Toutes ces femmes la reçurent avec une amitié fraternelle. Sa beauté, sa jeunesse, ses grâces, son maintien, leur inspirèrent le plus vif intérêt et la plus grande curiosité. On ne pouvait se lasser de la regarder. Chacune de ces femmes lui demandait quel malheur l’avait forcée d’errer ainsi toute seule sur la mer dans une chaloupe. Géroïde avait un peu plus d’expérience. Six mois d’infortune l’avaient instruite. Elle s’aperçut, aux discours de toutes ces femmes, qu’elles étaient les esclaves de quelque princesse, et que cette île renfermait un château de plaisance. Elle fut confirmée dans cette opinion par l’une de ces femmes, qui lui dit que cette île était le séjour d’une sultane favorite de l’empereur de la Chine, qui venait de perdre tout son crédit et le cœur du sultan, qu’une puissante rivale lui avait enlevé, et que, ne pouvant contenir son dépit, elle lui avait demandé la permission d’aller passer quelques mois dans cette île.
Géroïde commença à réfléchir, et jugea qu’un amant ou un époux couronné produisait toujours des événements6, et rendait les femmes ou cruelles ou à plaindre.
Bientôt la sultane fut instruite de l’arrivée de cette beauté. Elle ordonna à ses femmes de la lui amener ; l’aspect d’une si belle personne la jeta dans un étonnement difficile à décrire.
Quoi ! se disait-elle, on m’a chassée du trône pour une femme qu’on dit être plus belle que moi ; mais cette jeune étrangère a cent fois plus d’appas7 que celle qui m’a remplacée. Si elle pouvait servir d’instrument à ma vengeance, combien je m’applaudirais de l’avoir présentée à l’empereur ! J’ai encore du crédit au sérail8, je n’ai point perdu tout à fait l’estime du sultan ; et si je ne possède plus son cœur, du moins je règne toujours sur son esprit ; voilà comme cette femme ambitieuse raisonnait en considérant Géroïde. Elle lui demanda ensuite son nom, d’où elle venait et par quel hasard elle était seule dans une barque. Géroïde résolut de prendre le nom de Palmire, et, excepté sa naissance, lui avoua tout ; elle lui dit qu’elle était la fille de Palémon9, et qu’elle avait été ravie10 dans son village par des brigands. Elle lui raconta la dispute qui s’était élevée entre eux sur le vaisseau, le stratagème du capitaine et la présence d’esprit, qui l’avait sauvée. Tous ces événements intéressaient vivement la sultane ; et, comme elle avait de l’esprit, elle projeta d’en envoyer la relation11 à l’empereur, persuadée qu’elle piquerait par là sa curiosité. Elle y ajouta le portrait de Géroïde qui semblait exagéré, quoiqu’il fût bien au-dessous de la réalité. L’empereur s’intéressait toujours à la sultane Elmire (c’était son nom). Son esprit l’amusait infiniment, et il se plaisait, quoiqu’il brûlât de nouveaux feux, à avoir une correspondance avec elle.
Elmire envoya donc un eunuque12, qui était chargé d’une lettre, pour instruire l’empereur de l’histoire de Géroïde. La sultane comblait cette princesse de caresses, et ne cessait de lui vanter la cour de Pékin. Elle essayait par là de pénétrer ses sentiments, et de connaître si l’ambition de plaire à l’empereur ne lui donnerait pas l’envie de se faire voir au sérail ; mais elle avait beau la questionner, Géroïde était inébranlable. Elle avait un dégoût invincible pour les cours ; et quoiqu’elle chérît beaucoup son père, elle ne regrettait que le séjour de Palémon. Elle aurait voulu passer sa vie dans ce climat.
Elmire ne pouvait concevoir cet éloignement et cette aversion pour une place si recherchée : régner sur un sultan, sur un roi, sur un souverain ! dicter ses arrêts ! commander à tout un peuple, quand le souverain lui-même est enchaîné aux pieds de son amante, est un bonheur suprême que jamais femme n’a dédaigné ; mais Géroïde n’avait point les sentiments d’ambition attachés à sa naissance ; étant fille des rois, elle avait vu qu’ils ne sont pas les plus heureux de la terre ; et le rang le plus médiocre, dans un asile paisible, lui paraissait le premier rang de l’univers1. Il se passa quatre jours, sans qu’on reçût des nouvelles de la cour de Pékin. Elmire était inquiète de ce silence. Elle s’attendait que le sultan2 allait la rappeler à sa cour avec sa jeune étrangère, et qu’elle n’en régnerait pas moins par les charmes d’une autre. Elle était agitée de ces réflexions, quand on vint lui dire que la mer était couverte de vaisseaux, que l’on entendait au loin une musique martiale. Elle se fit conduire à l’extrémité de l’île pour s’en assurer elle-même. Elle prit Géroïde avec elle ; quelle fut sa surprise quand elle découvrit que c’était l’empereur accompagné d’une escorte considérable3 ! Tout à coup son cœur se remplit d’une joie secrète. Elle ne douta plus que sa lettre n’eût produit un grand effet sur l’esprit de l’empereur. Elle examina Géroïde pour voir s’il ne manquait rien au portrait qu’elle en avait fait dans sa lettre ; et elle vit avec plaisir que la description de ses charmes était bien au-dessous du modèle.
Sans faire part à la princesse de son dessein, elle l’interrogeait à mesure que l’empereur s’approchait. Elle lui demandait ce qu’elle pensait de cette entrevue, et de ce coup d’œil imposant ? Jamais, répondit-elle, madame, je n’en ai vu de semblable. Il y avait trois rangées de vaisseaux, avec un grand nombre de chaloupes remplies de musiciens.
Le vaisseau de l’empereur était immense, il y avait un char sur le pont, où le monarque était assis, avec cinq cents hommes à ses pieds4. Les canons, les bombes retentissaient dans l’île. L’éclat de ce spectacle, le charme de la musique, jetèrent Géroïde dans un ravissement inexprimable. Elle aperçut l’empereur, et sentit son cœur s’émouvoir à cette entrevue. Souvent ses esprits avaient été saisis par différents événements qui lui étaient arrivés depuis son désastre ; mais elle n’avait jamais éprouvé cette surprise agréable, qui interdit les sens et commande à la raison. Elle ne pouvait définir son embarras, le premier trait de l’amour avait frappé son cœur.
L’empereur descendit dans l’île, et resta tout surpris en jetant les yeux sur Géroïde, qui était assise aux côtés d’Elmire. Le sultan n’ôtait point ses regards de dessus cette belle étrangère, tandis que Géroïde n’osait fixer les siens sur l’empereur, il s’approcha d’Elmire, et, après lui avoir dit les choses les plus agréables, il lui demanda si ce n’était point là la belle personne dont elle lui avait fait un portrait si intéressant ? Elmire lui répondit que c’était elle, et lui demanda à son tour, s’il trouvait que le récit qu’elle lui en avait fait fut exagéré. L’empereur, quoique prévenu, ne pouvait point se lasser de considérer une si belle personne, il en témoigna toute sa joie à Elmire, et lui proposa de revenir à sa cour avec Géroïde. Elmire n’avait pas de plus pressant désir ; mais Géroïde, qui craignait d’aller à la cour de l’empereur, se jeta à ses pieds pour lui demander la grâce de la faire conduire chez Palémon, son père. On s’attend bien que le sultan se refusa à cette proposition, il témoigna à Géroïde tout le plaisir qu’il avait de jouir de la présence d’une personne aussi parfaite qu’elle : il lui vanta les charmes de la cour, les agréments qu’elle y trouverait. Tous ces avantages ne purent émouvoir Géroïde5, elle insista sur sa demande. L’empereur, qui d’abord n’avait été que curieux, et dans tous les temps frivoles dans ses amours, se sentit tout à coup pris d’une passion violente, il avait préféré de venir voir cette jeune beauté que la sultane Elmire lui avait annoncée, plutôt que de la faire venir à sa cour, de crainte d’alarmer la sultane favorite ; il n’avait jamais pu accorder Elmire, avec cette sultane ; il brûlait pour l’une, et n’avait que de l’amitié pour l’autre. Les monarques n’éprouvent point assez d’obstacles dans leurs amours, pour ne point aimer le changement. Géroïde était sans doute ce qu’il avait vu de plus parfait en femme, et elle possédait par-dessus tous les avantages, la simplicité, le dégoût des grandeurs, et le mépris du trône. L’empereur se sentit vivement affecté de cette résistance ; Géroïde lui en parut plus belle et plus parfaite, mais il n’osait ordonner. Un roi puissant, un empereur de la Chine, est un très petit personnage, quand il s’agit de commander à l’amour6. Cependant, Géroïde voyait l’empereur avec plaisir ; ce prince réunissait les avantages de l’esprit, de la figure, et la majesté d’un grand monarque. La douceur de son caractère était empreinte dans ses traits, il n’osait ordonner à Elmire d’emmener Géroïde avec elle, il aima mieux user des moyens les plus délicats, et devoir ce bonheur aux plus doux procédés et à l’inclination de Géroïde. La nuit s’avançait, et l’empereur était forcé de rentrer en son palais : il prit donc congé d’Elmire, en lui recommandant Géroïde ; il ne lui cacha point combien il serait flatté et redevable à son amitié, si elle pouvait résoudre cette belle personne à s’attacher à lui ; qu’elle reviendrait dans son palais, qu’elle y reprendrait son premier rang, et qu’il la vengerait de sa rivale. L’empereur n’avait point encore les sentiments dignes de Géroïde, il fallait qu’il apprît à soupirer et à connaître qu’un souverain ne commande pas toujours à un cœur vertueux7.
Géroïde, cependant, ne vit pas sans peine le départ du monarque. Son air affable, le ton avec lequel il lui avait parlé sans la connaître, lui inspirait pour ce prince de l’estime, et la plus grande confiance. Elle parut moins difficile quand Elmire lui proposa de nouveau de venir avec elle à la cour du sultan. La sultane ne manqua point de lui rappeler tous les dangers qu’elle avait courus avec ces brigands, qu’elle risquait d’être exposée à de nouveaux revers, en retournant chez son père, puisque le pays n’était pas sûr, et qu’elle pourrait perdre un avantage qu’elle regretterait peut-être par la suite vainement.
Géroïde était prête à déclarer son nom à Elmire, mais elle s’arrêta. Quoique peu instruite dans l’art de plaire et de l’intrigue, elle s’aperçut du projet de la sultane. Elle accepta cependant la proposition d’Elmire. L’empereur ne manqua point d’envoyer le lendemain matin un vaisseau pour prendre Elmire et Géroïde, quoiqu’il craignît toujours que cette jeune beauté ne refusât de se rendre à ses instances8. Quels furent sa surprise et son contentement, quand il la vit arriver avec Elmire dans son palais ! Ce retour d’Elmire avait bouleversé tout le sérail, la sultane favorite ne pouvait plus contenir sa fureur, la beauté de Géroïde étonnait tout le monde ; mais, ce qui surprit davantage Elmire, ainsi que la sultane favorite, ce fut de voir l’empereur, soumis et respectueux, avec Géroïde, il n’osait lui déclarer ses feux : sa candeur, sa noblesse lui en imposaient toujours, et ce n’était qu’à Elmire à qui il en faisait part. On ne pouvait définir à quel titre cette jeune étrangère recevait les égards respectueux que l’empereur lui montrait. La sultane favorite, en devina la cause. Le refroidissement de l’empereur, l’arrivée d’Elmire, avec cette belle inconnue, lui firent concevoir le projet de sa rivale. Elle s’imagina qu’il fallait employer les mêmes moyens pour anéantir son crédit9 : elle n’avait pas prévu les pièges d’Elmire, et elle avait eu jusqu’à ce moment la plus grande précaution d’arrêter toutes les jeunes beautés qui se présentaient au sérail. La véritable Palmire y avait été menée10, et elle n’avait point paru devant le sultan, par les soins vigilants de la favorite ; elle l’avait vue, sa beauté lui avait paru dangereuse ; mais, depuis l’arrivée de Géroïde, elle résolut de la faire voir à l’empereur. Elle était parmi les beautés délaissées du sérail : la sultane favorite la fit appeler, la chargea d’une lettre pour l’empereur, où elle lui faisait des reproches amers sur son inconstance, et sur le rappel d’Elmire, après les mauvais procédés qu’elle avait eus pour elle. Elle ajoutait qu’elle était à même, ainsi qu’Elmire, de lui présenter de jeunes beautés ; qu’il n’avait qu’à jeter les yeux sur Palmire, et qu’il verrait qu’il n’y avait rien au monde de plus intéressant que cette jeune étrangère ; enfin, que c’était elle qui était chargée de lui remettre sa lettre.
Elmire et Géroïde étaient chez l’empereur, lorsque Palmire arriva chargée de la lettre de la sultane favorite. Le sultan reçut la lettre, ne la communiqua point à Elmire, il la déchira sur-le-champ ; et prenant Palmire par la main, il la présenta à Géroïde, et lui dit : Voilà une esclave que je vous donne ; quand on est aussi parfaite que vous, on ne doit avoir autour de soi que de jolies personnes. Vous vous nommez Palmire, lui dit l’empereur ! eh bien, vous serez servie par Palmire : à ces mots, Géroïde se sentit troublée ; elle reconnut, aux traits de la jeune Palmire, le portrait qu’on lui en avait fait ; elle brûlait de l’interroger en particulier, mais elle craignait une explication.
Le sultan avait une sœur11 qu’il aimait tendrement, elle n’était point belle ; mais elle avait des grâces, de l’esprit et une candeur rare. Elle protégeait les arts et cultivait les lettres ; elle avait toujours eu du dégoût pour l’hymen12, et elle avait passé l’âge où l’on marie les princesses. Géroïde faisait tant de bruit, qu’elle fût curieuse de la voir. Géroïde se rendit chez la princesse, avec la permission de l’empereur. Palmire la suivit comme son esclave. Géroïde eut le temps de lui dire tout bas en chemin : Palmire, je vous connais, et Corydas n’aspire qu’au bonheur de vous retrouver ; mais je ne puis, dans ce moment, vous en dire davantage ; quand nous serons plus libres, je vous instruirai de tout.
La princesse fit le plus bel accueil à Géroïde. Elle n’ignorait point qu’en vain l’empereur employait tout pour lui plaire ; elle le voyait respectueux avec elle, ce qui lui fit connaître que Géroïde n’était point faite pour se ployer à la fantaisie de son frère, elle la pria de venir la voir tous les jours : elle lui promit même de l’appuyer de tout son crédit ; elle désira en même temps d’être instruite de l’événement qui l’avait conduite à la cour de Pékin ? Géroïde fut fort embarrassée à ce discours : elle ne pouvait se résoudre à en imposer à une princesse du sang ; mais heureusement pour elle, que la sœur du roi ne la pressa13 pas davantage ce jour-là ; et Géroïde se retira de chez elle avec Palmire, elle se rendit à son appartement… Laissons s’expliquer ces deux jeunes personnes, on devine aisément la joie de Palmire, en recevant des nouvelles de sa famille, et de Corydas. Allons au roi de Siam, et à son fils ; il est nécessaire qu’ils arrivent à Pékin.
Almoladin est curieux, il profite du temps que l’on emploie à mettre dans le vaisseau de nouvelles provisions, pour visiter les choses les plus remarquables de l’endroit où ils firent cette première station. C’est un port très fameux, appelé …1 à cent lieues de mer de Pékin. C’est là que se retirent tous les savants de la capitale. Il descendit dans une chaloupe avec le capitaine et son mandarin ; il aperçut, en mettant pied à terre, un grand homme sec, les bas mal tirés, un habit à la mode du pays, mais plus ample du dos que tous les autres, parce que cet homme avait le dos voûté ; son costume était plus crasseux que vieux, il était pâle, défiguré ; il avait de petits yeux, et la physionomie allongée ; il tenait à la main un manuscrit qu’il regardait souvent, en jetant les yeux au ciel ; il faisait de grands bras : à ses gestes, son costume, tout annonçait au prince que c’était un poète2, il l’aborda en lui demandant si ce port était bien éloigné de Pékin. Le poète, moins empressé de l’instruire, que de lui communiquer les vers qu’il vient de faire à la louange de son Uranie3, lui dit : Sans doute, monsieur, vous comptez rester quelques jours dans ce pays pour y remarquer ce qu’il y a de plus beau ; après Uranie, tout le reste est médiocre : jugez-en par ces vers…4 Ces vers exprimaient la jalousie d’un poète, contre un rival qui lui disputait le cœur d’Uranie.
Le prince ne put s’empêcher de rire de bon cœur à cette lecture, et fut curieux de connaître l’adorable muse, qui échauffait la verve de tous ces favoris d’Apollon5. Le poète ne manqua pas de proposer à l’étranger de le présenter chez la muse en réputation dans ce pays. Uranie était un bel esprit, et tenait bureau chez elle ; on s’y assemblait deux fois par semaine : régulièrement les plus illustres savants de l’Europe y étaient présentés, ainsi que les ambassadeurs, princes et bourgeois ; il n’y avait point de préférence dans cette cour : pourvu que l’on sût faire des vers en l’honneur d’Uranie, on vous dispensait de titres, de fortune, de probité même. Cette société formait une république d’hommes de tous les ordres. Le prince fut amené devant Uranie ; mais, comme il ne lui avait pas présenté de vers, elle lui tourna le dos. Le poète se trouva choqué du peu d’accueil qu’Uranie faisait à son présenté, il crut que c’était son rival qui en était la cause, et, par une apostrophe en vers, il fit connaître au prince celui qui lui disputait les bonnes grâces de sa maîtresse. Uranie, qui annonçait dans son maintien, la douceur, et la prétention à la célébrité, apaisa cette dispute, quoiqu’au fond elle lui fît grand plaisir. Le poète enflammé cria au prince : Ô mortel, qui que vous soyez, avez-vous jamais rien vu sur la terre de plus touchant, de plus ravissant que cette divinité qui nous donne à tous des lois ? Le prince avait beau la considérer, il la trouvait antique, sèche et ridée ; malgré tous les efforts de l’art, les débris mêmes de son ancienne beauté n’auraient pas piqué l’incomparable dom Quichotte6. Une jeune paysanne, avec toute sa grossière laideur, lui aurait paru plus fraîche et plus ragoûtante que cette momie chinoise. Uranie s’approcha du chevalier7 présentant8, et lui donna sa main à baiser. Oh ! s’écria-t-il, en la dévorant de caresses, qui ne serait pas jaloux de cette faveur, après l’imprudence que je viens de commettre ? Soyez témoin, étranger en ces lieux, qu’il n’y a pas de femme plus belle et plus parfaite sur la terre. Voyez la perfection de ses traits. Il y a autant de beautés dans son âme que sur son visage. Le prince se retourna pour rire. Il vit, dans cet éloge, la plus rude épigramme9 ; et il ne savait pas si cet homme était assez fou ou assez borné pour ne pas penser à ce qu’il disait. Il allait sortir de cette société qui l’avait amusé un instant, sans y être connu, quand un homme d’un vrai mérite s’approcha de lui. Ils descendirent ensemble sans être aperçus. Monsieur, lui dit le sage, vous êtes étranger, à ce qu’il me paraît ? Puis-je vous être de quelque utilité dans ce pays ? N’êtes-vous pas curieux de le visiter ? Le prince lui témoigna toute sa reconnaissance, et lui dit qu’il n’avait que deux heures de temps à sa disposition. Le sage l’assura que c’était assez pour voir ce qu’il y avait de plus curieux. C’est ici qu’on voit les vraies manufactures de ces magots en porcelaine de la Chine, que l’on envoie dans toutes les parties du monde. Il fut curieux d’en acheter. Il se transporta au plus fameux magasin. Quelle fut sa surprise de voir dans toutes les pagodes la ressemblance d’Uranie, sous tous les costumes possibles ! Ensuite on le fit passer dans une salle de peintures. Ce n’était encore qu’Uranie par-ci, Uranie par là. Tantôt en estampe, tantôt en portrait, et toujours des vers au bas et aussi fades que plats. Quoi, dit le prince au sage ne pouvant plus se contenir, est-ce tout ce que vous avez de sublime et de beautés en femme, puisque partout vous répétez son portrait ? C’est la folie de nos poètes, répondit le sage… Je vois bien que c’est une folie ; mais pourquoi cette femme n’a-t-elle pas d’amis sincères ? Ils lui éviteraient des ridicules affreux pour elle. Une femme, qui n’a vécu toute sa vie que parmi les flagorneurs10, a de la peine à s’habituer à des aveux sincères, lui répondit le sage. Un ami qui prendrait sur lui de l’avertir de ses travers, deviendrait son ennemi juré. J’ai pour principe de respecter mes amis avec leurs défauts ; Uranie veut être jeune, quoiqu’elle ait passé cinquante ans11 ; elle veut être belle, quoique ses traits soient effacés et sa fraîcheur flétrie. Je conviens qu’elle serait intéressante encore, si elle n’avait point enchaîné à son char une foule de mauvais poètes, qui ont gâté ce que les bons avaient fait pour elle. Ce sont deux horribles maladies pour une femme que de courir après la beauté et l’esprit. Il est impossible de rattraper l’une, quand une fois elle s’est éclipsée. Les chevaliers galants peuvent bien vous procurer l’autre, mais à quel funeste prix ! Une femme devient le jouet des railleurs et le sujet des satires publiques. Il vaudrait mieux qu’elle fût toujours en guerre avec les chanteurs des muses ; qu’elle s’exposât aux traits impuissants que leur petite malignité lance sur les femmes qui dédaignent leurs adulations, leurs compliments, leurs épîtres12 en vers, et tout ce fatras de rimes qui est si assommant pour une femme d’un vrai mérite.
Uranie, sans doute, était née pour faire une femme aimable, si son esprit n’avait point été empoisonné par des chevaliers de la tournure de celui qui vous a présenté chez elle. Il n’a la bouche ouverte que pour lui dire un mensonge ou une fadeur. Elle en est fatiguée, mais elle est habituée à ce régime, et préférerait de mourir d’indigestion que de cesser d’être alimentée de toutes ces sottes louanges. Je vois, lui dit le prince, que vous êtes, monsieur, un homme très sage et très aimable à la fois. Je suis fâché que le temps ne me permette pas de m’arrêter ici quelques jours ; et si les circonstances voulaient que j’y revinsse, je me ferais un plaisir de votre société. Je ne m’en vais pas moins acheter plusieurs de ces pagodes13. Je les donnerai pour exemple aux femmes qui n’auront pas l’esprit de connaître que tous les âges ont leurs plaisirs, et qu’en ne s’écartant pas du but de la nature14, on trouve toujours moyen d’être heureux. L’observateur chinois fut étonné de trouver dans un étranger autant de sagesse. Il l’accompagna jusqu’à son vaisseau, et tous deux se quittèrent en se disant mutuellement les choses les plus honnêtes.
Enfin le roi, ainsi que le prince, continuèrent leur route. Ils se communiquaient les réflexions qu’ils faisaient sur les événements qui les avaient réunis. Le prince n’oublia pas de raconter à son père l’histoire des îles Maldives, et l’événement qui l’avait rendu juge du roi de ce pays. Il le divertit aussi avec le récit de la rencontre du poète, du ridicule de la muse Uranie, il lui fit voir son portrait dans les pagodes qu’il avait achetées ; ce qui les entraîna dans des réflexions philosophiques sur le compte des femmes. Le roi de Siam en avait été trop maltraité, ainsi que l’auteur15, pour leur faire grâce. Le prince ne les connaissait point assez, mais il apprit à les connaître.
Quoique le prince pensât souvent à la perte de sa sœur Géroïde, il n’en parlait pas au roi, de peur de l’affliger. Ce prince chérissait sa sœur. Ils s’étaient souvent consolés ensemble de l’inimitié de leur marâtre1, et ce tendre souvenir ne se présentait point à sa mémoire, sans lui faire répandre un torrent de larmes. Enfin ils arrivèrent à vingt lieues2 de Pékin, dans un port où ils laissèrent leur vaisseau, et se préparèrent à prendre des voitures de terre. Ils laissèrent à bord les trois quarts et demi de leur suite, et projetèrent d’arriver à Pékin inconnus. Leur premier soin fut de visiter les manufactures de porcelaine, d’étoffes et de tout ce qu’il y avait de curieux dans ce pays. On les prit en conséquence pour des marchands, et on les reçut comme des personnes de cet état.
La simplicité de ces deux princes, malgré leur noblesse, et le costume qu’ils ont adopté, donnent aisément le change, et répondent entièrement à leur projet. Le bruit que Géroïde fait à la cour, se répand bientôt par toute la ville. Les moyens que les deux sultanes3 emploient pour se nuire, amusent infiniment le prince et son père, à qui on en avait fait le récit qui était connu de tout le monde. Ils étaient loin de penser que la personne qui servait aux projets d’une de ces sultanes était l’objet chéri de leurs éternels regrets4. Le hasard produit des événements bizarres et singuliers, mais qu’on doit regarder comme les effets d’une sage Providence5. L’amitié de la sultane Elmire pour Géroïde ajoute encore aux éloges que la renommée fait de cette jeune beauté ; mais l’amour de l’empereur a fait de terribles progrès ; il adore Géroïde, et, sans la connaître, il veut l’épouser. Géroïde est traitée en souveraine dans la cour de l’empereur ; elle s’est expliquée avec Palmire. Palmire la conjure de profiter de son crédit pour la faire conduire aux lieux de sa naissance6. Géroïde le lui promet, mais la sultane favorite, qui avait procuré Palmire, a toujours conservé de l’ascendant sur son esprit : cette jeune villageoise ne se défie point de sa première protectrice. Elle lui apprend, sous la foi du secret, l’aventure et l’histoire de Géroïde et la sienne. Cette méchante femme, étant instruite de la naissance de Géroïde, ne voit en elle qu’une rivale encore plus dangereuse. Quoiqu’enfermée dans le fond du sérail, elle ne trouve pas moins le moyen de profiter de la ressemblance des noms et des deux personnes pour machiner un complot qui puisse la venger, à la fois, d’Elmire, de Géroïde et de l’empereur. Pendant qu’elle trame ce complot, venons au roi de Siam et à son fils, qui se promènent dans la ville de Pékin et qui s’avancent jusqu’aux portes du palais de l’empereur. Sa magnificence, ses galeries, ses tours leur en imposèrent. Rien n’est plus majestueux que l’entrée de ce palais. Quelle fut la surprise de ces deux princes observateurs, de se voir aborder par un mandarin de l’empereur, tandis qu’ils examinaient les peintures les plus riches du palais, et les morceaux d’architecture qui sont faits pour fixer l’attention des étrangers les moins curieux ! Ce mandarin, après les avoir regardés tous deux, se jette au cou du prince Almoladin, en lui disant : Ô mon prince ! ô mon élève ! … Le roi de Siam le reconnaît. Quoi, lui dit-il, c’est vous, Amazan ! quel sort vous a conduit à la cour de l’empereur de la Chine ? Ô mon roi, lui répondit le mandarin, l’injustice de votre épouse a causé ma fortune. Je suis parvenu aux premières places de l’état ; mais je ne puis vous raconter ici tout ce qui se passe. Je vois, lui dit-il, que vous êtes incognito : si c’est votre dessein de n’être point connu dans cette cour, je garderai le secret ; mais faites-moi la grâce de venir chez moi, je vous ferai part de tout. Le roi de Siam, ainsi que son fils, se firent un plaisir de le suivre. Almoladin ne pouvait contenir la joie qu’il avait d’avoir retrouvé son ancien maître, son ancien ami. Ce qui lui faisait éprouver une double satisfaction, c’est qu’il espérait de s’instruire par lui du gouvernement et de la politique de l’empire chinois.
Quand ils furent chez Amazan, il commença son histoire par ces mots, s’adressant au roi de Siam.
Lorsque vous m’ôtâtes le soin de l’éducation de votre fils, vous savez, sire, que je n’eus pas le courage de rester à Siam, malgré les avantages que vous m’y offriez. Je n’étais point son père, mais j’osais l’aimer comme mon fils ; cette privation m’était insupportable, et je parcourus tout l’univers. Je vins enfin en Chine, où l’on cherchait un homme assez instruit pour achever l’éducation de la princesse Idamé7e ; je fus choisi dans le nombre de ceux qui s’offrirent, et j’ai passé ensuite de l’institution de la princesse, dans le ministère. L’empereur m’a fait son premier mandarin : plus ma faveur est puissante, plus j’ai de redoutables ennemis ; et je touche peut-être au moment de ma chute. L’empereur est un grand homme, mais il est faible avec ses maîtresses : à ces mots, le roi de Siam l’interrompit pour lui demander quelle était cette jeune beauté, qui faisait tant de bruit dans le sérail. Je ne l’ai point encore vue, dit-il ; on dit seulement que c’est une simple villageoise, que la sultane Elmire a fait chercher dans quelque hameau pour la présenter au sultan, afin de détruire l’empire de sa rivale. Cette rivale me voulait beaucoup de bien ; mais Elmire m’abhorre8 : ainsi vous devez concevoir que mon crédit ne tient plus qu’au caprice d’une femme, qui, se revoyant en faveur, peut, au premier instant, demander mon exil ou ma retraite9.
Almoladin lui offrit un asile à la cour de son père, il lui apprit que sa marâtre n’existait plus, ainsi que sa sœur ; ce souvenir rouvrit la plaie du roi, il pleurait amèrement ; mais Amazan trouva le secret de le distraire, en lui parlant des usages et des lois du pays. Le prince aimait beaucoup la peinture, il s’arrêta à examiner le portrait d’une femme de grandeur naturelle, il demanda à Amazan qui était cette femme. Amazan lui répondit que c’était la princesse Idamée ; ce portrait était parfait, il représentait une superbe personne ; mais il était flatté en tout. La princesse était marquée de petite vérole, quoique cela ne parût pas sur le tableau ; elle avait près de trente ans, et on l’avait peinte comme une personne à peine âgée de seize ans, on lui avait donné un teint superbe, elle avait de fort beaux yeux, et c’était le seul point sur lequel on ne l’avait point flattée.
À la vue de ce portrait, Almoladin se sentit saisi d’un sentiment qu’il n’avait point encore éprouvé. La déclaration de la reine de Golconde avait ému ses sens, mais elle n’avait point touché son cœur ; il tomba tout à coup éperdument amoureux de la princesse Idamée10, mais il n’en fit rien paraître à son père ni à Amazan ; il le sollicita, cependant, de l’introduire dans l’intérieur du palais de l’empereur, soit qu’il désirât de voir Idamée, soit qu’il voulût s’instruire par lui-même de ce qui se passait dans la cour de l’empereur.
Amazan lui répondit : Rien n’est plus facile ; mais rien n’est plus dangereux pour vous et pour moi ; et si l’on venait à découvrir que vous êtes un prince du sang, vous seriez encore traité plus durement : sans doute, Almoladin aurait cédé à de semblables raisons ; mais l’amour était plus puissant que le discours d’Amazan. Le roi de Siam, pour satisfaire son fils, lui dit qu’il ne pouvait plus se déclarer, étant arrivé à Pékin, sans en prévenir l’empereur. Enfin, Amazan voulant contenter les désirs du prince, lui suggéra un moyen tout à fait facile ; il avait dans ses intérêts la sultane, rivale d’Elmire ; il promit de lui demander, sans le nommer, quel moyen elle pourrait lui procurer pour faire voir à un de ses amis, l’intérieur du palais. Amazan les força d’accepter sa maison pendant tout le temps qu’ils resteraient à Pékin, et il les quitta pour se rendre au divan ; ensuite il fut voir la sultane favorite, qu’il trouva livrée au plus grand désespoir, il lui fit part de son projet. Cette méchante femme saisit cette occasion qui paraissait favorable à ses desseins. Palmire l’avait instruite qu’elle avait un amant qui se nommait Corydas. Géroïde portait au sérail le nom de Palmire. Corydas ne lui était point inconnu ; enfin, tout lui promettait un heureux succès. Elle sacrifiait le mandarin à ses vengeances… Mais, quel sacrifice ne fait pas une femme en fureur, quand la jalousie et l’ambition la dévorent ? Elle dit donc au mandarin qu’il fallait que cet ami prît le nom de Corydas, si on l’interrogeait, et qu’elle donnerait la consigne à tous les esclaves de le laisser entrer ; qu’elle lui remettrait un paquet, et qu’après avoir tout vu, il sortirait par le même endroit qu’il serait entré.
Le mandarin, transporté de joie de cet expédient, courut chez lui apprendre au prince et au roi cette heureuse nouvelle ; aussitôt cette perfide écrivit à l’empereur pour lui demander un rendez-vous. Ce monarque était naturellement bon, il ne put le refuser à celle qu’il avait tant aimée ; elle se rendit dans l’appartement de l’empereur, elle n’employa dans sa conversation ni les reproches ni les larmes… Elle venait demander sa retraite, comme il l’avait accordée à Elmire en sa faveur. L’empereur la lui accorda sans difficulté ; ensuite elle lui demanda s’il était vrai qu’il allât couronner la jeune personne dont il était éperdument épris. Oui, lui répondit-il, sa vertu le mérite ; mais êtes-vous persuadé qu’elle vous aime, comme vous le méritez aussi à votre tour, répliqua la sultane ? Ne savez-vous point qu’elle brûle pour un autre que vous ; a-t-elle pu vous garder son cœur, ne vous connaissant pas ? Elmire l’a fait arracher de son hameau la veille qu’elle allait épouser son amant Corydas… et ce même Corydas est à Pékin, il a trouvé le moyen de former une correspondance avec elle ; enfin jusque dans votre palais il doit s’introduire. Ali, Mamouc, Mazu, et cette Palmire que je vous avais envoyée, et que vous lui avez donnée pour esclaves, sont dans ses intérêts, et doivent profiter demain du temps où vous serez au divan1, pour servir ses projets, et faciliter leur entrevue.
L’empereur ne pouvait contenir sa fureur. Cependant, il demanda plusieurs fois à la sultane si elle était bien instruite2 de ce qu’elle avançait ; la coupable ne s’intimida point, et elle eut la fermeté de lui dire de questionner Palmire devant elle, et de lui demander si le nom de Corydas lui était inconnu. Aussitôt Palmire fut mandée de la part de l’empereur, et parut avec la sérénité d’une personne innocente. Cependant à la question qu’on lui fit, si elle était effectivement prête d’être mariée à Corydas, lorsqu’elle fut ravie du sein de ses parents ; la princesse resta un moment interdite, et sans pouvoir répondre. Elle aimait déjà l’empereur ; elle en avait déjà imposé, en cachant sa naissance et son nom ; elle n’était point faite au mensonge, et la pudeur la trahit… Vous rougissez, lui dit la sultane ! … Géroïde n’avait point la force de combattre cette femme impérieuse ; elle avoua seulement au sultan que c’était vrai qu’elle connaissait Corydas, mais que ce n’était point avec lui qu’elle devait s’unir. L’empereur examinait tous ses mouvements, il n’y voyait que de la pudeur et de la sensibilité ; ensuite il remercia la sultane, et lui dit : Madame, je suis reconnaissant de vos bontés ; mais elles me deviendraient à charge si elles continuaient : elles troubleraient mon repos ; elles jetteraient l’alarme dans mon palais, et dans mon cœur… Oui, pour terminer vos querelles avec Elmire, j’épouse dès demain l’adorable Palmire : à ces mots on annonça la troisième rivale, et le sultan n’eut pas le courage de refuser sa visite.
Elmire commençait à se repentir3 d’avoir fait connaître à l’empereur une personne aussi parfaite. La faveur de la princesse Idamée pour Géroïde, le bruit de son hymen avec l’empereur, la jetaient dans les plus vives alarmes ; elle concevait bien, mais trop tard, qu’une épouse adorée est plus dangereuse qu’une amante, qui peut perdre sa place, son crédit au premier caprice ; ces deux femmes ambitieuses furent d’accord en se fixant. On vint chercher la princesse Géroïde, de la part de la princesse Idamée. L’empereur lui permit de se rendre aux instances de sa sœur, et il la conduisit même jusqu’à la dernière porte de son appartement. Cette faveur extraordinaire révolta les deux sultanes ; après s’être fait quelques reproches mutuels, elles furent de la dernière intimité4. Elmire, instruite par sa rivale, du nom et du rang de Géroïde, vit bien que sa perte était inévitable. Le projet de sa rivale flattait son ambition ; mais comme elle avait plus d’esprit, elle n’osait point le tenter ; elle essaya de s’assurer des sentiments de l’empereur qui, revenu à elle, lui témoigna toute la reconnaissance possible de lui avoir fait connaître une personne qui allait faire son bonheur le reste de ses jours.
Elmire sentit la force de ces paroles ! Quoi, seigneur, lui dit-elle ; une fantaisie, un moment peuvent-ils faire le bonheur de vos jours ? Combien de fois l’amour n’a-t-il pas mis vos sentiments à l’épreuve ? Et si vous aviez cédé à ces transports5, combien de fois vous seriez-vous repenti ? J’ai vu l’instant que j’allais monter sur le trône, une autre m’en a chassée, et votre nouvelle amante aura sans doute le même sort. Non, jamais, répond l’empereur. Elmire, pouvez-vous me parler ainsi ? … Songez que mon bonheur sera votre ouvrage, vous resterez l’amie de mon épouse, sa reconnaissance, et la mienne doivent vous assurer le premier rang dans ma cour. Ce discours du roi satisfit l’ambition d’Elmire, mais elle n’osait ni se rétracter ni applaudir au choix de l’empereur ; elle lui représenta6 seulement qu’elle serait désespérée si elle allait être la cause qu’il éprouvât le moindre déplaisir, qu’une épouse n’était point comme une amante, qu’il fallait étudier son caractère, ainsi que son cœur ; que l’épouse d’un souverain devait être avouée par la nation, qu’elle ne doutait point que cette jeune étrangère n’eût toutes les vertus qui conviennent à une souveraine ; mais qu’il devait avoir la prudence de s’en assurer. Sa rivale ne manqua point d’appuyer ces raisonnements. L’empereur, fatigué de les entendre, leur dit, pour les éloigner, qu’il attendait ses mandarins, et que, dans toute autre circonstance, il goûterait mieux leurs représentations. Ces deux courtisanes se retirèrent fort mécontentes. Elmire, cependant, l’était moins que sa rivale ; informée de ce qu’était Géroïde, elle se décida à prendre son parti, réfléchissant que le crédit d’une souveraine était préférable aux fruits d’une mauvaise action ; elle laissa donc agir la sultane, ne s’occupa que de gagner de plus en plus la confiance de Géroïde ; elle lui fit même quelques reproches de son peu de confiance en elle, et lui persuada qu’il fallait tout déclarer à l’empereur ; qu’elle n’en serait que plus chérie et plus adorée.
Géroïde la pria de s’en charger, n’ayant pas, disait-elle, la force de lui avouer son mensonge. Le sultan était enfermé avec ses mandarins, à qui il donnait des ordres pour le jour de la cérémonie, qui devait se faire le lendemain.
Amazan se faisait un plaisir de procurer au prince de Siam, son élève, ce coup d’œil admirable. Il introduisit le prince dans le palais, d’après les ordres de la sultane ; tout l’intérieur du sérail était ouvert, quatre mille hommes étaient sur pied dans les cours, on tirait le canon, une musique martiale s’entendait partout, et répondait à des concerts mélodieux de l’intérieur du palais, ce qui formait un accord parfait. Les sultanes et les esclaves étaient parées magnifiquement ; les parfums les plus suaves étaient répandus dans tous les appartements. Le temple était orné, les victimes étaient toutes prêtes pour le sacrifice7 qui devait précéder la cérémonie de cet heureux hymen. L’empereur allait se rendre aux pieds de Géroïde pour la mener à l’autel, quand la sultane perfide lui manda que Corydas était dans son palais parmi ses esclaves, qu’il n’avait qu’à le faire chercher parmi ceux qu’elle lui avait nommés.
Van-Li ne connaissait point la jalousie ; (Van-Li est le nom de l’empereur) mais il voulut savoir si un étranger pourrait porter l’audace jusqu’au point de s’introduire dans son palais sans ses ordres ; il ne fallut qu’un mot pour trouver le prince, on vint donc confirmer à l’empereur que c’était un inconnu, nommé Corydas qui faisait le service parmi les esclaves. Le sultan ordonna sur-le-champ son supplice. Le prince Almoladin fut donc saisi et conduit à la mort en moins d’une heure ; il était dans l’admiration de ce qu’il voyait, quand on lui apprit, en l’enchaînant, ce terrible arrêt ; il vit son échafaud8 sans frémir, il ne regrettait, dans ce moment, que de ne pas jouir de la présence de la princesse Idamée. Au moment qu’il allait recevoir la mort, et que le bourreau avait le damas levé9 pour lui trancher la tête, Amazan lui arrêta le bras, en disant qu’avant de faire périr cet étranger, il fallait qu’il révélât un mystère qu’il savait ; qu’il prenait tout sur lui, et qu’on suspendît son supplice jusqu’à de nouveaux ordres.
Cet événement avait jeté la consternation dans tout le palais. Géroïde avait appris, ainsi que Palmire, que c’était Corydas qu’on traînait au supplice ; elles volèrent toutes les deux chez l’empereur, accompagnées d’Elmire, et se jetèrent ensemble à ses pieds pour lui demander la grâce d’un infortuné. Géroïde apprit à son amant le secret de sa naissance ; on ne peut exprimer la satisfaction de Van-Li, il ordonna sur-le-champ de délivrer ce malheureux qu’il avait condamné au supplice, s’il en était encore temps. Le mandarin était accouru chez la sultane qui lui avait donné ce moyen ; mais, ce fut en vain qu’il la chercha. La perfide avait profité de ce moment de trouble pour s’évader. Un esclave vint dire à l’empereur qu’Amazan avait arrêté le supplice ; alors Van-Li ordonna qu’on conduisît Corydas au temple, et qu’on lui fît oublier l’événement cruel qui avait menacé ses jours, en l’unissant à son amante.
Géroïde et Palmire ne croyaient pas être trompées dans leur attente ; quoiqu’elles désirassent toutes deux de revoir Corydas, le désir de Palmire était bien plus vif. La joie renaît dans le palais, on entend des cris d’allégresse. L’empereur arrive au temple, tenant par la main Géroïde et Palmire ; il demande Corydas, dit qu’on le lui amène sur-le-champ. On avait placé Géroïde sur un trône magnifique, Almoladin ne revenait point de toutes les caresses qu’on lui faisait, et surtout quand il vit le sultan lui présenter une jeune personne qu’il n’avait point encore vue : Recevez-la de ma main, lui dit-il, et que sa présence efface de votre âme l’impression du malheur qui vient de vous arriver ; il crut qu’il était connu, et qu’Amazan avait deviné ses sentiments, en le voyant considérer le portrait d’Idamée ; et quoique celle qu’on lui présentait ne ressemblât point au portrait qu’il avait admiré, comme il avait le cœur prévenu, et que Palmire était jeune et belle, il prit aisément le change, et crut voir en elle la princesse Idamée, il se jeta aux pieds de Van-Li, et lui dit : Mon frère, je suis prince comme vous ; vous le savez, et je n’ai jamais brûlé que pour la princesse Idamée, je l’adorais sans l’avoir vue, et jugez quelle doit être ma satisfaction, après le danger que j’ai couru. Van-Li fut si surpris d’entendre ce discours, qu’il crut que le supplice qu’il avait évité, et qu’il avait vu de si près, avait tourné la tête à ce malheureux jeune homme. Il dit à Palmire de le rassurer ; mais à son tour elle recula, et dit qu’elle ne l’avait jamais vu. Géroïde, qui brûlait de revoir Corydas, et de savoir des nouvelles de la cour de son père, s’élevait plusieurs fois sur le trône pour voir l’homme qu’on cachait à ses yeux.
L’empereur, ne sachant que penser de cette singulière entrevue, et voulant approfondir ce mystère, prit Almoladin, et le conduisit au pied du trône où sa sœur était assise. Qu’on se représente les transports de cette reconnaissance ! Géroïde s’élança dans les bras de son frère. Le prince Almoladin ne put se lasser à son tour de tenir sa sœur étroitement embrassée… Ils confondent leurs larmes de joie. L’empereur, instruit du sort de Géroïde, éprouve à ce spectacle la plus douce satisfaction. Son amante était fille des rois, digne de lui et de son peuple. Pour témoigner au prince tout le plaisir qu’il avait de lui appartenir : Nous serons unis doublement, lui dit-il, puisque c’était d’abord votre dessein. Ma sœur Idamée ne refusera pas, en vous voyant, de faire votre bonheur ; vous portez dans votre personne tout ce qu’il faut pour vaincre la répugnance qu’elle a pour l’hymen. Ma sœur n’est point belle, mais elle a des qualités qui la dédommagent de cette privation. Almoladin attribua ce propos de l’empereur sur la beauté de sa sœur, à la modestie seule, et il pensa toujours qu’elle était telle que le tableau la lui avait fait voir. Il était bien curieux d’apprendre quel événement heureux avait sauvé Géroïde de la fureur des flots ; et lui avoua que son père était comme lui à Pékin, sous le plus sévère incognito. Géroïde, charmée de cette nouvelle, demanda au sultan de lui permettre de voler auprès de l’auteur de ses jours.
Le mandarin, qui ne savait plus quel moyen employer pour sauver Almoladin du supplice, et ignorant tout ce qui se passait, crut qu’il n’y avait qu’un roi, qu’un père qui pût fléchir sûrement le courroux de l’empereur. N’ayant pas trouvé la sultane, il avait volé auprès du roi de Siam, pour lui apprendre cette triste nouvelle, ils avaient couru au temple, et ils y entraient, quand Géroïde aperçut son père qu’elle allait chercher ; elle se précipita dans ses bras ; et ce père fortuné, qui craignait de n’être pas arrivé assez tôt pour sauver un fils si cher à sa tendresse, le revoit au même instant qu’il retrouve une fille adorée ; ce noble vieillard n’eut point assez de force pour résister à cette surprise agréable, il tomba sans connaissance ; mais les prompts secours qu’on lui apporta le rappelèrent bientôt à la vie, on le transporta dans l’appartement de l’empereur, la cérémonie fut suspendue jusqu’au lendemain. Le sultan, le roi de Siam, Almoladin, Géroïde et Amazan, ne cessaient d’admirer et de louer les décrets de la providence.
Almoladin profita de ces moments de bonheur, pour rappeler à l’empereur la promesse qu’il lui avait faite, de lui donner la main d’Idamée. Van-Li y consentit avec plaisir, et lui jura de nouveau que la même cérémonie les unirait tous les quatre. Le roi de Siam applaudit à cette résolution, et se crut trop heureux de voir sa fille impératrice de la Chine, et d’emmener la princesse Idamée dans son royaume ; ils se rendirent tous dans le palais de la princesse qui tenait à celui de l’empereur. Almoladin, le cœur toujours plein de la fausse image d’Idamée, était dans la plus grande impatience de jouir réellement du spectacle de sa beauté. Idamée, de son côté, instruite de ce qui se passait, avait vu, de sa tribune au temple, Almoladin, qui lui avait paru un homme superbe ; ce qu’on lui avait dit de l’impression qu’elle avait faite sur ce prince, avait encore enflammé son cœur davantage, et elle sentait qu’elle aimait pour la première fois ; elle trouvait seulement ce prince d’un âge trop au-dessous du sien, et elle était retenue par la crainte de ne pas fixer longtemps sa tendresse. L’avenir prouvera que cette princesse se trompait, et ne rendait pas au prince la justice qui lui était due.
On arriva chez elle : l’empereur présenta sa sœur à Almoladin, qui resta anéanti du peu de ressemblance d’Idamée ; avec le portrait qu’il avait admiré chez Amazan, il fit cependant tous ses efforts pour contenir son étonnement. L’empereur demanda à Idamée, si Almoladin lui inspirait la même répugnance que tous les princes qu’on lui avait présentés jusqu’ici ; elle répondit à son frère avec beaucoup de grâce et d’esprit, ce qui plut infiniment à Almoladin, qui se dit à lui-même : Si elle n’est pas belle, elle est aimable ; je me suis trop avancé pour pouvoir reculer. Il réfléchit sur la reine de Golconde, et vit que la beauté entraînait souvent la coquetterie, il avait appris que l’homme ne faisait pas toujours ce qu’il voulait. Ainsi donc il épousa la princesse Idamée par une philosophie peu commune à son âge. Il se disait : Les rois n’ont point d’amis, et jusque dans leurs portraits, ils trouvent des flatteurs. Ce précepte lui servait de leçon pendant tout le cours de son règne.
Les voilà, pendant trois mois, tous heureux à la cour de Pékin ; mais le trône de Siam était abandonné aux soins des ministres. Leurs cabales, leurs intrigues, leurs projets réciproques de se nuire, entraînaient insensiblement la perte de l’état. Le roi de Siam avait reçu des lettres affligeantes sur son royaume, ce qui le détermina à fixer l’époque de son départ. Il en instruisit l’empereur et son fils, à qui il voulait céder la couronne.
Malgré les instances et les caresses de Géroïde, ce départ fut arrêté et fixé au terme de huit jours.
Idamée adorait Almoladin, et n’éprouvait aucun regret d’abandonner avec lui la cour de Pékin. Palmire était devenue une de ses premières femmes d’honneur. Géroïde lui en avait fait le sacrifice pour la rendre un jour à son amant.
L’empereur, qui avait prévu cette séparation inévitable, faisait préparer, depuis deux mois, des chars, des voitures avec une pompe1 superbe pour accompagner sa sœur jusqu’au premier port de mer. Rien ne devait être plus beau que ce départ. Toutes les troupes des provinces avaient été mandées. Il y avait deux cent mille hommes sous les armes. Il sortit cent chars des cours du palais, dans lesquels il y en avait un d’une hauteur et d’une grandeur immense. Ce char était si galant et si riche à la fois qu’il éblouissait la vue. Idamée, Géroïde, Palmire et la sultane Elmire, qui était devenue la favorite de Géroïde, étaient dans ce char avec l’empereur, le prince Almoladin, et le roi de Siam au milieu d’eux. Ce char dominait sur tous les autres. On le distinguait par sa construction, ainsi que par sa beauté. Il était traîné par cent esclaves. La sortie du palais, pour arriver aux portes de la ville, dura cinq heures. Ce temps ne leur parut point long. Tous les habitants étaient dans les rues ou aux fenêtres. Ils jetaient des fleurs sur le char, et chantaient les louanges de l’empereur, du roi de Siam et de toute sa famille. Une musique militaire et martiale répondait à ces cris d’allégresse. Le roi de Siam et son fils ne se lassaient point d’admirer les hommages que les Chinois rendaient à leur souverain. Toutes les boutiques étaient fermées. Une rangée d’arbres plantés dans toutes les rues formaient un portique de verdure. Leur feuillage touffu répondait aux croisées2 du premier étage, d’où l’on voyait sortir des têtes superbes… Toutes les Chinoises étaient parées pour voir passer ce majestueux cortège. Des guirlandes de fleurs, avec des amours3 entrelacés, étaient suspendues au haut des maisons et formaient des bannières qui tombaient par étages. À peine découvrait-on le ciel à travers ; et les rayons du soleil, qui étaient ménagés par ces berceaux de fleurs, répandaient une douce clarté… Les parfums qu’on brûlait dans toutes les rues exhalaient une odeur suave. Enfin, on arriva au bout du faubourg où l’empereur avait une maison de campagne, dans laquelle il avait fait préparer une fête. On y passa vingt-quatre heures dans les plaisirs et dans les danses ; mais le prince Almoladin, qui commençait à s’ennuyer de tout ce faste, dit à son père et à son épouse, qu’il était nécessaire de se séparer4 de la cour de Pékin incognito ; et que, par ce moyen, ils éviteraient à Géroïde des adieux cruels. Il fut arrêté qu’ils partiraient dans la nuit pour aller rejoindre la flotte que le roi de Golconde leur avait donnée. Amazan5 fut le seul confident de ce projet. Le roi de Siam lui recommanda sa fille en versant un torrent de larmes. Il pensait bien qu’il ne la reverrait peut-être jamais. Ils se séparèrent donc de Géroïde et de la cour de l’empereur, sans être aperçus de personne. Ils rejoignirent leur flotte qu’ils trouvèrent augmentée de vingt vaisseaux du roi, dans le nombre desquels il y en avait un pour le roi et pour le prince, supérieur à celui de Golconde. Le roi lui avait fait présent de deux mille hommes. Chaque vaisseau était armé de deux rangées de canons. Enfin, le roi de Siam se vit à même de soutenir avec avantage un combat sur mer, s’il rencontrait des pirates ou quelques flottes ennemies. Il avait trente-deux vaisseaux à son commandement. Almoladin était le chef de cette escadre6 ; et comme il n’ignorait rien, il était un bon marin. Idamée n’avait point assez d’yeux pour considérer son époux. Elle faisait mille caresses au roi de Siam, et sa tendresse pour son fils lui fit bientôt oublier la cour de Pékin. Le prince, de son côté, sans être amoureux d’Idamée, avait mille attentions pour elle. Elle avait à ses côtés une beauté dangereuse7, mais le prince ne s’en occupait que pour lui faire des honnêtetés8 indispensables. D’ailleurs, Palmire ne respirait qu’après le moment de voir son amant Corydas. Elle versait des larmes en secret : le prince cherchait à la consoler par simple humanité. Idamée sentit dans son cœur les premiers traits de la jalousie. Elle prit Palmire en aversion9. Elle ne pouvait plus la souffrir10 devant ses yeux. En vain le prince redoubla d’attention et de caresses pour elle ; elle en devint plus furieuse contre cette pauvre infortunée. Elle la traitait de petite sotte, de mal élevée, qu’elle n’était point faite pour être sa femme d’honneur. Enfin, elle eut la cruauté de demander qu’on la mît à bord11 au premier endroit. Le roi de Siam lui représenta qu’il était surpris de son changement de caractère et de tant d’inhumanité de sa part contre cette pauvre Palmire. Il la pressa sur l’aveu des torts qu’elle lui reprochait. Idamée avoua qu’elle voyait avec douleur que son fils avait des attentions trop marquées pour Palmire. Le roi de Siam et Almoladin s’aperçurent, mais trop tard, qu’Idamée serait une femme jalouse et emportée. Le roi n’osait faire part à son fils de ses réflexions, et le prince craignait d’alarmer son père, en lui communiquant les siennes. Almoladin fit tout pour adoucir l’humeur de son épouse, mais il ne put se résoudre à abandonner Palmire à son malheureux sort, et à l’injuste vengeance qu’on voulait exercer contre elle. Leur voyage fut très long. Ils relâchèrent plusieurs fois pour reprendre des vivres. Almoladin ne regardait plus Palmire ; il se détournait pour ne pas voir ses larmes. Mais bientôt l’intéressante Palmire tomba dans un dépérissement12 qui fit craindre pour sa vie. Privée de son amant, accablée de la haine d’Idamée qu’elle n’avait point méritée, elle voyait un avenir affreux. Le roi de Siam cependant ne cessait, pour la tranquilliser, de lui promettre qu’on la rendrait à son amant, à sa patrie, à ses parents ; mais la haine d’Idamée avait fait dans son cœur une trop vive blessure. Elle était réduite à un état si effrayant, qu’Idamée elle-même ne pouvait s’empêcher de lui donner quelque pitié et les soins de l’humanité. Palmire, qui aimait cette princesse, fut sensible à sa nouvelle conduite et en témoigna sa joie. Le prince Almoladin découvrant chaque jour de nouvelles qualités à Palmire, ne put, malgré toute sa philosophie, y rester insensible, et il rendit les armes13 aux vertus et à la beauté de cette infortunée. Il eut cependant assez de courage pour étouffer ou du moins pour dissimuler ses sentiments, ce qui le fit tomber bientôt lui-même dans un état de langueur qui alarma le roi et son épouse. On s’arrêta au premier port pour demander aux disciples d’Esculape14, s’ils pouvaient continuer leur voyage. Ce port n’était qu’à trente lieues du royaume des îles Maldives15, où Almoladin avait remis le roi sur le trône. Il y avait dans ce port des hommes réputés très habiles dans l’art de la médecine. On venait les consulter de toutes parts. On appela à bord ces hommes expérimentés qui, quand ils surent que c’était le roi de Siam avec son fils, arrivèrent au vaisseau en grande cérémonie. Ils avaient des robes d’une grandeur et d’une longueur prodigieuse et des grands bonnets noirs en forme de clochers.16
Palmire avait été transportée sur un autre vaisseau que celui du prince où elle avait d’abord été. Almoladin, voyant arriver ces gens en cet équipage et en cérémonie, crut que Palmire n’était plus. Il versa des larmes abondamment. Son père et son épouse s’imaginèrent que c’était l’aspect des médecins qui l’avait effrayé, et qu’il se croyait plus en danger qu’il ne l’était effectivement1. Mais Almoladin ayant dit à son épouse : Hélas ! cette malheureuse Palmire a donc terminé sa carrière et ses maux ; elle n’est donc plus, Idamée ne se trompa plus sur le motif de la maladie de son époux et le lui témoigna par sa réponse. Tranquillisez-vous, lui répliqua-t-elle : elle vit encore pour mon malheur ; je dis pour mon malheur, puisqu’elle vous intéresse au point de vous faire répandre des larmes. Almoladin reconnut son imprudence ; et soit qu’il voulût la réparer, soit que la joie d’apprendre que Palmire vivait encore lui donnât plus de force, il combla sa femme de caresses. Il fit tout au monde pour la dissuader. Il éprouva même des remords de brûler pour une autre que son épouse : il ne pouvait se dissimuler l’amour d’Idamée, et il aurait voulu, en grand homme, rendre Palmire à son amant2. Il laissa donc exercer sur lui toute l’ignorance de ces fameux médecins. L’un ordonnait le bouillon de poulet, un autre celui de tortue, enfin on finit par opiner que le prince était attaqué du scorbut3 ; qu’il fallait qu’il passât six mois dans leur pays, dont l’air était un antiscorbutique, ainsi que les plantes qui naissent dans leur climat. Le prince, qui connaissait la véritable cause de son mal, leur assura au contraire que son air natal seul pouvait lui être plus salutaire que tous leurs médicaments, leurs racines, et son séjour dans leur pays. Il voulut continuer sa route sur mer pour arriver à Siam et pour être à même de remettre Palmire dans le sein de sa famille. On découvrit enfin le hameau où Palmire avait reçu le jour, et on y cingla4. À cet aspect, cette infortunée sentit renaître ses forces. La joie ranima ses couleurs. Elle voulut descendre la première à terre. Idamée ne pouvait contenir sa joie, elle descendit aussi sur le rivage avec le roi, son époux et le premier mandarin. Soit qu’Idamée fût naturellement bonne, soit que les femmes le deviennent quand leurs vœux sont accomplis, elle combla Palmire de bienfaits. On se mit en route pour la conduire à ses parents. Ô terrible événement ! Corydas n’était plus. Dans quelques minutes, tout le village fut assemblé, tous les habitants dévoraient Palmire de caresses ; mais comment lui apprendre que son amant avait cessé de vivre ? Elle le demandait à grands cris, et personne n’osait l’instruire. Le prince, qui s’aperçut de l’embarras de ces bonnes gens, en tira quelques-uns à l’écart, et il en apprit la mort de Corydas, occasionnée par la perte et l’absence de sa chère Palmire. Le prince fut fort embarrassé, il ne savait comment s’y prendre pour porter cette triste lumière dans le cœur de Palmire. C’est un coup de foudre pour elle, se disait-il ; si Idamée du moins ne l’avait pas prise en aversion, je l’aurais emmenée à Siam. Il fit part à son père de cette triste nouvelle, en présence d’Idamée. On opina qu’il fallait la remettre entre les mains de Palémon5, puisqu’elle n’avait point de parents ; que ce bon vieillard lui servirait de père, comme il en avait voulu servir à Géroïde. Amadan et Almoladin étaient instruits de tout. Enfin, Palmire impatiente de revoir Corydas, s’ennuyait des caresses de ses bons concitoyens. Elle demandait Corydas à toute force. Le prince lui dit d’abord qu’il était absent, qu’il était allé faire un tour dans le royaume de Siam, et qu’il n’en était pas encore revenu… Idamée, qui ne manqua pas de mal interpréter l’intention de son époux, apprit cruellement à Palmire qu’on la trompait, et que son amant n’était plus : qu’elle lui conseillait de rester parmi ses anciens amis… À ces mots, Palmire tomba évanouie, et l’on eut toutes les peines possibles de la rappeler à la vie. Le prince manqua de courage dans cette circonstance. Il ne put cacher ce qu’il sentait pour cette jeune personne ; et quand il la vit dans cet état, ses yeux se remplirent de larmes, et sa douleur ne put se dissimuler aux regards de son père même, qui prit Idamée par la main, et, pour lui éviter ce spectacle, la conjura de regagner le vaisseau. Il prenait ces précautions, parce qu’Idamée était enceinte de six mois, et qu’on ne pouvait trop la ménager dans une semblable occasion. Cette princesse fit d’abord quelques difficultés de s’embarquer sans son époux ; mais le roi la rassura et lui promit de lui ramener sous quelques instants Almoladin, quand ils auraient confié la jeune Palmire à ces bons habitants. Elle gagna donc le vaisseau avec le premier mandarin.
Le prince ne s’était point aperçu de l’absence de son épouse, ni de l’inquiétude de son père qui l’observait et l’avait pénétré6. Le roi de Siam lui frappa sur l’épaule pour le faire revenir à son devoir et le distraire de Palmire qui l’occupait tout entier. Hélas ! dit ce prince, en fixant tendrement son père ; laisserons-nous cette infortunée dans l’état déplorable où elle est plongée ? Que fera-t-elle ici ? Corydas n’y est plus. Elle était déjà habituée avec nous. Si Idamée avait moins de cruauté, nous pourrions l’emmener à Siam, et elle pourrait trouver au moins dans vos bontés une consolation à ses maux. Prince, lui dit le roi d’un ton sévère, vous n’êtes plus le même. Ce n’est point la haine d’Idamée que je crains pour Palmire, mais votre passion pour elle aussi injuste qu’offensante pour votre épouse.
Almoladin ne sut que répondre à cette observation. Il était coupable, et la rougeur de son front, et l’embarras de sa voix ne le prouvaient que trop. Il n’eut que la force de dire au roi, qu’il s’en rapporterait entièrement à sa sagesse, et serait tout ce qu’il jugerait à propos.
Palmire avait rouvert les yeux, et la première personne sur qui elle les fixa fut Almoladin. Elle ne l’avait pas vu depuis un mois ; sa présence ranima ses sens. Elle s’était habituée sans peine à cette figure auguste7. Son amour pour lui était du respect, mais l’on va bien vite du respect à l’amour, et de l’amour à l’indifférence, comme Almoladin l’avait éprouvé après son union avec Idamée. Amour ! sentiment frivole, mais qu’on ne peut définir, mais charmant ! il subjugue les bergers, les rois, les sages. Almoladin, sans doute, aurait voulu être en ce moment le berger Corydas. Ô destinée affreuse ! il était prince, et c’était pour combattre l’amour et la nature.
Palmire se releva et se jeta aux pieds d’Almoladin en lui serrant les mains, et en l’arrosant de ses larmes. Ah ! mon prince, lui disait-elle, j’ai tout perdu ; mon amant, mon époux et l’amitié de la princesse votre épouse. Vous vous intéressez à mon sort ; c’est encore pour moi une grande consolation… Almoladin, en retenant à peine les larmes qui le suffoquaient, et les sentiments du plus tendre amour qui l’agitaient, jeta les yeux sur son père, et lui montra seulement Palmire à ses pieds. Son silence exprimait le plus vif regret de n’être pas uni à Palmire. Le roi, pénétré de la situation de son fils et de celle de Palmire, la releva avec bonté : Mon enfant, lui dit-il, il faut se soumettre aux décrets de la Providence8. Le ciel n’a point voulu vous conserver Corydas, vivez pour consoler son malheureux père, devenez sa fille, et nous prendrons soin de vous et de lui. Oui, s’écria-t-elle, je n’ai plus rien à désirer au monde que de vivre auprès de ce respectable vieillard, auprès du père de mon époux ; je veux le chérir en fille, et lui prodiguer tous mes soins. Elle demanda à le voir. On lui apprit que Palémon s’était retiré dans la forêt où son fils avait été enterré, et qu’il vivait là seul, près de la tombe de cet infortuné ; que son plus grand plaisir était d’arroser tous les jours de ses pleurs la terre qui couvrait le corps de son fils. Palmire se sentit transportée à ce récit. Elle espérait bien que Palémon ne refuserait pas de l’unir à son fort et de mêler ses larmes aux siennes. Elle demanda donc au prince de la faire conduire promptement dans la forêt où était le tombeau de son amant, et où elle devait trouver un père. Le prince y consentit. C’était la même forêt où Géroïde s’était arrêtée, où elle avait entendu la voix de Corydas9. On ne pouvait y arriver par terre. Cette forêt était une île bordée de rochers escarpés, et cette île n’avait été découverte que par Corydas. Il était dangereux d’en approcher avec un vaisseau. Le prince cependant voulut y conduire Palmire et la remettre entre les mains de Palémon. Le roi ne put s’empêcher d’y consentir ; mais, en homme sage, il voulut accompagner le Prince et Palmire ; quoiqu’il fût bien sûr de la prudence de son fils, il préférait encore ne pas la mettre à l’épreuve. On alla dire à Idamée qu’on s’apprêtait à conduire Palmire au père de Corydas, et qu’elle ne fut point inquiète, que, dans quelques heures, le prince et le roi reviendraient la trouver. On aborda à la colline où il fallait monter pour parvenir à la forêt. Ô séjour enchanteur où la nature a déposé tous ses trésors ! Palmire va t’embellir encore ! Seule, elle va vivre dans ce désert ; et toi, prince, qui brûles pour elle, tu ne peux la suivre.
Almoladin avait plus à souffrir qu’un autre : il était né avec des passions violentes, et sans cesse elles étaient en guerre avec sa raison. Sa vertu cependant en triomphait toujours, et, dans cette circonstance, il y mit le comble en peignant à Palmire le bonheur de vivre seule dans un désert. Sans doute il le sentait ; mais il aurait voulu l’habiter avec Palmire, et il fallait lui conseiller d’y passer seule des jours aussi précieux. On arrive au pied de la cabane de Palémon. Elle était entourée de grands cyprès et de pins. Tout inspirait la tristesse et la douleur, en approchant de cette enceinte ; la cabane était fermée ; on en fit le tour, on ne vit personne, on aperçut sur un arbre une inscription conçue en ces termes : C’est ici le chemin qui conduit au tombeau de Corydas.
Palmire fondit en larmes ; et ses cris, qui exprimaient la vraie douleur, étaient répétés par les échos de ce triste séjour. Elle parcourut avec rapidité cette allée. Le prince la suivait à grands pas ; mais le roi de Siam ne pouvant aller aussi vite, Almoladin fut obligé d’arrêter Palmire. Était-ce humanité ? Était-ce pitié ? Ou plutôt n’était-ce pas amour ? Ces trois sentiments se confondaient dans son âme, et le portèrent à faire comprendre à Palmire que son désespoir lui déchirait le cœur. Il enviait le sort de Corydas ; il lui disait qu’elle ne connaissait pas toutes ses souffrances, et qu’il était cent fois plus à plaindre qu’elle. Palmire, en considérant le prince, se sentit plus calme. Une bergère peut préférer son berger au premier monarque du monde, quand il vit, quand il est supérieur au monarque en respect et en beauté ; mais un prince qui réunit tous les avantages a bien du pouvoir sur l’esprit d’une bergère. Palmire n’avait que seize ans ; et quoiqu’elle se fût un peu formée à la cour de Pékin, et qu’elle fût au fait des grandeurs et de l’intrigue, son âme n’était point corrompue. Les discours du prince lui parurent l’effet de l’humanité qui lui était naturelle, plutôt que celui de l’amour qu’il avait pour elle, et qu’elle devait ignorer. Elle lui répondit ingénument qu’après Corydas et Palémon, il était le mortel qu’elle chérissait le plus ; que c’était avec la plus vive douleur qu’elle allait bientôt se voir privée de son auguste présence, et que cette fatale idée ajoutait encore à son malheur.
Le prince portait sur lui un portrait en miniature, parfaitement ressemblant, qu’il avait fait faire à Pékin pour Géroïde, et qu’il avait oublié de lui donner. Palmire, lui dit-il en lui montrant son portrait : Cette figure, en mon absence, pourrait-elle me rappeler dans votre esprit ? Pourrait-elle affaiblir le tendre souvenir de Corydas ? … Palmire baissa les yeux … rougis … et dit, en prenant le portrait : Ô mon prince ! il ne me quittera jamais ! Je vous verrai sans cesse ! Votre image me rappellera vos bienfaits, vos bontés, qui seront toujours chers à mon cœur ! Ce n’était point encore de l’amour. C’était la plus vive et la plus tendre reconnaissance. Palmire pouvait-elle, en ce moment, définir ce sentiment ? Un mélange secret de divers sentiments mettait le trouble dans son cœur. Elle adorait Corydas, elle le pleurait ; mais elle se plaisait à voir le prince, et un sort cruel allait la priver bientôt de ce plaisir. On était arrivé au tombeau de Corydas sans s’en apercevoir. Palémon était au pied étendu sur le marbre. Palmire se précipite dans ses bras : Quoi, mon père, lui dit-elle, vous n’avez plus de fils, et je n’ai plus d’époux. Je suis la cause de sa mort, et je ne vivrai désormais que pour consoler votre vieillesse. Palémon, abattu sous le poids de la douleur, se sentit tout à coup éveillé. Ô ma fille ! lui répondit-il, quelle infortune vous a séparée de nous, et quel dieu bienfaisant vous ramène dans mes bras ! Le roi de Siam, s’écria-t-elle, le prince son fils, que vous voyez devant vous. Venez, venez, mon père, tombons aux pieds de ces princes augustes, et témoignons-leur notre vive reconnaissance. Elle ajouta, en regardant Almoladin : Je n’oublierai jamais leurs bontés pour la malheureuse Palmire. Le roi de Siam offrit à Palémon de le ramener dans son village, et de le rendre le plus riche et le plus puissant de tout le pays ; mais il refusa tous ces avantages, ainsi que Palmire, qui borna ses demandes au roi de Siam, à avoir la permission d’élever une maison dans cette forêt, où les femmes infortunées qui auraient perdu leurs époux ou leurs amants pourraient se retirer et y oublier le reste du monde.
Le roi y consentit avec plaisir. Il se figura que Palmire avait fait le vœu d’être la prêtresse d’un temple dévoué aux dieux. Almoladin ne manqua pas de représenter à Palmire qu’elle se méfiât de sa douleur, qu’elle ne formât pas trop légèrement des vœux, qu’on manquait quelquefois à ces serments trop précipités et enfants du désespoir ; qu’en brûlant l’encens, souvent on était bien profane10… ; qu’on avait vu des vestales11 se repentir d’avoir prononcé des vœux ; qu’elle pouvait donner un asile et l’hospitalité aux infortunées qui ne pourraient plus vivre dans le monde ; mais que, pour faire une bonne action et remplir les devoirs de l’humanité, il ne fallait jamais y être forcé ; qu’enfin il la conjurait de ne se point lier par des nœuds indissolubles. Le roi et Palémon applaudirent à ce sage conseil ; elle en reconnut elle-même toute la prudence, et elle promit de ne jamais s’engager qu’après s’être bien assurée de ses vrais sentiments. Il fallut se séparer : ô cruelle destinée ! Palmire était moins à plaindre. Elle pleurait encore Corydas, et elle avait le portrait du prince, mais Almoladin se trouvait privé de tout à la fois. Il fallait quitter un asile qui faisait toute son ambition pour aller monter sur un trône qu’il dédaignait. Il fallait renoncer au bonheur de vivre avec Palmire, pour aller régner avec Idamée que sa jalousie avait rendue insupportable et avait totalement changée. Son injustice envers Palmire avait donné naissance à la passion de son époux. Car plus elle l’avait rendue infortunée, plus cette jeune personne avait paru belle et intéressante aux yeux du prince. Combien cette séparation la rendait encore plus chère à ses yeux ! On avait chargé la chaloupe de présents immenses, tant en monnaie d’or qu’en bijoux et diamants. On laissa Palémon possesseur du tout. Le prince prit seulement en échange de sa chaloupe celle de Palémon pour se rappeler toujours Palmire. Séparation cruelle ! Adieux presque éternels !
Le roi, seul avec le prince, se crut autorisé de représenter à son fils toute son imprudence ; mais Almoladin l’arrêta par ces paroles : Mon père, lui dit-il, je suis homme. Je dois me justifier à vos yeux. Je ne vous cacherai point mes secrets sentiments, un bon père doit être notre ami, notre premier confident. Lorsque nous nous rendîmes chez Amazan, vous ne pûtes vous empêcher d’admirer le portrait d’Idamée. Je sentis, à cette vue, pour la première fois, le trait invincible de l’amour ; ma raison et vos sages conseils ne purent me détourner de chercher tous les moyens de voir la princesse Idamée ; oui, mon père, je l’avoue à présent, l’envie de connaître la politique d’une cour aussi secrète et aussi somptueuse, était moins forte que l’envie de voir Idamée.1 Je fus pris et condamné au supplice, je fus ensuite amené aux pieds de l’empereur qui me présenta l’adorable Palmire. Je la pris, je ne vous le cache point, pour la princesse, quoique ce fut un autre genre de beauté que celle du tableau. Je déclare mes feux à l’empereur en recevant ce trésor de sa main ; mais j’étais dans l’erreur, et j’avais demandé de m’unir à Idamée. Vous arrivez, on nous conduit chez elle. Vous savez combien sa beauté diffère, ainsi que sa jeunesse, du tableau qui a excité notre admiration chez Amazan. Cependant son air affable, son esprit et ses grâces m’attachèrent bientôt à elle. Je ne brûlais point pour elle d’un amour violent, mais je crus que je pouvais être heureux avec une femme aimable. Palmire n’avait produit sur mon cœur que l’instant d’une surprise agréable, je ne m’arrêtais point à ses charmes et j’épousai Idamée. Palmire à ses côtés, ne me la rendit pas moins agréable. Je ne voyais que les qualités, les vertus d’Idamée, son amour et son esprit. Je m’instruisais dans ses conversations. Peu de femmes ont autant d’érudition qu’elle, et j’aurais été le plus heureux des hommes sans ses persécutions et son injuste jalousie. Quoiqu’elle eût perdu dès lors à mes yeux tous les charmes du moral, que ce ne fût plus cette femme adorable qui me faisait parcourir l’univers dans ses discours, qui me détaillait et m’expliquait ce qu’il y avait eu de plus beau et de plus admirable depuis le commencement du monde, je lui étais encore fidèle, et je m’obstinais à la trouver aimable. Mais Palmire dans la douleur, persécutée injustement par mon épouse, devint à mes yeux une femme intéressante. Sa douceur, sa candeur la rendaient encore plus belle. Je combattis ces premiers sentiments, mais l’amour s’irrite avec plus de violence quand on veut lui opposer un autre maître. Partout supérieur, partout vainqueur, il ne fait que des esclaves, et je me vois aujourd’hui le sien, en combattant ses lois ; j’adore Palmire, et je l’abandonne, je la fuis, et je vais vivre avec mon épouse. Que trouvez-vous de répréhensible dans ma conduite, si ce n’est de pouvoir étouffer un sentiment qui ne dépend pas de moi ? Je souhaite et je désire qu’Idamée me fasse oublier l’infortunée qui règne seule dans mon cœur2. Je me sacrifie tout entier à mon devoir. Que puis-je faire de plus ? Le roi se jeta au cou de son fils, versa un torrent de larmes et le plaignit. Ô mon fils ! vous ne pouvez être heureux en pensant ainsi. Votre situation, quoique différente de la mienne, n’est pas moins affligeante. Lorsque j’adorais votre cruelle marâtre, je ne vous en chérissais pas moins. Il fallut cependant me priver de vous, et je trouvais quelque consolation dans la barbare qui faisait mon supplice. Vous sacrifiez à votre épouse que vous n’aimez point l’amante que vous adorez ; cette force est au-dessus de l’homme, et me donne un témoignage bien sûr de votre sagesse, qui m’annonce que vous serez un grand roi. Allons, mon fils, partons ; arrivé à Siam, je détache mon bandeau3 pour en ceindre votre front. Il faut régner, mon fils, il faut que l’amour et le bien de vos sujets calment votre cœur trop agité en le remplissant tout entier.4 Vivre près de mon fils, le voir commander à mon peuple est le seul vœu que je forme désormais sur la terre. Le prince touché des paroles de son père ne parla plus de son amour, il ne lui exprima que sa tendresse pour lui. Il lui fit paraître qu’il ne voulait plus s’occuper que du bonheur d’être bientôt père lui-même ; et tous deux rejoignirent le vaisseau d’Idamée dans cette douce rêverie. Le prince la trouva affligée et fondant en larmes. Sa tendresse, sa situation touchèrent vivement le prince. Idamée fut bientôt consolée en voyant Almoladin ; et Palmire n’offrant plus à ses yeux un objet qui lui portait ombrage, elle reprit bientôt sa gaîté. Le prince fut enchanté de son enjouement tout le reste du voyage. Le roi de Siam ne pouvait s’empêcher de les admirer, et il ne doutait plus qu’Idamée ne vînt à bout d’effacer bientôt de l’esprit de son époux le souvenir funeste de Palmire. Ils arrivèrent à Siam où tout était dans le plus affreux désordre. L’absence du roi et de son fils avait fait former des partis entre les princes et les premiers de l’état. Depuis trois mois, une guerre civile désolait ce royaume. Le prince, à l’approche de Siam, commanda à la flotte de tirer une bordée de canon dans la mer. Tous les habitants coururent sur le rivage. Les deux partis furent d’accord à cet aspect. Ils craignaient une armée ennemie ; mais quelle fut leur surprise quand ils reconnurent leur roi et son fils ! Ô joie inexprimable ! Les ennemis se réconcilièrent, s’embrassèrent et se joignirent pour faire éclater leur joie de revoir leur souverain. L’on entendait partout des cris d’allégresse. Le roi et son fils furent reçus avec un transport général, et on lui rendit d’un commun accord le trône que personne n’avait occupé pendant son absence. Mais qu’il trouva de changements dans son empire ! Il fallait toute sa sagesse et celle de son fils Almoladin pour remettre l’ordre et le calme. La guerre finit, et la paix revint parmi ses sujets. Idamée fut accueillie en souveraine ; tout le monde voulait la voir ; on la dévorait de caresses. Sa grossesse, qui était avancée, fit naître de nouveaux sujets de joie, et chaque jour voyait éclore de nouvelles fêtes parmi le peuple. Deux mois s’écoulèrent dans les plaisirs, tandis que le roi et son fils passaient les jours et les nuits à travailler pour réparer les désordres de l’état.
Enfin Idamée mit au jour un prince beau comme l’amour. C’était le portrait d’Almoladin. Il ne pouvait exprimer sa joie de se voir père. Jamais un spectacle plus ravissant ne s’était offert à ses yeux. Idamée voulut elle-même allaiter son enfant, et l’on ne crut pas devoir s’opposer5 à cette marque de l’amour maternel. Cette résolution estimable flattait infiniment Almoladin, Idamée lui en devint plus chère, et le souvenir de Palmire s’affaiblissait tous les jours. Il fallait l’oublier. Le spectacle touchant de son épouse qui allaitait son fils, le rendit bientôt l’homme le plus heureux. Il pensait cependant encore de temps en temps à Palmire, et il la plaignait : Quoi, se disait-il, faut-il que cet amour frivole et passager empoisonne les plus belles âmes ! Que de maux n’a-t-il point causé à ceux qui se sont livrés à ses fureurs ! Sans doute, si j’avais été maître de mon sort et de mon choix, je n’aurais point eu d’autre épouse que Palmire. Mais une barrière effroyable est entre elle et moi. Ces réflexions l’affligeaient toutes les fois qu’il avait le malheur de s’y abandonner ; et il tâchait de les éviter en pensant à tout ce qu’il avait de plus cher à Siam.
Le roi qui voyait avec plaisir la tendresse d’Almoladin pour son fils, fut troublé dans son bonheur par une maladie sérieuse qui devait le conduire au tombeau, au moment qu’il préparait ses sujets à recevoir l’abdication de sa couronne en faveur de son fils.
On tenait le prince éloigné du lit de son père le plus qu’on le pouvait, pour éviter les effets de leur douleur mutuelle. Cependant le roi, à son dernier moment, voulait voir Almoladin. Il le fit appeler, et lui tint ce discours : « Mon fils, vous êtes père actuellement et digne de régner sur votre peuple par l’amour que vous avez pour votre fils. Tous vos sujets sont vos enfants, vous devez les chérir de même. Élevez votre successeur, comme je vous ai élevé. Apprenez-lui de bonne heure qu’un bon roi, quand il a fait le bonheur de son peuple, n’a pas encore tout fait ; qu’il doit mettre son héritier en état de marcher un jour sur ses traces ; qu’il doit être le premier instituteur de son fils ; lui montrer qu’un roi est l’homme le plus à plaindre quand il n’est point adoré et respecté de son peuple ; qu’il se trompe lui-même quand il pense qu’il est fait pour régner seulement ; qu’il n’a eu que la confiance de ses égaux, quand on a déposé dans ses mains le pouvoir suprême : qu’il ne doit jamais abuser de ce dépôt6 sacré, et qu’il doit punir tout flatteur qui voudrait l’éloigner des principes d’un roi sage qui donne à son peuple un successeur digne de le remplacer. Je vais mourir, mon fils ; mais je vais revivre en vous, et puissiez-vous, un jour, avoir une fin aussi douce que la mienne ! » À peine eut-il prononcé ces paroles qu’il mourut. La consternation se répandit dans tout le royaume ; mais la satisfaction de voir régner Almoladin calma bientôt les esprits.
Le prince cependant ne pouvait se consoler de la perte de son père. Il régnait avec lui, c’était son ami, son conseil ; se voir ainsi privé tout à coup d’une si douce société7 fut pour lui le coup le plus terrible. La philosophie ne fut point assez puissante pour commander à la nature comme elle avait commandé à l’amour. Il se livra tout entier à sa douleur, et ce qui l’irritait davantage c’était de voir Idamée plus calme que lui, et qui annonçait dans toute sa personne une joie secrète de se voir reine. La suite ne prouvera que trop combien était forte en elle cette envie de régner ! envie qui est plus dominante encore chez les femmes que chez les hommes.
Le nouveau roi s’enferma plus d’un mois dans son palais, et ne voulut voir que son épouse et son fils, tout ce qui était à même de le consoler et de ne point lui rappeler qu’il avait perdu son père. Le nouveau titre de roi que ses sujets lui donnaient, lui faisait ressentir une douleur amère. Il fallut cependant qu’il renonçât à la loi qu’il s’était imposée de se cacher à son peuple, qui venait en foule aux portes du palais le demander à grands cris. Il sortit et se montra sans gardes au milieu de ses sujets ; il les embrassait tous indistinctement en versant un torrent de larmes. Le peuple transporté le portait en triomphe par toute la ville, chacun se disputait le bonheur de l’approcher. On ne le ramena que le soir dans son palais. L’aspect de son épouse et de son enfant, l’amour de ses sujets, dont il ne pouvait douter, apaisèrent insensiblement les douleurs de la nature.
Fin de la première Partie.
Dans le commencement de son règne, il eut quelques peines domestiques. Idamée voulait se mêler des affaires d’État. Son ambition n’était point assez satisfaite de n’avoir que le superbe nom de reine. Elle voulait commander et gouverner le royaume, mais Almoladin lui dit qu’il n’entendait point qu’elle s’occupât de l’administration politique ; qu’il lui permettait seulement d’adoucir le sort des infortunés, d’encourager les arts et les talents, puisqu’elle était assez instruite pour protéger les lettres.
Idamée reconnut la justice des refus d’Almoladin et l’importance de ses offres. Elle se conforma aux uns, et profita des autres. Elle se fit un genre de pouvoir suprême, inconnu jusqu’alors aux femmes : elle voulut donner un essor à ce sexe toujours faible, timide et contrarié dans ses goûts, privé des honneurs, des charges, enfin accablé sous la loi du plus fort1. Elle chercha les moyens de le2 tirer de cet état d’indolence, de paresse qui jette souvent les femmes dans des travers honteux. Les femmes, occupées d’objets essentiels qui puissent flatter leur amour-propre, se livreront moins à cette insupportable coquetterie, à ces toilettes éternelles qui fatiguent plutôt la beauté plutôt qu’elles ne servent à l’embellir. Toutes les femmes de Siam étaient moins occupées de leurs ménages que du soin de se parer. Les coiffeurs et les marchandes de mode jouent de grands rôles dans cette ville ; à peine Idamée était devenue reine, qu’on inventa un bonnet à la chinoise. Il était fait en pain de sucre3, il avait trois pieds de hauteur sur quatre de diamètre, des rubans argentés et en quantité prodigieuse étaient le plus petit accessoire de ce bonnet. Des chaînes et des perles faisaient le tour de cette pyramide, les fleurs en étaient l’ornement ; mais le plus important de cet édifice était un terrible et nombreux panache en plumes de toutes couleurs. C’était aussi la mode d’empanacher les chevaux, et de loin on ne distinguait pas les femmes qui étaient dans les chars d’avec les chevaux qui les traînaient. Les passants s’occupaient plutôt d’examiner le bonnet que la figure des femmes. Cette fureur de bonnets s’affaiblissait alternativement. Les chapeaux de toute espèce, de toute couleur, et de toutes fabriques paraissaient sur l’horizon tous les huit jours. Les femmes riches se ruinaient pour suivre les modes, et celles d’une fortune médiocre sacrifiaient les besoins de la vie au plaisir d’avoir un chapeau ou un bonnet à la mode. On ne distinguait plus la femme de l’artisan d’avec la femme de condition4, tout était confondu… Le mérite seul, dit Idamée, les distinguera désormais. Les poètes, les savants, les littérateurs formaient à Siam une république immense ; mais, dans ce moment, elle touchait presque à son dernier période5. On avait perdu, dans un espace de dix ans, tous les hommes de lettres les plus recommandables, sans espoir de les remplacer. Le génie était éteint. Il n’y avait plus qu’un genre d’esprit que les littérateurs se disputaient avec acharnement. Ils se modelaient les uns sur les autres, il sortait de leurs entrailles de petits enfants si ressemblants, qu’en vérité on aurait juré qu’ils étaient frères et tous du même père. C’est bien dommage que cette secte se fût tant divisée, au lieu de ne former qu’une même famille bien unie. Ô nature ! nature ! toi qui as tant de pouvoir, qui en imposes au fils pour reconnaître et respecter le père, qui répands une tendresse douce entre les frères et les sœurs, ta puissance s’étend jusque sur les bêtes féroces, tout reconnaît ta loi, les loups ne se mangent point ; mais à Siam, les littérateurs se dévorent6, se déchirent, se pillent, et font réciproquement de leurs enfants des parricides perpétuels. Ils s’égorgent, s’assassinent mutuellement. Une production dramatique vient-elle à paraître, dans peu on en voit une seconde, qui porte les mêmes caractères et la même physionomie. La troisième a encore une ressemblance plus frappante, et enfin jusqu’à la dixième génération, on voit cette intéressante égalité qui régnait parmi les premiers hommes, et que l’on regrette en vain ; mais les littérateurs de Siam, quoique tous égaux, veulent être supérieurs les uns aux autres. Ils se disputent la conception de leur progéniture7 ; ils dégradent celui d’entre eux qui n’a pas aussi bien réussi, quoique s’étant servi de la même matière et des mêmes moyens. Ils lâchent grossièrement contre lui des écrits ténébreux. L’épigramme et la satire sont fort à la mode dans ce pays : les pamphlets et les libelles8 viennent de toutes parts assiéger les citoyens jusque dans leurs tranquilles foyers. On ne se contente pas de les vendre chez les libraires, on les envoie encore débiter aux portes des spectacles. Si on ne les achète pas, on vous les donne pourvu que vous promettiez de prendre la peine de les lire. On ne sait plus rendre justice au vrai mérite, parce qu’il n’y en a plus. Il ne reste que deux ou trois hommes recommandables que la dépravation du goût a découragés. Idamée sait que le génie peut se trouver dans le sexe, ainsi que chez les hommes, que l’imagination des femmes est fertile en inventions. Il ne manque donc que de les encourager, de les enhardir à marcher dans cette carrière épineuse ; c’est le moment favorable, dit-elle, de les faire paraître sur la scène ; puisque le mauvais s’en est emparé, qu’importe d’entraîner sa décadence entière ? Souvent il faut une crise pour produire un bon effet. Si le véritable amour-propre des hommes pouvait une fois s’enflammer, on verrait plus de chaleur, plus de feu dans leurs ouvrages qu’il n’y en a dans la guerre qui s’allume journellement parmi ces proscrits du Parnasse9 : ah ! si les femmes veulent seconder mes désirs, je veux que, dans les siècles futurs, on place leur nom au rang de ceux des plus grands hommes ; non seulement je veux qu’elles cultivent les lettres, les arts, mais qu’elles soient propres encore à exercer des places dans les tribunaux, dans les affaires contentieuses, dans l’administration des affaires de goût. Ce fut, d’après ces réflexions qu’Idamée dirigea elle-même son plan sans le communiquer à personne, elle y réfléchit longtemps, le voit, revoit, le pèse, le retouche, ensuite elle l’adresse au premier mandarin sous le nom d’un inconnu. Ce plan était ainsi conçu : La nature, en créant le monde, le peupla d’animaux de toute espèce. Elle leur donna la faculté de pourvoir à leurs besoins, et d’inventer des arts à proportion de l’intelligence qu’ils avaient reçue. Elle créa donc deux sexes pour se reproduire, et répondre à ses vues. Le mâle et la femelle d’un commun accord contribuaient à l’embellir ; leur émulation10 était égale, et leurs travaux étaient les mêmes. L’homme seul a ôté à sa compagne tous les moyens de le remplacer ou de le soulager dans ses travaux. Les abeilles n’ont qu’un même travail ; les vers à soie, mâle, femelle, font leur coque de la même manière, leurs ouvrages sont les mêmes. Les hirondelles bâtissent de concert le nid de leurs petits, et on ne distingue pas le mâle de la femelle, même par le nom. La femelle du bœuf et du cheval est occupée indistinctement aux travaux publics et domestiques, et en général tous les animaux, excepté l’homme, vivent dans une parfaite égalité avec leurs compagnes. Qu’a produit l’impuissance et l’infériorité de la femme ? Des traverses11 de toute espèce. Ce qu’elle a perdu par la force, elle l’a recouvré par l’adresse. On lui a refusé l’art de la guerre, quand on lui a appris l’art de l’allumer ; on lui a refusé la science du barreau et celle des affaires, quand elle est propre à s’occuper de l’une et de l’autre. Si les places étaient héréditaires et qu’elles passaient de l’époux à l’épouse, il y aurait moins de familles ruinées, moins d’enfants sans ressources. La veuve essentielle qui, en perdant son époux, se voit hors d’état d’élever ses enfants, ne peut, sans frémir, considérer cette injustice. Souvent elle a exercé la place de son mari absent ou incommodé ; et lorsqu’il n’est plus, elle s’en voit dépouillée pour la voir passer entre les mains d’un homme ignorant et pusillanime12, ou d’un sot qui n’a d’autre mérite que de s’être procuré des protecteurs, et cette protection souvent ne lui vient que par la voie des femmes. Elles n’ont aucun pouvoir publiquement, elles commandent despotiquement dans le mystère. C’est dans un agréable boudoir13 qu’elles nomment un général d’armée, un amiral, un ministre. Tout indistinctement leur est accordé, sans connaître la portée de ce qu’elles exigent. Je le veux est la plus grande science des femmes ; mais si elles avaient été versées dans les affaires, instruites de bonne heure, elles auraient reconnu le danger de leur ascendant. Les hommes auraient été plus conséquents, et les femmes moins frivoles. Enfin, pour l’amour de l’état et du bien public, il faudrait accorder à ce sexe plus d’émulation, lui permettre de montrer et d’exercer sa capacité dans toutes les places. Les hommes sont-ils tous essentiels ? Eh ! combien n’y a-t-il pas de femmes qui, à travers de leur ignorance, conduiraient mieux les affaires que des hommes stupides qui se trouvent souvent à la tête des bureaux, des entreprises, des armées et du barreau. Le mérite seul devrait mener à ces places majeures, ainsi qu’aux inférieures, et l’on devrait donner aux jeunes demoiselles la même éducation qu’aux jeunes gens. Les femmes, à qui l’on n’a réservé que le soin du ménage, le conduiraient bien mieux, si elles étaient versées dans toutes les affaires. Plus instruites, elles ne connaîtraient pas toutes ces petitesses d’esprit qu’enfante une imagination féconde. Sans cesse occupées de tout ce qui peut les embellir, elles négligent même les choses les plus essentielles ; l’ordre de leur ménage, les soins vigilants qu’une bonne mère doit avoir pour ses enfants ; enfin les femmes seraient plus intéressantes, plus utiles dans la société, quoiqu’elles en soient le plus bel ornement et le plus fort soutien, si elles étaient plus respectables et plus respectées : l’amour-propre, qui a presque toujours dirigé les hommes, dominerait encore davantage l’esprit des femmes essentielles ; la gloire en ferait des guerrières intrépides, des magistrats intègres, des ministres sages et incorruptibles. Qu’on détruise le préjugé injustement établi contre les femmes, pour faire place à l’émulation, le bien public s’en ressentira avant la révolution d’un demi-siècle.
À peine le mandarin finissait-il ces phrases, que le prince Almoladin reconnut l’esprit et la manie d’Idamée. Il ne put cependant s’empêcher, ainsi que ces ministres, d’y reconnaître un intérêt général ; mais il craignait d’autoriser cette entreprise dangereuse. Il sentit bien que si l’on donnait aux femmes des moyens d’ajouter à leurs charmes, le courage, les lumières profondes et utiles à l’état, elles pourraient un jour s’emparer de la supériorité, et rendre, à leur tour, les hommes faibles et timides, et qu’il valait mieux laisser les choses dans l’état où elles étaient, que de donner naissance à une révolution qui pourrait, par la suite, tourner au désavantage du parti actuellement plus puissant. Le premier mandarin, qui joignait à ses connaissances profondes une excessive galanterie, se déclara ouvertement le chevalier du Plan d’Idamée. Il en fit reconnaître tous les avantages, et peu s’en fallut qu’on ne rendît un édit14 sur-le-champ qui déclarât que les femmes exerceraient à l’avenir toutes les charges des hommes et seraient nommées à leur place, en cas de décès ou d’autres inconvénients, d’après les preuves qu’elles donneraient de leur capacité.
La séance cependant se termina sans avoir rien arrêté sur cette affaire. Almoladin se rendit chez la reine, et, après l’avoir un peu raillée, il embrassa son fils, en lui disant : Mon fils, vous serez gouverné par votre épouse, ainsi que tous vos sujets, et tout en ira beaucoup mieux. Les hommes deviendront femmes alors, et comme ils n’auront pas le pouvoir en main, ni la force, ni le courage, ni les charmes, ils ne seront que de pauvres idiots, qu’à peine les femmes daigneront considérer, et dont elles ne se serviront que dans la nécessité la plus urgente, si le monde ne finit pas à cette fameuse révolution.
Idamée avait envie de se fâcher ; mais le roi la persiflait15 avec tant de grâces, qu’elle n’en eut pas le courage. Elle ne voulait pas d’ailleurs paraître avoir imaginé ce plan, et elle s’y prit avec tant d’adresse qu’elle dissuada Almoladin de la pensée où il était que ce plan était de son imagination. Elle apprit par ce moyen que le premier mandarin avait soutenu son sexe avec chaleur, et qu’on avait remis au premier conseil à prononcer définitivement sur cette matière. Ce projet se répandit bientôt par tout le royaume. Les femmes commencèrent à devenir plus réservées et moins frivoles. D’abord, on diminua d’un pied et demi les bonnets et les chapeaux. Ce grand changement se fit en peu de jours ; mais tout à coup on vit quelque chose de bien plus extraordinaire ; on supprima les bonnets et les chapeaux en entier ; les cheveux en désordre se jouaient sur le front ; un bouquet de fleurs seulement, placé sur le côté, affichait la négligence de cette coiffure ; une aimable folie lui avait donné naissance.
La reine, enchantée de ce prodige, ne manqua pas de persévérer dans son dessein. Elle crut qu’il était nécessaire de s’assurer encore davantage du mandarin, qui s’était déclaré si ouvertement le protecteur de ce plan sans en connaître l’auteur. Elle le fit appeler : il était beau, éloquent, et il applaudissait surtout avec enthousiasme aux intentions de la reine. Elle fut enchantée de ses discours, ainsi que de sa personne : elle ne cessait de vanter ce ministre à Almoladin, et d’une manière dont tout autre prince aurait pris de l’ombrage.
La reine et ce ministre se voyaient souvent et en particulier, la médisance infecta bientôt toutes les bouches. Almoladin fut instruit de tout, mais il ne s’alarma pas, parce qu’il connaissait la cause de ces entretiens. Il n’en était pas de même du public qui, n’en étant pas instruit, soupçonnait déjà la reine. Almoladin trouva le moyen d’arrêter les visites fréquentes du mandarin chez Idamée et les progrès de la calomnie à son sujet. Il proposa trois questions singulières à discuter publiquement et par trois personnages de chaque sexe : un vieillard de soixante ans, un jeune homme de vingt-cinq et un enfant de dix ; les femmes à peu près du même âge.
La première question était de savoir si l’on devait donner aux jeunes demoiselles une éducation plus forte que leur constitution ; la seconde était de décider si les femmes auraient assez de courage et de force d’esprit pour être inflexibles et constantes dans leur opinion ; enfin la troisième, si, à certaine révolution que les femmes éprouvent, comme quand elles deviennent nubiles, ou quand elles deviennent mères, elles ne demandent pas d’être ménagées et si ce ménagement n’est pas incompatible avec les devoirs que les hommes sont obligés de remplir ? Les enfants devaient prononcer sur le premier point, les jeunes gens sur le second, et les vieillards sur le troisième. On chercha, dans les trois sexes, ce qu’il y avait de plus remarquable dans Siam. Idamée, enchantée du projet du roi, le flattait que, par ce moyen, son plan aurait le plus grand succès : elle ne manqua pas de choisir dans son sexe une personne qui pût répondre à son dessein. Le mandarin lui procura une jeune personne élevée parmi des jeunes gens dont lui seul connaissait le sexe. Idamée la fit venir chez elle, et fut on ne peut pas plus satisfaite de sa conversation. Il n’en fut pas de même de la personne de vingt ans et de celle de cinquante, quoique très instruites. Elles n’avaient point le courage et l’intrépidité de la jeune personne ; ce qui lui prouvait que tout dépend de l’éducation. On lui opposa un jeune homme plus faible qu’elle, tant par la constitution que par le caractère ; elle avait les mêmes vêtements, au point que, le jour arrivé, tout le monde prit le change1. Cette séance se passa dans une des cours du palais, si grande et si majestueuse par sa construction que jamais on ne vit une assemblée plus imposante. Les deux sexes étaient séparés, les croisés et les balcons étaient également garnis de chaque côté d’hommes et de femmes. On avait élevé un trône pour la reine qui dominait sur toutes les femmes qui l’entouraient. Le roi de Siam était aussi environné de tous les hommes, et placé sur un trône. Entre ces deux trônes était une espèce de théâtre où les deux sexes, qui devaient agiter les questions proposées et les décider, étaient en vue de tous les spectateurs. Le roi donna le choix à la reine sur l’objet qui devait commencer l’ouverture de la séance. Idamée fut assez adroite pour demander d’abord qu’on mît la force à l’épreuve. Les deux enfants de dix ans montèrent les premiers sur la scène pour lutter ensemble. Ils combattirent longtemps ; mais enfin la victoire fut pour les femmes. Le roi, qui pensait que le jeune homme était le vainqueur, dit à Idamée : Voilà déjà un point perdu, madame. Il croyait que celui qui portait une figure délicate était la jeune fille. Cette erreur amusa infiniment la reine et les dames de la cour qui étaient dans le secret. Almoladin, malgré sa sagesse, ne pouvait revenir de sa confusion. Le petit garçon, qui sentit son amour-propre humilié, proposa de se battre au fleuret2 : il savait parfaitement tirer des armes… La petite fille accepta la partie avec plaisir ; mais Idamée tremblait ; elle ne savait pas si cette jeune personne avait appris à en tirer. Un second triomphe, plus rapide encore que le premier, acheva de consterner Almoladin, qui ne put s’empêcher de faire couronner la petite fille. Il doutait de son sexe, il la fit approcher de lui, et, après l’avoir bien considérée, il doutait encore qu’on ne l’eût point trompé : il la questionna, et finit par lui demander quel était son sexe. La petite fille lui répondit avec un ton ferme et imposant, en lui montrant son fleuret : Sire, mon sexe est au bout de cet instrument. Le roi, à cette réponse, resta confondu. Est-ce une fille, est-ce un garçon, se disait-il ? Le mandarin, ainsi que le père de la jeune demoiselle, convainquirent Almoladin, et il reconnut que l’éducation fait tout ; mais qu’il serait trop dangereux d’élever toutes les femmes comme cette petite chevalière. Il dit tout bas au mandarin et à son père : Un jour cet enfant fera dans mon royaume un grand homme, mais je n’en veux qu’un de cette espèce. On porta la petite fille en triomphe ; toutes les dames lui jetaient des lauriers et des couronnes. La reine aurait bien désiré, en secret, qu’on s’en tînt au premier point. Le hasard avait mis en scène deux amants qui s’aimaient secrètement. Le jeune homme avait fait un plaidoyer sur l’amour, où il présentait au sexe les dangers qu’il courait dans cette entreprise. Il s’était dit en lui-même : C’est le seul moyen d’emporter la victoire sur ce sexe dangereux, et d’obtenir mon amante pour ma récompense.
La jeune personne, au contraire, avait fait grande provision de politique, de philosophie et de remarques sur les sciences les plus profondes. Elle parla la première, et débuta par un grand discours sur l’existence de la matière, sur ses causes et sur les éléments. La réponse du jeune homme fut simple et galante. Il se jeta à ses pieds ; et la présentant au public : Voilà le plus bel ornement de la nature, s’écria-t-il, et désormais elle en fera la terreur. Les grâces vont changer leurs chaînes de fleurs pour des chaînes de fer. Il saisit la main de la jeune personne, dont la confusion avait déjà frappé tous les yeux, en lui disant avec chaleur : Quoi, vous qui, d’un seul regard, faites tomber César, Alexandre à vos pieds, vous voulez régner sur nous par la force et le courage ! Ah, quel pouvoir deux beaux yeux n’ont-ils pas sur le cœur de l’homme ! Il faudra donc désormais les mépriser, les braver et lutter contre eux. La beauté viendra perdre ses charmes sous un costume lourd et grossier ! La jeune personne voulut insister et combattre cet argument, elle s’embrouilla et perdit tout à fait le fil de son discours.
Idamée rougissait pour la jeune personne, ainsi que toutes les femmes ; mais l’amant était vainqueur, et l’on fut forcé de reconnaître qu’en amour les femmes étaient plus faibles que les hommes, puisqu’elles en donnaient en public une preuve si convaincante.
La jeune personne essaya pour la troisième fois de reprendre son discours ; mais sa voix s’entrecoupa, elle ne fit plus que balbutier, et l’amant victorieux finit par lui dire : Que cet aimable désordre vous rend intéressante ! La beauté timide est cent fois plus touchante que si elle voulait se transformer en grave orateur. Il ne doit sortir d’une jolie bouche que des mots qui pénètrent l’âme et vont droit au cœur, et non pas de ces grandes phrases morales et philosophiques. La jeune personne ne put plus résister, et laissa tomber de sa main le cahier où était imprimée la suite de son discours.
La vieille, furieuse de cette chute, monta à grands pas, et renvoya la jeune personne avec une dureté qui en imposa aux hommes, ramassa le cahier avec colère, et dit : Je finirai mieux que n’a commencé cette petite folle. Quel est celui qui osera entrer en lice avec moi ? Le vieillard de soixante ans, qui était un peu caduc, avait de la peine à arriver sur le théâtre. Il commence à regarder l’héroïne qu’il avait à combattre. Il avait de grandes lunettes sur le nez ; et comme il était fort petit et son antagoniste fort grande, il était obligé de lever la tête pour la regarder : Dieux ! s’écria le vieillard, la belle personne que je vois ; et, pour son âge, qu’elle est bien conservée. La vieille commença à se dresser et à se gonfler : Parbleu ! dit-elle, monsieur, il y a longtemps que je le fais, mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Il faut m’opposer des raisons aussi convaincantes que celles que vous venez de m’opposer pour ma fraîcheur, et qui prouvent que nous ne sommes pas en état de gérer des biens, des places, et de commander un bataillon quand le cas l’exigerait. Le cas n’est pas sage, répondit le vieillard sèchement. Les femmes, en propres termes, ne sont bien placées que dans leur ménage : elles n’ont ni assez de confiance, ni de capacité, ni de sang-froid pour conduire des affaires majeures. Allez, bonhomme, lui répliqua la vieille, vous radotez, mon ami. Vous êtes hors d’état d’en parler.
Le vieillard, que le bruit n’effrayait pas, était bien sûr que s’il redoublait de politesse, en opposant toujours de bonnes raisons, il pousserait à bout la dame de cinquante ans. Hélas ! madame, continua-t-il, que vous a fait votre sexe pour vouloir l’exposer à tant de maux ? N’a-t-il point assez de peines et de souffrances ? Eh ! pourquoi lui ravir le plaisir de plaire et de charmer ? C’est là son emploi : le nôtre d’avoir toute la charge de l’esprit et du corps. Croyez-vous, lui dit la vieille, que nous ne sommes pas en état de remplir ces mêmes charges ? Nous ne vous en plairions pas moins, et peut-être davantage ; voilà ce que vous craignez. Eh ! pourquoi ne pas redouter tout ce qui est hors de la nature, lui répliqua le vieillard ? Elle ne vous a point favorisées, de manière à pouvoir soutenir ce que vous avancez. C’est là où je vous arrête, lui dit-elle ; elle ne nous a point favorisées ! Et vous venez d’en être convaincue par cette jeune fille de dix ans. Moi-même, ajouta-t-elle, ne suis-je pas plus forte et plus robuste que vous ? Ne suis-je pas plus en état d’agir et de discourir ? Le vieillard resta un moment sot et embarrassé à cette réplique. Mais, lui dit-il, quand il faudra condamner à mort ou ordonner la question pour punir le crime, que ferez-vous avec cette douce sensibilité que la nature vous a donnée à la place de la force et du courage ? On s’habitue à tout, répondit-elle. — Et quand il faudra disséquer un cadavre, ne reculez-vous pas d’horreur à ce seul mot ? — Et quand cela serait, tous les élèves de Chirurgie ne reculent-ils pas la première fois ? — Mais quand il s’agira de traiter une affaire grave et délicate entre deux souverains, de remplir la place d’un sage ambassadeur ? — Oh ! ne craignez rien pour celui-là. La dissimulation est innée chez les femmes.
Almoladin tremblait à juste titre, et voyait que le vieillard allait fléchir ; il ne lui restait plus qu’un argument. Mais je pose3, lui dit le vieillard, que l’ambassadeur soit jeune et joli, et que le souverain ennemi soit aimable, persuasif et qu’il cherche à séduire l’ambassadeur ; s’il succombe, adieu les affaires de l’État. Je suis votre servante, lui répondit la vieille madrée, le souverain sera plus en danger que l’ambassadeur, et nous gagnerons notre cause ; voilà tout le danger qu’il y a de nous laisser entre les mains des affaires majeures. Nous en viendrons toujours à notre honneur, de quelque manière qu’on nous prenne. — Mais ce ne sera pas de bon aloi4, lui dit le vieillard en colère ? — Qu’importe ! la politique emploie bien d’autres moyens plus terribles et moins généreux. À ces mots, toutes les dames battirent des mains, et deux lauriers valurent plus qu’un pour cette fameuse cause. Le roi cependant ne décida rien. Il promit seulement de voir le moyen qu’il pourrait prendre par la suite pour mettre à exécution ce vaste projet ; mais, pour encourager le sexe, il permit à la reine d’établir l’Académie des dames ou les séances publiques de la reine, où l’on pourrait juger certaines causes du sexe qui, de droit, seraient pendantes à ce tribunal et jugées en dernier ressort. Il lui laissa le droit de nommer aux places des présidentes, de choisir les conseillers, les avocats et les procureurs. Tout le monde applaudit à un établissement aussi honorable pour le beau sexe, et toutes les belles de Siam abandonnèrent les grâces pour caresser les muses5, ce qui excita bientôt la jalousie des petits littérateurs.
Almoladin, en faisant le bonheur de son peuple, vivait parfaitement heureux, et avait oublié Palmire. Il n’était point vivement amoureux d’Idamée, mais il avait pour elle une amitié tendre et une estime si parfaite, qu’il n’avait plus le moindre regret d’être séparé de l’adorable Palmire. Il était loin de s’attendre que la perfidie de son épouse le mettrait bientôt dans le cas de se rappeler vivement cette infortunée. Quoiqu’il vécût avec Idamée sans faste et sans étiquette1, il n’en fut pas moins trompé, et longtemps sans s’en apercevoir.
L’aimable mandarin n’était plus reçu publiquement, mais les rendez-vous nocturnes et les plus cachés procuraient à la reine et à son favori des moments délicieux, quoiqu’empoisonnés par la crainte et les remords. Un événement fatal les découvrit et troubla la tranquillité d’un roi aussi sage et aussi estimable. Une province du royaume de Siam venait d’être ruinée par un ouragan furieux qui avait renversé les maisons, écrasé la plupart des habitants et détruit toute espérance de récolte. C’était une désolation affreuse dans toute la province. Almoladin voulut lui-même aller consoler par sa présence ses sujets, ses enfants, ses amis. Il fixa aussitôt l’heure de son voyage et prit congé de la reine. À peine eut-il fait vingt stades, qu’il se rappela que ce spectacle touchant pouvait donner une grande leçon à son fils, et il se décida à retourner sur ses pas pour le mener avec lui. Noradin2, c’était le fils d’Almoladin, touchait déjà à sa dixième année. Il avait les connaissances et la pénétration d’un homme de vingt-cinq. Il n’avait vu qu’avec douleur son père se séparer de lui, et le roi se représentait d’avance la joie qu’il éprouverait en le voyant revenir pour le mettre du voyage. Hélas ! qu’il va t’en coûter, roi sage, et père trop tendre, de vouloir donner à ton fils cette leçon utile et satisfaisante ! celle que tu vas recevoir toi-même est des plus terribles, et va mettre de nouveau ta sagesse à la plus rude épreuve. Il ordonna donc à toute sa suite de l’attendre, et il ne prit avec lui qu’un de ses gens. Il arriva la nuit au palais, et, pour éviter une révolution et le tumulte qu’aurait occasionnés son retour, il entra sans se faire connaître. Il ne voulait cependant point faire enlever son fils sans faire part de son projet à son épouse, et sans l’embrasser de nouveau. Il courut à son appartement par un escalier dérobé. Quelle fut sa surprise de voir devant lui son premier mandarin qui entrait chez la reine en négligé et sans cérémonie ! Il s’arrêta tout confondu, et puis réfléchissant un instant, il crut que ce n’était point chez la reine que se rendait le mandarin, mais sûrement chez quelqu’une de ses femmes. Il ne voulut cependant point entrer sans écouter à la porte. Les paroles qu’il entendit le tirèrent bientôt d’erreur… Arrivez donc, dit une des femmes d’Idamée au mandarin, la reine vous attend depuis deux heures. Almoladin ne pouvait encore se persuader que ce rendez-vous eût l’amour pour objet. C’est peut-être pour quelque grâce à obtenir qu’Idamée le fait appeler, se disait-il lui-même. On allait pour condamner la porte quand Almoladin entra. Le mandarin était déjà chez la reine, et l’infâme confidente faillit tomber évanouie, en apercevant le roi. Le trouble de cette femme lui fit naître de furieux soupçons, mais il tâcha de la rassurer. Cette femme ne put jamais recouvrer la parole pour répondre aux questions du prince. Elle n’osait ni entrer chez l’impératrice pour l’avertir ni empêcher l’empereur de pénétrer chez elle. Almoladin lui-même ne savait s’il devait entrer chez son épouse, ou se retirer ; mais enfin, en homme ferme, il prit la résolution d’éclaircir ce mystère, et de découvrir la vérité. Il entra donc chez Idamée. Ô surprise terrible ! il vit, par ses propres yeux, que le mandarin n’en avait pas agi avec son épouse comme il avait autrefois agi avec la reine de Golconde, et que, loin de la rappeler à son devoir, l’infâme suborneur3 n’avait respecté aucune bienséance. Il eut la constance de rester muet à cet affreux spectacle ; et il ne fut aperçu par la reine et le mandarin qu’au moment qu’il leur adressa ces paroles : Je pensais, dit-il, madame, être le plus fortuné des époux, et je croyais qu’en bon roi j’avais des serviteurs fidèles. Mon retour imprévu m’apprend le contraire, et me prouve avec évidence qu’il ne faut compter sur personne. Je pourrais vous punir tous deux rigoureusement, mais je veux plus agir en homme sage qu’en souverain, je vous fais grâce. Vous vivrez, madame, dans votre appartement, et moi dans le mien. Votre faute n’influera pas sur mon peuple, ni sur mon fils. Je vais le prendre pour le rendre témoin du désastre qui vient d’arriver à mes sujets. Qu’à mon retour, je ne voie plus la femme qui a servi votre faiblesse ! Pour vous, dit-il au mandarin, vous allez m’accompagner dans mon voyage, et je vous laisserai dans cette province pour la gouverner.
Idamée voulut se jeter à ses pieds, ainsi que le mandarin ; mais, sans faire attention à leur excuse, il sortit de l’appartement d’un air serein, en ordonnant au mandarin de le suivre. Il passa sur-le-champ chez son fils. Aimable prince, disait-il en lui-même, quoique né d’une mère coupable, tes caresses, tes vertus effaceront bientôt ses crimes ! Il sentit couler ses larmes en serrant son fils dans ses bras. Dans le même instant, l’adorable Palmire se présente à sa mémoire ; mais qu’était-elle devenue depuis dix ans qu’il n’avait eu de ses nouvelles ? Le crime de son épouse l’autorisait à faire faire des perquisitions sur le sort de cette infortunée. Le mandarin, qui l’avait accompagné dans ses voyages, s’était retiré de la cour à la mort du père d’Almoladin, et avait obtenu pour retraite le gouvernement de la province qui venait d’être si maltraitée.
On vit arriver l’empereur et son fils avec une joie inexprimable. Tous les habitants se jetaient à genoux devant eux. Ce bon monarque et le jeune prince les relevaient et les embrassaient tendrement. Ils comblèrent de leurs bienfaits toute cette province. Almoladin ordonna de rebâtir les maisons, et cette province oublia bientôt ses malheurs. Tous les habitants étaient heureux, tandis que leur empereur ne l’était pas. Il avait deux plaies à guérir, celle que lui avait faite l’infidélité de son épouse, et la douleur d’avoir perdu Palmire. Sa philosophie et son devoir étaient parvenus à la lui faire oublier ; mais l’infidélité d’Idamée venait de lui rappeler cette jeune infortunée qu’il ne se flattait plus de revoir. Après qu’il eut terminé toutes les affaires d’État, il s’enferma avec son mandarin, et lui fit part de ses chagrins. Ce sage ministre ne pouvait revenir de son étonnement, et il aurait douté de ce récit, si tout autre que l’empereur le lui eût fait. Ô mon prince ! lui dit-il, ô mon souverain ! à quelle épreuve le sort a réduit votre sagesse ! Mais puisque rien ne peut l’altérer, vous êtes moins à plaindre qu’un autre. Vous voulez cependant oublier la perfide4, et vous voulez pour cela vous informer de Palmire. Ah ! pouvez-vous compter davantage sur les sentiments d’une villageoise, quand une princesse qui vous adorait ne vous est point restée fidèle ? Croyez-vous qu’elle aura habité longtemps seule ce désert, et gémi constamment sur la tombe de Corydas5 ? Et quand cela serait, vous n’en seriez que plus à plaindre. La différence vous paraîtrait trop grande, et vous regretteriez encore davantage de n’être pas un simple habitant du hameau. À ces paroles, l’empereur l’arrêta. Sans doute, lui dit-il, j’ambitionnerais ce sort ! mais qu’il me serait doux de justifier ce sexe, et de croire que les femmes que l’on garde à vue sont celles qui s’irritent par la contrainte, et que c’est cela qui les expose aux égarements de toute espèce, n’ayant jamais la liberté de faire ce qu’elles veulent. Mes sentiments ne sont plus aussi vifs. J’ai moins à combattre mon amour actuellement que lorsque je me séparai de la tendre Palmire ; mais respire-t-elle encore ? Est-elle heureuse ? C’est ce que je veux savoir… Mon fils adoucit l’amertume de mes jours. Ses épargnes et sa pension qu’il a distribuées aux pauvres habitants de cette province, ses nobles procédés pour les malheureux me le rendent plus cher que jamais. Qu’il est cependant cruel pour moi de devoir un tel fils à une telle mère ; mais je ne l’en aime pas moins, soyez-en certain. Ce n’est qu’à vous, généreux ami, à qui je peux désormais me confier ; et j’attends tout de votre amitié. À ces mots, le mandarin lui dit qu’il était prêt à tout entreprendre, qu’il n’avait qu’à ordonner. Nous ne sommes, lui dit l’empereur, qu’à cent stades de l’asile de Palmire ; mais il serait plus aisé d’y aller par mer. Il ne faut que douze heures pour y arriver, et avec une chaloupe, comme vous savez, vous pouvez approcher du rocher sur lequel habite la femme que j’ai véritablement aimée, et dont le souvenir ne s’effacera plus désormais de ma mémoire. Elle ignore mes sentiments : sa jeunesse, sa candeur lui firent prendre le change ; et mes alarmes, mes craintes et mes soupirs à moitié étouffés, lui parurent alors les effets de la simple humanité. Elle reçut cependant mon portrait avec une tendre émotion, si je n’ai pas mal interprété le trouble dont elle parut agitée, elle apprendra de mes nouvelles avec plaisir. Souvent je l’ai vue dans mes rêves6, tantôt au pied d’un arbre considérant mon portrait7 et l’arrosant de ses larmes, tantôt au sommet d’un rocher les yeux fixés sur la mer, examiner si elle ne voyait point arriver de vaisseaux du côté de Siam ; je l’entendais m’adresser ces paroles : Ô mon prince ! ô cher Almoladin ! pourquoi m’avez-vous laissé votre portrait ? n’étais-je point assez malheureuse d’avoir à pleurer mon amant ! Ah ! je pleure encore davantage votre absence. — Une autre fois, j’arrivais dans cette île : je me voyais uni avec elle ; seuls dans ces déserts avec le vieux Palémon, nous coulions des jours heureux et tranquilles. Ces doux tableaux viennent souvent se représenter à mes yeux. Il est nécessaire que je sorte de cette cruelle incertitude, Palmire habite-t-elle encore ces lieux tristes et solitaires ? Des infortunées, comme elle, s’y seront-elles retirées ; et ma Palmire du moins a-t-elle des compagnes à qui elle puisse confier sa douleur et ses peines ! Ah ! que ne puis-je vous suivre ; mais je dois tout à mon rang et à mes sujets. Un jour, peut-être, je pourrai régner pour moi seul et satisfaire mes simples désirs. J’attendrai ici votre retour avec la plus vive impatience ; et pendant ce temps-là je m’occuperai du bien de mon peuple. Je veux enrichir ce port, je veux y élever des établissements que nous exécuterons à votre retour. Laissons Almoladin s’occuper du bonheur de ses sujets. Jamais roi ne s’en acquitta mieux. Suivons le mandarin.
Palmire est-elle encore avec le triste Palémon ? a-t-elle pu rester dix ans dans ce désert, y passer les plus belles années de sa jeunesse, y essuyer les larmes d’un malheureux vieillard ?1 Le mandarin arrive, et fait arrêter son vaisseau à peu près à l’endroit qu’il put reconnaître pour aborder avec une chaloupe au pied de la colline. Quoiqu’il fût déjà d’un âge avancé, il était robuste, et parcourut le rocher avec une rapidité incroyable ; mais il s’égara ; la mer avait séparé le rocher de la forêt, et ce rocher se trouvait perdu dans les vagues. La nuit s’approchait quand il se détermina à regagner sa barque ; mais quelle fut sa surprise d’apercevoir de loin une chaloupe qui lui rappela celle que le roi de Siam avait laissée à Palmire ! Cette chaloupe allait aborder la forêt, et s’éloignait du rocher. Le sage mandarin s’était muni d’un porte-voix. Qui que vous soyez dans cette chaloupe, cria-t-il, venez au secours d’un étranger qui s’est égaré sur le rocher. Palmire et Palémon me sont connus, j’implore vos secours.
Palmire, avec Palémon, revenait de la pêche, il leur était arrivé quelque chose de singulier. Palmire portait dans ses bras un enfant qui venait de recevoir le jour : c’était une petite fille. La joie de Palmire ne pouvait s’exprimer. J’aurai désormais une compagne, disait-elle à Palémon, une fille que j’élèverai comme la mienne. Heureuse destinée qui nous a rappelés dans le sein de nos compatriotes ! Elle se livrait à ses douces rêveries sur le sort de cette enfant, et elle brûlait d’arriver à leur cabane pour lui prodiguer tous ses soins. Tout à coup une voix terrible frappa son oreille, ainsi que celle de Palémon. Ah ! mon père, lui dit Palmire, n’entendez-vous pas une voix qui semble sortir du sein du rocher ? — Hélas ! on vous appelle, on vous nomme. C’est, sans doute, quelque habitant de notre endroit, volons à son secours. Palémon conduisit la chaloupe au pied du rocher. Le mandarin reconnut Palmire et Palémon ; mais les cris de l’enfant saisirent vivement ses sens. Il ne voulait pas qu’il fût à Palmire ; et il ne pouvait soupçonner que Palémon en fût le père. Venez, Monsieur, dit Palémon en considérant l’étranger. Vous me paraissez inconnu, mais je ne vous prodiguerai pas moins tous les devoirs de l’humanité. Palémon n’avait vu le mandarin que deux heures, et ses traits ne le frappèrent pas aussi vivement que Palmire, à qui la surprise ôta, pendant quelques instants, l’usage de la parole. Le mandarin entra dans la chaloupe, en faisant mille remerciements à Palémon. — Ah ! mon père, s’écria Palmire, pouvez-vous méconnaître le respectable ministre du roi de Siam ? Le sage mentor du prince Almoladin ? Le mandarin fut touché de cette reconnaissance. Il s’approcha de Palmire qu’il trouva encore plus belle. Sa taille était plus élancée, ses traits plus développés, enfin on pouvait en tout la regarder comme une beauté accomplie.
Elle avait à son col le portrait d’Almoladin2 qui tombait sur son sein. Cette marque d’amitié le toucha vivement pour le roi ; mais la vue de l’enfant l’attristait beaucoup.3 Palmire le dévorait de caresses, et faisait tout son possible pour apaiser ses cris. Palémon demanda au mandarin quelle heureuse étoile l’avait conduit sur le rocher. Vous en serez bientôt instruit, vieillard respectable ; ils abordèrent l’île, et prirent tous trois la route de la cabane de Palémon. Cette cabane était embellie. Sans faste, elle était richement construite. Il y en avait même plusieurs dans la même enceinte que Palmire avait désignée, et qui étaient destinées pour les filles vertueuses qui voudraient venir terminer tranquillement leurs jours dans ce désert. Aucune ne s’était encore présentée, de sorte que Palmire et Palémon étaient seuls dans cette retraite.
L’enfant tourmentait toujours l’imagination du mandarin ; mais l’enfant était nouveau-né, et rien n’annonçait que Palmire pût être sa mère. Bientôt elle le tira d’inquiétude. Hélas ! lui dit-elle, je vois votre embarras sur le sort de cette enfant : nous venons, mon père et moi, de le trouver sur le bord de la mer. Mais, avant de vous informer de toute cette histoire, donnez-moi des nouvelles du roi de Siam, du prince et de la princesse Idamée. Hélas ! après toutes leurs bontés, j’espérais que l’on me donnerait de leurs nouvelles. Cette auguste famille est si chère à mon cœur ! Mais ils m’ont oubliée depuis dix ans que je vis avec mon père séparée du reste des humains. Aujourd’hui seulement nous sommes sortis de notre retraite. La Providence, sans doute, guidait nos pas pour venir au secours de cette victime qui sera désormais ma fille, et pour vous rencontrer. C’est une consolation que le ciel a voulu m’accorder. Le mandarin versait des larmes à ce tendre récit. Ô mon roi ! se disait-il, ô prince infortuné ! votre pressentiment ne vous a point trompé. Palmire, l’incomparable Palmire est la seule femme dans l’univers digne d’être votre compagne ; mais l’immense intervalle4 qui vous sépare d’elle vous rendra encore plus infortuné. Le mandarin leur apprit que le roi de Siam avait terminé sa carrière, et que le prince Almoladin, son fils, lui succédait en vertus et en autorité ; que la reine avait mis au jour un prince5 qui ne promettait pas moins que son aïeul et son père ; que son royaume était florissant ; que ses sujets étaient heureux, mais qu’un tendre souvenir le rappelait souvent vers l’asile de Palémon et de Palmire ; que les bienséances seules et son devoir l’avaient empêché longtemps de s’occuper d’eux aussi souvent et aussi sérieusement qu’il l’aurait désiré ; enfin que l’humanité avait parlé si fort à son cœur qu’il lui avait donné des ordres pour venir s’informer du sort de Palmire et de Palémon.
À ces mots, le malheureux vieillard sentit couler ses pleurs avec abondance, mais c’était des larmes de joie et de reconnaissance. Il rendit compte au mandarin avec tant d’expression des soins de Palmire pour lui, il vanta si fort ses sublimes qualités, ses rares vertus, que l’envoyé de l’empereur resta quelque temps dans l’enthousiasme et dans l’admiration. Il était au désespoir qu’une femme si estimable et si accomplie ne fût pas placée sur un trône. Almoladin, sans doute, viendra un jour l’arracher de son désert pour l’y placer, mais ce moment est encore bien reculé. Palmire, Almoladin, le mandarin et Palémon ne s’attendent pas aux révolutions qui se passeront dans quelques années. Passons ce temps avec rapidité, et venons le plus tôt possible aux événements extraordinaires que nous présageons dès ce moment-ci.
Le mandarin, satisfait de son voyage, regagne le lendemain son vaisseau. Palmire et Palémon restent dans leur retraite et semblent se réunir de nouveau pour donner tous leurs soins à cette jeune enfant, que la Providence avait fait tomber entre leurs mains. Le mandarin de retour est bien étonné d’apprendre que le roi était incommodé, et qu’on soupçonnait que cette maladie venait d’une triste nouvelle qu’il avait reçue de Siam, que la reine touchait à son dernier moment.
Le roi, né vertueux, s’imaginait que sa coupable épouse était vivement affectée des remords qu’elle devait éprouver plus que de l’absence du mandarin. Son confident arrive au pied de son lit : Quoi, mon roi, lui dit-il, vous êtes dans la tristesse quand je dois vous informer du sort de Palmire ; c’est la plus belle, c’est la plus vertueuse des femmes. Je l’ai retrouvée seule avec Palémon, et j’ai cru remarquer dans leurs discours que leur bonheur serait au comble si vous pouviez, comme eux, fixer votre destinée dans ce désert. Votre portrait était placé sur son sein. Il semble que votre image a effacé le souvenir de Corydas. Palmire pouvait-elle connaître, à son âge, les sentiments d’une véritable passion ? Elle aimait Corydas, mais elle l’aimait en enfant ; et si elle pouvait changer son sort et le vôtre, je crois que Palmire vous prouverait que vous ne lui êtes pas indifférent.
Almoladin reprit courage à ce récit, mais la situation d’Idamée l’affligeait. Il ne songea donc plus qu’à repartir pour Siam, et il emmena avec lui son sage mandarin. Il laissa en sa place, comme il l’avait résolu en sortant de son palais, l’infâme suborneur6 dont nous avons parlé plus haut, qui était bien plus digne du dernier supplice que d’un gouvernement, si tout autre qu’Almoladin eut été son maître.
Quand on sut, à Siam, l’arrivée du roi, tout le peuple fut au-devant de lui, on détela les chameaux de sa voiture, et on le porta en triomphe jusqu’à la dernière cour du palais. Il combla de caresses et de remerciements tous ses sujets, il les revit avec plaisir, et fut revu de même. Il courut sur-le-champ auprès d’Idamée qui tomba en faiblesse à la vue de son époux. Il la rappelle lui-même à la vie, lui témoigne mille amitiés, la prie de ne plus s’occuper du passé, et lui jure qu’il l’a oublié lui-même tout à fait. Ces paroles ne la rassuraient point ; elle craignait que le mandarin n’eût été décapité ou renfermé pour le reste de ses jours ; mais elle apprit bientôt qu’il respirait, et qu’il vivait fort heureux dans la place honorable que venait de lui donner l’empereur. Soit qu’Idamée fût réellement touchée de la générosité du roi, soit qu’elle fût poursuivie par les remords, elle ne laissait pas passer un jour sans se faire conduire au temple pour adorer la divinité, et lui faire des sacrifices. Sa piété fit le plus grand plaisir à Almoladin ; mais elle avait perdu son estime et son amitié. Il ne pouvait que la plaindre. Le sentiment de la pitié a bien du pouvoir sur les âmes pures et honnêtes, et c’est tout ce qu’éprouvait le roi de Siam pour son épouse. Son fils1 faisait tous les jours de nouveaux progrès. Ce prince développa à douze ans une capacité assez grande pour pouvoir gouverner déjà lui-même un royaume. Almoladin avait projeté secrètement de déposer sa couronne entre les mains de son fils, de laisser son épouse libre dans ses actions, et d’aller vivre auprès de Palmire et de Palémon comme un simple particulier ; mais ce projet ne put s’exécuter comme il le désirait. Il fallait établir son fils2 ; le sultan des îles Maldives avait une fille à peu près de son âge, dont on vantait la beauté, les grâces et les talents.
L’ambassadeur de ce monarque ne manquait pas de faire sentir à Almoladin que le sultan serait flatté de l’alliance de la princesse sa fille avec le prince de Siam. Le roi de Siam accueillit, on ne peut pas mieux, cette proposition, mais sans assurer que la chose se ferait. Il ne cacha point à l’ambassadeur que, comme ami du sultan, il serait enchanté de le revoir, de lui présenter son fils, mais qu’avant de conclure, il voulait examiner et juger si le prince et la princesse se convenaient mutuellement. Il ajouta qu’il ne voulait point suivre l’exemple de tous ses égaux ; que ce choix était plus important qu’on ne le pensait ; que ce n’était point la politique qu’il fallait consulter, ni les intérêts des deux couronnes ; qu’il s’agissait du bonheur de deux êtres3. Les sujets, disait-il, sont plus heureux que leur souverain. Nous avons en main tout pouvoir, hors celui de satisfaire notre cœur et notre penchant : hélas ! notre bonheur rejaillit sur nos sujets, mais aussi le désordre et la désunion de nos familles retombent aussi souvent sur eux. Avant de donner une épouse à mon fils, je veux qu’il la choisisse lui-même. Un souverain a besoin, pour se délasser des soins de la royauté, de trouver dans son épouse la conformité des goûts, un esprit d’union, l’égalité de caractère, un amour réciproque, et tout ce qui peut enfin dédommager un bon roi des travaux et des veilles qu’il consacre à rendre son peuple heureux. Il fait si souvent des efforts inutiles pour procurer le bonheur et la tranquillité à ses sujets, qu’il serait sans retour le plus à plaindre des hommes s’il ne trouvait pas, dans son épouse, la récompense et la consolation de ses peines.
L’ambassadeur applaudit au projet du roi, et lui demanda la permission d’instruire son maître de son arrivée, ce qu’il lui défendit expressément ; et, pour s’assurer que l’ambassadeur exécuterait ses ordres, il ordonna que toutes les lettres pour son pays fussent interceptées. Il prépara promptement et en peu de jours tout pour son voyage. Il laissa à Siam son sage mandarin pour veiller aux affaires d’État pendant son absence ; il fit part à lui seul de son projet, et fit répandre partout, qu’il emmenait son fils visiter ses provinces. La reine parut affligée de ce départ ; malgré ses erreurs, elle avait le cœur d’une mère, et elle aimait le prince Noradin. Leur séparation fut touchante. Le roi prit fort peu de monde avec lui, et n’informa point son fils de son dessein ; on cingla vers les îles Maldives. Almoladin s’arrêta dans toutes les îles du roi des treize provinces. Il y faisait remarquer à son fils toutes les beautés qui s’y rencontraient. Avant d’arriver à Malé4, où le sultan fait sa résidence, ils furent témoins d’un accident qui mit le prince à même de développer le premier sentiment de l’amour.
À peine étaient-ils débarqués, qu’ils virent venir à eux un char rempli de femmes, parmi lesquelles on en découvrait une d’une beauté ravissante ; c’était une jeune personne de quinze ou seize ans. L’aspect des étrangers, cette escorte nombreuse les fit arrêter ; on n’entrait point dans cette île sans les ordres du sultan. Ceux qui environnaient le char demandèrent à Almoladin quel était son dessein. Celui de voir le sultan, et il n’en sera pas fâché, je vous en assure. Noradin regardait la jeune personne, et elle l’examinait à son tour.
On se disposait à conduire Almoladin devant le sultan ; Noradin ne manqua pas de faire remarquer à son père cette jeune beauté. Almoladin voulut faire des questions pour savoir qui elle était ; mais comme on croyait sa curiosité suspecte, on ne le satisfit point sur cet article.
À peine le char eut-il fait deux pas, que l’essieu5 se rompit et toutes les femmes furent étendues sur la place. Tout le monde fut effrayé, et chacun poussait des cris. Noradin, comme un éclair, vole au secours de la jeune personne, et la retient dans ses bras au moment qu’elle allait tomber. On ne pouvait arrêter les éléphants qui traînaient le char à moitié brisé, plusieurs femmes furent écrasées, mais la jeune personne fut sauvée par l’activité du prince Noradin.
Almoladin ne cessait de considérer cette jeune personne. Il lui demanda la permission de la conduire chez elle, mais elle fut entourée sur-le-champ par la foule du peuple, et elle disparut à leurs yeux sans lui répondre ; eux-mêmes se trouvèrent seuls, sans leur suite qui s’était dispersée pendant le tumulte occasionné par cet accident. Almoladin, qui s’était aperçu du trouble de son fils et de l’inquiétude où il était plongé, pour savoir où on emmenait cette jeune beauté, lui dit : Voilà un événement bien triste, mon fils ; mais heureusement vous avez sauvé la plus jeune et la plus jolie de ces femmes. Il paraît qu’elle appartient à des gens riches et considérés du pays où nous sommes, puisque tout le monde est accouru après elle. Mon père, lui dit le prince, je n’ai jamais rien vu de plus intéressant. Ah ! si jamais j’étais maître de prendre une femme à mon choix, je ne voudrais que cette personne pour mon épouse. Quoi ! vous pensez déjà au mariage, mon fils ! lui dit le roi. Eh ! ne savez-vous pas qu’un prince ne peut suivre son inclination, et que son épouse doit sortir d’un rang illustre ? Je sais tout cela, mon père, répondit Noradin ; mais je sais aussi qu’un homme sage, prince ou roi, doit suivre la loi de la nature plutôt qu’un vain préjugé établi par les hommes. Je sais bien enfin que, s’il me fallait régner aux dépens de mon bonheur et de ma tranquillité, j’aimerais mieux renoncer à la couronne. Cette couronne est-elle un bien si flatteur, si doux, qu’elle puisse nous tenir lieu des plus douces affections du cœur. Le roi ne savait que répondre à ces raisonnements. Il les trouvait trop forts pour un prince de l’âge de son fils, et il vit qu’il avait tout à craindre ou à espérer d’une tête formée d’aussi bonne heure : il était alarmé des progrès rapides que cette jeune personne avait faits, dans cette entrevue d’un instant, sur l’esprit et le cœur de son fils. Il prit le parti de ne pas continuer la conversation, et de s’acheminer vers le palais du sultan. On cherchait déjà partout le jeune étranger qui avait sauvé les jours de la princesse. Ô surprise étonnante ! Rencontre heureuse ! Celui qui accompagnait le char reconnut les deux étrangers ; et prenant Noradin par la main, venez, dit-il, venez, jeune étranger, chercher la récompense due à la belle action que vous avez faite aujourd’hui. Il le tenait sous le bras, et le faisait marcher à grands pas. Almoladin avait peine à les suivre. Enfin, ils arrivèrent aux portes du palais du sultan où Almoladin trouva ses sujets ; mais il n’eut pas le temps de les interroger. Le sultan, qui brûlait de voir l’étranger qui avait sauvé sa fille, était sur un des balcons d’une galerie du palais ; sa fille, son épouse, ainsi que la famille royale, étaient avec lui. La princesse s’écria du plus loin qu’elle vit Noradin. Le voilà, mon père, parmi ces étrangers, celui à qui je dois mes jours et le bonheur de vous voir encore. Le roi de Siam et son fils reconnurent que la jeune personne était la fille du sultan. Quelle fut la surprise du sultan à son tour quand il reconnut Almoladin son bienfaiteur, celui qui l’avait remis sur le trône. Il se douta bien que c’était son fils qui avait sauvé sa fille ; et, sortant brusquement, il renversait tout ce qui s’opposait à son passage, et vola au-devant du roi de Siam. Ces deux souverains s’embrassèrent avec une tendresse inexprimable. Ah ! mon père, dit Noradin, vous m’avez caché que c’était à Malé que vous me conduisiez, et que le sultan, votre ami, avait une fille si intéressante. J’avais mes raisons, lui répondit Almoladin, pour en agir ainsi ; et cette surprise est cent fois plus intéressante à vos yeux que si je vous avais découvert mon projet.
Le sultan reconnut la sagesse du roi de Siam, et il comprit, par ces paroles, qu’il voulait donner au prince le temps d’étudier le caractère de sa fille, et ne point contraindre ses sentiments.
Ces deux pères se comprirent d’un coup d’œil, la princesse avait déjà quinze ans, et Noradin n’en avait que douze. Cette disproportion d’âge ne paraissait point. Le prince Noradin était robuste, et formé comme un jeune homme de seize ans.
Almoladin s’applaudissait en secret avec le sultan de l’inclination naissante qui préparait l’union de leurs enfants. L’amour avait déjà blessé leurs jeunes cœurs1. Noradin était né avec un caractère vif, fier et libre. Un jour que son père lui annonça qu’ils allaient repartir pour Siam, il lui répondit : J’espère, mon père, que nous emmènerons la princesse de Malé, car j’ose me flatter que vous me l’avez destinée, et je vous avoue avec transport que je réponds avec empressement à vos désirs. Si le ciel n’eût point voulu qu’elle fût née princesse, je ne l’aurais pas moins épousée, et je suis trop convaincu de vos bontés, de votre sagesse, pour être persuadé que vous ne vous seriez jamais opposé à mon bonheur.
Almoladin entendit avec plaisir le discours de son fils ; il lui demanda seulement s’il avait bien étudié le caractère de la princesse. — Assez, mon père, pour être certain qu’elle me convient en tout. Veuillez donc la demander au sultan, avant qu’il engage sa parole avec tout autre prince. Car les filles des souverains sont souvent les victimes des intérêts politiques, et l’on n’attend pas leur consentement pour les marier. Ce n’est pas que je craigne de la perdre, car je la disputerais à tous les monarques ensemble. Cette pétulance2, répondit Almoladin, qui caractérise l’impétuosité du premier âge, me montre que vous n’êtes point encore en état d’être marié. Eh bien, dit Noradin, en embrassant son père, je serai plus sage à l’avenir. Je sais que ma vivacité m’emporte, malgré ma raison ; mais, mon père, quand on craint de perdre ce qu’on aime, on ne peut pas se contraindre facilement. — Pardonnez-moi, mon fils, mais il ne dépend pas de vous d’agir comme un autre, et vous aurez plus de peine que personne à dompter vos passions. — Pour prévenir ces inconvénients, il faut me marier, lui dit-il, le plus tôt possible ; et ma femme, qui sera plus raisonnable que moi, achèvera de former mon caractère. Almoladin ne put s’empêcher de rire et de l’embrasser3. Je vois, dit-il, que vous avez grande envie d’être époux, mais vous n’êtes point encore assez homme pour pouvoir en remplir toutes les fonctions. Je vais cependant m’assurer de la main de la princesse, et dans deux ans vous habiterez avec elle. Mariez-moi toujours ; et ensuite, grand roi, nous parlerons du reste. Almoladin adorait son fils, quoique son caractère fût tout opposé au sien. À travers son enjouement, sa gaîté et son impétuosité, il découvrait le feu de son génie, et tout annonçait qu’il ferait un jour un grand roi. Almoladin se rendit chez le sultan, lui fit part de la conversation qu’il venait d’avoir avec le prince. Ils en rirent beaucoup tous deux, et ils conclurent qu’il fallait terminer le mariage. On arrêta qu’on ne préviendrait ni l’un ni l’autre du jour pris pour cela, afin de mieux jouir de leur embarras. Le sultan voulait garder encore deux ans sa fille ; mais Almoladin lui dit qu’il ne répondait pas du consentement de son fils, quand une fois la princesse serait son épouse. Enfin on prépara tout pour le jour de cet heureux hyménée4. On mit autour du prince et de la princesse des gens sûrs, et à qui on avait défendu de leur faire part des bruits publics concernant leur mariage. Tous les grands de l’état furent appelés. Le temple fut paré huit jours avant cet hyménée. La sultane allait tous les jours faire des sacrifices pour rendre les dieux propices à cette auguste alliance, et les remercier de la faveur qu’ils lui faisaient de permettre que sa fille fût unie à un grand prince, au fils d’un roi si puissant et si sage. La princesse ne cessait de demander pourquoi toutes ces cérémonies se préparaient. Enfin, le jour fixé arriva : on tira le canon dans toutes les îles voisines ; elles se répondirent les unes aux autres ; ensuite, pendant une demi-heure, elles tirèrent ensemble. Les gardes du sultan vinrent en habit de cérémonie chez le roi Almoladin, ayant à leur tête le premier ministre, pour lui annoncer qu’on n’attendait plus que lui et le prince pour se rendre au temple. Noradin sauta de joie, et dit avec esprit à son père : Je m’en étais douté au premier coup de canon. Je vais donc épouser la princesse. Ô mon père ! vos surprises sont toujours admirables, mais celle-ci est la plus chère que je puisse éprouver, de ma vie, de votre tendre amitié. Il se jeta au col de son père, et le dévora de caresses. Ils se rendirent ensemble dans l’appartement du sultan, ensuite ils passèrent dans l’appartement de la sultane. Le prince vola au-devant de la princesse. Madame, lui dit-il, vous ne vous attendiez pas, peut-être, que je deviendrais aujourd’hui votre époux. La jeune princesse baissa les yeux : une aimable rougeur animait ses traits et relevait l’éclat de sa beauté. Le sultan demanda à la princesse si la proposition de Noradin lui déplaisait, et l’assura qu’il n’entendait point forcer ses vues. La princesse, embarrassée à ces questions, répondit qu’elle ne croyait pas qu’il y eût un prince plus aimable, et qu’elle était satisfaite de l’avoir pour époux, si toutefois il demeurait avec elle auprès du sultan et de la sultane. Volontiers, lui répondit son père, et vous verrez que, dans quelques années, votre devoir ne vous répugnera pas, et que vous irez avec plaisir régner à Siam avec votre époux. À ces mots, Noradin fit un mouvement de tête malin, et qui donnait à entendre que la princesse n’attendrait pas des années pour le suivre à Siam.
Il n’attendit point qu’on lui dît de prendre la main de la princesse ; il la saisit, et sortit le premier de l’appartement. Ils arrivèrent au temple accompagnés d’une foule de peuple qui poussait des cris continuels de la plus vive allégresse. Aussitôt que les grands furent arrivés au temple, on en ferma les portes. On entendait le canon de toutes parts, et une musique martiale et en même temps harmonieuse, en dedans comme en dehors, jetait dans tous les cœurs une douce terreur5.
À l’instant que le grand prêtre prononçait les paroles sacrées, on ouvrit les portes du temple ; on lâcha une quantité prodigieuse d’oiseaux. Leur ramage, les cris du peuple, le son des instruments, les voix les plus mélodieuses, les tambours, les trompettes et le canon qui se mêlait à ce bonheur parfait, produisaient une harmonie admirable. Jamais on n’en avait entendu de plus touchante ; c’était un enthousiasme général, et l’on tira les meilleurs augures de cet hyménée. Les fêtes durèrent trois semaines à Malé. Toute l’île était illuminée de lanternes de toutes les couleurs. On avait prévu à tout pour cet hymen ; mais on n’avait point prévu qu’il ne fallait jamais laisser le prince seul avec la princesse. Noradin sentait que le moment de son départ s’approchait. Il ne manquait pas, dans toutes les conversations avec son épouse, de lui demander si elle aurait la cruauté de le laisser partir seul.
La princesse était fort embarrassée ; elle était tendrement attachée aux auteurs de ses jours6 ; mais elle adorait son époux. La princesse avait auprès d’elle sa mère-nourrice qui ne la perdait pas de vue et qu’elle aimait beaucoup. Elle demanda au prince s’il permettait qu’elle l’emmenât avec elle, lorsqu’il aurait fixé son départ pour Siam. Le prince, qui ne désirait que de le hâter, crut qu’il était nécessaire de mettre cette nourrice dans ses intérêts. Il lui promit qu’elle ne serait jamais séparée de la princesse, mais qu’il avait tous les droits d’un époux, et qu’il fallait qu’elle fécondât ses vœux.
La bonne femme n’entendait pas bien toute la malice du prince, qui ne cessait toujours de lui demander mille choses pour l’éloigner de l’appartement de la princesse. Une malheureuse circonstance un jour fit qu’elle revint chez la princesse trop tard : elle vit que son imprudence était irréparable, et qu’elle avait manqué aux ordres du sultan ; elle sut, en pleurant, se jeter à ses pieds pour lui demander sa grâce, comme si elle avait commis un crime de lèse-majesté7. Elle pleurait amèrement, et elle n’avait point la force d’avouer le cas. Noradin arriva fort à propos pour la tirer d’embarras. Il ne put s’empêcher de rire en considérant cette femme dans le désespoir où elle était plongée. Le sultan lui dit : Prince, vous paraissez instruit de son affliction, et, à ce qu’il me semble, elle n’est point aussi grave que nous l’annonce cette pauvre Silvia ; (c’était le nom de la bonne mère-nourrice.) Hélas ! s’écria-t-elle, c’est le prince qui m’a réduite dans l’état où je suis. Vous me voyez, grand sultan, pénétrée de ma faute. J’ai, pour mon malheur, manqué aux ordres que vous m’avez donnés de ne jamais laisser la princesse seule avec le prince. Mais il est si insinuant, si persuasif, que je n’ai pu refuser les différentes commissions qu’il m’a données… Et enfin, j’ai vu aujourd’hui ce que je n’ose vous dire. Le sultan comprit le reste, et n’en voulut point savoir davantage, il vit bien que la nature était plus puissante que toutes les précautions qu’on peut prendre pour prévenir ses effets.8 Il s’attendait bien que sa fille ne resterait pas à Malé, si le prince repartait pour Siam ; mais il proposa à Almoladin de lui laisser, pendant deux ans, les deux jeunes époux après l’avoir instruit de ce qui s’était passé. Le roi de Siam ne put consentir à la proposition du sultan. Il lui donna des raisons si fortes et si puissantes, que le sultan consentit lui-même à se séparer de sa fille ; mais, pour ne point affecter la sultane, on résolut de partir incognito. On choisit la nuit pour ce départ. La princesse pleurait amèrement de quitter sa tendre mère ; mais elle voulait aussi suivre un époux adoré9. La bonne Silvia cependant fut du voyage, ce qui calmait un peu les regrets de la princesse. Le sultan seul et son premier ministre accompagnèrent la princesse jusqu’au vaisseau du roi de Siam. On ne peut rendre le moment de leur séparation. Qu’eût-ce donc été, si la sultane n’avait pas ignoré le départ de sa fille ! Ô père tendre, si ton ambition est satisfaite, ton amour paternel ne l’est pas, et tu vas gémir longtemps sur l’absence de ta fille chérie ; mais laissons-le se consoler avec son épouse, et suivons ces aimables voyageurs.
Noradin était gai de son naturel, et la joie de se voir l’époux de celle qu’il adorait le rendait fol. Il faisait mille contes pour distraire la princesse qui regrettait et pleurait toujours les auteurs de sa vie. Almoladin ne pouvait s’empêcher de rire en voyant la grâce avec laquelle son fils tirait parti de son imagination. Enfin, Noradin vint à bout en fort peu de temps de rendre son épouse gaie et contente. Almoladin voulut s’arrêter au port où l’on avait consulté pour lui les disciples d’Esculape1. Il voulait savoir si le mariage ne pouvait pas nuire à la constitution du prince, qui n’avait encore que douze ans et demi au plus. On arriva enfin à ce port. Le roi dit à ses enfants qu’il fallait garder l’incognito, pour s’instruire si ces gens-là étaient véritablement savants. Ce pays n’était rempli que d’habitants superstitieux, que quelques charlatans, qui étaient venus s’y établir depuis quelques années, avaient infectés de leurs opinions et de leurs systèmes. Ils voulaient tous se faire déclarer souverains de cette île2 ; mais l’envie et la jalousie qui subsistaient toujours entre eux avaient préservé le pays de ce malheur. Il était encore libre.
Almoladin demanda à parler au premier magistrat de la ville ; c’était un homme d’un certain âge, d’une érudition profonde. Il voyait avec peine les progrès que ces charlatans faisaient tous les jours sur l’esprit du peuple. Il ne déguisa pas ses inquiétudes à Almoladin. Il l’instruisit que ces hommes faisaient des expériences publiques, et qu’ils faisaient voir des choses si surprenantes qu’on les considérait souvent comme des dieux ; que le plus grand nombre des habitants se jetait à genoux quand il les voyait passer ; qu’ils étaient adorés du peuple, et que leur fortune était déjà immense ; que le malheur voulait que ces gens-là entendissent un peu la médecine3, et qu’ils faisaient des cures si surprenantes que tout le monde leur était dévoué ; mais ce qui avait donné plus lieu à leur réputation, c’était que le prince souverain4 de cette province, attaqué d’une maladie mortelle, avait été arraché des portes du trépas par le chef de ces charlatans. Son palais était à deux stades du port, et son médecin ne le quittait jamais que pour présider aux séances publiques dont il était le chef absolu. Il avait tiré du prince des sommes immenses, et lui avait persuadé qu’à force d’or et de travail il parviendrait à lui faire une liqueur dont ses ancêtres avaient usé pour lui, et qui garantissait de la mort5 naturelle ; que lui-même avait déjà sept cents ans, et que, depuis son enfance, par la vertu de cette liqueur, il n’avait jamais été attaqué de la plus légère maladie. Le prince épuise tous ses trésors pour se procurer cette liqueur. Il est aveugle sur le compte de ce fourbe ; il le regarde comme un dieu ou au moins comme le premier homme du monde. Il croirait être perdu, si son médecin l’abandonnait un instant. Cette conversation redoubla la curiosité d’Almoladin6.
Le roi de Siam connaissait à fond toutes les sciences. L’Astronomie, la Chimie, la Mécanique étaient les trois objets dans lesquels ces charlatans puisaient toutes leurs merveilles. On leur avait bâti un temple sur le sommet d’une montagne, pour y faire deux fois par semaine leurs expériences. Almoladin arriva le jour précis, où tout le monde courait à cette fameuse séance. Le juge lui-même était forcé de s’y rendre. Il proposa à Almoladin de l’y faire entrer, ainsi que toute sa suite. Noradin et son épouse se faisaient un vrai plaisir de voir cette assemblée de fols. Almoladin leur recommanda d’observer les bienséances, et de ne pas commettre la moindre indiscrétion. Ils le lui promirent. On se rendit donc chez le juge.
Almoladin reconnut ses anciens médecins ; mais il n’avait pas vu le général, celui qui faisait tant de bruit dans ce pays, qui avait subjugué l’esprit du prince, qui le gouvernait même. C’était un homme de cinq pieds six pouces, d’une figure superbe et d’une fraîcheur rare. Il s’exprimait avec tant de grâce et avec tant d’éloquence, qu’Almoladin ne put s’empêcher d’admirer ce charlatan ; mais il ne reconnut que de la fourberie et de la fausseté dans tout ce discours. La séance fut terminée par une expérience étonnante. Six aveugles, six sourds et six estropiés furent guéris en moins de dix minutes, par le moyen d’une vapeur qui sortait d’un vase immense. Ces dix-huit personnages entouraient ce globe… Une gaze immense les enveloppait… On distinguait à travers cette gaze les globes et les infirmes ; mais tout à coup on ne vit plus rien qu’une espèce de fumée qui éblouissait les yeux. Noradin, qui n’était point tout à fait aussi profond7 que le roi, lui demanda quel était ce prodige. Attendez jusqu’à la fin, lui répondit le roi, et je vous instruirai de tout. La fumée se dissipa ; et l’on vit paraître à travers la gaze les dix-huit personnes qui dansaient, chantaient, se divertissaient, se parlaient, et faisaient mille extravagances qui réjouissaient fort Almoladin. Toute l’assemblée applaudissait, et semblait être dans une admiration étonnante ; les sourds entendaient, les aveugles voyaient, et les estropiés marchaient sans bâton.
Almoladin demanda à l’auteur d’une si belle expérience quels étaient les moyens dont il usait pour produire de tels miracles ; ajoutant qu’il était étranger, et qu’il serait enchanté de s’instruire8. Le professeur fut étonné de ces questions. On ne lui en avait jamais fait de semblables. Il crut que, pour son intérêt et pour celui de tous les siens, il fallait intimider cet audacieux. À minuit, lui répondit le savant, dans la forêt qui est au pied de la colline, je ferai une expérience devant vous qui vous apprendra le secret de mon art. Tout le public frémissait pour l’étranger. Almoladin accepta l’offre avec tranquillité. Noradin et son épouse ne purent s’empêcher de lui témoigner leur inquiétude. Quoi ! grand roi, lui disaient-ils tous deux, dans un pays étranger, sans être connu, vous allez vous exposer au ressentiment de ces imposteurs !
Almoladin leur imposait silence ; mais le juge avait déjà entendu ces paroles, et il ne voulut point qu’une tête couronnée s’exposât à la colère de ces brigands. Il demanda au professeur si cette expérience pouvait se faire en présence du public. Ce fourbe adroit répondit que oui, mais sans flambeau ; que la clarté de la lune suffirait, qu’elle répandait une lumière assez considérable pour se conduire. Noradin vit avec plaisir la précaution du juge ; mais Almoladin l’apprit indifféremment. Il avait éprouvé lui-même que la mort n’est pas toujours pour celui qui la cherche, ainsi que le bonheur.
Tous les habitants se rendirent à minuit, en frémissant, au lieu désigné. La curiosité fait souvent plus de braves que le courage. Almoladin s’y trouva accompagné des deux jeunes époux, de sa suite et de tout son équipage. Il était du plus grand sang-froid. Il s’était précautionné de deux pistolets9, à l’insu de tout le monde, pour n’effrayer personne. Dans la forêt indiquée, l’endroit où devait se faire cette expérience formait un croissant d’allées impénétrables. Les arbres étaient extrêmement hauts. Tout le public était placé devant la forêt. Le charlatan prit Almoladin par la main, et lui dit : Approchez de moi, vous qui êtes si hardi10 ; venez apprendre si une seconde fois vous seriez curieux de vous instruire. Noradin ne voulait point quitter son père ; mais il le rassura si bien, que ce jeune prince comprit, à son tour, que l’orateur n’était qu’un fourbe, et que le roi en allait être bientôt convaincu. Il se retira donc à l’écart, ainsi que son épouse. Le charlatan était plus embarrassé que le roi de Siam. Cependant il commença son expérience. Il lâcha un coup de sifflet, et tout à coup le faux plancher manqua sous les pieds d’Almoladin, et il s’enfonça de quatre pieds, mais cela avait été si grossièrement conduit, que le prince sentit qu’on n’avait fait qu’ôter un poteau qui tenait une planche couverte de gazon sur laquelle il était, et qu’il n’était tombé que dans un petit fossé où tous ces intrigants étaient tous cachés.
Almoladin avait toujours ses deux pistolets à la main au cas qu’on l’approchât. On ne voulait point lui faire de mal. On était sûr de l’effrayer, et c’était tout ce qu’on voulait. Il aperçut au loin, dans le fossé, des fourneaux. Bientôt une épaisse vapeur s’étendit dans toute l’enceinte. On ne se voyait plus ; des éclairs, que l’on imitait, un tonnerre simulé, à quatre pas dans la forêt, épouvantèrent tous les spectateurs. Almoladin ne fut point étonné de ce prodige. Il connaissait la chimie11, et il dit au professeur avec un ton assuré… Vous ne me montrez rien de nouveau. Le charlatan employa le dernier moyen qui lui restait pour essayer de l’intimider. Eh bien, dit-il, nous sommes seuls, voulez-vous que j’appelle un tiers dans notre conversation qui répondra à toutes vos questions du milieu des airs. Ah ! très volontiers, dit Almoladin. Il y a longtemps qu’on ne m’a parlé des esprits célestes, des sylphes, des intelligences suprêmes. Que je serais curieux de faire connaissance avec des êtres si étonnants ! vous badinez, lui dit avec une voix grave cet imposant sénateur12 ; craignez de vous repentir de votre curiosité, et bientôt vous frémirez de ce que vous allez entendre. À l’instant il marmotta des paroles qu’Almoladin, à la vérité, n’entendait pas, et que ce charlatan ne comprenait pas lui-même ; mais l’esprit céleste lui répondit du haut des airs : Roi de Siam, quelle est ton imprudence ! Abandonne ces lieux sur-le-champ, et vole à ta flotte, je respecte ta tête, ton rang ; mais souviens-toi de ne plus fouiller dans le secret du destin. Tout le monde se mit à genoux en frémissant pour le roi de Siam que l’on venait de reconnaître.
Almoladin fut un instant surpris de s’entendre nommer ; mais reprenant tout à coup ses sens et sa raison, il écouta avec attention et chercha à juger d’où partait cette voix. Le nuage magique s’était un peu dissipé, et il crut apercevoir la divinité perchée sur une branche. Il prit bien ses mesures pour ne pas la tuer, mais il lui tira aussitôt un coup de pistolet dans la cuisse, et voilà aussitôt l’esprit céleste tombé de son trône et étendu sur la place. Toute l’assemblée crut que c’était le roi de Siam. On accourut à cet événement, mais le professeur avait fui promptement, craignant que le dénouement ne lui fût funeste. Ses complices en firent autant. L’esprit n’était pas tout à fait mort. Almoladin sortit de son fossé, armé de ses deux pistolets.13 Le prince et la princesse volèrent dans ses bras : ils étaient trop jeunes pour ne pas être effrayés ; mais quelle fut la surprise de tout le public de voir un de ces fameux médecins étendus sur la place, qui avoua, dans la crainte où il était de mourir, tous ses forfaits, ainsi que ceux de leur chef ! Le public ne pouvait revenir de son étonnement. Le roi de Siam, comme un dieu tutélaire14, fit connaître à ces bonnes gens leur erreur, leur faiblesse et les dangers qu’ils avaient courus avec ces fourbes. Il leur apprit que ces expériences n’avaient rien d’étonnant, quand on connaissait tous les secrets de la chimie ; que, pour les en convaincre, il allait en faire autant ; il fit approcher tout le monde du fossé où étaient cachés les fourneaux. Il y trouva tous les matériaux, et il fit à l’instant élever un nuage qui cachait tout le monde. Les esprits se rassurèrent et reconnurent leur ignorance, cependant Almoladin était curieux de savoir comment il avait été reconnu par ces charlatans. Il s’approcha du faux sylphe blessé, qui lui avoua ingénument qu’il avait été lui-même faire des informations, et qu’un de ses matelots l’avait instruit de tout ; car il y avait douze ans que le prince était passé dans ce pays, il ne s’y était point arrêté, et il était si malade et si défait, qu’il était impossible qu’on le reconnût. Le magistrat pria le roi de s’arrêter quelques jours. Le prince, informé que le roi de Siam était dans son île, accourut bien vite avec tous ses officiers, et arriva assez tôt pour l’empêcher de s’embarquer. Après s’être fait des compliments réciproques, ce prince le pria de prononcer en roi sage et juste sur le sort de ces hommes coupables. Almoladin consentit à demeurer vingt-quatre heures, et à employer ce temps-là à s’informer exactement de la conduite de ces charlatans. Il apprit que leur chef, quoique très instruit, était le plus coupable, qu’il était d’un esprit séditieux, qu’il fallait commencer par le chasser de la province, en lui donnant cependant de quoi vivre ailleurs ; mais que cette leçon lui était nécessaire pour le corriger. Pour les disciples de ce malheureux, il les fit tous réunir, et leur fit des observations si sages, si touchantes, qu’ils versaient des larmes abondamment. Tous se jetèrent à ses pieds et lui demandèrent grâce. Ils avaient déjà des familles nombreuses, et ils étaient alliés avec une partie des habitants. Voyez, dit Almoladin, à quels dangers votre fourberie vous exposait, si l’on suivait rigoureusement les lois à votre égard. Vous devriez expirer sur un échafaud, vos biens devraient être confisqués, vos femmes et vos enfants seraient réduits à la mendicité ; mais puisque l’on m’a laissé l’arbitre de votre sort, je veux qu’on vous pardonne, à condition que vous ferez un bon usage des connaissances que vous avez acquises dans l’art de la médecine. Vous proscrirez le charlatanisme, vous n’emploierez, auprès de vos malades, que de bons préceptes ; jamais de remèdes violents. Secondez la nature sans l’opprimer.
Almoladin parlait si bien, que tout le public l’admirait. Ces prétendus sorciers furent très-simples et très-soumis. Ils jurèrent à Almoladin et au peuple de ne jamais s’écarter de ce qu’ils venaient de promettre. On ne voulut point laisser partir le prince sans lui avoir montré la divinité qu’on adorait dans cette province. On le conduisit dans son temple : le peuple offrit deux sacrifices en sa présence ; l’un en faveur de son heureuse arrivée, et l’autre pour demander à la divinité qu’elle lui fût favorable pendant sa route. Enfin ce grand roi apprit à tout un peuple et à un grand prince, dans l’espace de vingt-quatre heures, ce qu’ils n’avaient pu découvrir depuis quinze ans. La superstition disparut, l’ignorance fit bientôt place aux lumières les plus profondes, et ces mêmes charlatans devinrent des hommes fort essentiels pour ce pays.15
Le roi de Siam fut très satisfait d’avoir produit en si peu de temps un si grand changement, il n’oublia point quel était le motif qui l’avait causé. Il se renferma quelques heures avec ces savants, afin de consulter avec eux sur ce qui concernait son fils. On le rassura en lui disant qu’il n’y avait rien à craindre pour le prince, que la nature s’était développée chez lui à douze ans, comme elle ne le faisait pas à vingt ans chez beaucoup de jeunes gens.
Content de ces observations, qu’il trouva justes, Almoladin rejoignit sa flotte. Il fut comblé d’amitiés à son départ, de la part du monarque et des sujets. Il leva l’ancre, et cingla vers Siam, où on l’attendait depuis longtemps avec impatience : mais quelle fut la surprise du public, et surtout d’Idamée, d’apprendre que le prince Noradin était déjà marié ! Les fêtes recommencèrent à Siam. Idamée ne vit point la princesse avec plaisir : elle avait de l’ambition, et elle voyait avec peine qu’elle ne recevrait plus que la moitié des hommages, et que la princesse était déjà adorée.
Almoladin s’en aperçut ; il connaissait le caractère de son épouse, et il chercha à prévenir les inconvénients qui pourraient en arriver : il fit élever des monuments immenses au-dehors de la ville. Personne ne savait quel était le but du roi, mais il en avait un cependant bien louable. Noradin n’avait pas encore treize ans révolus, et il était déjà père d’un prince. Père d’un enfant quand on l’est soi-même1, on fixe bien plus l’attention du public. Il n’en paraissait que plus étonnant : il avait en effet infiniment de sagesse et de capacité ; il saisissait tout du premier coup d’œil ; mais, quoique bon et sensible, il était violent ; il ne fallait jamais lui faire de remontrances dans le premier moment. Le roi, qui avait bien saisi son caractère, en faisait tout ce qu’il voulait. Il le mit à la tête de son conseil. Un enfant de douze ans parmi des vieillards, dont le moins âgé avait cinquante ans, donner son avis le premier ! et ce qu’il y avait d’étonnant, c’est que l’on était presque toujours obligé de le suivre. Almoladin vit avec une satisfaction inexprimable que son fils était en état de le remplacer, si un événement l’enlevait à son peuple.
Idamée dépérissait tous les jours : rien ne lui plaisait ; elle ne sortait plus de son appartement. Almoladin, son fils et la princesse étaient sans cesse occupés du soin de la distraire, mais rien ne pouvait calmer l’excès de ses chagrins. Son époux enfin lui demanda si elle ne serait pas curieuse d’aller respirer l’air de la campagne. Idamée reçut cette offre avec plaisir. Le roi avait une superbe maison de plaisance, à trente stades de Siam, mais malheureusement ce château était près du coupable mandarin. Le roi ne s’arrêta point à cet inconvénient : il pensait que la reine avait oublié ce sujet perfide et déloyal. Il lui proposa donc ce château, où elle se rendit dans peu de temps. L’aspect de ce riant séjour rétablit bientôt sa santé. Idamée, née avec des passions violentes, n’avait pu étouffer celle qu’elle avait conçue pour le mandarin ; et tous ses efforts pour la vaincre n’avaient servi qu’à l’enflammer davantage. Elle n’était plus jeune2, lorsque le roi de Siam l’épousa : elle avait déjà quarante ans passés, quand l’amour lui fit commettre de nouvelles imprudences. Si près du mandarin, et vivre seule, lui paraissait un sort insupportable : elle ne savait à qui se confier pour l’informer de sa retraite, et l’engager à venir auprès d’elle. Almoladin lui avait donné la plus grande liberté : elle était maîtresse souveraine du château ; elle ne manqua pas d’adresses pour séduire de nouveau les femmes qui la servaient. Elle se consulta plusieurs jours avec elles pour trouver le moyen de faire venir dans le château le mandarin, sans que personne s’en aperçût. On eut tout de suite recours aux déguisements. Une de ses confidentes proposa de s’habiller en homme3, pour aller faire part au mandarin du projet de la reine. Ce projet fut aussitôt exécuté qu’arrêté.
Cette femme arriva dans la nuit chez le mandarin, et demanda à lui parler de la part d’une personne qui ne voulait point être connue. Trois ans s’étaient écoulés depuis que la liaison du mandarin avec la reine avait cessé, et trois ans sont bien longs pour un infidèle. Le mandarin reconnut tout de suite la confidente travestie. Il prit la lettre de la reine ; et soit que son cœur se fût refroidi, soit qu’une autre s’en fût emparé, il répondit à la confidente de vive voix, qu’il aimait trop la reine pour l’exposer à un opprobre4 éternel, et qu’il aimait mieux sacrifier son bonheur que de la rendre à jamais malheureuse. La confidente ne sut que dire, en entendant cette réponse : elle s’en retourna confuse rapporter ces paroles à la reine, qui fut au désespoir à ce récit. Elle était loin de penser que le mandarin fût infidèle : sa passion redoubla par les difficultés. Eh bien, dit-elle, puisqu’il ne veut point s’exposer pour moi, je m’exposerai pour lui. Elle prit les habits d’homme de sa confidente, et donna des ordres pour qu’on répandît dans le château que la reine était incommodée, et que sa porte était refusée à tout le monde jusqu’au moment de son retour. Ô reine coupable ! quel sort cette démarche te prépare ! elle prend la même marche que sa confidente, arrive à peu près à la même heure chez le mandarin ; mais cette nuit son perfide amant avait dans son lit une nouvelle amante ; c’était une de ces créatures qui sont habituées à ne rougir d’aucune démarche5. Quelle honte tu vas recevoir, reine infortunée ! Tu vas te voir traitée comme la dernière des femmes. Les gens du mandarin n’étaient point encore couchés quand elle demanda à lui parler. Ces gens étaient à moitié ivres. Vous venez, lui dit-on, dans un bon moment pour lui parler affaires. Allez dire toujours que c’est la même personne de l’autre jour qui revient le voir. On fut rendre ces paroles au mandarin, qui crut que c’était effectivement la confidente de la reine de Siam. Eh bien, dit le mandarin, moitié endormi, c’est une femme travestie ; amusez-vous avec elle6 jusqu’au moment où je pourrai lui donner audience. La reine, qui avait suivi de près l’agent du mandarin, avait entendu ces paroles, mais celui-ci s’acquitta parfaitement des ordres de son maître. Il tint les propos les plus indécents à Idamée, qui ne savait quel parti prendre : elle eut beau vouloir, par son honnêteté et sa douceur7, rappeler cet homme grossier à son devoir, elle en reçut les attaques les plus désagréables et les plus humiliantes. Elle eut à peine la force de se débarrasser de cet audacieux, et de courir dans l’appartement du mandarin. Elle ouvre avec précipitation les rideaux de son lit pour se faire reconnaître, et lui demander secours et vengeance. Ô surprise cent fois plus cruelle que tout ce qui lui était arrivé jusque-là ! Le mandarin avait dans ses bras une jeune personne, et parut peu touché de la démarche de la reine. Loin même de chercher à se justifier et à l’apaiser, il eut l’affreux courage de lui faire des remontrances vives sur sa démarche, en lui conseillant de repartir sur-le-champ. Il lui avoua que tout était fini entre elle et lui. — Oui, dit-elle, je le vois. — Je me punirais sur-le-champ de ma faiblesse, de mon crime, s’il ne devait point rejaillir un jour sur mon fils, sur mon époux, sur mon roi8. Mais ayant aperçu le poignard du mandarin sur la cheminée, elle s’en saisit, et plus prompte que l’éclair, en frappe le perfide de trois coups dans le sein. Elle sort sans être aperçue : elle était si agitée, qu’elle remonta tout en fureur sur l’éléphant qui l’avait amenée. Il faisait un froid des plus rudes ; la transpiration s’arrêta, et une fièvre mortelle s’était emparée d’elle avant qu’elle arrivât à son château. Elle n’avait plus la force de conduire son éléphant9 ; mais cet animal, dont l’instinct est si singulier, la conduisit de lui-même aux portes du château. Il frappa avec sa trompe : ses confidentes, qui l’attendaient, vinrent la recevoir sur-le-champ ; elle expira un instant après dans leurs bras, et ne put prononcer que ces paroles : Ô mon fils ! ô mon époux ! que je suis coupable !
On envoya un courrier au roi de Siam, en lui faisant savoir que la reine était morte subitement. Cette malheureuse nouvelle consterna toute la cour. On reçut en même temps avis par un autre courrier que le mandarin avait été assassiné de trois coups de poignard dans son lit, par une femme déguisée qui avait disparu sans qu’on eût pu découvrir qui elle était. Le roi, qui connaissait l’amour criminel que la reine nourrissait dans son cœur, devina la cause de ces deux événements. Il partit sur-le-champ pour se rendre auprès de sa femme avec son sage mandarin. Arrivé dans ce triste château, il eut le courage de demander à voir sa trop coupable épouse. Il répandait des larmes en la considérant ; ensuite, se tournant vers ses confidentes : Je veux savoir la vérité, dit-il, c’est à ce prix que je vous ferai grâce. On ne lui cacha rien, et on lui répéta les dernières paroles de la reine. Il ne douta plus qu’Idamée n’eût tranché les jours de son perfide amant. Il ordonna la pompe funèbre pour le lendemain ; mais il se rendit la nuit dans le gouvernement du mandarin, pour savoir si personne n’avait reconnu la reine. Il questionna beaucoup tous les gens du mandarin, mais on s’accorda à lui dire que c’était une femme absolument inconnue ; mais qu’on n’en retenait pas moins dans les fers la jeune personne qui était dans le lit du mandarin quand cette femme inconnue l’avait poignardé, et que le valet de chambre était également en prison.
Le roi les fit paraître devant lui, les questionna l’un et l’autre, et ils ne lui répondirent que ce qu’il savait déjà. La jeune personne ajouta seulement qu’elle avait été surprise dans le sommeil par cette inconnue, et qu’à peine elle avait eu le temps de la regarder ; que le mandarin avait été poignardé par cette femme ; que le trouble où ce malheur l’avait jetée, lui avait ôté l’usage de la parole, et qu’elle n’avait pu crier au secours et faire arrêter cette criminelle, ce qui aurait empêché qu’elle-même ne fût mise dans les fers. Vous êtes innocents l’un et l’autre, leur dit le roi, et celle qui a commis le crime est en mon pouvoir. Il fit donner une somme à cette fille publique10, mais à condition qu’elle s’établirait avec un homme pauvre, mais honnête. La jeune personne, qui n’avait pas tout à fait les sentiments corrompus, se jeta aux pieds du roi, lui avoua que c’était par mauvais traitements et par contrainte qu’elle avait été conduite à faire un état aussi méprisable ; que c’était une de ses propres tantes qui l’y avait réduite, en l’empêchant d’épouser un jeune homme honnête qu’elle aimait et dont elle était aimée ; qu’elle ne doutait pas même qu’il ne s’établît encore avec elle. Le roi demanda son nom : il le fit venir, et il lui demanda s’il aurait de la répugnance à épouser son amante. Aucune, répondit-il, grand roi ; elle est plus à plaindre que coupable11, et je suis prêt à la tirer de l’abîme où elle s’est plongée, si je puis l’emporter sur sa cruelle tante. Oui, lui dit le roi, vous le pouvez. Je le permets, je l’ordonne. Le mariage se fit en deux jours. Almoladin revint tristement se mettre à la tête du convoi de sa coupable épouse. Il lui rendit les honneurs les plus pompeux ; on la conduisit de son château à Siam. Cette cérémonie, quoique lugubre, n’en était pas moins superbe. Une musique funèbre accompagnait le convoi : il y avait quatre mille torches allumées. Les hommes et les femmes qui les portaient étaient tous couverts d’un voile blanc12. Le corps était sur un char garni d’étoffe de même couleur, ainsi que les éléphants et les chameaux. Tous les habitants de Siam accompagnaient Noradin, et la princesse son épouse, et toute la cour. Ils vinrent au-devant du convoi à deux lieues de la ville. Noradin aimait sa mère tendrement. Sa douleur était visible, et même excessive. Il était si changé et si abattu depuis quatre jours que le roi, en le revoyant, recula de frayeur. Qu’avez-vous, mon fils, lui dit-il ? Que vous êtes changé depuis le peu de temps que je vous ai quitté ! — Ah ! mon père, pouvez-vous le demander ? Il ignorait la conduite criminelle de sa mère. Quel cruel remède fallait-il employer pour le consoler ? Almoladin ne voulait pas redoubler la douleur de son fils, et l’accabler de confusion en lui dissimulant ce honteux mystère : il se contenta de lui représenter qu’il était père, qu’il était époux. Ces titres sont plus chers que celui de fils. Je regrette la reine, disait-il, vous n’en doutez pas ; mais il faut respecter les décrets du destin. Ces paroles d’Almoladin le calmèrent un peu, et le temps acheva d’apaiser sa vive douleur. Son épouse était prête à mettre au jour le second fruit de leurs fidèles amours, et elle accoucha effectivement d’une princesse : Noradin en parut satisfait. Ô roi de Siam ! voici le moment qui va fixer ta destinée, te voilà maître désormais de ton sort. Tu n’es point coupable, tu n’as jamais rien fait qui puisse un instant altérer ta réputation. Puisse un jour la Providence te récompenser de tes vertus, de ta sagesse et de tes travaux religieux ! Il laissa à son fils le temps d’essuyer les larmes qu’il répandait sur la tombe de sa mère. Au bout de six mois, il lui fit part de son projet pour ce qui le concernait. Mon fils, lui dit-il, je vous ai élevé pour régner un jour à ma place. Je vous ai laissé quelquefois entre les mains le pouvoir de commander à mon peuple, et je ne l’aurais pas mieux gouverné. Je vais donc quitter ma couronne, et la placer sur votre tête : c’est un dépôt sacré que je vous confie ; mais si, par un malheur auquel je ne puis m’attendre, vous vous rendiez un jour indigne de la porter, je l’arracherais de dessus votre tête, non pour la remettre sur la mienne, mais pour la déposer entre les mains du peuple13. Vous connaissez mes sentiments, ils sont inébranlables. Régnez à ma place, je veux m’instruire, je veux voyager inconnu. À ces mots le prince se jeta à ses genoux, le conjura de ne point abandonner son royaume à son inexpérience, et lui protesta que sa présence était cent fois plus chère à ses yeux qu’un sceptre. Arrêtez, mon fils, lui dit Almoladin, vous connaissez votre père. Il vous aime, il a tout sacrifié pour vous, pour son peuple ; mais il est temps qu’il s’occupe de lui-même. La couronne n’est point un fardeau pour quiconque est digne de la porter. Vous êtes en état de soutenir son poids. Vous serez conduit par de sages mandarins, et partout où je serai j’aurai les moyens d’être instruit de votre conduite.
Noradin, qui connaissait la fermeté du roi, cessa de lui faire des représentations. Il se contenta d’en gémir dans son particulier. Almoladin mit dans son secret son sage mandarin. Il lui recommanda de ne jamais le violer, sous peine d’encourir son indignation, et de résister aux instances de son fils, quand il serait une fois absent ; qu’il connaissait sa tendresse filiale, et qu’il ne doutait pas qu’il n’employât tous les moyens possibles pour découvrir son asile, la retraite où il espérait de s’aller fixer à jamais. Hélas ! grand roi, lui répondit le mandarin, je l’ai prévu depuis longtemps : vous voilà libre ; votre fils, ainsi que vos sujets, vont vous perdre pour toujours, mais je respecterai vos volontés, et j’exécuterai vos ordres en sujet fidèle et soumis. Dites plutôt en ami sincère, reprit le roi, parce que je compte plus sur votre amitié que sur votre devoir. Le mandarin faisait ses efforts pour étouffer ses larmes ; il connaissait la fermeté du roi, mais il connaissait aussi sa sensibilité, et ne pouvant pas le faire renoncer à son projet, il ne voulut pas l’affliger. Ils terminèrent donc leur conversation par arrêter le jour où il abandonnerait la couronne à son fils. On manda tous les grands du royaume. La cérémonie devait se faire publiquement dans les galeries du palais. Le peuple et les grands ignoraient le motif des ordres du roi. Enfin le jour de cette fameuse cérémonie arriva. Almoladin parut aux yeux de son peuple sur son trône avec toute la pompe royale, et tint ce discours : « Mes enfants, voilà la quatorzième année que vous êtes sous mes lois, elles ne vous ont point accablés, et mille fois votre tendresse m’a prouvé que vous étiez satisfaits de votre souverain. Je n’ai point régné sur vous en despote, je vous ai toujours chéris et gouvernés en père ; mais si le destin m’eût permis de choisir mon sort, je n’aurais pas ambitionné celui des rois. Je n’oublierai jamais les paroles sacrées de l’auteur de mes jours, à son dernier moment. Mon fils, me dit-il, un bon roi qui a tout fait pour son peuple n’a point encore assez fait s’il ne lui donne un successeur digne de le remplacer. Mon fils est déjà en état d’occuper ma place. Je n’ai point voulu faire cette abdication qu’en votre présence, mais voici la condition que je suis résolu d’imposer à mon fils. J’ignore combien d’années je serai absent de mon royaume. J’entends et je prétends qu’on n’exécutera point, sans mes ordres, aucun arrêt de mort14 porté contre un criminel quelconque. Ces bâtiments que j’ai fait élever serviront à renfermer tous les coupables. Je me flatte, j’ose espérer qu’ils ne seront jamais pleins : voilà ma première condition. La seconde est le fruit de ma prudence et de ma philosophie. Si mon fils se rendait jamais indigne de l’amour de son peuple, s’il devenait tyran de ses sujets, je viendrais pour lui enlever la couronne et la remettre entre vos mains, afin qu’aucun de ma race ne montât jamais par la suite sur le trône. Voilà mes conditions et mes dernières volontés ». Les grands et tout le peuple fondirent en larmes à ce discours ; mais il fallait se soumettre aux volontés d’un roi tout-puissant, et qui n’avait jamais pour but que le bien de ses sujets.
Noradin se jeta de nouveau aux pieds de son père pour le prier d’examiner la consternation et la douleur peintes sur tous les visages. Mon fils, lui répondit le roi en le relevant et en lui posant sa couronne sur la tête, puissiez-vous un jour inspirer les mêmes sentiments, les mêmes regrets, et je m’applaudirai des larmes que j’ai fait couler. Ô mon père ! reprit le jeune prince, enflammé par la gloire et l’exemple d’Almoladin, que ce bandeau royal, dont vous ornez mon front, me soit arraché ignominieusement, si jamais je m’écarte de mon devoir envers mon peuple, et si je ne respecte en tout vos dernières volontés. J’ai appris à régner sous vos lois ; eh ! pourrais-je jamais devenir un tyran ? Je ne sais si vos sujets seront satisfaits par la suite de m’avoir pour leur roi, mais qu’il me serait doux, en marchant sur vos traces, d’espérer de vous remplacer un jour.
À ces mots, tout le peuple ne put s’empêcher d’applaudir. Mon fils, lui dit le roi, ce suffrage de votre peuple vous prouve déjà sa tendresse, et est d’un bon augure pour votre règne. Almoladin descendit du trône, et en regardant son peuple lui dit : Voilà maintenant votre roi. Tout le monde se jetait à ses pieds, l’embrassait. Almoladin ne pouvant tenir à ce spectacle, disparut. On s’en vengea sur Noradin, qui fut comblé de caresses. Sa candeur, sa jeunesse, son esprit, tout faisait espérer que son règne serait des plus heureux.
Almoladin ne parla plus de son départ. Il resta encore quelque temps à Siam pour voir agir son fils. Il se promenait partout comme un simple citoyen. Quand il vit que son fils conduisait bien le royaume, et que son peuple était content de son nouveau roi, il songea à s’éloigner. Il laissait son fils entre les mains d’un sage mandarin, d’une épouse adorable, qui faisaient le bonheur de ses jours, ainsi qu’un prince et une princesse bien capables, par leur présence et leurs caresses, d’adoucir la perte d’un père. Il connaissait l’attachement de son fils, il l’adorait lui-même, mais les traits et les vertus de Palmire gravés dans le fond de son cœur l’emportèrent. Il n’avait régné que pour rendre heureux son peuple, et il ne l’avait jamais été lui-même1. Il était bien temps que ce prince philosophe s’occupât de son bonheur, quand il n’avait travaillé sans relâche jusque-là qu’à celui des autres. Il prépara tout ce qu’il fallait pour son voyage, et il n’avertit le mandarin qu’au moment de son départ. Je n’ai pas besoin de vous apprendre de quel côté je porte mes pas, lui dit-il : Vous m’instruirez toujours de tout à l’adresse de Palémon, non dans l’asile qu’il habite actuellement, mais au hameau où nous déposâmes pour la première fois Palmire2. Voilà une lettre pour mon fils ; vous pouvez la lire, et vous verrez ensuite comme vous devez vous conduire. J’ai recours à la feinte pour la première fois3, mais je veux détourner toutes recherches. Embrassez-moi, mon ami, et veillez sur mon fils, sur son épouse, sur ses enfants. Hélas ! puissiez-vous vivre autant qu’eux, et me donner toujours de leur part d’heureuses nouvelles !
Le mandarin alla le conduire à deux stades4 de Siam : là il prit des habits de paysan, et abandonna son nom ; il prit celui de Corydas5 ; et sous ce costume, il fit cent stades à pied. Il s’arrêta à un petit port, qui n’était qu’à deux ou trois lieues de mer de l’île qu’habitait Palmire. Il acheta une chaloupe : il s’y embarqua, se mit à ramer, et bientôt il aperçut le rocher, qui lui parut bien moins grand, bien moins élevé, et moins considérable. Il attacha sa barque, et le parcourut avec rapidité. Ô terrible surprise ! La mer avait couvert la colline, à peine découvrait-on quelques branches d’arbres qui flottaient sur les eaux. L’île avait disparu. Ô roi malheureux ! prince infortuné que vas-tu devenir ! Il regarde en vain autour de lui, il ne voit qu’un immense rocher. Sa philosophie, sa sagesse ne sont point assez fortes pour l’empêcher de se livrer à la douleur. Il s’assied sur le plus haut d’une roche où il pleure amèrement. À l’instant où il se livrait à toute son affliction, il aperçoit à ses pieds ces mots gravés : « Palmire et Palémon ont abandonné cet asile ; un Dieu bienfaisant les a sauvés du péril qui les menaçait ». Le prince aussitôt dévore de plaisir ces caractères. Il ne doute pas que ce ne soit la main de Palmire qui les a tracés. Il ajoute à cette inscription ces paroles : « Le nouveau Corydas6 de Siam cherchera donc par toute la terre Palmire et Palémon ». Il va rejoindre sa barque. Il veut avancer pour arriver au petit hameau où Palmire avait reçu le jour, mais il ne fut pas plus satisfait. Le hameau avait été submergé. Se hasarder longtemps sur la mer dans une simple chaloupe, n’était pas un parti prudent. Il regagna donc le port qu’il venait de quitter, pour s’embarquer sur un vaisseau qui pût le conduire dans le Royaume de Golconde. Deux motifs l’engageaient à revoir ce pays, mais il ne voulait point s’y faire connaître ; il voulait le parcourir incognito, ce qui lui était facile : il y avait seize ans qu’il l’avait quitté, et son costume d’ailleurs plus que tout le rendait méconnaissable. Il s’embarqua dans un navire marchand qui faisait voile pour Golconde. Il entendit beaucoup parler de lui durant la traversée. Le capitaine, l’équipage, les passagers ne cessaient de s’entretenir de l’absence du roi de Siam, du chagrin de son fils et de son épouse, de la douleur de tout son peuple, qui tous regrettaient de l’avoir perdu. Le faux Corydas feignait de ne rien entendre à cette conversation. Il aurait été trop aisé de le reconnaître ; tout le monde admirait sa noblesse sous ces vêtements rustiques et grossiers. Almoladin avait une taille et un port7 qui n’étaient point ordinaires, de grands yeux noirs qui en imposaient lorsqu’il fixait quelqu’un. On le questionna plusieurs fois ; ses réponses étaient froides et sages. Tout le monde ne lui parlait qu’avec respect, comme si l’on eût eu quelque pressentiment qu’il était né pour recevoir ces hommages. Ah ! sans doute Almoladin, sous ce costume, n’eût pas été moins capable de donner des lois à l’univers entier.
Le navire aborda au même port où il avait été conduit autrefois par des brigands. Il prit le chemin de la forêt où il avait été arrêté. Ô surprise agréable ! la forêt avait disparu, une superbe ville s’était élevée à la place. Les arts et le commerce y fleurissaient. Il la parcourut en peu de temps. Il reconnut sa statue au milieu d’une place superbe. Il était représenté monté sur un éléphant, et au bas était une inscription gravée sur une pierre de marbre, telle qu’il l’avait vue dans son rêve8. On le suivait déjà de près, et tout le monde le considérait. On s’écriait même quelquefois : Ah ! que ce paysan ressemble au roi Almoladin. Il fit semblant de ne pas entendre ces paroles, et il sortit de la ville avant qu’une foule de peuple eût pu l’entourer. Il reprit la route de Siam par terre, quoique les chemins fussent peu fréquentés, afin d’éviter l’occasion d’être reconnu. En vain il demandait partout Palmire et Palémon, personne ne les connaissait. Il arriva dans un lieu inconnu au reste des mortels, qui offrait aux regards un séjour sombre et solitaire : des peupliers s’élevaient à perte de vue sur un des côtés, de l’autre était un rocher escarpé ; la mer venait se briser au pied : en face de ce rocher, du côté des peupliers, on voyait un temple antique, résidence des Derviches9. Almoladin s’assit un instant pour contempler ce lieu solitaire. Quel fut son étonnement de voir arriver un jeune homme qui s’arrête à la porte du temple, et qui pousse de longs soupirs ! Il va ensuite s’asseoir au pied d’un arbre, et chante ces paroles.
Vastes bois, temples antiques,
Rochers prêts à tomber sur moi,
Et vous, Pins mélancoliques,
Vous ne m’inspirez pas d’effroi.
Dans l’horreur de vos ténèbres,
Où mon chagrin me poursuit,
Je me plais aux cris funèbres
Des tristes oiseaux de la nuit.
Hélas ! depuis qu’une ingrate
A trahi les plus tendres amours,
Il n’est plus rien qui me flatte,
Et je fuis la clarté du jour.
Je n’aime que la nuit sombre,
Où je rêve à mon malheur,
Dans le silence et dans l’ombre
Je jouis mieux de ma douleur.
Ô toi ! que j’ai tant aimée
Pense que je t’aime encor,
Et dans ton âme alarmée
Ne sens-tu pas quelque remords ?
Viens avec moi, si tu m’aimes ;
Habiter dans ces déserts :
Nous y vivrons pour nous-mêmes
Oubliés de tout l’univers.
Non, j’ai cessé de te plaire.
C’est un crime : il faut m’en punir,
Oisif, errant, solitaire,
Loin de toi je dois me bannir.
Reste, embellis par tes charmes
Les lieux dont tu fais l’honneur ;
Et ne viens point voir mes larmes,
Elles troubleraient ton bonheur.
Almoladin écoutait ce jeune homme avec plaisir. Il entendit qu’il disait : Voilà la terrible demeure du vieux Derviche et de ses disciples. Je tremble, mais n’importe, il faut le consulter : on assure qu’il lit dans l’avenir. Approchons de cette terrible enceinte. Almoladin se dit en lui-même : Ce temple renferme un autre genre d’enchanteurs. Voyons et observons tout sagement. La porte du temple s’ouvrit, et le vieux Derviche sortit du temple accompagné de douze des siens. Ils avaient des barbes d’une longueur extraordinaire. Le jeune homme commença par ces paroles. Grand prophète, l’amour me conduit à vos pieds : que dois-je espérer ; je suis un berger du hameau prochain, épris depuis longtemps des charmes de la belle Amynthe qui me dédaigne, et semble même soupirer pour un autre. Suis-je aimé ? suis-je haï ? Le Derviche lui répondit sagement et avec un ton grave : Jeune homme, c’est l’un ou l’autre ; cependant attendez tout de mon art, je vais faire un tour sur le rivage, et bientôt je viendrai vous révéler ce que la destinée vous prépare. Il disparut à l’instant. Almoladin ne put s’empêcher de rire de la réponse et de la promesse du Derviche11. Le jeune homme lui faisait pitié, mais il voulut voir exercer tout le pouvoir de ce vieux imposteur, sur un jeune homme faible et crédule. Il fut donc se cacher derrière un arbre pour mieux entendre et n’être point vu. Le jeune homme entra dans le temple pour attendre le retour du Derviche. À peine y fut-il entré, qu’Almoladin vit arriver deux jeunes bergères : toutes les deux étaient d’une beauté ravissante ; mais l’une portait une figure triste et abattue, et l’autre avait la joie peinte sur ses traits. Quoi, ma sœur, dit celle qui avait l’air enjoué, faut-il qu’un ingrat vous cause tant de chagrin ? Le voilà parti du village, et vous allez le chercher partout ? Vous pensez que le vieux Derviche vous en donnera des nouvelles ? Moi, je crois qu’il n’en saura pas plus que moi à son sujet. Ces hommes qui prétendent lire dans l’avenir ne sont pas trop sages, encore moins ceux qui vont les consulter12. Pour moi, qui ne m’afflige de rien, tout ce qu’ils pourront me dire m’importe fort peu, et je m’en amuserai au contraire infiniment. Vous ne respectez rien, ma sœur, lui dit Amynthe, car c’était la bergère pour laquelle le jeune homme venait consulter ; et si jamais vous connaissez l’amour, vous verrez qu’il n’y a rien qu’il ne fasse entreprendre. Restez en attendant le Derviche : je suis curieuse de parcourir le rocher, de voir si je ne découvre rien. Allez, lui dit Florinde, c’était le nom de l’étourdie13, allez : je vais en attendant consulter l’Oracle14 pour vous.
Almoladin s’applaudissait que le hasard l’eût conduit dans ce lieu ténébreux, qui n’en était pas moins beau et imposant. En réfléchissant sur la visite que ces deux bergères et ce jeune berger venaient faire au temple des Oracles, il voyait évidemment que ceux qui s’abandonnent aux charmes de l’amour sont capables de toutes sortes d’absurdités, et que la jeune étourdie était bien plus raisonnable que celle qui portait dans toute sa personne un air de prudence et de modération. Florinde, fatiguée d’attendre le Derviche, entra dans le temple, mais elle ressortit bientôt tout échevelée, et dans un désordre assez grand. Douze Derviches marmottaient des paroles hébraïques, et dansaient autour d’elle, ayant à leurs mains des torches allumées. Florinde, sans avoir peur, cherchait à éviter les torches, et à se défaire des griffes de ces prétendus démons. Le vieux Derviche arriva du côté du rocher, et il fit signe aux douze Derviches de se retirer : Imprudente jeune fille, lui dit-il, qui peut vous avoir engagé à pénétrer jusqu’au fond de cette ténébreuse enceinte ? — Il n’y a pas tant de mystère, lui répondit Florinde : c’est sa curiosité. — La curiosité15 ! reprit le vieux Derviche. — Sans doute, lui répondit Florinde ; et je n’ai rien vu de si extraordinaire que toutes ces grimaces, qui m’auraient fait rire, si je n’avais pas eu peur d’être brûlée. — Le Derviche aussitôt entra en fureur, et s’écria : Habitants des enfers, poursuivez cette impie ! — Aussitôt il se roule par terre, il marmotte des paroles qu’Almoladin ne put comprendre, il s’enveloppe de sa robe, et court bien vite se renfermer dans le temple.
Almoladin vit que la jeune fille était plus que gaie et étourdie, qu’une aimable philosophie se mêlait à son enjouement. Elle avait poussé à bout le vieux prophète, et le roi de Siam n’aurait pas fait plus. Enfin il sortit tout à coup de derrière l’arbre où il s’était caché, ce qui effraya Florinde, et la fit reculer. Almoladin la rassura bientôt ; et comme il était instruit de ce dont il s’agissait, il vit que les deux amants s’aimaient beaucoup, sans s’être mutuellement communiqué leur passion. Il se dit en lui-même : Je ferai plus que les Derviches, je les réunirai et je ferai encore le bonheur de deux êtres qui s’aiment. Ah ! que ne puis-je de même trouver quelqu’un qui me rende mon adorable Palmire ! mais déjà les Derviches s’étaient emparés du jeune homme, l’avaient effrayé sur le compte de son amante, et lui avaient fait dire par l’oracle qu’il devait y renoncer et servir les dieux dans leur temple. Comment l’arracher de ce temple ! L’autel est paré, la victime est toute prête, et la porte du temple est fermée à tout mortel.
Amynthe revint toute en pleurs, et n’avait point découvert son amant. Il ne lui restait plus qu’à consulter les Derviches ; mais quelle fut sa surprise de trouver sa sœur avec un étranger ! quoique naturellement timide, l’aimable candeur de l’inconnu lui inspira d’abord la plus grande confiance.
Almoladin lui fit reconnaître toute son erreur, et lui apprit que son amant était dans le temple ; qu’il était venu comme elle pour consulter ce faux prophète. Il ajouta qu’il lui était toujours fidèle, et que sa démarche prouvait assez qu’il l’aimait, et qu’il n’avait jamais aimé qu’elle. Il lui assura que son amant serait au comble de ses vœux, quand il saurait que son amante n’aime que lui. Il s’offrit même à aller chercher le berger d’Amynthe. Il alla effectivement frapper plusieurs fois à la porte du temple. Enfin elle s’ouvrit ; mais quelle fut sa surprise de voir le temple éclairé, et le jeune berger au milieu déjà revêtu d’un habit de Derviche ! Il avait les cheveux épars, une couronne sur la tête ; et il était à genoux au pied de l’autel. À cet aspect le roi de Siam sentit, pour la première fois, une fureur qu’il eut peine à réprimer. Il vit que tous ces hypocrites avaient induit en erreur le jeune berger. Que pouvait-il faire seul contre trente de ces charlatans, les uns plus robustes que les autres ? Il crut qu’il fallait agir d’adresse, et surtout employer la voie de l’intérêt. Quoique seul, il portait sur lui des pierreries précieuses. Pour avoir ce jeune homme, dit-il, il faut agir avec ces gens-là comme avec un racoleur, il n’aura point prononcé ses vœux, si l’on propose des présents pour le retirer de leurs mains. Tous les jeunes Derviches sortirent les premiers du temple : le vieux tenait le jeune homme par la main. Amynthe ne reconnut pas d’abord son amant, à cause de son costume. Ô fatale entrevue ! cruelle destinée ! les deux amants se regardent et se reconnaissent. Le vieux Derviche, qui s’aperçut que le jeune homme rougissait et versait des larmes, lui adressa ces paroles : Réjouissez-vous plutôt ; vous êtes l’enfant des dieux, et vous n’aurez plus rien de commun avec le monde, il est pervers, méchant, trompeur. — C’est vous-même qui m’avez trompé, lui dit le jeune homme. Perfide ! vous m’avez assuré qu’Amynthe ne m’aimait point, et qu’elle soupirait pour un autre ; hélas ! je vois à sa pâleur, à son trouble que vous ne m’avez pas dit la vérité. Oui, je désavoue tout ce que je viens de vous promettre. Il arrache sa couronne, la jette par terre, ainsi que sa longue robe. Tous les Derviches lèvent les bras au ciel, se roulent par terre, et font tous des grimaces épouvantables. Almoladin considérait tout cela avec sang-froid, et Florinde riait aux éclats. Le Roi de Siam lut dans les yeux du vieux Derviche qu’après les grimaces, il allait mettre la force en usage. Almoladin, en homme prudent et sage, tira de sa poche un petit taureau en or, dont les cornes étaient en diamants. À cet aspect, le Derviche recula d’admiration, ensuite se rapprocha, et considéra longtemps le taureau sans rien dire. Ensuite il s’écria : Dieux, si je possédais ce trésor !16 Je donnerais bien pour lui la moitié de mes Derviches. Je ne vous en demande qu’un, répondit Almoladin, et celui qui ne veut pas rester parmi vous. Déjà les autres Derviches avaient saisi le malheureux jeune homme ; on l’avait arraché des bras de son amante, qui s’était évanouie dans les bras de sa sœur. Très volontiers, reprit le vieux Derviche, en se jetant à corps perdu sur le taureau qu’Almoladin ne lâcha point. Arrêtez, mes fidèles compagnons, je vous ordonne d’abandonner ce profane. Il n’est pas digne d’habiter parmi nous. Notre temple serait bientôt renversé s’il restait davantage en ces lieux. À ces mots les jeunes Derviches le poussèrent hors du temple, et y entrèrent en foule. Alors Almoladin lâcha le taureau, et le vieux Derviche s’en saisit bien vite, et ferma aussitôt sur lui les portes du temple. Almoladin prit le jeune homme par la main, le conduisit aux pieds de son amante, en lui disant : Jeune homme, quelle imprudence vous avez commise ! Tous les trois reconnurent l’important service que l’étranger venait de leur rendre, mais surtout Amynthe, qui ne put s’empêcher de laisser éclater toute sa tendresse. Le jeune homme ne savait quelles expressions employer pour témoigner à Almoladin toute sa reconnaissance. Hélas ! lui dit-il, si vous pouvez me donner des nouvelles de deux personnes que j’ai cherchées en vain jusqu’à présent, jamais vous ne serez mieux acquitté de la reconnaissance que vous croyez me devoir. — Quelles sont ces deux personnes ? — C’est Palmire et Palémon, dit le nouveau Corydas. — Palmire et Palémon ! répète le jeune homme, ces noms ne me sont point étrangers. N’est-ce pas un vieillard, avec sa fille et un petit enfant de trois ou quatre ans ? À ces mots, le roi embrasse le jeune homme, et lui dit à son tour qu’il lui devra son bonheur, son repos, s’il ne le trompe pas… Où sont-ils ? où pourrai-je les trouver ? Leur asile est-il éloigné d’ici ? — Je ne peux vous répondre à peu près de l’endroit : il y a quelques jours que nous vîmes débarquer dans notre petit port, un vieillard qui se nomme Palémon, et une jeune personne qui porte le nom de Palmire, et qu’il appelait sa fille. Ils voulaient d’abord se fixer dans notre pays, mais la mer les effraya trop. Je crois, si je ne me trompe, qu’ils sont à dix stades d’ici, dans un village situé sur le sommet d’une montagne ; et si vous voulez monter avec moi sur le haut du rocher, je vous le ferai voir, quoique très éloigné. Almoladin n’hésita pas un instant d’aller reconnaître le lieu qu’on lui désignait.
Enfin il avait des nouvelles de Palmire, et c’était beaucoup pour lui. L’espérance de la retrouver le rendait le plus heureux des hommes.
Il prit congé de ces deux jeunes amants qui le comblaient de caresses, et qui lui firent promettre qu’il viendrait les voir, s’il retrouvait son adorable Palmire. Almoladin les engagea à fuir sur-le-champ le lugubre séjour ; que ce n’était point un lieu propre pour des amants ; qu’il leur souhaitait toutes sortes de contentement, et qu’il les reverrait avec plaisir. Chacun prit une route opposée. Sans doute il fut longtemps question d’Almoladin parmi ces villageois ; car sans lui l’amant d’Amynthe aurait péri peut-être dans les tourments les plus affreux ; mais laissons ces jeunes amants heureux, et suivons le roi de Siam.
Il ne se donne pas le temps de se rafraîchir, il suit la route indiquée avec une rapidité incroyable. Enfin, avant de monter à ce village, il se décida à se reposer un instant. Il contempla avec admiration la disposition de ce charmant pays. Il aperçoit au bas de cette montagne un coteau, sur lequel on a bâti une petite maison de fermier. Au pied de cette masure1 était un immense vallon, où la nature avait disposé d’une manière agréable des allées d’arbres ; des ruisseaux et des prairies ornaient cet aimable séjour. Le coteau fixait le plus son attention, quoique ce ne fut pas là qu’il devait porter ses pas. Il avait déjà passé le chemin qui pouvait l’y conduire, il pouvait être à peu près à un demi-stade de la chaumière… Il crut apercevoir une femme qui en sortait. Aussitôt il prit son télescope. Ô surprise admirable ! … Est-ce Palmire ? Est-ce ma divinité ? … C’est une femme de la plus riche taille, svelte et faite à peindre, d’une figure superbe, et joignant à la grâce les traits les plus enchanteurs. Palmire n’était point formée2 lorsqu’Almoladin la quitta. Cette jeune personne s’était développée, et était devenue la plus belle femme qu’on ait jamais vue. Almoladin lui-même s’y serait trompé, si les yeux de Palmire ne lui avaient pas toujours paru les mêmes. Oui, c’est elle, s’écria-t-il : je n’en puis plus douter… Jadis elle était jolie, actuellement elle est belle. Elle n’a fait que changer de beauté. Hélas ! son cœur aurait-il changé de maître3 ? Je deviens pour elle un second Corydas ; mais un autre aura-t-il effacé le souvenir d’un amant qui n’est plus et de celui qui vit encore ?
Palmire s’approchait à grands pas : elle était légèrement vêtue. Elle portait dans ses bras un manteau. Il semblait qu’elle venait directement à lui, mais le chemin était séparé par un grand fossé4. Elle s’approcha assez pour qu’Almoladin ne doutât plus que ce ne fût vraiment elle. Il la vit aborder un vieillard qui était assis au pied d’un arbre avec un enfant. Elle couvrit le vieillard du manteau, et lui baisa les mains5. Elle s’assit ensuite à ses côtés. Almoladin faillit à sauter dans le fossé pour aller à eux, mais il y avait ensuite autant de danger pour le remonter. Il revint donc sur ses pas, et gagna le chemin avec une telle promptitude, que, quoique le détour eût au moins un demi-stade, il le parcourut en vingt minutes6. Il les aperçoit de loin, alors tout à coup son courage l’abandonne, ses jambes refusent de le porter. Il arrive cependant avec peine, et s’arrête à quelque distance de Palmire et de Palémon, qui furent étonnés de voir paraître devant eux un étranger au moment qu’ils s’y attendaient le moins ; mais plus ils le considéraient, plus ils se regardaient mutuellement. Que vois-je, mon père ! dit Palmire au vieux Palémon : c’est l’image du bon roi de Siam, de notre bienfaiteur. Il est vrai, dit Palémon, quoiqu’affaissé sous le poids de l’âge, cet étranger offre une ressemblance si frappante de ce grand prince, qu’on peut s’y méprendre.
Almoladin ne disait rien : il s’approchait toujours. Palmire ne put y tenir, elle se lève : non mon père, je ne me trompe pas, c’est lui-même ; c’est le prince Almoladin, ce simple costume ne peut le déguiser à mes regards. Je reconnais mon roi, et je vole à ses pieds. Almoladin la prend dans ses bras : c’est à moi, lui dit-il, adorable Palmire de tomber aux vôtres. Je ne suis plus prince, je ne suis plus roi. J’ai tout abandonné pour vous7. Je n’ai plus d’épouse. Je suis libre, j’ai déposé ma couronne dans les mains de mon fils, et je me présente à vos yeux comme un second Corydas. À ces mots, Palmire s’évanouit : la joie avait saisi ses sens ; cette aimable pâleur ajoutait à ses charmes. Elle rouvrit bientôt de grands yeux noirs, où le sentiment du plus vif amour était peint. Quoi, mon roi, lui dit Palémon, vous voudriez vous unir à une simple villageoise ! Ô mon père, lui répondit Almoladin, Palmire mérite plus qu’un sceptre, elle mérite tous ceux de l’univers. Un seul était trop peu pour elle, je l’ai abandonné pour ne devoir qu’à elle seule tout mon bonheur8. Je veux oublier que je fus roi. Ce souvenir serait trop affligeant, je sens que je suis père, mais mon fils est heureux, et sa vertueuse épouse lui fera chérir la couronne. Ne me parlez jamais de la perfide Idamée9. Le ciel me l’a ravie : le ciel a été juste envers elle. Il me le prouve par le bonheur dont il me comble aujourd’hui. Ô ma chère Palmire, prononcez mon bonheur ! mes jours ne peuvent être désormais heureux qu’autant qu’ils seront enchaînés aux vôtres. La tendre Palmire ne peut exprimer ce qu’elle sent. Elle soupirait depuis longtemps en secret pour Almoladin, mais la distance infinie qu’il y avait entre elle et lui ne pouvait lui faire espérer qu’un jour le ciel l’accorderait à ses vœux. Quoi, lui dit-elle, vous deviendriez mon époux ! je serais à vous ? Non, mon prince, non, mon roi ; ce bonheur n’est pas fait pour une simple bergère10… Arrêtez, lui dit Almoladin, et cessez de m’affliger ; je croirais à mon tour que vous ne sentez pas pour moi ce que j’éprouve depuis longtemps pour vous. Auriez-vous oublié la cruelle langueur qui me prit sur le vaisseau ? Avez-vous oublié mes regrets, mes adieux, lorsque je vous remis entre les mains de Palémon ? Mon portrait que je vous laissai, et que je vois encore aujourd’hui sur votre sein, a dû vous rappeler tous les jours que si mon sort eût dépendu de moi, jamais je n’aurais été séparé de Palmire. À présent que je puis disposer de moi-même, et que je viens chercher la récompense due à mes peines, à mes soins, à mes travaux, vous m’opposez mon rang ; j’en suis descendu. Ma couronne, mon sceptre, tout est disparu comme une vaine chimère, mon amour seul me reste11. Je n’ai plus que le titre d’homme, titre que je respecte, que j’estime plus que celui de roi qui n’a point les vertus du sage. Je suis actuellement votre égal. Regardez mes vêtements. Vous le voyez ; je n’ai rien conservé de l’éclat du trône. Je travaillerai comme les habitants du hameau, je chérirai mon épouse, mes enfants ; enfin j’aurai trouvé le bonheur que je cherche depuis que je me connais. Il est inutile de nous opposer plus longtemps à de bonnes raisons, ma fille, répondit Palémon : rendez-vous aux vœux d’un homme aussi parfait. Combien de fois vous m’avez entretenu de lui ! Combien de fois vous avez désiré de le revoir ! Le voilà pour la vie avec vous : vous fermerez l’un et l’autre ma paupière, et je vous laisserai heureux sur la terre. Allons tout préparer pour terminer votre hymen12, puisque le roi l’ordonne. — Cessez, mon père, de me nommer ainsi, lui dit Almoladin, je ne veux vivre que pour vous, que pour mon épouse, et je veux être inconnu du reste de la terre. Adoptez-moi pour fils, je veux être Corydas, j’en ai toute la tendresse filiale et tout l’amour pour Palmire. — Hélas ! s’écria-t-elle, il n’y avait que vous au monde, mon cher Almoladin, qui pussiez me faire oublier mon cher Corydas ; et je sens même que si je l’eusse perdu à l’âge où je suis, jamais je ne lui aurais manqué de foi.
Almoladin sentit toute la force de ces paroles. Il y avait en même temps de l’esprit, de la passion et de la délicatesse. Peut-on exprimer le contentement de ce roi trop malheureux pendant si longtemps ? Le voilà satisfait ! Il vit près de la nature… Une femme adorable, une charrue, un troupeau flattent plus son ambition que le trône de Siam, malgré toute sa splendeur. Il voit avec plaisir l’enfant que Palmire élève par ses soins charitables. Elle la chérit comme sa fille : mais au bout de neuf mois, elle se vit véritablement mère d’un fils. Ce n’est plus un prince, c’est un bon paysan qu’on élève sous le chaume et à conduire la charrue. Quel bonheur plus parfait que le sien ! Lui-même avait oublié qu’il eût jamais été roi. Il ne restait cependant qu’à cinquante stades de Siam, et il voulut toujours savoir, à l’insu de son épouse, ce qu’il se passait à la cour de son fils. Il écrivit au Mandarin de lui adresser ses lettres à Palémon, dans le village de Galles ; et, sans se servir du cachet royal, que ces lettres fussent écrites d’un style convenable à des pauvres gens. Enfin, il était doublement heureux. Il apprenait que son fils faisait des merveilles sur le trône ; que ses sujets l’adoraient ; que les belles-lettres fleurissaient à Siam, et que les femmes surtout y avaient beaucoup d’émulation ; que la petite fille qui avait remporté le prix y était un grand personnage, qu’elle était même insinuée dans les affaires de l’État, et qu’elle avait été employée en ambassade à la cour de Golconde13. Quinze ans s’écoulèrent sans que rien de remarquable se passât à Siam, ainsi que dans la paisible retraite d’Almoladin, si ce n’est la perte du vieux Palémon, qui l’affligea infiniment. Il coulait des jours heureux et sereins. Il élevait son fils dans les principes rustiques ; il l’instruisit cependant, mais il ne lui apprit pas moins à labourer la terre, à garder les bestiaux.
Ce jeune homme1 avait déjà atteint sa quinzième année, lorsqu’il commença à s’ennuyer de la vie grossière de paysan. Il aimait son père, il idolâtrait sa mère, mais tout son attachement pour les auteurs de ses jours était vivement combattu par la gloire.
Siam commençait à éprouver quelques hostilités. On parlait de la guerre avec le grand Mogol2. Le jeune Palémon, (car on lui avait donné le nom du vieillard) se sentait dévoré par l’envie de se signaler dans les combats. Il faisait raconter tous les soirs à son père, au retour de la charrue, comment on se conduisait à l’armée.
Almoladin était loin de se défier que son fils lui faisait ces questions pour l’abandonner un jour, et en faire son profit. Il admirait même sa curiosité, son intelligence et sa capacité ; mais il pensait que quand on était né au village, on n’aimait point à vivre parmi les hommes qui ne respirent que le sang3, l’ambition et la vengeance. Il pensait ainsi, parce qu’il avait vu tout cela de près : mais son fils n’était pas de ce sentiment ; il n’y voyait que la gloire, et une secrète ambition le transportait malgré lui. Enfin, il profita d’un jour de fête où son père et sa mère étaient allés voir le berger qu’il avait arraché au pouvoir des Derviches, avec lequel ils étaient liés depuis quelques années. Le jeune Palémon refusa de les y accompagner, sous prétexte qu’il avait une partie faite avec ses amis de Galles4. Almoladin ne se douta point du projet de son fils, et il s’absenta avec confiance. Ô sort bizarre ! Après quinze ans de paix et de tranquillité, le plus sage des hommes recommence une carrière épineuse. Son fils est parti5, son fils est disparu ! Ô père infortuné ! ô mère trop tendre ! quelle terrible nouvelle vous apprenez en rentrant chez vous ! Palémon avait eu la précaution de laisser une lettre à l’adresse de son père. Elle commençait par ces mots : « J’ai combattu longtemps le penchant qui me domine. Depuis que je me connais, j’ai une aversion pour la vie champêtre. J’ambitionnais le sort de ceux qui portent les armes ; et lorsque, vous me racontiez, mon père, les exploits de ces vaillants guerriers qui ont servi sous le roi de Siam, vous ne lisiez point dans mon âme, sans doute vous n’auriez point continué d’enflammer mon jeune cœur. Le mal est fait. Je n’ai pu m’empêcher de me séparer de vous, ainsi que de ma tendre mère. J’ai senti mon cœur se déchirer au moment que j’abandonnais la maison paternelle ; mais je veux m’élever, je veux adoucir vos peines ; et si je m’en rapporte à mon ardeur, bientôt vous me pardonnerez de vous avoir abandonné. Je ne veux point vous cacher où je porte mes pas : je prends la route de Siam, et je ne manquerai point de vous donner de mes nouvelles exactement. »
Palmire fondait en larmes en entendant la lecture de cette lettre. Almoladin cherchait à la consoler, mais lui-même éprouvait une douleur plus profonde. Le fils qu’il avait sur le trône était dans les alarmes, et son frère allait lui demander du service comme un simple soldat. Cependant sa sagesse lui fit retrouver ses forces, et il dit à Palmire qu’il fallait se soumettre aux décrets du sort ; qu’on ne pouvait jamais éviter ce qui nous était préparé par le destin.
Almoladin voulut laisser agir son fils naturellement, sans même le recommander au Mandarin. Le voilà donc inconnu dans le royaume de Siam, et demandant au hasard du service. Les milices qui se faisaient de toutes parts lui firent bientôt trouver de l’emploi. Il rencontra, en arrivant sur le port, un milicien qui venait de tomber au sort6. Sa douleur était remarquable. Il s’arrachait les cheveux et se frappait la tête. Il était au moment de se marier, et on le forçait d’aller servir le roi. Le jeune Palémon s’avança à lui, et lui dit : Que vous êtes heureux ! Et vous vous plaignez ! Que je voudrais être à votre place, lui ajouta-t-il ! À ces mots, le milicien le regarde ; il voit que c’est un paysan, quoiqu’il ait un air noble et important. Voulez-vous que je vous donne ma place, lui dit-il, puisque vous n’avez pas de maîtresse, et que vous paraissez désirer servir le roi ? Voilà la bourse que mes parents viennent de me remplir. Je vous la donne ; venez bien vite avec moi chez le commandant de la place, et je ne doute pas qu’il ne vous préfère à moi. Aussitôt Palémon le suivit avec une joie qui ne peut se rendre. Le commandant de la place resta étonné en regardant ce jeune étranger. Il lui demanda son nom, son état. — Je me nomme Palémon. Corydas7 est mon père, et ma mère se nomme Palmire. Je suis fils de laboureur, et je suis du village de Galles. Je n’ai point l’usage des armes, mais j’ai la plus grande envie de servir le roi, et je me flatte8 qu’on sera content de moi.
Le commandant reconnut tant de mérite dans ce jeune homme, qu’il ne douta point que ce ne fût par la suite un de ses meilleurs guerriers. Il avait cinq pieds cinq pouces9, quoiqu’il n’eût que quinze ans. Un homme si jeune, si beau, et qui avait débuté d’une manière aussi avantageuse, fit bientôt du bruit à Siam. Sa renommée parvint aux oreilles du roi, qui demanda à le voir. Il avait une parfaite ressemblance avec le monarque ; et tous les courtisans en furent tout de suite frappés. Le roi l’interrogea sur l’événement qui l’avait conduit à Siam. Grand roi, lui dit-il, l’amour de vous servir et de défendre ma patrie m’a fait abandonner mes parents. Je ne serai point ingrat, répond le monarque, et votre zèle martial m’assure que j’aurai en vous un brave homme. Quoique né au village, vous portez une figure noble et vous avez une manière de vous exprimer qui n’est point commune. Je vous reçois donc officier pour vous encourager. Distinguez-vous, et je vous promets de l’avancement. Le jeune villageois tomba aux genoux du roi, le remercia de ses bontés, et lui promit de combattre ses ennemis jusqu’à la dernière goutte de son sang.
Quelques jours après, on arma une flotte de cinquante vaisseaux de ligne, pour aller attaquer l’ennemi. Le jeune homme n’eut pas manœuvré huit jours, qu’il fut en état de commander la flotte. Il était le dernier officier de son vaisseau, mais bientôt il en fut le premier. Tous les supérieurs furent tués, ainsi que la moitié des hommes de l’équipage ; à peine eut-il pris le commandement du vaisseau, qu’il fit des merveilles. Il divisa la flotte ennemie ; il prit lui-même cinq vaisseaux, et le reste fut dispersé ou pris en moins de six heures. On fut relâcher10 au port le plus voisin, d’où on dépêcha un courrier au roi de Siam, pour lui apprendre ces heureuses nouvelles, et qu’on ne devait le gain de la bataille qu’au jeune Palémon. Aussitôt le monarque le nomma chef d’escadre11 ; et bientôt après de nouveaux exploits le firent nommer amiral. L’ennemi fut complètement battu de tous les côtés. Le jeune Palémon, à la tête de la flotte, nettoya la mer de tous les vaisseaux ennemis, et rentra dans le port de Siam, sans avoir perdu un seul vaisseau, et ayant fait plus de soixante prises considérables : le roi, ainsi que la cour et tout le peuple, courut au port pour voir arriver cette nombreuse armée navale. Tout le monde criait, en voyant débarquer le jeune Palémon : Vive l’amiral ! On jetait des lauriers12 de tous côtés sous ses pas. Le roi, alla lui-même au-devant de lui, le serra dans ses bras, et lui témoigna la plus vive reconnaissance, en lui disant : On assure que nous avons une parfaite ressemblance ; je vous regarde aujourd’hui comme mon bras droit, comme mon frère, et comme le plus ferme appui de mon trône. Venez, que je vous présente à la reine et à la princesse. On le conduisit au temple, pour remercier les dieux de la victoire que les armes du roi de Siam avaient remportée sur celles de ses ennemis. La reine le combla d’amitiés ; mais quelle surprise ravissante ! Une princesse de seize ans13 s’offre à ses yeux, portant une couronne à la main, et qu’elle place elle-même sur sa tête. Voilà, dit-elle ; le moindre prix que l’on doit à votre conquête. Palémon fut saisi de la plus vive émotion. Cette princesse avait non seulement la beauté en partage, mais un son de voix qui portait à l’âme ; un air de bonté et de noblesse à la fois, qu’on ne pouvait s’empêcher d’admirer. Aussi était-elle adorée à Siam.
Palémon ne fut pas insensible à tant de charmes. Il ne put leur résister. Le premier trait de l’amour pénétra dans son cœur, et la jeune princesse en fut de même blessée,1 en voyant ce jeune guerrier, dont elle avait déjà si souvent entendu parler. Elle aimait déjà sa gloire. Quoi, disait-elle à ses femmes, faut-il qu’un jeune homme si parfait, si accompli, qui réunit tous les avantages, ne soit pas du sang des rois ! Enfin, la paix et le calme revinrent à Siam. Partout on donnait des fêtes en l’honneur du jeune guerrier ; les femmes de la cour se le disputaient, mais il était indifférent pour toutes : il n’avait des yeux que pour la princesse. Il est vrai que, quoiqu’il y eût de jolies femmes à la cour de Siam, il n’y en avait aucune qui pût être comparée à la fille de l’empereur. Plusieurs têtes couronnées avaient fait demander sa main ; mais Noradin ne voulut point l’accorder avant d’avoir eu le consentement de son père, et d’avoir découvert le lieu de sa retraite2. Il n’avait plus que cette princesse ; il avait perdu deux fils, qui faisaient déjà l’espoir de tout son peuple.
Le roi de Golconde envoya un ambassadeur extraordinaire pour demander la main de la princesse pour son fils ; c’était le grand ami de son père, et il ne pouvait guère refuser cette demande du monarque. Il répondit qu’il y consentait, si le roi de Golconde pouvait avoir le consentement de l’ancien roi de Siam, son père, dont il n’ignorait pas l’absence. Tous les souverains furent priés de faire chercher le roi Almoladin, chacun dans son royaume : toutes les recherches furent vaines. Almoladin vivait trop rustiquement pour qu’on pût le reconnaître. On le cherchait dans les villes, parce qu’on savait qu’il était grand observateur, tandis qu’il n’était plus qu’un simple habitant du hameau de Galles, un laboureur. On ne soupçonne plus ; on ne va plus chercher les grands hommes à la charrue. De façon que le roi de Siam, sous le nom de Corydas, resta parfaitement inconnu :
Son fidèle mandarin ne manqua pas de lui faire part de l’élévation étonnante et rapide de son fils Palémon. De son côté, Palémon proposait à son père de le présenter au roi de Siam, qui, disait-il, désirait absolument connaître toute sa famille. Almoladin, sous le nom de Corydas, répondit à son fils d’assurer le roi de tous ses remerciements et de son respect, mais qu’il était né au village, et qu’il ne voulait point connaître la cour. Palémon se proposait d’aller voir en triomphe les auteurs de ses jours, mais l’amour avait fait de grands progrès dans son cœur, et la jeune princesse étant tombée malade, tant d’amour que de crainte d’être unie à tout autre qu’à Palémon, cela dérangea ses projets. Oui, disait en elle-même cette jeune princesse, si on ne me forçait pas du moins dans mes vœux, je vivrais auprès de mes parents, en l’aimant secrètement toute ma vie. Une barrière immense est entre lui et moi, et je serai toujours malheureuse. Enfin, on désespérait de ses jours. Un des plus habiles médecins de Siam dit qu’il fallait envoyer la princesse à la campagne, et lui laisser le choix, en hommes comme en femmes, de ceux qui conviendraient le mieux à son caractère, et qui lui seraient le plus agréables ; qu’il y avait plus d’ennui et de langueur dans sa situation, qu’un genre décidé de maladie.
Il fut donc arrêté3 qu’elle partirait dans peu de jours pour le château de Pegu. Elle choisit elle-même sa maison ; mais le roi crut lui faire un cadeau en lui donnant l’homme de sa cour le plus recommandable pour la garde de son château. Palémon fut nommé à cet effet. Que l’amour a un pouvoir secret et admirable ! les plus dangereux surveillants sont souvent ceux qui servent le mieux deux jeunes cœurs qui brûlent dans le mystère.
La joie de la princesse ne peut se concevoir. À peine a-t-elle abandonné les portes de Siam, que l’air de la campagne, l’aspect de son amant, raniment insensiblement ses forces, et lui donnent un nouvel éclat de beauté. La faveur étonnante de Palémon excite la jalousie ; et les complots de cour font en peu de temps de rapides progrès. Tous les souverains de l’Asie redoutaient le roi de Siam, depuis qu’il avait à la tête de ses troupes ce guerrier intrépide, ce héros redoutable.
Malgré tous ses avantages, Palémon ne se croyait pas digne de la princesse. Il se regardait comme le dernier des hommes ; son amour s’augmentait par la contrainte et les difficultés qu’il prévoyait. Quoi ! se disait-il en homme d’esprit, le roi m’a nommé son frère, l’appui de sa couronne, et je n’ose prétendre au titre d’époux de sa fille ! Mon courage a mérité son estime ; peut-être sans moi serait-il au pouvoir de ses ennemis, et le préjugé l’empêche de me récompenser par le don de la main de sa fille. Qui sert bien sa patrie et son souverain, ne peut-il pas prétendre à la couronne ? Je n’ai point cette ambition, mais je désirerais que le roi, pour prix de mes heureux travaux, m’accordât le titre de son gendre4… C’est ainsi que des mouvements d’un sang royal l’élevaient souvent au-dessus de son sort.
La princesse était entourée de serviteurs perfides, qui voyaient avec peine la préférence de Palémon sur tous les autres courtisans. Malheureusement pour lui et pour la princesse, sa première femme d’honneur éprouvait la plus vive passion pour Palémon ; et son dédain irrita cette femme jusqu’à la haine, et la porta à conspirer contre l’homme qui avait cependant su l’intéresser. Mais l’amour-propre blessé chez les femmes les rend presque toujours cruelles5. Son attention et sa jalousie la mirent bientôt à même de s’apercevoir de la passion réciproque de la princesse et de Palémon. La perfide, pour achever de s’en convaincre, vantait les charmes et les vertus de Palémon en présence de la princesse, qui la prit vivement en affection. Elle porta sa reconnaissance plus loin, elle en fit sa confidente. Un jour que le roi était venu voir sa fille, il s’enferma quelques heures avec Palémon pour parler des affaires de l’État, et surtout pour le consulter sur l’hymen que lui proposait le roi de Golconde. On croira aisément que Palémon employa toutes les ressources de son esprit et de son éloquence, pour persuader encore plus au roi qu’il ne pouvait terminer cette alliance, sans le consentement de son père, et sans attendre que sa fille fût tout à fait rétablie. Il ajouta même qu’il croyait devoir lui conseiller de consulter avant tout le penchant de sa fille6… Mais passons à la conversation de la princesse. Elle se promenait avec sa confidente dans le parc : elles s’enfoncèrent dans une allée ; la princesse la fit asseoir à côté d’elle : causons à notre aise, lui dit-elle, ma bonne amie, et dites-moi ce que vous pensez de l’entretien de mon père avec Palémon dans ce moment-ci. De quoi s’occupent-ils ? Parleraient-ils de mon mariage ? Ah ! si Palémon lisait dans mon cœur, s’il avait deviné mes sentiments, si je pouvais me flatter de l’avoir intéressé, sans doute je détournerais mon père du cruel projet de me séparer de lui, de la reine, de ce que j’ai de plus cher au monde. Je sais que ce héros n’est point fait pour moi ; mais je le verrais quelquefois, et je souffrirais dans le silence ; nous en parlerions souvent en secret. Ô ma bonne amie ! vous représentez-vous tous mes tourments ? Cette cruelle confidente jouissait intérieurement de voir le désespoir de la princesse, et elle sut l’augmenter en l’assurant que Palémon ne pensait point à l’amour ; qu’il était né indifférent, et que la gloire seule avait des charmes à ses yeux. Je crois que vous vous trompez sur son compte, lui dit la princesse ; je pense au contraire qu’il joint à l’art de la guerre l’art de vouloir charmer, et qu’il porte un cœur sensible et tendre. Je me rappellerai sans cesse le jour qu’il se présenta à mes yeux pour la première fois. Le bruit de ses exploits avait frappé mes oreilles ; mon esprit en était saisi ; je ne pouvais croire qu’un jeune homme né sous le chaume eût produit un si grand homme. On ne m’entretenait que de ses victoires, et l’on ne me parlait point de ses charmes. Il revint à Siam à la tête de la flotte ; mon père ordonna un sacrifice ; il voulut que mes innocentes mains couronnassent ce guerrier magnanime ; moi-même je me sentis glorieuse d’un aussi bel emploi. Je le vis arriver au milieu de toute la cour, et aux cris d’allégresse du public : mon père le tenait par la main ; il me le présenta : je sentis tout à coup une révolution terrible, mon cœur se troubla pour la première fois ; mais retenue par la prudence, je n’osais laisser éclater mon agréable surprise. Que le sentiment de l’amour est différent de tous les autres ! Plus il est impétueux, moins il éclate ; il ravit les forces, même l’usage de la parole. Une aimable contrainte saisit les sens ; on est abattu sans horreur ni souffrance ; et le guerrier qui venait de mettre en pièces cent mille hommes ne produisit point sur moi, par sa présence, cette terreur qu’inspire la vue d’un héros intrépide. Je le vis ; je ne pus le regarder comme un mortel sanguinaire, mais comme le dieu Mars, tout rempli de l’image de Vénus : le sourire de l’amour était sur sa bouche. Sa jeunesse, sa noblesse et cet air martial, sans être farouche, présentaient à mes yeux un dieu sous les traits d’un mortel. Lorsque je lui offris la couronne, et qu’il se jeta à mes pieds pour la recevoir, je ne puis vous rendre tout ce qui se passa en moi. La reine et le roi prirent le change, et pensèrent que mon trouble et mon émotion étaient l’effet de la terreur seule. Je le compris bientôt à la conversation que me tint le roi. Que de telles erreurs favorisent un cœur trop sensible ! Enfin, mes chagrins, ma maladie ne sont que le fruit de cette entrevue, qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. Il faut renoncer, je le sais, à l’espoir d’être unie avec lui ; mais je ne puis de même renoncer à mon amour. Le trait brûlant dont je suis consumée ne s’éteindra qu’avec ma vie.
La déclaration que venait de faire la princesse à cette cruelle confidente, lui inspira le projet de mettre cet aveu à profit pour ses propres intérêts. Elle se décida à faire part au jeune héros de la passion que la princesse avait pour lui, pour juger, par la manière dont il recevrait cette confidence, s’il était lui-même insensible à l’amour. S’il n’est pas indifférent, si la princesse est payée de retour, alors, dit-elle, je lui ferai apercevoir tous les dangers de cet amour peu sortable, et j’espère qu’il écoutera plus favorablement mes sentiments et ma tendresse. Elle affecta de plaindre beaucoup sa maîtresse, en lui disant même, qu’elle servirait son amour, si elle pouvait se persuader que Palémon en fut digne ; et qu’elle mettrait tout en usage pour combler ses vœux. Ah ! qu’il ignore à jamais mes sentiments secrets, lui répondit la jeune princesse, je serais bien plus à plaindre s’il en était jamais instruit ; mais il était nécessaire pour moi de m’épancher dans le sein d’une amie. Elle finissait ces paroles quand le roi et Palémon arrivèrent ensemble. La princesse se leva, fut au-devant de son père, mais elle ne put retenir ses larmes ; elle était agitée par la crainte que son père ne lui parlât de mariage. Elle ne se trompa point ; le roi lui dit : ma fille, je suis au comble de mes vœux. Mon bonheur est parfait de vous voir rétablie. Le roi de Golconde vous attend avec impatience. Ô mon père, s’écria-t-elle, en se jetant à ses pieds, qu’importe le roi de Golconde à mon bonheur, à votre félicité ! Je suis la seule qui vous reste de vos enfants, et vous voulez me sacrifier aux usages ordinaires. Ah ! mon père, que je vive toujours auprès de vous, près de la reine, et je passerai les jours les plus heureux ; je préférerai mon sort au sceptre le plus brillant, à l’empire du monde : le roi serra sa fille dans ses bras, et chercha tous les moyens possibles de la consoler et de la calmer. Palémon détourna son visage pour cacher ses larmes ; le roi s’en aperçut : Ah ! ne cachez pas vos pleurs, lui dit Noradin ; guerrier magnanime, je vois que ma fille vous intéresse. Vous lisiez bien dans son cœur quand vous m’avez voulu détourner de cette alliance ; je vous en ai beaucoup d’obligation ; et toi, ma fille, rassure-toi, je vais tenter tout pour rompre cet hyménée7. Il quitta sa fille après l’avoir comblée de caresses. Elle l’accompagna jusqu’à sa voiture. La princesse, Palémon et la cruelle confidente revinrent tous trois se promener dans le parc. Ils observaient le plus profond silence. Palémon ne détournait pas les yeux de dessus la princesse ; la princesse de son côté ne cessait de le regarder, mais aussitôt elle baissait les yeux ; leurs regards se rencontraient souvent, et se confondaient. La perfide confidente sentit la fureur de la jalousie s’élever plus que jamais dans son âme. Elle ne perdait pas un mot de cette conversation muette, de ce vrai langage des amants. Ne pouvant plus soutenir un tableau si intéressant, elle quitta brusquement la princesse, sous prétexte qu’elle avait quelque ordre pressant à exécuter.
La princesse prit le change ; et convaincue de la fidélité et de l’attachement de sa confidente, elle ne s’opposa point à son éloignement. Palémon se voyant seul avec la princesse, bonheur dont il n’avait encore pu jouir jusqu’à ce moment, retrouva l’usage de la parole, et il osa dire à la princesse que, quoiqu’il ne désirât point qu’elle s’éloignât jamais du roi et de la reine, il ne pouvait s’empêcher de plaindre le roi de Golconde, qui perdait l’espoir de la voir jamais devenir l’épouse de son fils. Ah ! lui répondit-elle, quels regrets peut-on avoir d’une femme qu’on n’a point vue ? … Que serait-ce, madame, s’il avait joui du bonheur de vous voir ! Sans doute il serait bien plus à plaindre. La princesse ne savait que répondre : elle ne s’aperçut que trop de tout l’amour de Palémon. Elle craignait de lui en imposer, en détournant la conversation, mais en la lui laissant continuer, elle craignait encore davantage. ― Ah ! lui dit-elle enfin, que les filles des souverains sont infortunées ! croyez-vous, madame, reprit Palémon, que les fils de laboureurs le soient moins, quand ils ont les sentiments aussi élevés que ceux des fils de rois ? — Ah ! que ne suis-je, dit la princesse, dans un rang obscur ! Ils formaient ainsi tous deux des vœux contraires, et qui cependant avaient le même but. Que le jeune Palémon se serait cru heureux s’il avait eu une véritable connaissance de son sort ! mais la destinée voulait encore qu’il l’ignorât. La confidente revint heureusement pour les deux amants ; mais l’Amour, qui les avait déjà blessés l’un et l’autre avant cette conversation, se fit sentir plus vivement à leurs cœurs depuis qu’ils étaient convaincus de leur flamme réciproque.
L’empereur du Mogol, informé des exploits de Palémon, apprit en même temps qu’il était fils de laboureur, et que son ambition égalait celle des rois. Il crut qu’il pourrait satisfaire ce héros en lui offrant sa fille et la moitié de son royaume, s’il voulait abandonner la cour de Siam et passer à son service. La paix qu’il avait été forcé de faire était ignominieuse pour lui, et préjudiciable aux intérêts de son empire. La vengeance des rois est égale à celle des dieux. Il n’y a point de sacrifice qu’ils ne fassent pour triompher et pour abattre le pouvoir de leurs égaux. Il envoya donc en secret une personne de confiance à Siam, chargée d’entretenir ce héros, et de lui faire de sa part les propositions les plus avantageuses.
Le rétablissement de la princesse le ramena bientôt à la cour de Siam ; les deux amants s’en étaient assez dit pour ne pas chercher à s’entretenir encore. De retour à Siam, on fit des fêtes en l’honneur du rétablissement de la princesse. Les tournois1 étaient abolis depuis plus de cinquante ans à Siam : Noradin voulut rétablir ces jeux admirables. Il prétendait, avec juste raison, que cet usage rendait les hommes plus honnêtes et plus galants auprès des dames, et qu’un noble et franc chevalier était incapable de jamais manquer à une femme, quels que fussent son âge et son rang.
Les jeunes gens de Siam avaient besoin de cette école. Ils arrivaient chez les dames à toute heure du jour en bottes, et le fouet à la main. Aussi indécents dans leurs propos que dans leur costume, ils ne parlaient que de colifichets2 et de chevaux, affichant un mépris général pour toutes les femmes. Méchants sans esprit, petits-maîtres sans grâces, (car on ne distinguait point par la coiffure et le vêtement l’homme de cour du commis marchand) ils marchaient de ridicules en ridicules, et de vices en vices.
Le roi de Siam voulut donc élever l’âme de ses sujets, surtout des courtisans, qui étaient plus corrompus que les autres, et dégénéraient même déjà en bassesse et en lâcheté. Il n’avait qu’un héros dans son royaume, et ce héros, à qui portaient envie tous ces hommes corrompus, sortait des mains de la nature, quoiqu’issu du sang des rois.
Enfin, le jour du premier tournoi arriva. Tous les grands de la cour entrèrent en lice ; mais le jeune Palémon fut vainqueur de tous. Il fut donc encore de nouveau couronné par la princesse. Quel nouvel empire Palémon ne prit-il pas dans son cœur ! On ne parlait que de lui ; on ne louait que sa personne, sa vaillance, son intrépidité, ses grâces, sa jeunesse et son esprit. L’envoyé secret du grand Mogol fut témoin de tous ces hommages publics rendus à Palémon. Il se transporta le lendemain chez ce héros admirable. Déjà cet envoyé était connu à Siam : on observait sa conduite, ses actions ; on suivait ses pas, ses démarches, et on ne manqua point de dire au roi qu’il s’était rendu chez Palémon, et qu’il était resté au moins trois heures renfermé avec lui dans son cabinet. Le roi n’en prit aucune défiance ; il connaissait trop les sentiments de son héros, pour le soupçonner de quelque affreux complot. La princesse, ne pouvant plus contenir son amour, chargea sa confidente de déclarer à Palémon qu’elle ne le voyait pas indifféremment ; qu’elle se flattait que son père n’aurait point de répugnance à l’unir avec lui, s’il pouvait jamais craindre de le perdre.
La confidente accepta la commission, espérant en faire son profit. Elle écrivit donc au nom de la princesse, au jeune héros de se rendre chez elle, qu’elle avait quelque chose à lui communiquer de sa part. L’intrépide guerrier, brûlant d’amour, arrive aussi prompt que l’éclair chez la confidente de la princesse ; mais quel fut son étonnement d’entendre cette femme, qui l’avait plusieurs fois tourmenté par ses hommages3, lui peindre tout le trouble de son cœur ! La princesse, dit alors Palémon, ne vous a-t-elle chargée de rien pour moi ? vous a-t-elle ordonné de me faire cet aveu ? Est-ce là le motif de la lettre que vous m’avez écrite ? Cette confidente, pressée de la sorte, ne put se dispenser de découvrir au héros les sentiments de la princesse, sa situation et son amour pour lui.
Palémon fut transporté. Sa gloire, son élévation, tous ses avantages, étaient moins intéressants à ses yeux, moins flatteurs que cet aveu. Il ne savait que répondre au discours de la confidente ; mais tandis qu’il dissimulait ses sentiments, l’envie et la jalousie fermentaient dans tous les cœurs. On chercha les moyens les plus adroits et les plus naturels qui pouvaient le rendre coupable aux yeux du roi. L’entrevue de l’ambassadeur chez Palémon, à l’insu de Noradin, pouvait aisément le faire suspecter ; et ce moyen eut tout l’effet que les courtisans pouvaient désirer. Le roi, frappé de cette nouvelle, projeta de s’en faire instruire plus particulièrement ; il donna des ordres pour qu’on épiât la conduite de Palémon, ainsi que celle de l’ambassadeur, et qu’on vînt l’avertir sur-le-champ, lorsqu’ils seraient ensemble. Palémon, non seulement était un guerrier noble, intrépide et généreux, mais il possédait encore une philosophie digne de l’admiration de tous les hommes, que peu connaissent, et que peu observent encore plus rarement.
La proposition de l’empereur, qui lui offrait sa fille, et les instances 4de l’ambassadeur pour cet hymen, n’avaient point inspiré de vanité à son âme, trop grande et trop élevée pour aller s’en vanter auprès du roi de Siam. Peut-être cet aveu aurait fait ouvrir les yeux au monarque sur le compte de sa fille en faveur d’un héros si recommandable. Palémon était persuadé qu’il était le fils d’un laboureur ; mais en n’oubliant point son origine, il ne pouvait s’empêcher d’adorer la princesse. En vain il se représentait l’obscurité de son rang ; sa flamme triomphait toujours, et rien ne pouvait le contraindre à étouffer ses sentiments. Il résolut même de les déclarer au roi, et en cas de refus de la main de sa fille, d’aller finir ses jours dans le paisible asile où il avait laissé son père et sa mère. L’ambassadeur, voyant de son côté que toutes ses propositions avaient été inutiles et rejetées, se détermina à écrire à Palémon, en lui demandant un rendez-vous. Cette lettre était conçue en ces termes :
« Je suis venu à Siam sous le prétexte de proposer la paix à votre roi, mais ma démarche a pour but d’exciter la guerre. Si vous devenez l’allié de mon maître, il vous donne sa fille et partage avec vous son trône ; jamais le roi de Siam ne vous élèvera si haut. Je ne puis me résoudre à partir, sans témoigner à mon souverain avec quelle exactitude je me suis acquitté de ma mission suivant ses désirs ; si vous réfléchissez bien sur tous les avantages que je vous offre de la part de mon maître, vous me donnerez un rendez-vous qui me prouve que vous ne rejetez pas les faveurs dont le sort semble s’empresser de vous combler. »
Cette lettre fut interceptée et remise entre les mains du roi, qui, après en avoir pris lecture, fit remettre le cachet et l’envoya à Palémon, pour savoir enfin quelle serait sa réponse. Ô Palémon, ô jeune homme infortuné, quel sort on te prépare ! Ta vertu, ta probité5 et ta bravoure vont te conduire aux portes du trépas6. On a déjà juré de te faire subir une mort ignominieuse. Tes affreux ennemis ne quittent plus le roi ; on aigrit sa fureur, et ta réponse va donner des armes à la vengeance.
Palémon, furieux de voir que l’ambassadeur avait conspiré contre un roi pour qui il aurait donné de bon cœur ses jours, et de ce qu’il le soupçonnait capable de trahir son souverain pour satisfaire son ambition, jura d’en tirer vengeance, et mit par apostille au bas du billet : « Je vous attends avec impatience ; vous serez satisfait de moi, et vous apprendrez à me connaître. »
Cette réponse ambiguë pouvait annoncer également la résolution d’un héros et la perfidie d’un scélérat. Malheureusement pour Palémon, la lettre de l’ambassadeur semblait attendre cette réponse. C’en fut assez pour perdre Palémon. Dans l’instant les ordres les plus rigoureux furent donnés pour qu’on le saisît. Il fut enfermé dans une tour obscure où l’on mettait les criminels d’état. On commença sur-le-champ son procès. Le roi ne traitait plus Palémon que d’ingrat et de traître. Il fut arrêté7 qu’il serait confronté avec l’ambassadeur au pied du trône, en présence du Roi.
Almoladin, instruit du revers de son fils Palémon, et qu’il touchait au moment de sa perte, vole à son secours. Il arrive à la cour de Siam ; son costume, ses cheveux blanchis, le changement que l’âge avait produit dans ses traits, ne permirent pas qu’il fût reconnu dans sa cour. Un seul de ses anciens serviteurs, homme subalterne, mais vivement attaché à ses rois, reconnut Almoladin. Il le suit et se jette à ses pieds : Ô mon roi, ô mon maître, vos précautions pour vous dérober à nos regards sont vaines. Mes yeux vous ont reconnu ; mon cœur vous suit malgré vous. Eh bien, reprit Almoladin, je me confie à ta fidélité, à ton zèle ; mais instruis-moi de tout, sans jamais me découvrir. Ton roi n’est plus qu’un simple laboureur… Heureux si je peux encore aller reprendre ma charrue et ma tranquillité ; mais malheur à ceux qui me forceront à reprendre le pouvoir suprême ! Quel est le crime de Palémon ? Je m’intéresse vivement à son sort. Ô mon roi ! reprit ce serviteur fidèle, votre cour n’est plus la même : la mollesse et le luxe ont corrompu les bonnes mœurs qui dirigeaient tous vos sujets sous votre règne. Ce palais est devenu l’asile de l’imposture. Les ministres sont faux et méchants : tout ne s’y conduit que par l’intrigue des femmes. Votre fils est bon, simple, roi trop facile ; et on a noirci à ses yeux le jeune Palémon, ce héros intrépide. On lui prête une trahison affreuse, dont tous les gens sensés doutent, et on assure que dans vingt-quatre heures ce guerrier, si cher au peuple de Siam, sera conduit sur un échafaud.
Almoladin, à ses paroles, ne put retenir ses larmes : elles coulèrent abondamment. Le fidèle serviteur en devinait la cause. La ressemblance frappante que Palémon avait avec le roi de Siam et avec Almoladin, lui fit soupçonner qu’il était son fils et frère du roi. Il ne témoigna cependant rien à Almoladin de ses soupçons à ce sujet, il lui offrit de s’informer plus exactement et plus fidèlement de la situation de Palémon. Non, lui dit Almoladin, je n’exige de toi qu’une chose. C’est d’user du pouvoir que ta place te donne pour m’introduire dans la prison de Palémon. J’apprendrai de lui la vérité ; je lirai mieux dans son cœur que dans celui de mon fils ; la couronne rend l’homme dissimulé1 ; les soupçons et la crainte, dans ce poste élevé, l’environnent, et souvent même le rendent injuste. L’imposture est à la cour des rois comme un buisson d’épine qui entoure le trône et empêche la vérité d’en approcher. C’est du coupable que je l’apprendrai, et non de ses accusateurs. Si ton roi te fut cher, mène-moi sur-le-champ dans le cachot de Palémon. J’ai des droits pour l’interroger plus que tu ne peux t’imaginer. Ah ! mon maître, répondit le fidèle serviteur, je vous ai deviné… Vous seul pouvez arrêter l’horrible supplice qui se prépare… Vous m’ordonnez de me taire… Je vous obéirai… Vous êtes ici, il n’y a plus de danger pour Palémon. Comme gouverneur du fort où ce héros est renfermé, je vais vous en ouvrir l’entrée. À ces mots, Almoladin lui tendit les bras, et traversa sous sa conduite tout le palais sans être reconnu. Comme ils sortaient de la dernière galerie, ils entendirent des cris perçants ; quelle fut la surprise d’Almoladin, lorsque son nom frappa son oreille ! C’était la voix de la princesse, fille du roi son fils. Ô mon aïeul, disait-elle ! ô sage Almoladin, que ne revenez-vous dans vos états pour arrêter l’exécution de cet arrêt sanguinaire2 ; en vain j’ai demandé la grâce de ce héros recommandable à l’auteur de mes jours, à la nation ; et je n’ai plus qu’à mourir. Cette princesse éplorée tombe dans les bras d’Almoladin sans l’apercevoir. Ce roi philosophe, mais encore plus sensible et plus humain, ne put s’empêcher d’interroger la princesse, et de chercher à la calmer ; mais à l’instant que la princesse le considérait, et qu’elle lui témoignait la plus grande confiance, quoiqu’elle ne l’eût jamais vu, Almoladin se serait peut-être découvert, si l’on n’était venu arracher la princesse de ses bras de la part même du roi, avec ordre de lui faire garder l’appartement jusqu’à ce qu’il l’envoyât chercher. Almoladin sentit avec douleur, par ces paroles, que le roi craignait l’humanité et la sensibilité de sa fille, et qu’on préparait le supplice de son fils Palémon. Il vole à sa prison, il aperçoit son fils, pâle, défait ; mais sa candeur était toujours empreinte sur son visage. Almoladin lui crie à l’entrée de son cachot : Puis-je, mon fils, vous interroger ? Votre père peut-il vous serrer dans ses bras ? Peut-il vous plaindre, au lieu de vous condamner ? … Ô mon père, lui dit-il, je suis encore digne de vous : le forfait dont on m’accuse ne peut flétrir mes sentiments. Qu’il est doux pour mon cœur de pouvoir vous embrasser sans rougir à ma dernière heure ! Oui, lui dit Almoladin, je te crois innocent à ces paroles. L’échafaud t’attend, à ce que l’on assure, mais tu n’y es pas encore monté. Fais-moi ici l’aveu du crime dont tu es accusé. — L’on va m’interroger, dit Palémon, paraissez à ce tribunal auguste, mais dont un arrêt indigne vient de sortir contre moi. On peut me condamner en coupable, mais je mourrai innocent, et vous allez être convaincu si j’étais digne d’être votre fils. Almoladin insistait toujours pour apprendre de Palémon toute cette intrigue ; mais à peine étaient-ils ensemble, qu’on vient chercher le jeune héros pour le faire paraître devant le tribunal du roi qui l’avait condamné, et devant le peuple qui demandait sa grâce.
Dès qu’on apprit que le vieillard inconnu était son père, on ne manqua pas de les enchaîner ensemble, pour découvrir plus facilement la vérité. Almoladin se laissa enchaîner avec plaisir, il dit même que si son fils était coupable, il ne l’était pas moins, qu’il était en tout son complice. Il fallait que le roi Almoladin fût bien sûr des principes de son fils pour parler ainsi, ou que la nature le rendît à la fois faible et imprudent ; mais ce roi sans États fut, dans les circonstances les plus périlleuses, sage, grand, intrépide. Quelle épreuve pour lui de paraître en criminel aux pieds de son fils régnant ! C’était une expérience d’un nouveau genre qu’il lui fallait faire sur le caractère de l’homme. Il remarquait tout en sage observateur. Pour ne pas être à même d’être reconnu, il avance, ses cheveux blancs couvrent son front serein, et il a grand soin de tenir son mouchoir sur sa bouche, ce qui le fait considérer par le peuple comme un criminel honteux et repentant ; il se l’entendait dire tout haut ; Palémon marchait la tête levée, l’air fier et imposant ; Almoladin, au contraire, avait la tête baissée. Il inspirait la pitié, quoiqu’on disait que tout annonçait en lui le crime. Enfin, on les conduisit au pied du trône, qui était entouré des ministres, des grands. Le peuple suivait en foule les prétendus criminels. L’ambassadeur fut aussi amené au même tribunal. On l’interrogea le premier ; mais l’adroit ambassadeur connaissait mieux la politique que la loi de sa religion. Il nia la lettre : cela lui fut fort aisé, ayant contrefait son écriture à ne pouvoir pas être reconnue. Il fit plus, en se justifiant lui-même, il justifia Palémon, et persuada au roi de Siam que c’était un piège qu’on avait tendu à ce héros, soutien de son royaume. Les méchants restèrent confondus ; et le roi, ainsi que les bons courtisans, furent consternés, et Palémon allait être absous s’il n’avait pas démenti l’ambassadeur. Son ton était si fier et si imposant qu’on était dans l’admiration de le voir et de l’entendre.
« Ambassadeur du monarque le plus vicieux, lui dit-il, tu m’offenses en déguisant la vérité, et ma justification dans ta bouche me rend criminel. » Tout le monde prêtait l’oreille ; et quoique l’assemblée fût des plus nombreuses, on n’osait respirer, de crainte de perdre une parole. Palémon continua ainsi : « J’ai refusé la fille de ton empereur et la moitié de son trône que tu m’as offert de sa part. Tu as osé me l’écrire après mes refus. Je voulais laver dans ton sang tant d’audace ; on a arrêté mon dessein, et tu respires encore ; mais si j’ai osé refuser la fille d’une tête couronnée, apprends que j’osais brûler pour la fille de mon roi ; ainsi, en renonçant à ta générosité qui voulait me sauver, je me perds moi-même. » Ensuite il s’adressa à Noradin. « Tu vois, grand roi, quelle fut mon audace ; j’ai défendu ton royaume, et je t’ai conservé ta couronne. Je n’aime point ta fille, parce qu’elle est fille des rois, je l’aime pour sa personne. Ton trône ne serait rien à mes yeux ; l’asile de mon père me serait plus cher avec la princesse, que l’empire de l’univers entier qu’il faudrait partager avec une autre épouse. Punis mon audace si tu le juges à propos, mais tes lois ne pourront flétrir mon honneur et ma gloire. Si ta fille m’aime, condamne un vain préjugé, et respecte les droits de la nature. » Le roi garda le silence pendant quelques moments. Déjà les gardes, interprétant ce silence comme l’annonce d’un ordre cruel, s’étaient emparés de Palémon pour le livrer aux mains des bourreaux. — Arrêtez, s’écrie Almoladin ; et relevant ses cheveux, il montra à tout son peuple sa figure auguste. Tous les yeux se tournèrent sur lui ; les esprits fermentaient, et les cœurs étaient émus. Almoladin se retourna du côté de son fils le roi de Siam. Noradin, lui dit-il, quelle est ta promesse envers ton père ? Almoladin t’a-t-il permis de traîner au supplice l’homme qui t’a conservé ta couronne ? Tu abuses du pouvoir que ton père t’a confié ; je suis envoyé de sa part pour te signifier de ne point prononcer d’arrêt de mort jusqu’à l’époque qu’il lui plaira de te faire tenir ses dernières volontés. Réfléchis sur le crime de Palémon, et tu feras à l’avenir un juge plus sage, un roi plus grand et plus modéré. À ces paroles, tout le peuple s’écria : c’est le roi lui-même, c’est Almoladin, ce bon père, ce roi chéri de tous ses sujets. Noradin descend de son trône, se jette à ses pieds, tout le peuple l’imite. Ô mon père, lui dit Noradin, en vain vous voulez vous dissimuler. Vos vêtements, vos années, ne peuvent vous rendre méconnaissable aux yeux de votre fils. Tendez-moi vos bras paternels ; ne me croyez pas coupable de cruauté, j’allais prononcer la grâce de ce héros que vous adoptez pour votre fils. Palémon ne pouvait sortir de l’embarras où il se trouvait. Quoi, se disait-il, mon père serait ce roi que l’on regrette encore à Siam, et Noradin serait mon frère ! ou ne suis-je qu’un enfant adopté ainsi que Noradin l’exprime ? Ô mon père, dit-il en l’embrassant, vous fermez l’oreille aux cris d’allégresses de votre peuple, et vous évitez les regards du roi. Suis-je en effet de votre sang, ou suis-je un malheureux de qui vous avez pris soin dans son enfance ?
Almoladin ne put contenir ses larmes, il prit ses deux fils dans ses bras ; venez, mes enfants, leur dit-il, la nature est plus forte que ma philosophie, que je vous réunisse. Vivez heureux, et laissez-moi vivre auprès de mon adorable Palmire, la mère de ce jeune Palémon, à qui je me suis uni dès que j’ai eu ma liberté : et vous, mon peuple, regardez ce trait de la Providence qui nous a tous rassemblés, comme un trait de sagesse divine. Ne vous rapportez jamais aux apparences. Ne prêtez jamais de crime aux hommes sans en être plus que convaincus. Et toi, mon fils Noradin, je te laisse sur le trône, persuadé que tu n’abuseras plus du pouvoir que je t’ai confié. Je veux, avant mon départ, voir le mariage de Palémon avec la jeune princesse ; je suis convaincu que leurs cœurs sont d’intelligence ; ainsi, j’ordonne tous les préparatifs pour cet heureux hyménée. Le peuple applaudit aux ordres d’Almoladin ; mais il demandait à grands cris le supplice de l’ambassadeur. Almoladin leur représenta avec tant de sagesse que ce serait abuser des droits de l’hospitalité, que d’étendre son pouvoir sur un sujet étranger qui représentait une tête couronnée ; que quelque coupable que pût être cet ambassadeur, il fallait le renvoyer à son souverain, le charger de sa punition ; et que s’il ne lavait pas sa faute par une prompte justice, il fallait en demander vengeance par des moyens dignes des rois de Siam, continuer la guerre avec l’empereur, et ne lui accorder la paix qu’après l’avoir puni de sa faute.
Almoladin fut écouté comme un oracle : on suivit son avis, on envoya l’ambassadeur à son souverain. Palémon fut uni à la princesse ; et Almoladin, après quelques jours de fête, abandonna la cour, et dirigea ses pas incognito, vers son délicieux hameau, où son aimable Palmire l’attendait avec impatience, et où ils respirent encore paisiblement tous deux, à ce qu’on assure.
Fin de la seconde et dernière Partie.