Première partie.

LETTRE PREMIÈRE.

La Baronne de Cotyto1 à la Marquise d’Hersilie.

De Paris.

Je ne puis, ma chère Marquise, me refuser au désir de vous donner des conseils, et de vous faire part de tous les mécontentements que M. d’Hersilie2 nous a occasionnés ; tout le monde vous blâme, et vraiment on a raison ; votre douceur et votre résignation à suivre les volontés de votre Mari, sont d’un fort mauvais exemple. Si le mien s’avisait jamais de me faire pareille proposition, il ne me trouverait pas aussi soumise ; d’honneur, on n’a pas d’idée d’un caprice semblable. Quoi ! parce qu’il plaira à ces Messieurs de s’amuser, de se ruiner, il faudra nous exiler dans nos Terres ? Et qu’ils prononcent cet arrêt avec une tranquillité despotique3 qui révolte tous les gens sensés. Je vous conseille fort de quitter votre antique4 Château, et de revenir bien vite orner la Capitale. Si vous ne suivez pas mon avis, je vous vois déjà dans le fond de l’Auvergne5, où l’on dit que votre digne Mari a une Terre, et où je suis fort étonnée qu’il ne vous ait pas enjoint de vous rendre, connaissant combien vous êtes dévouée à ses fantaisies. Je soupai hier chez la Vicomtesse de Thor, vous fûtes l’entretien de toute la société. J’ai été réellement contente du Chevalier d’Ernest, il a pris votre parti avec chaleur contre cet étourdi de Marquis de Lubeck. Je ne sais pourquoi la compagnie de ces papillons6 m’amuse ; je n’en aime aucun, et pourtant je ne puis m’en passer ; ils me contrarient quelquefois. M. de Cotyto ne peut pas les souffrir, je crois que c’est la raison qui me les fait aimer ; car il est important pour notre bonheur de n’être pas de l’avis de nos Maris, et vous m’affermissez dans cette résolution. Si vous eussiez été un peu moins complaisante, M. d’Hersilie n’eût pas été aussi exigeant. J’espère, ma chère Belle, que vous suivrez mon avis, et que vous vous moquerez des ordres de votre Sultan7. J’avais mille choses à vous raconter, mais votre départ m’a brouillé la cervelle. Adieu, je vous attends d’aujourd’hui en huit 8; je donne un bal charmant à ma maison de Saint-Maur, et je veux que ce soit vous qui en fassiez les honneurs.

LETTRE II.

La Marquise d’Hersilie à la Baronne de Cotyto.

Du Château d’Hersilie.

Quand serez-vous donc raisonnable, ma chère Baronne ? C’est sans doute une question bien indiscrète à vous faire ; mais, puisque vous prenez la peine de me donner des conseils, c’est m’autoriser à vous dire franchement ce que je pense. Je suis encore à comprendre comment, avec des goûts si différents, nous avons pu former une liaison aussi intime. Vous cesseriez de me plaindre si vous saviez combien la vie que je mène ici est agréable, et combien elle a de charmes et d’attraits pour moi. Le Château d’Hersilie est on ne peut pas plus heureusement situé ; d’un côté l’on découvre une étendue de pays immense, arrosé par l’Allier9. De grandes prairies toujours nouvelles et rafraîchies par les eaux qui descendent des collines voisines, une quantité prodigieuse de hameaux et de villages, un passage continuel de bateaux, offrent sans cesse à mes yeux un tableau bien plus riant que vos fêtes de Paris, où le luxe et la magnificence éblouissent les yeux sans toucher le cœur : l’autre côté est orné de monuments utiles, et que vous ne connaissez qu’en peinture. Une immense basse-cour dans laquelle se trouvent renfermées des étables, des bergeries et une grande tour10 qui, au lieu de prisonniers, contient un peuple libre, revenant de lui-même chaque jour à son gîte ; des poulaillers, et des granges spacieuses pour renfermer les récoltes. De jeunes paysans gais et robustes, au temps de la moisson, y entassent, en chantant, des gerbes de blé11. On ne reconnaît pas là nos Acteurs, qui, avec de petits chapeaux blancs et des rosettes12 de toutes couleurs, imaginent nous faire illusion, et nous donner une image vraie des bons laboureurs qui nous nourrissent à la sueur de leurs corps. Ce n’est pas la beauté du lieu qui m’enchante : quand je serais au fond d’un désert, il suffirait que ma présence y fût nécessaire, pour que j’y trouvasse ma satisfaction. Mes occupations sont si multipliées, que je n’ai pas le temps de m’ennuyer. Je me suis fait un plan de vie différent de celui auquel j’étais obligée de me conformer souvent malgré moi à Paris. L’éducation de mes enfants m’occupe la plus grande partie du jour ; depuis qu’ils ne sont plus renfermés, qu’ils courent et respirent librement, ils ne sont pas reconnaissables. Ma petite Lise, qui est partie languissante, reprend à vue d’œil ; cela me fait un plaisir que je ne puis vous exprimer. Adieu, car je vous écrirais plus longuement avec l’envie que j’ai de moraliser ; vous feriez de ma Lettre ce que vous prétendez qu’on doit faire d’un Mari, c’est-à-dire, le laisser parler sans l’écouter.

1Le nom de Cotyto fait référence à Kotys, déesse grecque de l'impudence, associée à la frivolité et décrite comme vulgaire et obscène.
2Hersilie : nom propre, Gacon-Dufour a pris le nom de ce personnage dans l'histoire romaine, où Hersilie était l'épouse de Romulus et l'une des Sabines enlevées par les Romains. C'est elle qui met fin aux combats entre les Sabins et les Romains.
3Despotique : qui révèle un caractère autoritaire, tyrannique.
4Antique : dont l’usage, le goût ou la mode sont passés depuis longtemps.
5Auvergne : terre dans laquelle la Marquise d'Hersilie se fait exiler par son mari plus tard.
6Papillons : ici au figuré, personnes ayant un caractère léger, inconstant, volage.
7Sultan : titre de dignité de certains souverains musulmans, ici employé par plaisanterie pour qualifier le comportement autoritaire et despotique du Marquis d'Hersilie. L'imaginaire convoqué rappelle celui des Lettres Persanes de Montesquieu.
8D'aujourd'hui en huit : dans une semaine. Expression utilisée pour parler d’une date qui se situe la semaine suivante, huit jours après le jour que l'on prend comme référence.
9Allier : dans la suite du roman, des précisions sont données sur le lieu de résidence de la Marquise d'Hersilie. Elle séjourne près de la ville de Moulins, située à environ 330 kilomètres de Paris.
10Une grande tour : l'édifice mentionné ici est un pigeonnier. Le peuple libre désigne ainsi les pigeons domestiques de la basse-cour et les pigeons voyageurs.
11Cette description rappelle la pastorale, thème littéraire en vogue au 18e siècle. La pastorale peint la vie champêtre et les idylles des bergers de manière idéalisée. Par la suite, le rapport à la campagne qu'entretient Madame d'Hersilie va devenir plus pratique.
12Rosettes : nœuds d'un ruban qui ornent un vêtement.

La Marquise d’Hersilie au Chevalier d’Ernest.

Du Château d’Hersilie.

Ma démarche pourrait être hasardée1 avec tout autre que vous ; mais je suis convaincue de votre honnêteté2, et je puis vous ouvrir mon cœur sans qu’aucune crainte vienne troubler le plaisir que j’ai à vous donner ma confiance. Vous étiez présent lorsque M. d’Hersilie m’ordonna de partir, et me donna vingt-quatre heures pour prendre ce parti, ou celui d’entrer dans un Couvent. Comme je ne m’étais pas attiré une conduite aussi dure, je ne balançai pas un instant sur le parti que j’avais à prendre, et je partis le même jour, emportant dans mon cœur beaucoup de reconnaissance pour le service que vous m’avez rendu, de décider mon Mari à me laisser emmener mes enfants ; il faut encore, Chevalier, que vous ajoutiez à cette obligation, de m’apprendre quels sont mes torts, et qui a pu engager M. d’Hersilie à me réduire à un exil qui, à ce qu’il paraît, n’est pas prêt de finir ; vous êtes son Ami le plus cher, sans doute il vous aura prévenu de son dessein, et de la raison qui le déterminait. Vous connaissez ma tendresse pour lui ; malgré son injustice, elle sera éternellement la même : le temps l’éclairera, et peut-être ai-je tort de croire que le bonheur me fuit pour toujours. Vous ne pouvez concevoir les tourments que j’éprouve ; j’ai trouvé ici M. de Saint-Albert3, je lui ai caché le motif de mon voyage, et l’ai assuré que la santé de mes enfants dépérissant à Paris, j’avais pris la résolution de venir dans ma Terre pour la réparer ; il m’a cru, et personne en effet ne pourra soupçonner que c’est l’homme que mon cœur a choisi, pour lequel j’ai tout sacrifié, qui a voulu que je me séparasse de lui. Adieu, Chevalier, assurez M. d’Hersilie qu’il n’a pas de meilleure Amie que moi.

LETTRE IV.

Le Marquis d’Hersilie à M. de Saint-Albert.

De Paris.

Vous me blâmez, sans doute, mon Ami, d’avoir exigé de Madame d’Hersilie de se retirer dans sa terre : elle n’aura pas manqué de crier à l’injustice, et de sonner le tocsin4 contre moi dans toute sa famille provinciale. La connaissant, j’ai eu tort de l’envoyer en Bourbonnais5, j’aurais dû la faire conduire en Auvergne6 ; c’est le Chevalier d’Ernest qui m’a empêché, car c’était mon premier projet : mais enfin le mal est déjà fait, ainsi il faut prendre son parti. Je n’ai cependant d’autres reproches à faire à Madame d’Hersilie, que de m’aimer à la folie, oui, à la folie, car c’en est une de vouloir être continuellement escortée de son mari, de ne point faire de visites sans l’avoir pour écuyer, de ne jamais paraître au spectacle sans lui ; et Madame d’Hersilie n’en faisait point d’autres. Elle est jolie, aimable, et l’on me soupçonnait d’en être jaloux. Vous n’avez pas d’idée du ridicule que cela m’a donné dans le monde. Si j’allais à la campagne, ma porte était hermétiquement fermée pendant mon absence ; à mon retour, tous mes amis me riaient au nez, et me demandaient si Madame allait redevenir visible. Vous concevez facilement combien tout cela me donnait d’humeur ; enfin je me suis déterminé à la prier de s’éloigner ; j’ai cru qu’elle allait se désoler, et me supplier de la garder auprès de moi, mais je me suis trompé ; elle a pris son parti avec beaucoup plus de fermeté que je ne lui en soupçonnais. Je désire qu’elle soit heureuse ; moi je suis parfaitement content, et je commence à respirer depuis que je suis seul ; il me semble que j’ai recouvré ma liberté. C’est une grande extravagance de se marier avant quarante ans7 : les beaux jours de la vie s’envolent sans que l’on ait joui du bonheur ; et si j’étais à la veille de faire cette sottise, je ne crois pas que j’en eusse le courage. Adieu, mon ami, j’ai été bien aise de vous faire part de mes raisons, afin que vous me jugiez moins sévèrement, votre amitié et votre estime étant d’un grand prix pour moi.

LETTRE V.

M. de Saint-Albert au Marquis d’Hersilie.

De Moulins.

Vous avez fait, mon cher Marquis, comme les enfants qui viennent s’accuser de leurs fautes, et tâchent de prouver qu’ils ont eu raison, afin d’éviter les réprimandes qu’ils méritent. J’ignorais le motif du voyage de Madame d’Hersilie. Ce qu’elle m’avait dit me la faisait admirer. Notre étonnement fut des plus grands de la voir arriver sans que nous en eussions été prévenus. La santé de mes enfants, me dit-elle, est la seule cause de mon voyage ; ils ne se fortifiaient point à Paris, et j’ai désiré de leur faire prendre l’air natal : M. d’Hersilie a bien voulu y consentir ; je lui en ai la plus grande obligation. Son récit était fait de si bonne foi, que nous la crûmes ; je me garderai bien de détromper tout le monde. Madame d’Hersilie, étant à ce qui me paraît, destinée à finir ses jours dans cette Province, je ne veux pas divulguer ses tours. Craindre qu’étant fort jeune, la calomnie ne vienne l’assaillir de ses traits empoisonnés ; éviter, pour cela, toutes les occasions qui pourraient la faire soupçonner ; une telle conduite dans une femme aimable, sensée, raisonnable, qui aime son Mari et ses devoirs !… Mais cela crie vengeance ! Vous avez raison, et je ne conçois pas comment vous avez pu le souffrir8 : ne craignez pas, mon Ami, que je vous blâme. Le temps n’est pas encore venu ; dans quelques années nous vous verrons arriver à Hersilie. Je vous donne au plus deux ans pour vous convertir9 : il faut avoir fait des sottises pour n’en plus faire ; et celui qui promet d’être sage avant d’être fou, l’est davantage que celui qui le blâme. Amusez-vous, mon cher Marquis ; donnez dans toutes les erreurs de la jeunesse, mais conservez votre cœur pur. Cette vie dissipée vous ennuiera bientôt. Elle vous ramènera elle-même à vos amis, que vous retrouverez toujours aussi tendres et aussi constants. Dans vos moments de désœuvrement10 (si le plaisir est laissé), donnez-moi de vos nouvelles, et si vous avez besoin de conseils, rendez-moi la justice d’être persuadé que ma sincère amitié mettra tout en œuvre pour vous servir11.

1Hasardée : exposée à des aléas, au péril.
2Le Chevalier d’Ernest, grand ami du Marquis d’Hersilie, incarne la figure de l'homme sage du roman. Il est clairvoyant sur les raisons du départ de la Marquise d'Hersilie et devient son confident.
3M. de Saint-Albert : entretien une amitié avec le Marquis d'Hersilie. Il donne de sages conseils tout au long de l'œuvre.
4Tocsin : sonnerie d’une cloche qu’on tintait à coups rapides et répétés pour donner l’alerte, avertir d’un danger, rassembler la population.
5Bourbonnais : ancienne province correspondant aujourd'hui à l'Allier. Le chef-lieu de cette ancienne province, Moulins, est mentionné dans les lettres suivantes.
6L'Auvergne est une région plus éloignée de Paris que le Bourbonnais.
7Se marier avant quarante ans : les hommes n'étaient pas tenus de se marier aussi tôt que les femmes et pour beaucoup d'entre eux, les années précédant leur mariage (et parfois même après) étaient synonymes de grande liberté amoureuse.
8Le souffrir : le supporter.
9Convertir : ici, signifie changer de comportement. M. de Saint-Albert conseille au Marquis d'Hersilie de cesser d'être inconstant.
10Désœuvrement : oisiveté, inaction. Le Marquis de Saint-Albert sous-entend ici les moments où le Marquis d'Hersilie ne sera plus occupé avec les femmes.
11Cette lettre du Marquis de Saint-Albert a un caractère prophétique non dissimulé. Le lecteur verra que l'inquiétude esquissée dans cette lettre se réalisera dans la lettre VII de la Vicomtesse de Thor.

Le Chevalier d’Ernest à la Marquise d’Hersilie.

De Paris.

Non, Madame, je ne trahirai point votre confiance, elle m’est trop précieuse, et je mettrai tout en œuvre pour la mériter. M. d’Hersilie ne m’avait point consulté sur votre départ ; il était trop sûr de ne pas avoir mon approbation. Un moment avant de vous faire part de ses intentions, il m’en parla ; et je n’eus que le temps de le détourner de vous envoyer en Auvergne, étant persuadé que vous supporteriez son absence avec plus de courage au milieu de votre famille. Vous me chargez, Madame, d’apprendre de lui quels sont vos torts ; il serait fort embarrassé de vous en trouver un, mais vous êtes sa Femme : il est répandu1 dans une société d’étourdis qui n’auront pas manqué de le tourner en ridicule sur son attachement pour vous : en voilà beaucoup plus qu’il n’en faut pour l’avoir déterminé à prendre un parti si violent, et dont je suis sûr qu’il s’est déjà repenti. Que votre constance2 ne vous abandonne pas, et vous verrez M. d’Hersilie revenir de ses erreurs : puissé-je être assez heureux pour y contribuer ! Soyez bien convaincue que je ne négligerai aucune occasion. Je suis enchanté que M. de Saint-Albert soit à Moulins, il vous sera d’une grande ressource. Je sais que M. d’Hersilie lui a écrit, et qu’il n’en a pas eu une réponse favorable. Tous les gens sensés vous regrettent ; il n’y a pas jusqu’à cette folle, Madame de Cotyto, qui crie vengeance. J’en suis fâché, car cela a donné beaucoup d’humeur à votre Mari3. Je ne conçois pas cette étourdie, elle est d’une extravagance outrée, et n’a aucune liaison, quoiqu’elle se conduise de manière à faire croire qu’elle en ait trente4. Chargez-moi, je vous supplie, de vos ordres, et rendez-moi la justice de croire que c’est me rendre service. Je suis avec respect, etc.

LETTRE VII.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

Vous n’y pensez pas, ma chère Amie ; quitter Paris au moment où j’ai le plus grand besoin de vous ! Vous serez cause que je n’irai pas chez le Marquis de Lubeck, qui donne une fête charmante ; cela me contrarie horriblement. Je l’ai désespéré toute la semaine, il ne faut plus qu’un refus pour nous brouiller éternellement ; j’en serais désolée, car il nous est vraiment très-nécessaire. Je suis fort éloignée de l’aimer (quoiqu’il s’en flatte) ; mais je ne verrais pas sans chagrin un de mes esclaves5 quitter ses chaînes. À propos d’esclaves, il faut que je vous fasse rire ! J’en ai un nouveau, oui un nouveau ; mais devinez, je vous le donne en mille. Oh ! vous ne devinerez pas ; il faut que je vienne à votre secours. Eh bien ! c’est le Marquis d’Hersilie… riez tant que vous voudrez, cela est très vrai. Depuis plusieurs jours il me faisait assidûment la cour ; enfin, ce matin il est arrivé comme je quittais ma toilette, et m’a fait une déclaration en forme dans les termes les plus passionnés ; j’ai ri, et il s’est fâché. Je l’ai pourtant apaisé du mieux que j’ai pu, et lui ai fait observer que j’aimais beaucoup sa femme, et que je ne me couvrirais jamais d’une perfidie6 aussi noire. J’ai bien prévu cet obstacle, m’a-t-il répondu, et voilà pourquoi je l’ai fait partir, espérant que vous ne voudriez pas me réduire au désespoir. Si vous aimez véritablement Madame d’Hersilie, prouvez-le-lui en conservant son Mari ; car, si je ne suis pas assez heureux pour vous plaire, je ne réponds pas de moi. Sa narration m’ayant donné le temps de me remettre de l’indignation que m’inspirait sa noirceur, je lui ai donné de l’espoir, pour venger Madame d’Hersilie ; mais il le payera cher ! Avez-vous jamais vu une atrocité semblable ? Éloigner sa Femme pour en séduire une plus facilement ! N’ai-je pas raison de détester tous les hommes ? Ah ! jamais, jamais je n’en aimerai un ; mais je vengerai les femmes de leur perfidie, et je serai au comble de la joie quand j’en aurai désespéré une trentaine. Oui, je voudrais qu’ils devinssent fous.7 En vérité, ma chère Amie, ce Marquis est un vilain homme, il m’a donné de l’humeur pour vingt-quatre heures. Il prend bien son temps pendant votre absence. Décidément, je crois que pour me dissiper8 j’irai chez le Marquis de Lubeck, et mon nouvel Amant9 m’y donnera la main. Ah ! l’idée est tout à fait plaisante et m’ôte ma migraine. Mais c’est que vous n’avez pas l’idée des préparatifs : vous ne connaissez pas sa maison ? elle est délicieuse, on ne soupçonnerait pas ce que c’est en arrivant : l’entrée est maussade10 ; mais tout à coup vous croyez être enchanté. Vous entrez par une petite porte étroite, où vous ne pouvez être plus de deux de front, et vous vous trouvez dans une vaste cour où des fontaines d’une eau limpide jaillissent dans des bassins de marbre blanc, garnis de bronze et de dorure ; des gazons toujours verts invitent à s’y reposer, et le parfum des fleurs les plus rares vous embaume et enivre vos sens ; les appartements sont de la plus grande élégance ; les meubles somptueux, et les peintures on ne peut pas plus agréables ; après une enfilade11 immense, on trouve un Boudoir12 orné par les Grâces13 ; les glaces sont placées de manière que les moindres mouvements sont répétés mille fois ; des arbres, sur les angles des glaces, représentent dans le lointain une superbe forêt ; des tableaux, placés je ne sais comment, vous font voir, au fond de cette forêt, une chasse : de l’autre côté, Vénus14 sortant des bains, et les Amours soumis à ses ordres. Enfin, ma chère Amie, la Volupté a présidé à l’arrangement de ce petit Temple dont l’Amour est la divinité. Je suis désolée que vous ne soyez pas ici ; ce n’est rien de vous le peindre, il faut le voir. Je vous attends avec impatience.

1Répandu : on dit qu’un homme est fort répandu dans le monde pour dire qu’il voit beaucoup de monde.
2Constance : qualité d’une personne qui conserve fidèlement ses sentiments, ses attachements, qui ne modifie pas sa conduite.
3Cela a donné beaucoup d'humeur à votre Mari : cela a provoqué le mécontentement, la colère de son Mari.
4Le lecteur comprendra plus tard, dans la lettre XXXI de la Vicomtesse de Thor, comment les coquettes envisagent leurs liaisons avec la gente masculine.
5Esclaves : soupirants. Madame de Cotyto, à l'instar de son amie, s'amuse des hommes qui la courtise, tout en les méprisant.
6Perfidie : déloyauté, manque de foi.
7Ces dernières phrases sont plutôt étonnantes pour l'époque. Les propos de la Baronne de Cotyto démontrent une prise de conscience du système de domination des hommes sur les femmes.
8Dissiper : distraire.
9Mon nouvel Amant : M. d'Hersilie.
10Maussade : qui inspire de la tristesse, de l’ennui.
11Enfilade : longue suite de chambres sur une même ligne.
12Boudoir : petit cabinet que les femmes utilisent pour se retirer et se retrouver seules.
13Les Grâces : dans la mythologie romaine, les Trois Grâces sont les déesses du charme, de la beauté et de la créativité.
14Vénus : déesse de l'amour, de la séduction et de la beauté féminine dans la mythologie romaine.

La Vicomtesse de Thor à la Baronne de Cotyto.

Du Château de… .

En vérité, ma bonne Amie, je ne conçois pas votre conduite avec le Marquis de Lubeck, elle est tout à fait étrange ! Vous craignez de le perdre ; mais à qui pourrez-vous vous en prendre ? c’est à vous seule ! Il n’est pas si facile que vous le croyez de captiver plusieurs cœurs à la fois sans les rendre heureux, il faut une adresse que vous n’avez pas encore, vous n’êtes pas au degré de perfection où j’espère que vous parviendrez. À votre âge, avec des yeux vifs et sémillants, une taille svelte, l’esprit et les grâces dont la nature vous a douée, si vous savez mettre à profit tous ces avantages, vous deviendrez bientôt l’émule des femmes les plus distinguées ; une foule d’adorateurs voleront sur vos pas ; votre maison sera le Temple de Gnide1, où l’on viendra prodiguer à l’envi son encens et ses vers. Vous verrez le jeune Marquis tremblant, ému par la crainte et l’espoir, chercher à lire son bonheur dans vos yeux ; et si vous daignez jeter un regard sur lui, il se croira au comble de la félicité2 ; enfin, tous également épris de vos charmes se croiront préférés, et, sans violer la foi que vous avez jurée à votre Époux, sans être criminelle, vous jouirez des adorations qu’on rend à la Mère des Amours3. Avec de la prudence, vous pouvez être très-heureuse ; mais il en faut beaucoup. Ma position est bien différente de la vôtre ; je suis entièrement libre ; je n’ai plus de Mari qui puisse me contrarier dans mes goûts.4 Je ne date mon existence dans le monde que depuis quatre ans. Je n’avais aucun reproche à me faire, mon seul plaisir était d’avoir un grand nombre de soupirants, et de rire en secret des maux que je leur causais. Eh ! bien, le croiriez-vous ? mon maussade Mari me faisait sans cesse des reproches injustes et sans nulle raison : il était d’une jalousie dont rien n’approche. Comme il me menaçait quelquefois de me mettre au Couvent, j’étais souvent obligée, en dépit de mon orgueil, de lui céder ; car, par l’injustice des lois, ils ont une autorité redoutable sur nous. S’ils savaient s’en servir à propos ! sentez, ma chère Amie, qu’il serait bien malheureux pour vous que sur de fausses apparences votre Mari prît la mouche et vous causât des chagrins.

Vous m’avez fait beaucoup rire de votre étonnement à la déclaration du Marquis d’Hersilie ; vous n’êtes encore qu’une débutante, vous en verrez bien d’autres. Que je plains les femmes qui font la sottise de s’attacher de bonne foi ! il vaudrait autant, selon moi, aimer sottement son mari. Ils ne sont pas plus tôt vos Amants, si vous les rendez heureux, qu’ils croient avoir des droits sur vous. J’ai chez moi dans ce moment la Jeune Marquise Théodore ; en vérité, elle me fait rire à étouffer. Elle est encore amoureuse de son Mari, après six mois de Mariage. Elle n’est cependant pas insensible aux avances qu’un jeune homme aimable, et qui mérite du retour, commence à lui faire. Il a été aussi un de mes soupirants, et le serait encore si je voulais le lui permettre ; mais il est si étourdi, ou plutôt si exigeant, qu’au moindre espoir que je lui donnais (pour ne pas le rebuter), il voulait déjà s’ériger en maître, et prétendait écarter la foule de mes adorateurs. Si je n’endoctrine pas la Marquise Théodore,5 il pourrait fort bien en faire autant avec elle. Je la surprends vingt fois par jour les larmes aux yeux, combattue par ses devoirs et la crainte de désespérer son Amant. J’espère la convertir. Elle ne manque pas d’esprit, et il sera facile de la faire revenir de ses erreurs. Son Mari est fort aimable ; je le tiendrai dans mes fers par ce moyen. Elle sera libre et reprendra sa gaîté. Je lui ai promis de lui faire faire connaissance avec vous. Adieu, ma charmante Amie, j’aurai bien du plaisir à nous voir toutes réunies.

LETTRE IX.

La Baronne de Cotyto à la Marquise d’Hersilie.

De Paris.

Ah ! ma chère Marquise, je suis au désespoir ; ce vilain M. d’Hersilie, je le déteste : c’est lui qui est cause de tous mes chagrins. Je n’avais d’Amie sensée que vous, et il vous a fait éloigner : c’en est fait, je renonce au monde, je vais m’enfermer dans une retraite, d’où je ne sortirai de ma vie. Si M. de Cotyto vient apprendre cela, il ne me le pardonnera jamais. Je vais tâcher de mettre un peu d’ordre dans mes idées, pour vous raconter mes malheurs. J’étais invitée à une fête charmante ; la Vicomtesse de Thor, qui devait m’accompagner, a été obligée de partir pour aller voir son vieil Oncle qui se meurt, et je me suis trouvée seule. Comme celui qui donnait la fête s’est déclaré mon Amant en titre, j’ai pris un autre écuyer ; et, tranquille, je suis partie pour sa maison du faubourg. La fête était superbe, il avait rassemblé tous les aimables de Paris, lui-même l’était on ne peut pas davantage. Après un souper somptueux, nous avons été nous promener dans les jardins, où la plus ingénieuse illumination6 nous attendait. On ne voyait aucun lampion, et cependant il faisait clair comme à midi : cela avait l’air d’un palais de Fée. Le Marquis de Lubeck me donnait la main ; et comme la fête était pour moi, il fallait au moins que j’eusse l’air d’en être satisfaite. Je vous avoue de bonne foi que je l’étais, car on me rendait tous les honneurs. Au bout de son jardin est une rivière factice, mais qui se remplit d’eau par le moyen d’une pompe à feu ; comme nous admirions les beaux cygnes qui la couvraient, à l’instant est sortie de la forêt qui l’entoure une troupe de Faunes7 qui sont venus me rendre hommage, des Sirènes qui ne se montraient que jusqu’à la ceinture, m’enivraient par leur chant mélodieux. Je ne fus pas aussi heureuse qu’Ulysse8 ; je ne pus me garantir de leurs enchantements, et je me trouvai entraînée, je ne sais comment, dans une grotte obscure. Je me croyais enchantée, tant mon pauvre esprit était enorgueilli des hommages qu’on me rendait ; mais ce monstre de Lubeck me fit bientôt revenir de mon extase ; il me pressa dans ses bras avec tant de violence9, que je me crus perdue. Je jetai des cris perçants ; mon nouvel Amant, que j’avais pris pour écuyer, m’entendant, arriva en fureur, et se précipita sur le Marquis de Lubeck ; ils mirent l’épée à la main, je m’évanouis de frayeur, et quand je fus revenue de ce spasme, je me trouvai dans mon appartement. J’aurais cru avoir fait un rêve, si mon défenseur ne fût venu me convaincre par son bras en écharpe, que ce n’était, hélas ! qu’une trop cruelle réalité. Le Marquis de Lubeck est dangereusement blessé. Je n’ose plus me montrer ; au moindre bruit que j’entends, j’imagine voir entrer M. de Cotyto pour me reprocher mon imprudence. Je suis réellement fort à plaindre. Ah ! combien votre présence ici me serait nécessaire ! Donnez-moi des consolations, j’en ai grand besoin.

1Temple de Gnide : temple de Vénus situé à Gnide ville anciennement considérable de la Doride, une région montagneuse de la Grèce antique. Ici, la Vicomtesse de Thor compare la Baronne de Cotyto à la déesse de l'amour, en désignant son lieu de vie comme le temple.
2Félicité : Béatitude, grand bonheur.
3La Mère des Amours : Vénus, suite de la comparaison entre la Baronne de Cotyto et Vénus.
4Cette dernière phrase fait penser à la lettre CLII des Liaisons dangereuses, dans laquelle la Marquise de Merteuil écrit au Vicomte de Valmont qu'elle ne souhaite pas se remarier, pour garder sa liberté.
5Marquise de Théodore : sa description peut rappeler la manière dont la Marquise de Merteuil fait le portrait de Cécile dans les Liaisons dangereuses. On y retrouve les thématiques de la conversion, de l'apprentissage et de l'endoctrinement opposées à une apprentie encore sensible aux douleurs de l'amour.
6Ingénieuse illumination : rappelle les fêtes à la mode à la fin du 18e siècle. On peut penser au Jardin de Tivoli à Paris, lieu où étaient données des fêtes charmantes.
7Faunes : chez les Latins, elles sont des divinités champêtres qui symbolisent la lubricité. Elles sont dotées de cornes, de longues oreilles pointues et de pieds de chèvre.
8Comparaison à l'Odyssée d'Homère. La Baronne de Cotyto détaille comment elle s'est laissée ensorceler face à la mise en scène de la fête (contrairement à Ulysse qui a résisté au chant des Sirènes).
9Cette confidence de la Baronne de Cotyto interroge la notion de consentement et de violence dans la séduction.

La Marquise d’Hersilie à la Baronne de Cotyto.

Du Château d’Hersilie.

Votre Lettre, ma chère Baronne, m’a causé un vrai chagrin. Est-il possible qu’avec autant d’esprit, vous donniez dans un travers qui vous perdra pour la vie ? Voyez où votre imprudence vous a déjà conduite ; ce n’est pas la dixième aventure de ce genre ; mais celle-ci est d’autant plus cruelle, que M. de Cotyto est absent. Vous avez raison de trembler qu’il ne l’apprenne, et beaucoup trop de gens s’empresseront de l’instruire. Vous avez des ennemis, et vous ne donnez que trop de prise à la médisance. Je vous afflige, j’en suis désespérée ; mais l’amitié que vous m’avez inspirée, malgré votre folie, m’autorise à vous parler vrai. Il est impossible que vous trouviez le bonheur dans le tourbillon1 où vous vivez : croyez-moi, la paix du cœur est préférable aux vains honneurs qu’on vous rend ; votre jolie figure, et votre étourderie, vous donnent seules des adorateurs ; ce ne sont point les qualités de votre esprit qu’on chérit en vous, ce sont vos grâces, et tel qui vous dit que vous êtes adorable, n’attend peut-être, pour chanter la palinodie2, que le moment où vous aurez comblé ses vœux. De quels remords ces réflexions ne doivent-elles pas vous accabler ? Vous pourriez faire le bonheur d’un Mari estimable, être chérie de vos Amis, et vous finirez par être méprisée ; oui, méprisée, le mot est dur, j’en conviens, mais il est appliqué. Vous êtes encore assez jeune, ma chère Baronne, pour réparer votre réputation : renoncez à vos erreurs, fuyez la société qui vous séduit et vous plaît, parce qu’elle vous amuse, mais qui vous perdra infailliblement. Si vous m’en croyez, allez passer l’été chez la Comtesse de Fronie3 ; c’est une femme charmante, et chez laquelle vous trouverez des ressources infinies4 ; souvent je l’ai entendue vous plaindre sans vous blâmer, et désirer que le bandeau qui vous couvre les yeux se dissipe.5 Quand on vous verra liée avec une femme de ce caractère, on oubliera bientôt vos folies : c’est dans l’âge où l’on en peut faire qu’il faut les abjurer6 ; si vous attendez que les ans aient moissonné vos charmes7, pour mettre une réforme dans votre conduite, le Public, loin de vous en savoir gré8, vous blâmera, et ne regardera votre conversion que comme un dépit ; vous ne recouvrerez jamais son estime, et vous finirez vos jours dans les tourments des remords. Vous me demandez des consolations, je suis trop votre Amie pour vous offrir autre chose que des conseils. Si vous craignez que la Comtesse ait appris votre aventure, venez me voir ; je mettrai tout en œuvre pour vous consoler ; je vous renverrai raisonnable, l’automne prochain : cette métamorphose me ferait bien de l’honneur, et je serais comblée que vous en retirassiez tout le fruit. Adieu, ma chère Baronne, réfléchissez bien à ce que je vous dis, suivez mes avis, et vous jouirez d’un bonheur bien préférable à l’illusion qui vous entoure.

LETTRE XI.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

Venez bien vite, ma belle Amie, me consoler des chagrins que j’éprouve. Je ne sais plus où j’en suis ; mon aventure de la grotte fait le plus grand bruit. Il n’y a pas jusqu’à la Marquise d’Hersilie qui blâme fortement ma conduite ; je ne suis cependant pas coupable. Que peut-on me reprocher ? Rien, que d’avoir marqué trop de fermeté pour résister à l’attaque imprévue du Marquis de Lubeck. Il ne manque plus, pour ajouter à ma honte, que M. de Cotyto en soit instruit ; je suis une femme perdue sans ressource. Comment pourrai-je me justifier devant lui ? La Marquise d’Hersilie ignore que son Mari est l’auteur de cette affreuse catastrophe ; je vois maintenant combien je m’étais trompée. Je ne puis m’empêcher de convenir que Madame d’Hersilie a raison. Elle m’invite d’aller passer l’été chez la Comtesse de Fionie, son Amie, ou de venir avec elle ; cette proposition me flatte infiniment. Il est certain que la société9 d’une femme, dont la réputation est bien établie, pourrait contribuer à réparer la mienne que mon imprudence m’a fait perdre. Je sais aussi le plaisir que cela ferait à mon Mari, qui a pour ces deux femmes une parfaite estime. Ce n’est point un reproche que je veux vous faire ; je suis trop convaincue de votre amitié, pour ne pas dévoiler les secrets de mon cœur. J’ai toujours eu une extrême répugnance à mener une vie si bruyante ; c’est peut-être faute d’usage et d’esprit. Le rôle que vous voulez me faire jouer10 ne me convient pas ; je prévois qu’il en pourra résulter une source de malheurs. Au milieu des plaisirs les plus vifs, je sens un vide affreux qui me tourmente. Pour la première fois de ma vie, je m’avise de réfléchir. Je ne partirai pas sans avoir reçu de vos nouvelles ; mais de grâce, ma chère Amie, ne cherchez pas à me détourner de la sage résolution que j’ai prise de changer de façon de vivre. La Lettre de la Marquise d’Hersilie m’a fait une telle impression, que je ne puis me refuser à ses raisons. Je vais encore essayer de courir après le bonheur. Il semble fuir devant moi au moment où je crois le toucher ; mais aussi c’est votre faute. Pourquoi vous absentez-vous aussi longtemps ? tout cela ne serait peut-être pas arrivé. Je ne sais comment vous faites, je ne vous ai jamais vu aucun chagrin dans le temps où votre Mari vous tourmentait sans cesse ; vous étiez, toujours aussi folle11 et aussi gaie ; on ne donnait pas une fête que vous n’en fussiez. Enseignez-moi votre secret, ou je pars sur le champ.

LETTRE XII.

Le Baron de Cotyto12 au Chevalier d’Ernest.

De Nancy.

C’est à vous que je m’adresse, mon cher Chevalier, pour m’éclairer sur une aventure qui fait le plus grand bruit ; je ne l’ai apprise que par hasard. Un des Capitaines de mon Régiment 13avec lequel je suis fort lié, ayant entendu faire des plaisanteries indécentes sur le compte de Madame de Cotyto, m’en a prévenu. On raconte l’aventure de cent manières différentes ; mais un point sur lequel on s’accorde, c’est que le Marquis de Lubeck s’est battu pour elle avec le Marquis d’Hersilie ; que Lubeck est dangereusement blessé, et que la Marquise d’Hersilie s’est retirée dans sa Terre. Ce qui est un problème pour moi, c’est que Madame de Cotyto me mande qu’elle va passer l’été à Hersilie. Je n’y comprends plus rien ; en grâce, mon Ami, éclaircissez-moi cette affaire, vous sentez combien elle est importante pour moi. Je compte assez sur votre amitié, pour être persuadé que vous ne chercherez point à me déguiser la vérité.14 Ah ! mon Ami, que ceux qui ont des femmes raisonnables sont heureux !

1[Par Clement P] Dans le tourbillon : dans l'agitation.
2[Par Clement P] Palinodie : rétractation, désaveu de ce que l’on a pu dire ou faire.
3[Par Clement P] Comtesse de Fionie et non de Fronie.
4[Par Clement P] Une femme [...] chez laquelle vous trouverez des ressources infinies : une femme qui vous apportera beaucoup.
5[Par Clement P] Le bandeau qui vous couvre les yeux : tournure métaphorique, exprimant l'aveuglement de la Baronne de Cotyto face à ses désirs et agissements.
6[Par Clement P] Abjurer : renoncer solennellement.
7[Par Clement P] Que les ans aient moissonné vos charmes : que vous ayez vieilli.
8[Par Clement P] Vous en savoir gré : être satisfait de votre conduite.
9[Par Clement P] Société : compagnie.
10[Par Clement P] Le rôle que vous voulez me faire jouer : allusion théâtrale.
11[Par Clement P] Folle : d’humeur enjouée.
12[Par Ethan P] Il s'agit de la seule et unique lettre de ce personnage. C'est une réponse directe aux inquiétudes des Lettres IX, X et XI dans lesquelles la Baronne de Cotyto s'inquiète du fait que son mari puisse être instruit de son aventure dans la grotte.
13[Par Clement P] Capitaines : chefs d’une compagnie de gens de guerre, soit à pied, soit à cheval. Régiment : unité militaire de l'armée, composée de plusieurs bataillons ou escadrons.
14[Par Clement P] Déguiser la vérité : mentir.

Le Chevalier d’Ernest au Baron de Cotyto.

De Paris.

Est-il possible, mon Ami1, qu’avec de l’expérience vous ne soyez pas convaincu que la plus petite aventure, passant de bouche en bouche, finit par faire le sujet d’un roman compliqué2 ? Il est très vrai qu’il est arrivé une scène désagréable à Madame de Cotyto ; mais les Amants dédaignés et les femmes jalouses de ses charmes ont étonnamment grossi les objets. Loin d’en être affligé, je vous conseille de vous en réjouir ; car ce petit désagrément la corrigera de sa coquetterie, et c’est le seul défaut que je lui connaisse. Elle va passer l’été chez la Marquise d’Hersilie qui était partie bien avant cet événement, et même qui l’ignore. Le Marquis de Lubeck se porte beaucoup mieux, et je suis fort aise que d’Hersilie lui ait donné cette leçon ; il était trop présomptueux. Madame de Cotyto s’est alarmée trop légèrement, c’est encore une consolation pour vous ; une femme accoutumée à manquer à ses devoirs, ne se serait pas effrayée d’une légère tentative. Ses cris ont fait soupçonner un très grand mal3

et le Marquis d’Hersilie a cru devoir prendre la défense de la femme de son Ami, surtout Madame d’Hersilie étant liée avec Madame de Cotyto. Je conviens qu’une tête un peu plus froide 4se serait modérée, et aurait donné moins d’éclat à une misère ; mais le mal est fait, tout le monde blâme le Marquis de Lubeck et loue beaucoup Madame de Cotyto. Ainsi, mon Ami, puisque le Public est content, vous auriez tort de ne pas l’être. Un peu de philosophie5, mon cher Baron, elle est nécessaire dans ce monde. Adieu, tranquillisez votre esprit.

LETTRE XIV6.

La Vicomtesse de Thor à la Baronne de Cotyto.

Du Château de….

Ah ! Cela est trop risible ! Pour un petit événement prendre l’alarme ; vous aviez bien raison, ma chère Amie, de dire que ce genre de vie ne vous convient pas. Avant de vous le faire prendre, j’aurais dû étudier davantage votre caractère, et ne pas vous initier dans les sublimes mystères7. J’espère dans peu vous voir figurer parmi les Sœurs Grises8 ou les Dames de Charité. Cela sera tout à fait édifiant9 ! Une des plus aimables et des plus jolies femmes de Paris abandonner le monde à vingt ans, et renoncer à tous les plaisirs qui volaient en foule sur ses pas ; quel exemple allez-vous donner ! Ah ! Ma chère Amie, vous êtes bien enfant ; cela n’est pas pardonnable ! Croyez-vous que la Marquise d’Hersilie, qui s’érige en censeur et qui fait la prude, se serait retirée dans ses Terres sans murmurer, si elle n’eût pas eu des raisons que, sans doute, elle a l’adresse de cacher ? Vous vous êtes alarmée sans sujet ; sommes-nous responsables de la sottise des hommes ? Ils se battent pour nous, le grand malheur ! N’ayez pas d’inquiétude, ils ne se tueront pas tous. Et puis, n’aviez-vous pas raison ? Si vous eussiez laissé faire M. de Lubeck, que devenait votre vertu ? On plaisante ici nos deux champions d’une jolie manière. Vous me paraissez tellement décidée à vous retirer du monde, que je vais travailler d’avance à vous faire canoniser10. Vous trouverez peu de gens qui auront foi à vos reliques11 ; on ne manquera pas de dire que c’est un désespoir amoureux qui vous a engagé à prendre un parti si violent. Voilà le monde ! Faites bien, il trouve toujours du louche dans vos actions, criez ou ne criez pas, cela est égal. Vous me demandez mon secret, rien n’est plus simple. Je me gouverne selon mes goûts : je prends mon plaisir où je Je trouve12, sans jamais m’inquiéter de ce qui peut en résulter. Rien ne me divertit autant que de voir tous ces sots se disputer un cœur qu’ils n’auront jamais. Je les traite comme de vils esclaves que mes charmes tiennent enchaînés, et je regarde leurs hommages comme un tribut13 dû à la Beauté ; notre sexe est fait pour régner. Est-il rien au-dessus de notre sort, quand la Nature, nous prodiguant ses dons, nous met au rang des divinités que les mortels adorent ? Mais vous dédaignez tous ces vains hommages, vous allez priver inhumainement Paris de son plus bel ornement, pour aller jouer d’après nature la comédie dans les magnifiques granges de la Marquise d’Hersilie, et régner avec elle sur son petit peuple ailé : ce sont les seuls Amours qui habitent cet antique Château ; on n’a pas besoin de leur couper les ailes pour les fixer. Si vos occupations sérieuses ne me chassent point de votre souvenir, écrivez-moi ; car, s’il me prend quelque jour la fantaisie de devenir raisonnable, j’aurai besoin de vos sermons ; la Marquise d’Hersilie est très vexée sur ce point, et vous serez bientôt en état de faire ensemble un nouveau Traité sur le Mépris des Vanités de ce monde. Si vous parvenez à me convertir, vous ferez un grand miracle. Adieu, ma belle recluse14.

1Mon Ami : cet usage de la correspondance dépasse ici la marque de politesse pour suggérer une véritable amitié.
2Finit par faire le sujet d'un roman compliqué : se transforme en un récit exagéré par les rumeurs.
3Saut de ligne à corriger
4Une tête un peu plus froide : une personne gardant son calme et sa lucidité dans une situation difficile.
5Le Dictionnaire de l'Académie de 1798 définit ainsi le mot philosophie : "se dit aussi d’une certaine fermeté et élévation d’esprit, par laquelle on se met au-dessus des accidents de la vie, et des fausses opinions du vulgaire."
6Cette lettre, qui joue un rôle dans le dénouement et qui a été plus souvent citée que d'autres, peut être comparée aux grandes lettres de la Marquise de Merteuil dans les Liaisons dangereuses.
7Sublimes mystères : expression qui fait référence à une initiation religieuse, ici elle est appliquée ironiquement au monde libertin.
8Parmi les Soeurs Grises ou les Dames de Charité : les deux expressions renvoient à des congrégations religieuses féminines qui viennent en aide aux pauvres et aux malades.
9Édifiant : incitant à la vertu, à la piété.
10Canoniser : admettre une personne défunte au catalogue des saints pour qu'elle soit l'objet d'un culte officiel.
11Reliques : objets auxquels on attache un grand prix, une grande valeur sentimentale et que l'on garde en souvenir.
12texte à corriger
13Tribut : offrande, hommage.
14Recluse : personne menant une vie strictement cloîtrée.

La Baronne de Cotyto à la Marquise d’Hersilie.

De Paris

Je suis bien reconnaissante, ma chère Marquise, et de vos conseils et de votre agréable invitation ; je ne l’accepte cependant pas, et je vais vous en expliquer la raison. Les gens qui aiment à calomnier, ne manqueraient pas de dire que je suis coupable, et que j’ai pris le parti de m’exiler, dans la crainte que M. de Cotyto ne m’y forçât. Vous sentez combien cela me ferait tort, et quel ridicule cela répandrait sur le reste de ma vie. Il faut, au contraire, que je me montre plus que jamais pour en imposer1. Vous m’avez fait trembler avec la menace du mépris de mon Mari et de mes Amis ; il faudrait qu’ils fussent bien injustes. Que peut-on me reprocher ? J’aime à m’amuser ; mais je respecte mes devoirs. Est-ce ma faute à moi si l’on m’aime ? Aimé-je quelqu’un ? Personne ne peut le dire ni même s’en flatter. Quoi ! Parce que les hommes seront présomptueux, et les femmes méchantes, il faudra que je mène une vie languissante et triste, et que j’expie les fautes du genre humain. Oh ! Ma chère Amie, je ne m’en sens pas le courage. Nous naissons tous avec des goûts différents, il n’est pas dit pour cela que celui qui ne s’abandonne point à l’étude, qui ne moralise pas les autres, soit en paroles, soit en exemple, ne puisse être heureux, et acquérir l’estime de ses semblables. Tout chemin mène au bonheur ; vous et moi nous en avons pris un différent ; mais nous arriverons toutes deux au but. Vous êtes persuadée qu’une soumission aveugle à celui que le sort et des voix injustes vous ont donné pour maître, doivent vous faire considérer, et moi je sais que dans le siècle où je vis, ayant beaucoup d’amoureux, et pas un Amant, je serai louée plutôt que blâmée, car enfin, j’aurai bien plus de mérite à résister que de n’avoir point à combattre. Voyez la Vicomtesse de Thor, y a-t-il femme plus heureuse : elle est désirée partout. Une fête est maussade et ennuyeuse si elle n’en est pas : enfin elle est l’âme de la société, et la calomnie n’a pu, malgré sa noirceur, lui donner un Amant ; aussi est-elle citée pour modèle par les femmes du bon ton.

Je me suis alarmée mal à propos de mon aventure ; elle n’a fait tort qu’au Marquis de Lubeck. Cela est si vrai, qu’avant-hier, aux Tuileries, tout le monde m’a abordée avec un plaisir infini ; j’avais une cour si considérable, qu’elle faisait foule. Je vous avoue que cela m’a rendu un peu de confiance ; aussi, dès le même jour j’ai été à l’Opéra, et souper chez la Comtesse de Menippe. Il y avait un monde entier. J’ai joué au Pharaon2, et j’y ai gagné considérablement. J’entendais avec satisfaction qu’on disait : qu’elle est jolie ! Il n’est pas étonnant qu’elle fasse tourner la tête à tous nos aimables. Je suis invitée à un bal que donne l’Ambassadeur de *** ; j’irai avec la Comtesse. Vous voyez, ma chère Amie, que le mal dans ce pays-ci, est aussitôt oublié que le bien. On ne pense déjà plus à mon aventure, et l’on ne vous porte plus aux nues, pour aimer votre Mari à l’excès. On ne s’occupe même plus de vous, quoique vous méritiez si bien d’être chérie. Convenez donc qu’il y aurait de la folie à se sacrifier pour des êtres aussi frivoles ; aussi, suis-je bien déterminée à m’amuser et à me moquer de leurs discours. Je suis bien sûre de n’avoir jamais de reproches à me faire, peu m’importe leur opinion d’après cela. J’aurai toujours à cœur d’avoir la vôtre en ma faveur, et je vous crois trop juste pour me la refuser.

LETTRE XVI.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

En vérité, ma chère Amie, vous me persifflez3 d’une manière outrageante. Vous faites comme la Marquise d’Hersilie : je lui demandais des consolations, elle m’a donné des préceptes ; et vous, que je prie de m’éclairer, vous vous moquez de moi. Si vous ne m’aviez pas rendue à moi-même, je ne vous pardonnerais pas vos mauvaises plaisanteries ; mais il y aurait une ingratitude marquée. Vous ne savez pas combien je vous ai d’obligations4 ! J’en ris maintenant ; mais j’avais ordonné tout pour mon départ, j’en ai même prévenu Monsieur de Cotyto. Quand j’y pense, j’aurais fait une singulière figure à Hersilie. Malgré ma mauvaise humeur contre les hommes, l’ennui m’eut bientôt gagné, et je devenais à mon tour fort maussade. Grâce à vous, j’ai échappé à ce ridicule. Mon embarras actuellement est de m’excuser auprès de mon Mari qui m’a écrit une longue lettre sur ce qu’il appelle la sage résolution d’aller à Hersilie : cela est fort embarrassant ; mais je prierai le Chevalier d’Ernest de faire ma paix.

Ménagez un peu celui-là, quoique ce soit un sage, je lui dois beaucoup de reconnaissance. Il paraît, d’après ce que m’écrit M. de Cotyto, que c’est le Chevalier qui lui a tranquillisé l’esprit sur cette malheureuse affaire ; elle m’avait fait prendre une résolution par laquelle je courais en poste à l’ennui. J’ai tant d’occupations que je n’ai pas encore répondu à mon Mari, ni remercié le Chevalier. Je vais écrire à ce dernier, pour le charger d’apprendre à M. de Cotyto que je reste à Paris. Quand y reviendrez-vous ? votre absence m’impatiente ; vous m’auriez été d’un grand secours hier. Le Marquis d’Hersilie m’a persuadée que je ne pouvais me dispenser de recevoir le Marquis de Lubeck. Il a pris mon silence pour une permission, est sorti sur le champ, et un moment après on les a annoncés tous deux. Le Président R… était avec moi. Je me suis déconcertée. Le Marquis d’Hersilie m’a présenté son Ami, que j’ai trouvé pâle et défait. Il a voulu le justifier, mais je l’ai prié de garder le silence. Le Président est oncle de M. de Cotyto. Je lui ai conté cette histoire comme j’ai voulu, et j’aurais été désespérée qu’il eût la preuve d’avoir été trompé. Je me suis bien aperçue qu’il avait froncé le sourcil lorsqu’on les avait annoncés. Pour surcroît de malheur, la Comtesse de Menippe est arrivée. Ah ! c’est alors que le Président s’est enfui. Ces grands-parents sont bien maussades. C’est lui qui a élevé M. de Cotyto ; il le regarde comme son fils, et voudrait que les droits de cette paternité s’étendissent jusqu’à moi. Je le remercie fort de sa tendresse ; je m’en passerai sans chagrin. Madame de Menippe m’a conseillé de le consigner à ma porte ; mais je n’ose. Elle est un peu folle Madame de Menippe. N’a-t-elle pas voulu que nous allassions aux François56, en première loge, et que le Marquis de Lubeck nous accompagnât. J’ai eu beau m’en défendre, il a fallu céder. Je vous avoue cependant que je n’étais pas à mon aise de voir le bras du Marquis d’Hersilie, en écharpe, et M. de Lubeck, très changé. Le moindre mouvement du parterre me faisait frissonner. Je ne suis pas encore bien aguerrie ; et vous avez raison de me quereller. Adieu, ma chère Amie, je vous boude jusqu’à votre retour.

1En imposer : inspirer le respect ou l'admiration par une attitude assurée.
2Pharaon : jeu de cartes très prisé dans la noblesse du 18e siècle, où la chance joue un rôle important, ce qui peut refléter symboliquement ici la place du hasard favorable à la vie mondaine de la Baronne de Cotyto.
3Persiffler est un verbe du 18e siècle signifiant se moquer de quelqu'un de manière ironique et mordante. Le persiflage était une pratique courante dans les salons mondains.
4La Baronne de Cotyto se dit redevable des services reçus de la Vicomtesse de Thor.
5[Par OlivierRitz] Français
6Nous allassions aux François : référence au théâtre de la Comédie-Française (Les Comédiens-Français), l'un des plus prestigieux de l'époque.

La Comtesse de Fionie à la Marquise d’Hersilie.

Du Château de Fionie.

Il faut que je vous écrive, ma charmante Amie, car si j’attendais que vous en prissiez la peine, je serais encore longtemps sans recevoir de vos nouvelles. M. d’Hersilie est bien plus aimable que vous, il est venu me voir ; et cela n’est pas peu de quitter Paris pour la campagne, aussi lui en ai-je la plus grande obligation1. Il m’a cependant fâchée contre vous, en m’assurant que vous préfériez le séjour de la Province à celui de Paris2. Rien ne vous appelle donc auprès de vos Amies ? Auriez-vous sitôt oublié combien elles vous aiment ? Ce serait une injustice dont je vous crois incapable ; mais, en grâce, réparez vos torts promptement ! Comment passez-vous votre temps ? Je suis bien sûre que vous ne vous ennuyez pas. Quand on a autant de ressources dans l’esprit, on trouve aux endroits les plus déserts, des occupations qui savent remplir tous les moments. J’aurais bien du chagrin s’il n’y en avait pas un pour moi pendant le cours d’une journée, et vous seriez bien ingrate ; car vous n’avez pas d’Amie plus sincère. Si la santé de M. de Fionie l’eût permis, nous aurions été vous voir avec le Chevalier d’Ernest et Madame de Singa ; ils vous sont aussi bien sincèrement attachés. Le Chevalier m’avait dit que la Baronne de Cotyto devait aller passer l’été à Hersilie ; il paraît qu’elle en a décidé autrement : une pareille retraite lui aurait fait grand bien. Cette jeune femme se perd3 sans s’en douter. Adieu, ma charmante Amie, soyez aussi heureuse que vous le méritez.

LETTRE XVIII.

La Marquise d’Hersilie à la Comtesse de Fionie.

Du Château d’Hersilie.

Non, mon Amie, vous ne m’auriez pas prévenue, que je n’aurais pas oublié mon attachement pour vous. Je réclame votre indulgence. Vous n’ignorez pas combien un changement de domicile cause d’embarras. Mon départ a été si précipité, qu’à peine ai-je eu le temps de me reconnaître4. Mais il le fallait : car comment aurais-je pu me débarrasser des instances de ma famille et de mes Amis, qui auraient employé le pouvoir qu’ils ont sur mon esprit, pour me détourner de ce voyage ? il était nécessaire d’après le projet que j’ai d’élever moi-même mes enfants ; il faut des soins auxquels la vie dissipée5 que l’on mène à Paris ne permet pas de se livrer. Ma Lise est dans l’âge où tous les moments sont précieux. Je n’aurais rien à désirer, si M. d’Hersilie eût consenti à venir partager mes travaux.6

Beaucoup de personnes me plaignent, à ce qu’on m’a écrit : ah ! c’est qu’elles ne connaissent que la vie bruyante. À la campagne tout est jouissance. À Paris, lorsque je me levais, le soleil avait déjà parcouru la moitié de son tour, et les jours n’avaient point de fin. Ici, la multiplicité de mes occupations champêtres me les fait trouver une fois trop courts. Jamais je n’avais goûté le plaisir de contempler le lever de l’aurore. On ne vit point à la ville. Mon appartement est au levant. De ma terrasse on découvre une immensité de pays entrecoupés de montagnes et de vallées arrosées de rivières et de ruisseaux qui les fertilisent. Je ne puis me lasser d’admirer avec quelle majesté s’élève au-dessus de l’horizon l’astre qui vivifie toute la nature : à son aspect tout prend un air riant. Vous ne me reconnaîtriez pas, mon Amie, je suis une vraie fermière. Le matin, je vais présider à tous les ouvrages de ma basse-cour. Je donne moi-même à déjeuner à mon petit peuple babillard7, qui, sitôt que je parais, vole au-devant de mes pas, et plein d’impatience, me monte jusque sur les épaules. Je m’occupe aussi du jardinage ; mais vous pouvez penser que mes travaux ne sont pas bien fatigants. J’y gagne de l’appétit au moins, et c’est une chose inestimable. Je joue aussi, ne vous en déplaise, avec mes enfants, qui folâtrent à leur aise jusqu’à l’heure où nous nous occupons plus sérieusement ; car tous nos moments sont marqués. Combien je m’applaudis de n’avoir pas négligé les talents qu’on m’a donnés ! J’ai vu des femmes, après dix ans de mariage, être d’une ignorance impardonnable. Il me manque encore bien des connaissances pour suivre l’éducation de ma fille, mais j’espère m’instruire avec elle, et me mettre en état de lui montrer tout par moi-même.8

M. de Saint-Albert m’a donné un gouverneur pour Fanfan, j’en suis parfaitement contente. C’est un homme de condition qui a éprouvé des malheurs. Je suis enchantée de pouvoir les réparer. Il est d’une société fort douce9, et je pense que mon fils en pourra faire son Ami. Tous ces détails seraient fort ennuyeux pour toute autre ; mais je sais combien vous vous intéressez au sort de vos Amis, et je suis persuadée que vous serez satisfaite d’apprendre que je suis heureuse. Quand viendrez-vous être fermière avec moi ? Je suis bien désespérée que ce soit la maladie de M. de Fionie qui me prive de cette satisfaction.

LETTRE XIX.

M. de Saint-Albert au Chevalier d’Ernest.

De Moulins.

Depuis un siècle, mon cher Chevalier, je n’ai entendu parler de M. d’Hersilie : je n’ignore point la raison qui l’a déterminé à exiger de sa femme de se retirer dans sa terre. L’oubli total dans lequel il laisse elle et ses enfants, est impardonnable. Vous, qui êtes son Ami, essayez donc de le faire revenir. De son aveu, il n’a aucun reproche à faire à Madame d’Hersilie, pourquoi donc se comporter d’une manière aussi étrange ? J’ai appris par un des Officiers du Régiment du Marquis de Lubeck, qu’il s’était battu pour la Baronne de Cotyto. Quelle est cette femme ? D’après ce qu’on m’en a dit, je la crois fort dangereuse ; et je suis désespéré que M. d’Hersilie se trouve lié avec elle. C’est une chose bien étrange que l’homme : aussitôt qu’il possède, il tombe dans une satiété qui finit par lui rendre odieux l’objet qui absorbait tous ses désirs. Si vous aviez vu comme moi, M. d’Hersilie lorsqu’il épousa Mademoiselle de Torbe10, vous ne pourriez pas croire que ce soit le même homme qui l’ait condamnée à un exil aussi peu mérité. Veillez sur lui, mon cher Chevalier, je compte sur votre amitié ; tranquillisez la mienne, en détruisant mes craintes ; je n’en ai point fait part à sa femme, je me voudrais du mal de troubler sa tranquillité. Si vous voyiez avec quel soin elle veille à l’éducation de ses enfants, vous en seriez enchanté. En vérité, qui la connaît ne peut que blâmer M. d’Hersilie de son aveuglement11.

1Obligation : engagement qui naît d'un service reçu.
2Nous avons appris dès la première lettre que c'est M. d'Hersilie qui est à l'origine du départ de la Marquise. Nous voyons ici un exemple de circulation des mensonges et informations erronées dans le cadre polyphonique du roman épistolaire.
3Se perd : se déshonore, se fait du tort dans l'opinion des autres.
4De me reconnaître : de reprendre mes esprits.
5Une vie dissipée : une vie occupée davantage par les plaisirs que les devoirs.
6Dans ce paragraphe, la Marquise d'Hersilie choisit de répéter le mensonge de son mari concernant son départ.
7Babillard : qui parle avec abondance, sans réfléchir.
8Dans ces dernières phrases, Gacon-Dufour fait entendre ses idées féministes à travers la voix de la Marquise d'Hersilie. Elle met en avant l'importance de l'éducation des filles, et des mères, pour s'émanciper.
9 Une société fort douce : une compagnie fort douce.
10Mademoiselle de Torbe : nom de jeune fille de Mme d'Hersilie.
11Comme dans le Mémoire pour le sexe féminin contre le sexe masculin Gacon-Dufour blâme la conduite des hommes.

Le Chevalier d’Ernest à M. de Saint-Albert.

De Paris.

Vous m’affligez, mon Ami, je voudrais pouvoir vous faire illusion sur les torts de M. d’Hersilie, mais cela m’est impossible. Depuis le départ de sa femme, il est répandu1 dans une société pernicieuse. Ce n’est pas la Baronne de Cotyto que je crains le plus. Elle est étourdie, folle même, si vous voulez, mais incapable de faire le mal avec réflexion. Elle met toute sa félicité à avoir (comme elle le dit elle-même) beaucoup d’Amoureux, et pas un Amant2. Elle est jolie comme les Grâces, et trouve facilement à satisfaire son goût. D’Hersilie s’est mis sur les rangs3, voilà le sujet de sa dispute avec le Marquis de Lubeck. Il en a déjà eu deux autres depuis ; mais tout cela ne serait encore rien, si Madame de Cotyto ne l’avait point lié avec la Vicomtesse de Thor et la Comtesse de Menippe. Ces deux femmes sont les êtres les plus dangereux que je connaisse. La dernière tient un Pharaon chez elle4, et d’Hersilie en fait les honneurs, parce que la Baronne aime ce jeu de passion. Il dérange sa fortune, et néglige son avancement. Il vient de louer une maison à deux lieues de Paris ; tous les jours il y donne des fêtes, dont Madame de Cotyto est la Déesse5. Je l’accompagne souvent pour tâcher de lui être utile dans l’occasion. J’ai hasardé de lui donner des conseils, mais ils ont déplu. Il faut tout attendre du temps. Adieu, mon Ami, consolez cette pauvre Marquise, et tâchez de lui éviter le chagrin d’apprendre les travers de son volage Mari.

LETTRE XXI.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.6

De Paris.

Enfin, vous voilà encore à votre vilaine campagne. Je voudrais que les neiges et les frimas vous y assaillissent si fort, que vous fussiez obligée de vous enfuir bien vite, de peur d’y être enterrée. N’espérez pas que j’aille vous chercher. La bouche me fait encore mal des bâillements que votre éternel oncle7 m’a occasionnés. Il faut que je vous apprenne deux nouvelles, une qui vous fera grand plaisir et l’autre qui me vaudra une bonne querelle. La première, c’est que M. de Cotyto ne revient pas cet automne ; son régiment change de garnison, et c’est lui qui le conduit. Je n’en suis pas fâchée ; car j’ai perdu considérablement au Pharaon, et son absence me donnera le temps de réparer la brèche que j’ai faite à mes diamants. L’autre nouvelle est bien plus terrible, il me semble vous voir froncer le sourcil, et vous préparer à me quereller ; mais auparavant de me gronder écoutez ma justification. Vous savez avec quelle complaisance je me rendais chez la Comtesse de Menippe, que à moi seule je soutenais son Pharaon, et même sa réputation ; car j’ai souvent rompu des lances pour elle8. Eh bien ! elle m’a joué un tour perfide : vous en allez juger. Le Marquis d’Hersilie a loué une maison de campagne, il nous y donna à souper jeudi dernier. La soirée était superbe : en sortant de table, nous descendîmes dans le jardin, mais je restai sur la terrasse ; depuis mon aventure de la grotte je ne m’expose plus. Le Marquis d’Hersilie et le Chevalier d’Ernest m’accompagnent ; nous gardions le silence. J’entendis derrière une charmille qui borde les bosquets, prononcer mon nom. Je fis signe au Marquis de s’arrêter. Je craignais de respirer de peur de perdre un seul mot. Jugez de mon indignation quand j’ouïs très distinctement Mme de Menippe me déchirer9 impitoyablement. J’eus le courage d’écouter jusqu’à la fin : c’était avec le Marquis de Lubeck qu’elle s’entretenait ; et il n’a pas tenu à elle qu’il ne fût le plus scélérat de tous les hommes. Cette méchante femme voulait absolument qu’il convînt que ma frayeur avait été factice, et que ce n’était pas la première fois que nous nous étions trouvés tête à tête. J’étais outrée de colère, et sans le Chevalier d’Ernest, j’aurais éclaté. Mais vous ne devineriez pas le sujet de sa haine, le voici : c’est qu’elle est devenue amoureuse folle du Marquis d’Hersilie, et qu’elle voudrait me donner un ridicule pour qu’on m’abandonnât. Avez-vous jamais rien vu de plus abominable ? Ah ! elle n’a qu’à se bien tenir : je suis déterminée à la désespérer10. Nous sommes partis sur le champ, et j’ai emmené dans ma voiture notre Amphitryon11, le Chevalier d’Ernest et le Marquis de Lubeck ; nous ne lui avons laissé que le vieux Commandeur12 et l’épais Financier13 qu’elle dupe toute la journée. Je la hais mortellement, et lui ai signifié hier que je ne mettrai jamais les pieds chez elle. Le Chevalier d’Ernest en paraît enchanté ; réellement, ma chère Amie, cette femme14 ne nous convenait pas ; elle a une réputation affreuse : je suis persuadée que M. de Cotyto sera enchanté de cette rupture. J’ai le projet, pour la trahir, de donner à souper le même jour qu’elle, et d’inviter toutes les personnes qui y vont ordinairement. Je suis convaincue qu’ils préféreront ma maison à la sienne, et je serai vengée, car on m’a assuré que le Pharaon était tout son revenu. Adieu, ma chère Amie, je vous rendrai compte du succès de ma vengeance.

LETTRE XXII.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

Je suis complètement vengée. J’ai eu le souper le plus brillant, et la Comtesse est restée absolument seule. Le Marquis de Lubeck, que j’avais prié d’y aller, est venu me rendre compte de sa fureur ; elle a juré de s’en venger, mais je le lui permets, et ne crains rien. Je n’ai aucun reproche à me faire, et, malgré sa méchanceté, je la défie ; mais admirez comme tout m’a réussi ! jusqu’à son Financier qui est venu me faire la cour. Je l’ai accueilli comme un grand Seigneur ; il était si boursoufflé d’orgueil, qu’il ne pouvait plus articuler une parole. Il nous a tous invités à une fête qu’il doit donner à son Château ; il a demandé quinze jours afin de la rendre plus brillante ; j’ai accepté, sous la condition que Madame de Menippe n’en serait pas ; elle sera furieuse, et moi bien satisfaite : oh ! je lui apprendrai à ne pas juger tout le monde d’après ses principes. Les quinze jours que le Financier a demandés seront bien employés ; la Marquise de Saint-Hæmond, qui est charmante, m’accompagnera partout ; elle m’a décidée à accepter un dîner chez le Marquis du Lubeck. Il est si repentant de sa faute, que j’ai cru ne pouvoir le refuser : il en a paru comblé. Demain nous montons à cheval dans le bois de Boulogne, et nous irons passer la journée chez la Marquise de Saint-Hæmon, à Chatou15, d’où nous ne reviendrons qu’au jour. Amusez-vous autant que moi.

1Est répandu : a vu beaucoup de monde.
2Beaucoup d'Amoureux, et pas un Amant : reprise directe d'une formule de la Baronne de Cotyto dans la lettre XV, adressée à la Marquie d'Hersilie.
3S'est mis sur les rangs : s'est battu.
4La dernière tient un pharaon chez elle : dans ce jeu, le Banquier est le maître et a des chances bien supérieures de gagner contrairement aux autres joueurs, les Pontes.
5Déesse : deuxième comparaison, dans la même lettre, de la Baronne de Cotyto à une figure mythologique. On se souvient que le nom même de la Baronne de Cotyto renvoie à la déesse grecque de l'impudence.
6Nous ne lirons la réponse de la Vicomtesse de Thor qu'à la lettre XXVII. Absence de réponse, ou ellipse, nous remarquons ici les stratégies narratives mises en place par l'auteur pour donner du rythme au récit.
7Votre éternel oncle : Expression ironique, il est malade et la Vicomtesse de Thor est retenue chez lui pour s'en occuper.
8J'ai souvent rompu des lances pour elle : je l'ai défendue contre ceux qui l'attaquent.
9Me déchirer : m'offenser, m'outrager par des médisances, des calomnies.
10À la désespérer : à la tourmenter, l'affliger au plus haut point.
11Amphitryon : nom d'un personnage de la mythologie grecque, passé dans le sens commun, qui signifie l'hôte, celui qui est maître de la maison où l'on est reçu à table. Ce terme désigne donc ici M. d'Hersilie.
12Commandeur : titre que peuvent obtenir certains chevaliers d'un Ordre militaire ou hospitalier.
13Financier : homme qui a fait une grande fortune. Ce terme désigne un personnage, proche de Madame de Menippe, et qui reviendra à plusieurs reprises.
14Cette femme : désigne Mme de Menippe.
15Chatou : commune française située dans le département des Yvelines en région Île-de-France.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

Du Château de ….

Ah ! ma chère Amie, je ne suis pas encore revenue d’une aventure terrible qui vient de m’arriver. Cette méchante Madame de Menippe a bien cruellement pris sa revanche. Le Marquis d’Hersilie voulait jeter le Financier1 par les fenêtres, et sans le Chevalier d’Ernest, qui se trouve toujours pour empêcher les accidents, cela faisait encore une histoire affreuse. Cette fête qui nous avait été annoncée, a eu lieu avant-hier : nous sommes partis au nombre de quarante. L’allée qui conduit au Château est fort longue, et de distance en distance une troupe de Musiciens exécutaient des symphonies de Delman2 et de Grétry3 ; enfin, nous sommes arrivés précédés par le plaisir, jamais je n’avais été aussi gaie. La journée s’est passée dans une suite d’enchantements. J’avais une douzaine d’Adorateurs ; la Marquise de Saint-Hæmon, et moi, nous partagions les suffrages. Un bal paré4 est venu ensuite ; l’exécrable Financier en a proposé un autre masqué, cette folie nous a plu infiniment, et chacun s’est dispersé dans des appartements où l’on a eu à choix ce qu’on désirait pour se déguiser. J’ai ouvert le bal avec le Marquis d’Hersilie. Un masque, d’une taille élégante, est venu me prier de danser. Après la contredanse5, il m’a proposé de passer dans le salon du jeu6 ; je l’ai suivi, presque sans le vouloir, et après une bonne heure de conversation très intéressante, un autre masque, que j’ai cru reconnaître pour le Chevalier d’Ernest, m’a dit, tout bas à l’oreille, de prendre garde à moi, que je ne savais pas avec qui j’étais. J’ai cru que c’était un tour de bal, et j’ai écouté avec grand plaisir les douceurs du beau masque, je crois même lui en avoir répondu ; enfin, après les louanges les plus flatteuses sur ma taille et mes grâces7, il m’a suppliée de me démasquer. Bien sûre de mon triomphe, j’y ai consenti, sous la condition qu’il en ferait autant ; nous sommes passés dans une autre pièce, et j’ai ôté mon masque ; mais mettez-vous à ma place, quand mon Adorateur, pour tenir la parole qu’il m’avait donnée, a ôté le sien, et que j’ai reconnu mon Mari. Je me suis évanouie de frayeur ; à ce qu’on m’a dit, il a conservé un sang-froid insultant. Le Marquis de Lubeck, qui ne le connaît pas, s’est imaginé que c’était un masque qui m’avait insultée, il lui a parlé avec beaucoup de vivacité ; par bonheur, le Chevalier d’Ernest a nommé M. de Cotyto ; mais malgré cela, ils se sont tenu des propos forts durs. Cela n’en restera pas là. Le Marquis d’Hersilie a profité du moment de trouble que cet événement a causé, M. de Lubeck s’est joint à lui, ils ont fait avouer au vieux Financier que Madame de Menippe avait écrit à M. de Cotyto, et l’avait engagé à se trouver au bal8. Ils sont entrés dans une si grande fureur, que sans la prudence du bon Chevalier d’Ernest, la chose eût fort mal tourné. Le Financier est parti sur le champ, et nous a laissés maîtres chez lui9. Je suis seule dans mon appartement, et pour charmer mon ennui, je vous écris ; convenez que quand vous êtes absente, il m’arrive toujours des catastrophes ; vous êtes mon bon Ange10 ; ne me quittez donc plus.

LETTRE XXIV.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

Du Château de ….

Les malheurs se succèdent, le Chevalier d’Ernest, après une longue conversation avec M. de Cotyto, l’avait déterminé à oublier mes étourderies. Les conditions de la paix allaient être signées. Je retournais à Paris, et M. de Cotyto à son régiment. Le Marquis de Lubeck et lui s’étaient embrassés, et la tristesse faisait place à la joie. M. de Cotyto avait consenti à me voir, quand la Discorde11, jalouse de notre bonheur, nous a suscité un nouvel embarras. Deux Gardes des Maréchaux12 de France sont arrivés, et se sont attachés aux pas de M. de Lubeck et de mon Mari. M. de Cotyto en a été d’autant plus désespéré, qu’il est venu sans congé, et que cela peut le perdre. Le Marquis d’Hersilie est parti sur le champ pour Versailles, afin d’arranger cette malheureuse affaire. Ah ! ma chère Amie, j’ai bien du chagrin ; quels reproches mon Mari n’est-il pas en droit de me faire ! il est parti pour Paris sans vouloir me voir. Madame de Saint-Hæmon l’a prié de permettre que j’allasse à Chatou, il a répondu que je pouvais faire ce qui me plairait, qu’il s’en inquiétait fort peu. J’ai prié le Chevalier d’Ernest, qui l’a accompagné à Paris, de me rendre compte de tout ; je suis bien inquiète !

LETTRE XXV.

Le Chevalier d’Ernest à la Baronne de Cotyto.

De Paris.

J’ai rempli vos ordres, Madame, je n’ai pas quitté M. de Cotyto, il lui est ordonné de joindre son Régiment13, et de garder les arrêts. Je n’ai jamais pu le faire consentir à vous voir, il y met une condition qui vous paraîtra dure, mais que je crois nécessaire ; c’est de renoncer entièrement à Madame de Thor, d’aller passer la belle saison avec Madame de Fionie, à qui il a écrit pour la prier de vous recevoir, ou bien d’aller en Berry14, chez Madame votre Mère. Ce sont des ordres qui vont vous révolter. Si vous me permettez de vous dire mon avis, je crois que vous n’avez rien de mieux à faire ; par ce moyen vous regagnerez la confiance de M. de Cotyto, et ce ne sera qu’un nuage facile à dissiper. Quittez vos projets de vengeance contre Madame de Menippe, vous finiriez par en être la victime. Vous voyez son coup d’essai, craignez-la puisqu’elle est méchante. Je suis avec respect, etc.

1Financier : personne qui s'occupe de grandes affaires d'argent. Personnage peu présenté, proche de Madame de Menippe, puis de Madame de Cotyto.
2Delman : il s'agit probablement d'une erreur d'impression pour désigner Jean-Frédéric Edelmann (1749-1794), claveciniste et pianiste français.
3Grétry : André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813) est un compositeur à la mode à la fin du 18e siècle.
4Un bal paré : un bal durant lequel il faut venir habiller avec élégance.
5Contredanse : ancienne danse de village d'origine anglaise où des couples évoluent librement sur un rythme gai et entraînant.
6Le salon du jeu : lieu social de discussion et de jeux.
7Grâces : charmes, beauté physique.
8Madame de Menippe a donc voulu, à son tour se venger de la Baronne de Cotyto en faisant voir à son mari qu'elle séduit d'autres hommes.
9Nous a laissés maîtres chez lui : a quitté les lieux, nous laissant seuls chez lui.
10Il semble pourtant que ce soit le Chevalier d'Ernest qui apparaît comme un protecteur à travers la lettre.
11Discorde : de son autre nom, inspiré de la mythologie grecque, Eris est la déesse de la discorde. Elle a indirectement causé la Guerre de Troie, car tous les dieux ayant été invités au mariage de Pelée et Thétis hormis elle, elle a décidé de se venger en jetant une pomme d'or au milieu du banquet, avec pour mention « Pour la plus belle » : la pomme de discorde. Eris, ne précisant pas le nom de la déesse en question, a engendré une rivalité entre les déesses Héra, Athéna et Aphrodite.
12Maréchaux : grade le plus élevé d'officiers généraux depuis le 18e siècle, auxquels étaient confiées de hautes fonctions de commandement et la responsabilité du maintien de l'ordre dans les campagnes.
13Régiment : unité militaire de l'armée, composée de plusieurs bataillons ou escadrons.
14Berry : province historique de la France de l'Ancien Régime ayant pour capitale la ville de Bourges, située approximativement dans la partie sud de la région Centre-Val de Loire.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Chatou.

Enfin, ma chère Amie, pour recouvrer la paix, il faut que je renonce au bonheur ; il faut que je rompe tout commerce1 avec vous. Que je suis malheureuse ! guidez-moi dans le parti que je dois prendre. Il me semble que je ferai mieux d’aller chez la Comtesse de Fionie, elle n’aura que le droit des conseils, et ma Mère me donnera des ordres, et puis chez Madame de Fionie il y a toujours toujours de la société ; je ne serai qu’à cinq lieues2 de Paris ; au lieu que chez ma Mère je n’aurai d’autre amusement que de jouer au Loto avec son vieux Curé ; je n’y vivrais pas six mois. C’est pourtant cette méchante Madame de Menippe qui est cause de tous ces embarras. Ah ! vous avez raison, j’aurais dû ne pas me venger3 ; le mépris était ce qui lui convenait, mais comment prendre sur soi d’oublier une insulte aussi forte que celle qu’elle m’a faite ? Madame de Saint-Hæmon est furieuse contre M. de Cotyto ; en effet, c’est fort mal d’exiger que je la quitte ; quelle raison peut-il donner ? c’est une femme très honnête, son mari est on ne peut pas plus aimable ; il faudrait qu’ils lui ressemblassent tous. Sa Femme est maîtresse absolue de toutes ses volontés ; aussi l’on n’invite point Madame de Saint-Hæmon sans son Mari, parce qu’on sait qu’il n’est pas ridicule. J’attends de vos nouvelles avec une vive impatience.

LETTRE XXVII.

La Vicomtesse de Thor à la Baronne de Cotyto.

Du Château de….

Que de tapage pour rien ! En vérité, ma chère Amie, il faut convenir que vous avez bien peu de tête. J’aurais donné la moitié de ma fortune pour que pareille aventure m’arrivât ; au lieu de me troubler, comme vous l’avez fait, j’aurais reproché hautement à mon Mari son inconstance et sa légèreté4 ; j’aurais feint de l’avoir reconnu, et de m’être servie de ce stratagème pour le confondre. Il serait maintenant à mes genoux, me demandant pardon de son infidélité, et il ne l’obtiendrait qu’à de bonnes conditions. J’aurais ainsi mis les rieurs de mon côté, et la Comtesse de Menippe crèverait de dépit5. Comment, je ne parviendrai jamais à vous former6 ! vous seriez la seule à qui je n’aurais pas pu donner l’usage du grand monde. Il est malheureux pour vous que je sois obligée de passer l’été chez mon oncle ; votre imprudence vous met dans la dure nécessité de ménager votre Mari. Je ne puis vous plaindre, c’est votre faute ; vous l’avez accoutumé à prendre un empire7 sur vous, qui est tout à fait indécent. Que feront les femmes de dix-sept ans, si une femme de vingt se laisse mener comme un enfant8 ? Il ne vous manquerait plus que d’aller en retraite chez votre Mère, prendre un directeur et faire une confession générale. Je vous l’ai toujours prédit, vous finirez par vous faire béguine9 ; et si vous n’acquérez pas une force d’esprit et un caractère plus ferme et plus décidé, vous serez très malheureuse. Vous avez fait une sottise, il faut en subir les suites10. Allez-vous-en passer quelque temps chez la Comtesse de Fionie, c’est une bonne femme, son seul défaut est d’être bégueule11 ; il vous sera facile de faire naître une querelle qui vous brouillera. Vous aurez satisfait votre Mari, et il ne pourra plus rien exiger de vous. Je me fais fort de vous venger complètement ; je ménage à la Comtesse de Menippe un tour de ma façon, j’aurai bien du plaisir à la voir humilier ; nous n’avons jamais pu nous souffrir. Mandez-moi le résultat de votre aventure, et qu’elle vous serve de leçon pour l’avenir. Vous me trouverez toujours aussi dévouée à vos intérêts ; je n’aurai pas de plus grand plaisir qu’à vous donner des preuves de ma sincère amitié.

LETTRE XXVIII.

Madame de Singa à la Marquise d’Hersilie.

Au Château de Fionie.

Votre absence, ma chère Marquise, me cause bien des chagrins. Il est cruel d’être séparée de l’Amie de son cœur, quand ce cœur a besoin de s’épancher12. Vous savez que, veuve à quinze ans, j’avais bien peu d’expérience pour me conduire dans le monde, et pour faire un choix capable de me rendre heureuse. Mme de Fionie me donna les soins d’une mère ; sa maison devint la mienne, et j’y passais des jours tranquilles. Le Chevalier de Zéthur était aussi regardé comme son fils. Son oncle et sa tante voyaient naître avec plaisir des sentiments qui devaient assurer notre bonheur ; mais M. de Fionie ne voulut y consentir que lorsque le Chevalier aurait un Régiment. Il vient d’être obtenu ; je touchais au moment de jouir, quand Madame de Cotyto est venue troubler ma tranquillité. Ne me croyez pas jalouse, ma chère Amie ; non, je ne la suis pas. Je suis inquiète ; et tremble de voir mes craintes se réaliser. Madame de Cotyto est aimable ; mais quel espoir le Chevalier peut-il avoir ? N’est-elle pas engagée13 ? Veut-il déshonorer son Ami ? déchirer un cœur tout à lui en rompant des liens qui allaient devenir indissolubles. Il parle d’aller à Sainte-Maure, chez la Baronne, passer le reste de l’été. Que veut dire cette conduite ? lui qui ne s’absentait jamais, et se plaignait sans cesse du retard que son oncle apportait à notre union. Ah ! ma chère Amie, les hommes sont bien étranges ! si je ne craignais pas de fâcher Madame de Fionie, j’irais puiser dans votre sein14 des consolations dont j’ai grand besoin. Donnez-moi de vos nouvelles, elles feront diversion à ma douleur.

1Commerce : ici, rompre tout échange et tout lien.
2Cinq lieues : environ 24 kilomètres.
3Dans les lettres précédentes de la Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor, il n'est pas question de vengeance. Dans les romans épistolaires, l'auteur ne fait pas apparaître toutes les lettres qui circulent, par principe d'économie, et pour créer un rythme dans la narration. En revanche, c'est le Chevalier d'Ernest qui lui tient ce discours dans la lettre précédente.
4Légèreté : manque de sérieux, de valeur intellectuelle, souvent associé à l'inconstance.
5Dépit : amertume passagère éprouvée par l'amant(e) déçu(e).
6La thématique de la formation libertine d'une autre femme à une autre est récurrente dans les romans libertins. En ce sens, la Vicomtesse de Thor peut être mise en parallèle avec la Marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses, qui entreprend, malgré elle, de former la jeune Cécile au libertinage.
7Prendre un empire sur : posséder un ascendant sur quelqu'un. Ici, M. de Cotyto possède un ascendant, une influence morale sur la Baronne de Cotyto. Le principe de l'autorité du mari sur sa femme fait l'objet d'une critique féministe forte au 18e siècle.
8C'est précisément la Vicomtesse de Thor qui semble dans cette lettre s'adresser à la Baronne de Cotyto comme à une enfant, en l'accusant de réagir excessivement et d'agir sans réfléchir à la conséquence de ses actes.
9Dans ces deux phrases, la Vicomtesse de Thor utilise un vocabulaire religieux, auquel elle donne une tournure moqueuse. Directeur désigne un prêtre ou une autorité religieuse pouvant guider la Baronne de Cotyto sur le droit chemin. Une confession générale est une pratique religieuse consistant à dire tous ses péchés. Béguine désigne une femme appartenant à une communauté religieuse. Nous devinons ici les opinions anticléricales de la Vicomtesse, auquel aucun discours de l'institution religieuse ne répond dans ce roman. Nous pouvons voir ici une expression des opinions anticléricales de Gacon-Dufour. Cette critique de l'institution religieuse rejoint son féminisme, puisque l'Eglise empêche l'éducation et la protection des femmes. C'est une critique que l'on retrouve également chez Laclos, dans les Liaisons dangereuses.
10Subir les suites : assumer les conséquences de ses actes.
11Bégueule : être excessivement prude.
12S'épancher : ici, donner libre cours à un sentiment, le confier en toute liberté et sincérité.
13Engagée : ici, fiancée.
14Dans votre sein : se réfugier dans un lieu intime qui pourrait offrir du réconfort. Ici, Madame de Singa aimerait être réconforter par la Marquise d'Hersilie.

La Marquise d’Hersilie à Madame de Singa.

Du Château d’Hersilie.

Que vous m’affligez, mon Amie ! je voudrais être près de vous pour partager vos peines. Ne vous laissez point abattre par la douleur, vos craintes sont peut-être mal fondées. Je ne puis croire que Monsieur de Zéthur, qui a toujours été raisonnable, s’aveugle au point de rompre un engagement où il trouvait tous les avantages réunis, pour s’attacher à une étourdie qui ne peut que lui faire faire des sottises. Vous vous êtes peut-être alarmée sans sujet ; mais s’il était vrai que Madame de Cotyto eût exercé ce nouvel empire, rappelez votre raison, et bénissez votre destin de n’avoir à pleurer qu’un infidèle : un ingrat fait répandre bien plus de larmes. J’aurais bien du plaisir à vous recevoir, mais je craindrais, comme vous, que cela ne chagrinât Madame de Fionie, elle a besoin aussi de consolation. Je sais combien elle aime son neveu, et sa conduite ne peut que lui déplaire infiniment. Je voudrais qu’il me fût possible d’aller vous joindre toutes deux ; vous savez ce qui m’en empêche. Écrivez-moi souvent, faites-moi part de vos peines1, je les partage bien sincèrement.

LETTRE XXX.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

Du Château de Fionie.

Il faut, ma chère amie, être aussi bonne que je le suis, avoir autant de patience pour ne pas déserter mille fois de chez Madame de Fionie. Vous n’avez pas d’idée des sermons que l’on me fait toute la journée. C’est une chose bien détestable que les prudes ! Elle a avec elle cette Madame de Singa, qui parle sans cesse de son défunt Mari, et qui, pour se consoler, veut épouser le Chevalier de Zéthur. Pour me venger de l’ennui que j’éprouve avec ces bégueules2, j’ai conçu le plus joli projet ; il est digne de vous. Madame de Fionie veut absolument faire épouser Madame de Singa à son neveu, parce qu’on la dit fort riche. Eh bien ! j’ai mis dans ma tête de captiver le chevalier, et j’y ai réussi ; je suis enfin parvenue à brouiller ce petit ménage. Vous m’avez trop bien appris que, lorsqu’une femme veut s’emparer du cœur d’un homme, rien n’est plus facile. Le Chevalier a les passions très vives : ce matin j’ai eu une longue conversation tête à tête avec lui ; après m’avoir beaucoup parlé du danger qu’il y avait de se lier pour la vie, je lui ai fait sentir combien un engagement volontaire était préférable, et je me suis servie de toute mon éloquence pour lui prouver que c’était le seul moyen d’être heureux. Oui, m’a-t-il dit avec émotion, en jetant sur moi un regard tendre et passionné, mais où trouver un cœur fidèle qui s’attache à nous pour la vie ? si j’étais assez heureux pour le rencontrer, je renoncerais à l’hymen3. Ah ! Chevalier, lui dis-je, en feignant de rougir, quand on possède, comme vous un cœur sensible et délicat, on doit espérer de captiver celle à qui l’on adresserait ses vœux. Quoi, reprit-il, je pourrais !… dans ce moment il a saisi ma main ; je la retirai brusquement. Vous me refusez ? Non ; mais je ne veux pas d’un cœur qu’une autre possède. Quel est votre désir, voudriez-vous faire le malheur de mes jours ? vous avez l’âme trop généreuse pour vouloir me tromper. Où trouveriez-vous une femme réunissant autant de charmes que Madame de Singa ? elle est bien faite pour vous captiver ; il y aurait trop de présomption de ma part d’espérer de la supplanter. Cessez, mon cher Chevalier, de me presser davantage ; je me levai en même temps pour le quitter. Arrêtez, s’écria-t-il, en se jetant à mes genoux, je vous jure un amour éternel ; mon cœur, mon âme, tout est à vous. Relevez-vous, lui dis-je, je ne puis vous souffrir dans cette posture, vous oubliez que vous avez promis votre foi. Quelle preuve me donnerez-vous de la sincérité de vos sentiments ? Ordonnez, je suis prêt à tout entreprendre pour vous en convaincre ; je jure par l’amour que vous m’avez inspiré, par tout ce qu’il y a de plus sacré, que je renonce pour jamais à Madame de Singa ; il me fit ensuite mille protestations de passer sa vie avec moi, et promit de me suivre partout où j’irais. Je lui ai imposé, pour première condition, de rompre entièrement avec Madame de Singa ; d’écouter un peu moins sa tante, et de se soumettre aveuglément à toutes mes volontés : il m’en a renouvelé le serment. Voilà, je pense, ma chère Amie, savoir jouer la Comédie avec tout l’art possible4 ! Pour cette fois je tiens le Chevalier dans mes chaînes, il ne s’en retirera pas aisément. Je vous assure qu’il est passionné au-delà de toute expression ; ce qui m’amuse beaucoup, c’est son embarras avec Madame de Singa, elle ne paraît pas encore s’en apercevoir ; d’ailleurs elle a trop d’amour-propre pour le laisser entrevoir, et compte trop sur la candeur et la fidélité de son futur. En vérité, elle méritait bien ce tour, et vous m’applaudirez sincèrement d’avoir saisi une si belle occasion de me venger de la nécessité de vivre avec ces deux prudes.

1La Marquise d'Hersilie agit en véritable amie en demandant à Madame de Singa de partager ses peines, cela démontre l'amitié honnête qu'il y a entre elles.
2Bégueules : femmes d'une délicatesse ou d'une pruderie excessive ou affectée.
3Hymen : union, mariage.
4Définition des libertins comme étant des acteurs de théâtre, qui apparaît dans Les Liaisons dangereuses, lettre 81 de la marquise de Merteuil au vicomte de Valmont.

La Vicomtesse de Thor à la Baronne de Cotyto.

Du Château de….

Courage, ma belle Amie, vous voilà aussi habile que la plus expérimentée ! vous avez tort de me comparer à vous, vous me surpasserez et je serais tentée d’en être jalouse. Il ne s’est jamais présenté une occasion si belle de faire sentir le pouvoir de mes charmes avec autant d’adresse, et d’opérer un si grand changement en si peu de temps ; convenez que vous m’avez de grandes obligations. Sans moi que seriez-vous ? une femme perdue pour la société, et aussi insupportable que Madame de Fionie. Je suis enchantée que vous l’ayez traversée dans ses projets ; mais prenez garde à vous, ces prudes sont dangereuses. Si comme moi vous étiez libre, vous n’auriez aucun ménagement à garder, pourvu que vous n’ayez aucun reproche à vous faire : on ne peut empêcher les hommes de rendre hommage à la Beauté1, qui, à son tour, a droit de s’amuser des hommes. Pour moi, je les méprise tous, mais je veux qu’ils m’adorent, sans pour cela qu’ils intéressent mon cœur. À l’exemple des Dieux, je reçois avec indifférence, et non sans plaisir, leur encens. Le nombre de soupirants que j’enchaîne à mon char, sont autant de trophées que j’élève à l’Amour, sans me soumettre à son empire2. J’espère, ma charmante Amie, que vous ne me laisserez pas ignorer le succès de votre entreprise.

LETTRE XXXII.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

Il y a une fatalité attachée à mon fort, tous les malheurs m’accablent à la fois, sans que j’aie le moindre reproche à me faire : tout cela est la faute de Monsieur de Cotyto. Il n’avait qu’à me laisser chez moi, ne pas exiger que j’allasse chez Madame de Fionie, je n’aurais pas éprouvé un désagrément qui me fait beaucoup de peine. Comment prévenir Monsieur de Cotyto de ma rupture avec la Comtesse ? si c’est moi qui la lui apprends, il trouvera mille prétextes pour me donner des torts. Réellement, mon Amie, je suis fort malheureuse. Comment arranger cette affaire ? Elle est fort embarrassante, vous en allez juger. Vous savez les services que le Marquis d’Hersilie m’a rendus ; combien il s’est employé pour que Monsieur de Cotyto ne fût pas la victime de son imprudence. En partant pour aller chez Madame de Fionie, le Marquis m’a demandé la permission de m’y faire sa cour, il y aurait eu de la malhonnêteté à le lui refuser ; d’ailleurs, il est lié avec Madame de Fionie, qui est intime amie de la Marquise d’Hersilie, et j’aurais eu fort mauvaise grâce de m’opposer à ce qu’il vînt la voir : j’y ai donc consenti. Monsieur de Zéthur s’était déclaré mon Chevalier, ce qui a fort déplu à sa respectable tante. Il faut convenir que cette femme est bien prude, vous n’avez pas d’idée de son ridicule ; mais revenons à mon aventure. Le Chevalier de Zéthur m’accompagnait partout ; Monsieur d’Hersilie ne s’est-il pas avisé de le trouver mauvais, il m’en a fait des reproches, comme s’il en avait eu les droits. Vous pensez bien que je m’en suis moquée, et pour le lui prouver, je suis montée à cheval le lendemain, seule avec le Chevalier. Monsieur d’Hersilie a pris la mouche3, (cet homme est fort à craindre) et a été trouver Monsieur de Zéthur à qui il a proposé tout uniment de se battre4, jusqu’à ce qu’il en restât un sur la place. Monsieur de Zéthur a accepté la proposition, quoiqu’il ne l’ait pas trouvée agréable. Ils sont sortis tous deux, heureusement leur explication s’est faite dans le jardin, et a été entendue de Madame de Singa, qui très prudemment en a prévenu Monsieur de Fionie. On les a joints à temps pour empêcher qu’ils ne se battissent. Madame de Fionie est passée dans mon appartement, et m’a reproché avec amertume que j’étais cause de cet éclat. Je ne savais ce qu’elle voulait dire ; j’ai fort mal reçu ses remontrances, et je suis, sur le champ, montée en voiture pour me rendre à Paris : voyez si j’ai raison de me plaindre du sort. J’ai imaginé un moyen pour que Monsieur de Cotyto fût moins fâché. Je vais lui écrire que ma santé est fort dérangée, et que mon Médecin m’a conseillé de prendre les eaux5 ; que le Château de Fionie étant entouré de marais, cet air épais m’a fatigué la poitrine. L’embarras est sur le choix des eaux ; il ne voudra sûrement pas que j’aille à Spa, ce sont pourtant les plus agréables ; si elles l’offusquent trop, j’irai à Plombières6, j’y passerai deux mois, et, à mon retour, on aura oublié tout cela. Qu’en pensez-vous ? mon projet est unique. Dites-moi bien vite votre avis, je brûle de partir.

LETTRE XXXIII.

La Comtesse de Fionie à la Marquise d’Hersilie.

Du Château de Fionie.

Vous êtes fort heureuse, ma belle Marquise, d’être trop éloignée de Paris, pour qu’on vous ait chargée de la conduite de la plus franche étourdie que je connaisse. Vous vous doutez sûrement que c’est de Madame de Cotyto que je veux parler. Il lui est arrivé des aventures sans nombre depuis votre départ ; entre autres, une qui l’a brouillée avec son mari. Il m’avait priée de la recevoir, et de tâcher de la corriger de sa coquetterie ; mais le mal est incurable. Elle est liée avec la Vicomtesse de Thor, qui est la femme la plus dangereuse qui soit en Europe, et les bons conseils qu’on lui donne ne prévalent pas sur ceux de Madame de Thor, qu’elle écoute comme un oracle7. Elle a resté huit jours chez moi, et, dans ce court espace, elle a brouillé une partie de ma société. Elle s’imagine qu’on n’a point de reproches à lui faire parce qu’elle n’a point d’Amants, et sans cesse elle met les hommes aux prises les uns contre les autres8. En vérité, je crois que je préférerais à ces coquettes de profession une femme qui aurait le malheur d’avoir une faiblesse et qui la cacherait9 ; c’est le fléau des gens sensés. Je suis bien fâchée que la saison soit aussi avancée, j’aurais été me consoler avec vous des chagrins qu’elle m’a donnés dont je prévois que les suites seront cruelles. Monsieur de Fionie voulait en écrire au baron ; j’ai eu beaucoup de peine à l’en empêcher. Adieu, ma belle Amie, amusez-vous toujours de vos occupations champêtres ; ce sont des plaisirs qui ne causent point de remords.

1Beauté : allégorie, la Vicomtesse se déresponsabilise de sa coquetterie par les charmes qu'elle émet naturellement, ainsi elle remet la responsabilité sur les hommes et leur attirance. Cette pensée est présente dans l'essai féministe de l'autrice de 1787.
2La vicomtesse élève son art de la séduction au rang de la divinité. Elle s'enorgueillit de son pouvoir de séduction qui fait des hommes ses adorateurs qui lui donnent des offrandes.
3A pris la mouche : s'est fâché brusquement et mal à propos (expression familière).
4Il lui a proposé de se battre en duel et bien que cette pratique continue d'exister à cette époque, le duel est définitivement illégal depuis 1711 et les partis concernés pouvaient recevoir de lourdes peines allant jusqu'à l'exil.
5Les eaux sont une villes thermales où l'on se retire lorsqu'on est malade. On dit "prendre les eaux" pour signifier que l'on s'y rend.
6Plombières : commune française située dans le département des Vosges, en région Grand Est, à 390km de Paris.
7Oracle : personne qui transmet la parole des Dieux.
8La Baronne de Cotyto se présente comme une Hélène de Sparte volontaire.
9Ces attitudes contraires peuvent faire penser aux caractères opposés de la marquise de Merteuil (qui est une libertine professionnelle) et de la présidente de Tourvel (qui est une personne plus sensée) dans Les Liaisons dangereuses de Laclos.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

Je serais tentée d’aimer mon Mari ; il vient, ma chère Amie, de consentir à me laisser aller à Plombières : j’ai engagé la Marquise de Saint-Hæmon à m’accompagner. Nous nous occupons sérieusement des préparatifs de notre départ : Messieurs d’Hersilie, de Lubeck et de Zéthur viendront nous rejoindre. Nous donnerons le ton à toute la Province. Quelle délicieuse vie nous allons mener ! Il y avait longtemps que je désirais faire un voyage aux eaux. On dit que celles de Plombières sont fort agréables ; le Marquis d’Hersilie vient d’écrire à un de ses Amis qui a une terre charmante à deux lieues de là, et où je crois que nous passerons la majeure partie de notre temps. Je suis d’une satisfaction incroyable ; enfin je vais respirer. D’honneur, je n’étais pas à mon aise. À tous moments je croyais voir arriver M. de Cotyto, escorté de tous ses injustes droits, m’ordonner de le suivre dans le fond de l’Angoumois1, pour y finir tristement ma vie, sans bals, sans plaisirs, et surtout sans Adorateurs ; mais le sort en a heureusement décidé tout autrement, puisque je vais à Plombières, de son aveu. Comme je veux y tenir un grand état, je me suis défaite de mes diamants ; on n’en met plus. Nous emportons six caisses de chapeaux et de redingotes2 et autres ajustements de campagne. Je voudrais déjà être partie ; je ne fais autre chose que d’aller à Chatou et chez mon sellier3. Il est d’une lenteur qui me désespère ; le Marquis d’Hersilie le presse cependant on ne peut davantage. Concevez-vous, ma chère Amie, le bonheur dont je vais jouir ; à cent cinquante lieues de mon Mari4, dans un lieu où l’on jouit de la plus grande liberté, et avec une femme charmante. Serai-je bien loin de Nancy ? vous savez que j’y ai des amis. Il est bien honteux de faire de pareilles questions ; je l’avoue, et j’en rougis. Je ne sais rien ; je n’ai pas la moindre notion de Géographie ; enfin, je ne connais absolument que les environs de Paris. Heureusement, mon valet de chambre a pratiqué la route ; car on pourrait me mener aux Antipodes sans que je m’en aperçusse. Dans une vingtaine d’années, je m’adonnerai à l’étude, je ne serai pas toujours jeune ; cette idée est bien affligeante, je ne puis m’y accoutumer. Quoi ! nous deviendrons aussi vieilles et aussi laides que l’éternelle Maréchale de..... Il vaut mieux mourir. En attendant jouissons toujours du plaisir. Je ne sais si je pourrai vous écrire avant mon départ ; mais je vous donnerai certainement de mes nouvelles en arrivant à Plombières.

LETTRE XXXV.

La Marquise d’Hersilie à la Comtesse de Fionie.

Du Château d’Hersilie.

Depuis longtemps j’ai cessé tout commerce avec la Baronne de Cotyto. J’ai essayé de la ramener, mais en vain. Il est bien malheureux qu’elle se laisse conduire par la Vicomtesse de Thor. Elle a des principes d’une extravagance dont il n’est pas d’exemple. J’estime fort M. de Cotyto, et je le plains sincèrement d’avoir une femme qui, sans être réellement criminelle, se donne des ridicules qui la perdront infailliblement. Je suis bien fâchée des chagrins qu’elle vous a occasionnés ; j’aurais été enchantée que vous vinssiez partager mon bonheur ; il est parfait depuis que je suis retirée dans mon ermitage5. Je suis devenue absolument philosophe6 ; j’aurais maintenant beaucoup de peine à me faire à la vie dissipée que l’on mène à Paris. Je fais travailler considérablement dans mon jardin. Si vous saviez mes progrès dans les Mathématiques et la géométrie, vous ne vous étonneriez pas de me voir, le cordeau et la toise7 à la main, tracer des bosquets et des parterres, d’après mes dessins. Je n’ai, pour tout aide, que le Gouverneur de mon fils ; il me démontre sur ce terrain les différents théorèmes que nous avons expliqués ensemble sur le papier. Quelle satisfaction j’éprouverai de voir croître les jeunes arbres que j’ai plantés avec tant de plaisir ; tous les printemps me procureront de nouvelles jouissances ! Je ne puis me lasser d’étudier la Nature ; les richesses sont inépuisables, on y découvre toujours des trésors nouveaux, la plus petite plante offre des détails intéressants. Je m’adonne à la Botanique, c’est la science la plus utile à l’humanité : elle renferme des moyens de nous garantir des maladies auxquelles nous sommes assujettis. Dans les campagnes, le malheureux paysan n’a aucune ressource, il manque des choses les plus simples ; ses moyens ne lui permettant de recourir aux villes voisines, il se laisse périr faute de remèdes. Pour obvier à ce mal, je forme une Pharmacie. Quand ils auront l’espoir de trouver des secours chez moi, ils y viendront tous. Sans cesser de m’amuser, je rendrai service à ces bonnes gens. Adieu, ma chère Amie, empressez-vous de venir me trouver ; santé, tranquillité et amitié sincères vous attendent ici.

LETTRE XXXVI.

Le Chevalier d’Ernest à M. de Saint-Albert.

De Paris.

Si vous saviez, mon Ami, combien j’ai eu d’occupations contraires à mes principes, vous ne m’accuseriez plus de paresse. Le Marquis d’Hersilie me fera tourner la tête, si cela continue encore longtemps. J’ai cessé toutes mes occupations pour le suivre dans ses parties de plaisirs ; il s’imagine m’avoir converti (ce sont ses expressions), il ne se doute pas que l’amitié et les promesses que je vous ai faites, m’ont engagé à adopter un genre de vie qui ne me convient en aucune manière. Il est toujours attaché au char8 de Madame de Cotyto, elle lui fait faire sottises sur sottises ; elle est remplie de fantaisies9, et le Marquis les adopte toutes. Je me suis mis l’esprit à la torture10 pour engager le Baron à laisser aller sa femme aux eaux, dans l’espoir que son absence rendrait M. d’Hersilie à la raison ; mais j’avais bien mal calculé : cette jeune folle ne serait pas satisfaite, si ses Adorateurs ne la suivaient, et le Marquis n’a pas été le dernier à accepter la proposition. L’attachement respectueux que j’ai pour Madame d’Hersilie, et la pitié que m’inspire son étourdi de Mari, me font encore entreprendre ce voyage. Je crains que ma présence n’y soit bien nécessaire. Adieu, mon Ami, je vous donnerai de mes nouvelles aussitôt mon arrivée.

1Angoumois : situé à une distance d'environ 450 kilomètres de Paris, ancienne province française ayant pour capitale, la ville d'Angoulême.
2Redingote : manteau ajusté à la taille et à longues basques, porté aussi bien par les hommes que par les femmes, surtout à cheval.
3Sellier : artisan qui fabrique, vend et répare des selles et des carrosses.
4Cent cinquante lieues : ce qui correspond à 720 kilomètres environ.
5Ermitage : lieu où une personne vit religieusement, isolée de la société.
6Philosophe : personne qui s'applique à l'étude des Sciences et qui réfléchit sur le sens de la vie humaine.
7Toise : outil de jardinier permettant de tracer quatre ou cinq sillons parallèles.
8Attaché au char : mettre une personne sous sa domination, sous son empire.
9Fantaisies : caprices, envies subites et souvent irraisonnées.
10Mettre son esprit à la torture : travailler avec une grande contention d'esprit à la recherche, à la discussion de quelque chose.

Madame de Singa à la Marquise d’Hersilie.

Du Château de Fionie.

Mon malheur est décidé, mon Amie, M. de Zéthur a rompu ouvertement. Ma douleur me faisant rechercher la solitude, j’ai entendu dans un bosquet une conversation avec un de ses rivaux, qui m’a déchiré l’âme. Ah ! mon Amie, plaignez-moi, l’illusion est cessée ; M. de Zéthur est l’Amant déclaré de Madame de Cotyto : il l’a suivie, et depuis huit jours nous n’avons point eu de ses nouvelles. M. de Fionie est furieux ; il voulait aller trouver le Ministre, et faire partir le Chevalier, sur le champ, pour son Régiment : ce n’est qu’à ma pressante sollicitation qu’il a cédé. M. de Zéthur est dans l’erreur ; il faut que le temps le corrige. Un acte de violence ne lui inspirerait pour moi que de la haine, et j’en mourrais. Je ne veux opposer à sa légèreté, que des preuves de ma tendresse ; il a perdu considérablement ; il est prêt à partir pour Plombières avec la Baronne ; il est fort embarrassé : je vais lui faire passer de l’argent, sans qu’il sache que c’est de moi qu’il le tient. Oui, je veux le forcer à regretter le cœur qu’il afflige : je veillerai sans cesse sur lui, et je préviendrai tous ses besoins ; mais concevez-vous la Baronne ? Elle se fait un jeu des tourments des autres ; elle a une douzaine d’Amants en titre, et il n’y en a qu’un de libre : car enfin, mon Amie, M. de Zéthur ne l’est pas. N’ai-je pas reçu ses serments ? Mon sort n’allait-il pas être lié au sien pour la vie ? Je touchais au bonheur, et le manège le plus affreux m’en prive. Je n’ose faire voir à Madame de Fionie tout mon chagrin ; elle est elle-même très affectée. Combien Madame de Cotyto cause de malheurs ! Combien elle fait verser de larmes ! Est-il possible qu’un Être qui réunit autant de qualités, ne les emploie que pour le tourment des autres : elle pourrait contribuer au bonheur de ses Amis, et elle empoisonne leurs jours, déshonore son Mari, et se perd pour la vie. Que lui ai-je fait pour m’accabler ainsi ? Je la plaignais, j’employais tous mes soins à la tirer de son erreur, et je tâchais de lui prouver que le bonheur consistait dans la paix du cœur et l’estime de soi-même ; que cet essaim d’Amants lui faisait tort, quoiqu’elle ne fût pas réellement coupable. Je lui demandais si la vie bruyante qu’elle menait, ne laissait pas toujours un vide dans son âme, qui serait nécessairement remplacé par les remords les plus déchirants. Je lui faisais enfin le tableau d’une union bien assortie, et je peignais d’avance le bonheur dont j’allais jouir, en épousant M. de Zéthur : elle paraissait m’écouter, m’applaudissait et tramait en même temps la plus noire perfidie. Ah ! mon Amie, je ne puis penser à sa conduite sans frémir. C’est elle qui a tout fait, n’en doutez point. M. de Zéthur m’aimait, Madame de Cotyto a employé tous les ressorts de la coquetterie1 pour se l’attacher : elle triomphe, et moi je suis dans les larmes.

LETTRE XXXVIII.

La Marquise d’Hersilie à Madame de Singa.

Du Château d’Hersilie.

IL2 est temps, mon Amie, d’appeler la raison à votre secours. Madame de Cotyto triompherait trop de votre douleur. Plus elle vous saura affectée, plus elle emploiera de moyens pour captiver le Chevalier. Ce sont les principes de Madame de Thor, qui la gouverne. Je n’approuve point votre dessein de fournir aux dépenses de M. de Zéthur : telle précaution que vous preniez, on finira par savoir que c’est vous ; et cet acte de bienveillance fera un tort considérable à votre réputation.

Attendez tout du temps, mon Amie, il vaut beaucoup mieux, si le Chevalier revient à vous, et que vous lui pardonniez, payer les folies3 de votre Mari, que de fournir aux extravagances de votre Amant. Si vous aviez affaire à des gens sensés et raisonnables, ils ne verraient dans votre conduite, qu’une grandeur d’âme bien estimable ; mais ces étourdis ne manqueront pas de dire que vous craignez le Chevalier, et que vous payez cher sa discrétion. Je tremble pour vous, si vous persistez dans ce dessein.

Au nom de l’amitié la plus tendre, renoncez à un projet qui vous deviendrait funeste ; ne craignez pas de déposer vos chagrins dans le sein de Madame de Fionie : vous vous consolerez mutuellement. La douleur concentrée absorbe nos facultés, et ne nous laisse aucun moyen pour parer aux événements. Je sais, comme vous, que les peines du cœur sont les plus sensibles ; mais il faut de la fermeté, du courage et de la constance, pour supporter les maux dont nous sommes assaillis.

LETTRE XXXIX.

La Vicomtesse de Thor à la Baronne de Cotyto.

Du Château de….

On n’entend pas plus parler de vous, que si vous étiez noyée dans les bains : voilà ce que c’est, vous ne m’écrivez que lorsque vous avez besoin de mes conseils, mais toujours trop tard ; aussi je vous promets de vous tenir rigueur ; vous m’en montrez l’exemple. J’aurais bien l’envie de vous laisser ignorer l’aventure de la Comtesse de Menippe, mais ce serait porter ma rancune un peu trop loin. Je serais la première punie ; elle fera d’ailleurs rire beaucoup à Plombières, où l’on n’a rien de mieux à faire. Depuis qu’il y a des femmes, et par conséquent depuis qu’il règne dans notre sexe une rivalité, on n’a pas plus humilié une Coquette4 que je ne l’ai fait. Il faut bien que je vous venge ; car sans moi vous vous laisseriez jouer impunément par tout le monde. Le Chevalier de Luzak n’a pas manqué de se rendre à une invitation que je lui avais faite de venir passer quelque temps chez mon Oncle. Jamais je ne l’ai vu si empressé et si galant. Tous les matins, sa muse légère et badine lui fournissait un couplet, ou un quatrain, et en dépit de Madame de Menippe, il louait la blancheur de mon teint ; celle-ci arriva quatre jours après lui, et parut fort étonnée de trouver avec nous le Chevalier. Son cœur palpitait de joie et de crainte ; (car je ne manquai pas de paraître très bien avec lui) elle en était au désespoir, mais cela ne suffisait pas encore pour assouvir ma vengeance. Je soupçonnais que Madame de Menippe se peignait les sourcils ; j’en fis confidence au Chevalier de Luzak qui, pour me faire sa cour, me promit de s’en assurer. Vous savez qu’elle a beaucoup de couleurs, et qu’elle affecte de ne pas mettre de rouge. Il y avait un cercle nombreux, la société était fort gaie, nous étions à faire mille folies, lorsque le Chevalier arriva tout essoufflé du jardin. J’ai fait, dit-il, un parti très-sûr ; qui veut être de moitié avec moi ? De quoi s’agit-il, lui demandai-je ? d’un charmant bal ; mais il faut que la Comtesse de Menippe me permette de vérifier si les roses de son teint ne sont point factices. Volontiers, dit-elle, prenez un mouchoir, faites votre épreuve, et je donne un second bal, si vous trouvez du rouge. Le Chevalier se met en devoir d’essuyer les joues, et maladroitement appuie trop sur un des sourcils, qui reste en partie sur le linge avec lequel il noircit un côté de la Comtesse ; alors il retourne adroitement le linge, et montre à tout le monde qu’il est blanc. L’héroïne, qui était restée dans son fauteuil, ne s’en aperçut pas ; on riait à gorge déployée ; elle-même étouffait de rire, et donnait des ordres pour le bal ; enfin elle se leva, et courut à la glace s’admirer. Vous ne verrez jamais une pareille furie, elle partit comme un éclair, en s’arrachant les cheveux, et en jurant qu’elle s’en vengerait de la manière la plus éclatante. Sa figure était si grotesque, que mon Oncle qui, depuis dix ans ne s’était déridé, pensa tomber en pâmoison5 à force de rire. La Comtesse courut s’enfermer dans sa chambre, et ne voulut plus paraître de la journée, telles instances qu’on ait pu faire ; elle est partie le lendemain, avant que personne ne fût levé. Toute l’assemblée a condamné le Chevalier de Luzak à donner un bal à ses dépens, pour réparation de son espièglerie ; je vous jure que j’y danserai de bien bon cœur. Adieu, ma belle Amie.

Fin de la Première Partie.

1Coquetterie : manière ou parole employée à dessein de plaire, d’attirer, d’engager.
2[Par Ophelie G] Il
3Folies : passions excessives et déréglées pour quelque chose.
4Coquette : qui fait la galante, qui cherche à plaire.
5Pâmoison : défaillance, évanouissement.

Seconde partie.

LETTRE XL.

Le Chevalier de Zéthur au Chevalier d’Ernest.

De Chatou.

Madame de Cotyto vient de m’assurer, Chevalier, que vous étiez du voyage de Plombières, dit-elle vrai ? Quel motif vous y engage ? Seriez-vous aussi ? … non, cela est impossible ? Que ma question ne vous étonne point ; il me paraît tout naturel que d’Hersilie, Lubeck et moi, suivions la Baronne : elle a un attrait irrésistible ; mais vous, que la Sagesse1 accompagne partout, comment vous êtes-vous décidé à venir avec des fous, qui ne voyagent ni pour leur santé, ni pour s’instruire, mais uniquement pour s’amuser ? Je serais tenté, d’après votre résolution, de croire que mes réflexions sont déplacées2. Je vous vois rire au mot réflexion ; oui, mon Ami, j’en fais, et qui déchirent mon âme. Vous n’ignorez pas mes engagements avec Madame de Singa ; je l’aime au-delà de l’expression et je suis prêt à renoncer à elle. Je sacrifierais ma vie pour son bonheur, et je ne puis quitter la Baronne. Cette Femme me plaît, me séduit, me charme, quoique cependant auprès d’elle je n’éprouve pas ces douces émotions qui m’enivraient quand j’étais avec Madame de Singa.

Vingt fois j’ai pris la résolution d’aller me jeter aux pieds de Madame de Singa, lui avouer mes erreurs et tâcher d’obtenir mon pardon, vingt fois cette dangereuse Baronne m’en a détourné par de nouvelles prévenances qui m’enchantent et font que je m’oublie moi-même. Ah ! mon Ami, je suis vraiment à plaindre. Ma conduite doit offenser ma Tante, que je chéris tendrement, et Madame de Singa, je le crois ; mais je ne veux plus y penser, ce souvenir empoisonne le plaisir dont je jouis avec Madame de Cotyto. C’en est fait, mon Ami, elle l’emporte.

Serai-je heureux avec elle ? mes rivaux me désespèrent ; eh bien ! mon amour, mes soins, mes complaisances m’en feront triompher, et je pourrais me flatter d’être aimé de la plus adorable femme de Paris.

LETTRE XLI.

Le Chevalier d’Ernest au Chevalier de Zéthur.

De Paris.

Votre question est embarrassante, mon cher Chevalier ; permettez que je n’y réponde pas. Quel que soit le motif qui m’ait déterminé à être du voyage de Plombières, il est très vrai que j’y vais.3 Mais vous, qui vous y engage ? Quelle bonne raison pourrez-vous donner ? aucune, je le parierais.

La Baronne est charmante, il est très difficile de n’être pas séduit par ses grâces et ses agréables folies, j’en conviens avec vous ; mais quand vous parviendriez à vous en faire aimer, ce qui est fort difficile, seriez-vous aussi heureux que vous le croyez ? Ne craignez-vous donc point les remords qui accompagnent la perfidie ?

Madame de Cotyto est-elle libre, pour que vous lui adressiez vos vœux ? Je ne vois jamais, sans frissonner, former le projet de séduire une femme engagée sous les lois de l’hymen4. Quelle confiance peut-on avoir dans un être à qui l’on fait violer les serments les plus sacrés ? Elle vous trompera comme elle trompe celui à qui elle a juré une fidélité éternelle. Son cœur accoutumé à se parjurer, marchera de crime en crime ; et vous, qui l’aurez entraînée dans cet abîme, serez-vous assez injuste pour la croire seule coupable ?

Renoncez à la Baronne, mon cher Chevalier ; cette liaison vous deviendrait funeste ; et vous payeriez, par des années de peine, un moment d’illusion. Ma morale sans doute vous paraîtra sévère ; mais songez que l’amitié lui dicte ses leçons. Je vous en conjure, suivez mes avis. Ah ! croyez-moi, on est jamais heureux quand on a des reproches à se faire.

Adieu, mon cher Chevalier, je désire bien sincèrement de pouvoir aller vous voir à Fionie avant mon départ pour Plombières.

LETTRE XLII.

Le Chevalier de Zéthur au Chevalier d’Ernest.

De Chatou.

Non, Chevalier, non, je ne puis quitter la Baronne. Je sens toute la force de vos raisonnements, je cours à ma perte, je le vois, mais je l’adore et ne m’en séparerai qu’à la mort ; s’il est vrai cependant que je ne sois pas aimé… cruel ami, que vous ai-je fait pour me déchirer le cœur ! et pourquoi ne m’aimerait-elle pas ? Ah, vous vous trompez ; elle partage mes feux5, je l’ai vue tremblante, osant à peine lever les yeux sur moi, craindre de m’avouer son amour : non, non, la fausseté ne peut se parer de l’air de la candeur, et si elle vous trompe un moment, vous reconnaissez bientôt votre erreur.

La Baronne est sensible, je le crois, je le jurerais. Elle m’a dit qu’elle m’aimait, et je ne lui ferai pas l’injure d’en douter ; cependant, s’il était vrai que la Baronne fût aussi dangereuse que vous le croyez, je serais bientôt guéri de la fatale passion qu’elle m’a inspirée. Oui, abjurant mes erreurs, et tout entier à Madame de Singa, que je ne cesserai jamais d’aimer, je pourrais encore jouir du bonheur que je m’étais promis dans mon union avec elle. Je le crains, et le désire. Ah ! mon Ami, plaignez-moi, je suis bien malheureux.

1Sagesse : cette allégorie met en évidence le trait de caractère fondamental du Chevalier d'Ernest et un des thèmes principaux du roman.
2Ici, Le Chevalier de Zéthur laisse transparaître ses inquiétudes envers le Chevalier d'Ernest, qu'il voit comme un rival potentiel à son amour pour Madame de Cotyto.
3Dans la Lettre XXXVI cependant, le Chevalier d'Ernest écrit à M. de Saint-Albert sur les motifs de son voyage. Par « pitié » et « attachement respectueux », il souhaite empêcher ses amis, le Marquis d'Hersilie et sa femme, à s'égarer davantage dans leurs excès et plaisirs.
4Hymen : union, mariage.
5Elle partage mes feux : elle partage mon amour, mes passions.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Plombières.

Ne me grondez pas, ma chère Amie, si j’ai tant tardé à vous écrire. À peine ai-je le temps de dormir. C’est une chose délicieuse que les Eaux ; nous les prenons comme si nous étions malades1. N’attendez point de détail de ma part ; je ne me pique point d’être observatrice. Je m’amuse ; cela me convient beaucoup mieux. Vous n’avez pas d’idée des plaisirs dont nous jouissons ; je croyais qu’ils n’habitaient que dans la Capitale, mais je me suis bien trompée. Tous les jours ce sont nouvelles fêtes dont nous sommes les Déesses2. Les femmes ici sont gauches au dernier point3 ; aussi tous les Agréables les ont abandonnées et sont devenus nos esclaves. J’en ai congédié un hier qui devenait dangereux ; il ne se payait point d’espoir, et je n’avais pas autre chose à lui offrir. Ces Provinciaux sont trop plaisants ; il y a pourtant ici beaucoup d’étrangers, mais qui n’y sont pas venus, comme nous, pour les plaisirs, et qui ne s’occupent que de leurs santés. Nous avons donné un bal délicieux. Depuis ce moment, les femmes nous boudent, parce que la Marquise et moi nous étions en négligé ; elles ont trouvé cette manière d’être fort indécente. Si elles savaient que c’était un tour que nous voulions leur jouer pour faire paraître leur parure plus ridicule, elles auraient bien de la peine à nous le pardonner. Nos Aimables4 sont ici depuis huit jours. Le Chevalier d’Ernest les a accompagnées. Réellement nous faisons événement. Je suis parfaitement heureuse ; je crains même de prendre du goût pour la Province. Il me semble avoir entendu dire que César aurait préféré d’être le premier d’un petit village que le second dans Rome5. Je pense comme lui ; si je croyais toujours régner comme je le fais ici, je renoncerais à Paris. Il faut que je vous fasse part d’une bonne folie qui m’a passé par la tête. Vous savez qu’aux Eaux il y a toujours des Médecins. À notre arrivée, celui qui a le plus de vogue6 est venu nous offrir ses services, et nous a raconté l’histoire des buveurs avec infiniment de gaîté, nous l’avons invité à venir nous voir, ce qu’il a fait exactement. Il y a quelques jours qu’il nous dit qu’il sortait de chez une Dame qui avait la petite vérole ; je fis un cri perçant ; vous savez combien je crains cette maladie ; il me rassura, en me disant que c’était une inoculée et qu’il me conseillait fort, si je voulais conserver ma jolie figure, de prendre le parti de me faire inoculer7 aussi. J’y consentis sous la condition que quelqu’un de la Société commencerait. Tout le monde garda le silence, à l’exception du Marquis d’Hersilie qui s’offrit pour victime. Son empressement à satisfaire mes désirs était trop glorieux, pour que je n’acceptasse pas sur le champ. Le Chevalier d’Ernest pensa entrer en fureur ; et quand je vis qu’il voulait y mettre empêchement, j’insistai. Le Marquis répondit fort galamment qu’il sacrifierait volontiers sa vie pour conserver la beauté de la Mère de l’Amour8. Il s’est mis au régime pour être inoculé. C’est un grand sacrifice qu’il me fait ; car j’ai exigé qu’il fût six semaines sans approcher de notre demeure d’un quart de lieue. Il voulait aller à la Terre de son Ami ; mais comme nous avons projeté une partie de chasse, je m’y suis opposée, et il est allé loger à l’autre bout de la ville. Vous pensez bien, ma chère Amie, que je ne ferai pas la folie de me donner la petite vérole ; mais je suis enchantée de cette preuve d’amour du Marquis d’Hersilie. Adieu, je vous chargerai de me venger toutes les fois que j’en aurai besoin, vous réussissez à merveille.

LETTRE XLIV.

Madame de Singa à la Marquise d’Hersilie.

Du Château de….

Le Chevalier de Zéthur vient, ma chère Amie, de lever le masque. Je reçois, dans l’instant, une lettre de lui, dans laquelle il m’accuse d’avoir instruit de sa conduite son Père, qui le menace de lui faire rejoindre son Régiment. Sa Lettre est celle d’un étourdi que la passion domine. Il déclare hautement son amour pour la Baronne de Cotyto, me redemande les serments et les promesses qu’il m’avait faits de n’avoir pas d’autre femme que moi. J’en suis doublement affligée par les dangers où je vois qu’il s’expose ; et parce qu’il est sur le point de perdre sa fortune, son état et sa réputation. Malgré tous ses torts, je ne puis m’empêcher de l’aimer et de le plaindre. Il n’est point aussi coupable qu’il le paraît ; je connais son âme, elle est vertueuse ; il a des principes ; son cœur n’est point encore corrompu9 ; c’est un moment d’erreur dont il reviendra facilement, quand la raison aura déchiré le bandeau qui lui couvre les yeux, il est incapable d’avoir voulu tromper la Baronne de Cotyto ; sa bonne foi, son inexpérience et le peu de connaissance qu’il a du cœur humain, ne l’ont pu mettre à l’abri des pièges qu’on lui a tendus et dont il sera la victime ; il en coûtera beaucoup à mon cœur pour résister au désir que j’avais de l’obliger en secret ; mais je me rends à vos avis. Convenez donc, ma chère Amie, que les hommes sont souvent bien injustes10 ; ils ne jugent que sur les apparences et tombent dans de grandes erreurs. Si le Chevalier ne perd que sa fortune, c’est un malheur dont je me consolerai facilement. S’il renonce à son fol amour, son pardon est tout prêt ; un seul mot effacera jusqu’à la trace des chagrins qu’il me cause. Ah, mon Amie ! mon cœur ne peut changer, il est à lui, il allait le posséder, pour jamais ; qu’il vienne, qu’il reconnaisse ses torts, et ce cœur volera au-devant de lui. Il trouvera toujours en moi une Amie tendre et une Épouse fidèle.

Sans les soins de Madame de Fionie, j’aurais bien de la peine à ne pas m’abandonner aux chagrins qui dévorent mon âme ; je sens combien je l’afflige ; elle aime tendrement son Neveu11, et désirerait, autant que moi, de le voir heureux. Nous nous soulagerons en mêlant nos larmes ensemble ; elles sont moins amères, quand une Amie les essuie.

1Nous [...] prenons [les Eaux] : nous nous rendions dans une ville thermale.
2Les Déesses : la Baronne de Cotyto se compare une fois de plus à une divinité. Caractéristique propre du style de ses lettres où elle fait usage d'un discours imagé qui la met en avant.
3Les femmes ici sont gauches : la Baronne de Cotyto se compare à ces femmes locales et les dévalorise pour mieux mettre en avant son propre charme et celui de son cercle. Elle suggère que leur manque de sophistication a poussé les hommes élégants (appelés ici les Agréables) à les délaisser pour se consacrer à elle et ses amies.
4Nos Aimables : manière affectueuse et moqueuse de désigner les hommes de leur cercle, notamment le Marquis d'Hersilie et le Chevalier d'Ernest.
5 Référence à Jules César : citation issue d'une biographie, La Vie de César écrite par Plutarque au 1er siècle av. JC.
6Vogue : faveur dont jouit quelqu'un auprès d'un large public, pour plus ou moins longtemps.
7Faire inoculer : contaminer volontairement par un virus actif selon un procédé inventé au début du XVIIIe siècle, appelé initialement "variolisation".
8Mère de l'Amour : allégorie désignant Aphrodite, la Baronne de Cotyto est celle qui fait naitre le sentiment amoureux. Le Marquis d'Hersilie reprend la rhétorique imagée de la Baronne.
9Madame de Singa s'inquiète de sa relation avec la Baronne de Cotyto qui incarne le vice et la corruption.
10C.f. au Mémoire pour le sexe féminin ; contre le sexe masculin de Jeanne Gacon-Dufour, contemporain d'une année au roman. L'autrice s'interroge sur les origines du vice et à qui les imputer.
11Son Neveu : le Chevalier de Zéthur.

La Marquise d’Hersilie à Madame de Singa.

Du Château d’Hersilie.

Je suis enchantée de l’injustice de M. de Zéthur ; elle peut, mon Amie, contribuer à votre tranquillité, et vous ne pouvez, sans être blâmée1, conserver pour lui de l’attachement, après une conduite aussi affreuse. Je vous afflige, mon Amie, en vous donnant des conseils qui contrarient vos sentiments ; mais mon amitié et votre bonheur l’exigent. Puisque le Chevalier est assez faible pour se laisser subjuguer au point d’oublier ses serments et l’amour qu’il vous avait juré, il ne mérite pas même un regret ; il y aurait de la faiblesse à l’aimer plus longtemps. Souvenez-vous, mon Amie, de ce que vous vous devez, et s’il se repentait, j’exigerais, pour votre bonheur, que vous éprouvassiez sa conduite2. N’oubliez pas, ma chère Amie, qu’il n’est encore que votre Amant. Si l’hymen3 avait serré vos nœuds, je vous donnerais des conseils différents. Lorsque le devoir nous attache, la douceur et la patience doivent être nos seules armes ; mais il faut, quand on le peut, examiner le caractère et les mœurs de l’homme à qui nous unissons notre destinée. Madame de Cotyto, dites-vous, a cherché à tromper son cœur. Il était donc bien facile de vous le ravir, ou M. de Zéthur a bien peu de jugement : qu’espère-t-il avec la Baronne ? Les hommes ont des principes bien barbares4

. Ils5 croient n’avoir aucun reproche à se faire, quand ils ont déshonoré vingt femmes et empoisonné6 les jours de celles qui les chérissent. Tout cela n’est qu’un jeu pour eux. Plus ils sont coupables, et plus ils acquièrent la réputation d’hommes aimables. S’ils savaient apprécier mieux le bonheur, ils aspireraient moins à ce titre7, puisque pour l’acquérir il faut trahir ses serments et faire le malheur d’un cœur sensible. Ils auraient en échange de ces vains plaisirs, ou plutôt de cette illusion déshonorante, l’estime d’eux-mêmes et celle du public. Adieu, ma chère Amie, du courage8, et surtout de la fermeté.

LETTRE XLVI.

Le Chevalier d’Ernest à M. de Saint-Albert.

De Plombières.

Ah, mon Ami ! que j’ai de chagrins9 ! je l’avais bien prévu que ce maudit voyage serait funeste. Vous n’avez pas d’idée d’une extravagance semblable. Le Marquis d’Hersilie, pour faire la cour à la Baronne, s’est fait inoculer10. J’ai eu beau m’y opposer, je n’ai rien pu gagner, il n’a que moi pour compagnie ; tout le monde l’a abandonné. Depuis trois jours, je ne quitte pas son appartement. On lui a insinué une petite vérole d’une mauvaise espèce, et il est dans le plus grand danger. Je suis à moitié fou ; que va faire Madame d’Hersilie ? Je me reproche quelquefois de l’avoir accompagné, et quand je le vois seul, je bénis le destin qui me met dans le cas de lui être utile. Voilà une belle leçon, s’il en peut revenir11 : cette folle envoie à peine savoir de ses nouvelles ; tâchez, mon Ami, d’apprendre cet accident à Madame d’Hersilie ; ou plutôt cachez-le-lui. En vérité, je ne sais ce que je fais, je voudrais être loin ; je suis bien aise d’être ici. Ah ! quand il sera rétabli, je reprends bien vite la route de Paris. Adieu, mon Ami, plaignez-moi, ma position est affreuse.

LETTRE XLVII.

M. de Saint-Albert au Chevalier d’Ernest.

De Moulins.

Quelle commission me donnez-vous, mon Ami ? voulez-vous que j’aille enfoncer le poignard12 dans le sein de Madame d’Hersilie ? Je ne puis m’y résoudre. Est-il possible que son Mari ait poussé l’extravagance13 à ce point ! Continuez-lui vos soins mon Chevalier, n’écoutez que votre cœur ; il vous dira que c’est un Père que vous conservez à des enfants qui en ont le plus grand besoin ; qu’il peut abjurer14 ses erreurs, et redevenir bon Mari, bon Père, et vertueux Citoyen. Vous, qui savez si bien apprécier ses qualités, ne vous rebutez pas. Je vais pressentir Madame d’Hersilie sur ce cruel événement ; mais je la connais, elle voudra voler au secours de son Mari. Ah ! mon Ami, nous sommes bien embarrassés tous deux : d’Hersilie n’a que ce qu’il mérite ; mais sa femme, qui est la vertu même, être aussi malheureuse, cela est cruel !

LETTRE XLVIII.

Le Chevalier d’Ernest à Monsieur de Saint-Albert.

De Plombières.

S’il en est temps encore, mon Ami, ne partez pas : évitez à Madame d’Hersilie un spectacle aussi affreux. Vous n’arriveriez que pour voir expirer15 le Marquis ; il est sans espérance. Le pourpre16 s’est mêlé à la petite vérole, et son Médecin m’a annoncé, avec un sang-froid qui m’a mis en fureur, que je ne devais plus compter sur lui. Il l’a laissé sans secours. J’ai été obligé de prendre la poste, à franc étrier17, pour aller à quatre lieues18 en chercher un autre qu’on dit être fameux. J’avais fait prier la Baronne de me prêter sa voiture, elle a eu l’infamie de me la refuser, prétendant que j’y laisserais l’air. Je la hais autant que je l’ai plaint ; il peut maintenant lui arriver tous les malheurs possibles, je veux être déshonoré, si je fais un pas pour l’en tirer. Adieu, mon Ami, je suis au désespoir.

1Être blâmée : être l'objet de sérieux reproches.
2Que vous éprouvassiez sa conduite : que vous mettiez sa conduite à l'épreuve.
3Hymen : union, mariage.
4Principes bien barbares : principes cruels ou impitoyables.
5saut de ligne
6Empoisonné : ennuyé, importuné, dérangé.
7Aspireraient moins à ce titre : rechercheraient moins cette réputation.
8Du courage : ayez du courage.
9De chagrins : souffrances morales suite à un évènement précis.
10S'est fait inoculer : s'est fait transmettre la petite vérole par inoculation.
11S'il en peut revenir : s'il s'en remet.
12Enfoncer le poignard : donner le coup de grâce.
13Extravagance : comportement et opinion irrationnels.
14Abjurer : renoncer formellement à ce que l’on faisait profession de croire.
15Expirer : rendre son dernier soupir, mourir.
16Le pourpre : maladies qui se manifestent par des taches pourpres sur la peau, comme la rougeole ou la scarlatine.
17À franc étrier : à la hâte, parcourir à vive allure une grande distance.
18Quatre lieues : approximativement 19 km.

M. de Saint-Albert au Chevalier d’Ernest.

De Moulins.

Tels ménagements1 que j’ai pu prendre pour annoncer à Madame d’Hersilie que son Mari était malade à Plombières, elle s’est vivement alarmée. Il m’a été impossible de l’empêcher de partir ; nous serions déjà arrivés, sans la difficulté d’avoir des chevaux. J’ai mis tout en usage pour la tranquilliser ; rien ne peut l’arrêter. Son imagination est exaltée à un point que je ne puis vous rendre. Cette vertueuse femme, oubliant les torts de son Mari, n’écoute que son cœur et la tendresse2 qu’elle a pour lui. Elle ignore quelle est sa maladie : je n’ai osé le lui apprendre ; elle est dans l’état le plus triste. Si ma lettre arrive avant nous, venez à notre rencontre à deux lieues de Plombières, épargnez-lui un moment aussi affreux. Ah ! mon ami, quels maux nous menacent !

LETTRE L.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Plombières.

Que je me sais bon gré, ma chère Amie, de n’avoir pas suivi le conseil de ce vilain médecin3 : le pauvre Marquis va mourir, à ce qu’on dit ; cela est même à désirer pour lui, car il a perdu un œil, et est d’une laideur amère4 ; il sera impossible de le regarder sans frémir. Quel ravage cette exécrable maladie fait sur nous ! Le Marquis était d’une charmante figure. Eh bien, ma chère Amie, me voilà, je crois, dans le cas d’être citée ; un homme qui meurt pour moi ! J’en suis cependant fâchée, et si j’avais pu le prévoir je me serais bien gardée de l’exiger ; c’est ce maudit Médecin qui est cause de cela, aussi lui ai-je fait une bonne querelle5 : il prétend que c’est la faute de M. d’Hersilie, et M. de Lubeck dit que le Docteur a raison : cela n’en est pas moins fort malheureux ; mais à quelque chose malheur est bon. Voilà sa femme libre. J’ai ri, aux larmes, de l’aventure des sourcils ; je donnerais tout au monde pour avoir été spectatrice : me voilà donc vengée ; il n’y a plus que le Financier que je vous prie de corriger, car il était de moitié dans la tromperie. La maladie du Marquis a un peu interrompu nos plaisirs, et nous avons été obligés de jouer pour passer le temps. J’ai fait une fortune considérable, mais M. de Lubeck a horriblement perdu : il a heureusement trouvé des Juifs qui ont réparé ses pertes : ce soir nous allons à un bal charmant ; il me semble pourtant qu’il serait décent de ne pas m’y trouver si le Marquis est mort ; car enfin personne n’ignore qu’il a fait cet essai pour moi. Je suis réellement fâchée de cet accident, chacun en parle à sa manière ; mais je ne suis qu’une cause seconde6 ; apparemment que cela devait arriver. Adieu, ma chère Amie.

LETTRE LI.

Le Chevalier d’Ernest à la Comtesse de Fionie.

De Plombières.

Madame la Comtesse, vous ignorez, sans doute, les chagrins qui accablent Madame la Marquise d’Hersilie. Je lui avais fait part que son mari était tombé malade de la petite vérole. Elle est partie sur le champ pour Plombières avec M. de Saint-Albert. M. d’Hersilie est plus mal ; on ne peut plus compter sur lui. Cette respectable femme est sans cesse au pied de son lit ; sa douleur ne lui permettant pas de vous écrire, elle m’a chargé de vous prévenir de sa situation. Elle ignore que M. d’Hersilie s’est fait inoculer pour faire sa cour à cette folle de Baronne de Cotyto. Cet événement fait ici grand bruit7 ; tout le monde crie vengeance contre la Baronne ; il se passe des choses affreuses : en vérité, je ne conçois pas comment les Maris souffrent que leurs femmes emploient les nuits à jouer des jeux d’enfer, à donner des bals, et à faire des dépenses exorbitantes. La Baronne de Cotyto tient l’état8 d’une Princesse ; une foule d’Adorateurs l’ont suivie, parmi lesquels se trouve le Chevalier de Zéthur. Je ne puis, par l’intérêt que je prends à lui, et par le bonheur qu’il a de vous appartenir, vous cacher qu’entraîné par la Baronne et par toutes les jeunes folles9 qui sont ici, il se dérange beaucoup. Si vous m’en croyez, usez de votre autorité pour le faire revenir. Je suis avec respect, etc.

1Ménagements : agir avec beaucoup d’égard pour ne pas choquer ou blesser autrui.
2Tendresse : forme d’amour à prédominance sentimentale.
3Vilain médecin : médecin doté d’une incompétence professionnelle.
4Laideur amère : laideur qui inspire la rancœur ou un sentiment désagréable.
5Querelle : altercation.
6La Baronne n'admet pas que l'état du Marquis soit de sa faute.
7Grand bruit : les commérages et les discussions.
8Tient l'état : tient la manière de vivre.
9Les jeunes folles : des jeunes femmes insouciantes, dotées d’un comportement s’écartant des normes sociales dominantes.

La Comtesse de Fionie au Chevalier d’Ernest.

Du Château de Fionie.

Voilà donc, Monsieur, le résultat de la conduite de la Baronne. Que de maux elle entasse par son extravagance ! Elle va être cause de la perte d’un Père de famille, qui, sans elle, n’aurait peut-être pas donné dans tout ce travers. À cela succèdera la ruine1 de son Mari ; elle aura encore la présomption de prétendre qu’elle n’est point coupable2. Que faut-il faire de plus pour mériter le mépris et la haine de tous les gens sensés3 ? Je ne vois que trop mes prédictions s’accomplir ; mes plus grands regrets sont que tous ces malheurs retombent sur mon Amie. Cette femme extravagante a porté le désespoir dans le cœur d’une Mère vertueuse, qui cherchant à cacher à toute la Nature les défauts de son Mari, paraissait heureuse de son sort, et montrait à ses enfants le bon exemple. Je ne puis me représenter sa situation, sans répandre un torrent de larmes. Parlez-lui souvent de moi : dites-lui combien je partage ses maux : priez-la instamment que, si ce malheur qu’elle redoute arrive, elle vienne chez moi puiser des consolations ; j’irai chercher ses enfants, s’il le faut : enfin, dites-lui que son Amie la plus sincère est prête à voler dans ses bras ; qu’elle peut disposer entièrement de moi. Je n’ai point osé parler à M. de Fionie de l’inconduite du Chevalier de Zéthur ; vous connaissez combien il est vif, il aurait sur le champ porté plainte au Ministre contre lui, et aurait demandé qu’il rejoignît son Régiment4. Prévenez-le de ma part que, s’il ne part pas de Plombières aussitôt, je ne puis m’empêcher d’instruire son Oncle. Je me repose entièrement sur vous : M. de Fionie ne me pardonnerait jamais de ne pas l’avoir averti, s’il savait que je suis au fait. Madame de Singa, à qui j’ai communiqué votre lettre, sera porteuse de ma réponse5. Je n’ai pu la détourner du désir d’aller consoler son Amie.

LETTRE LIII.

Madame de Singa à la Comtesse de Fionie.

De Plombières.

Il est impossible, ma chère Amie, de vous peindre l’état où j’ai trouvé Madame d’Hersilie. Depuis son arrivée, elle est sans cesse au pied du lit de son Mari, qui reste toujours sans connaissance ; je suis descendue chez elle, et je lui ai fait dire qu’une de ses Amies désirait lui parler, voulant lui ménager l’étonnement qu’elle aurait à me voir. Elle était bien éloignée de soupçonner6 que ce fût moi ; elle s’est précipitée dans mes bras. Le plaisir que lui faisait ma présence, et la douleur qui l’absorbait, lui ôtèrent toutes ses facultés. Pendant un quart d’heure nous nous tînmes embrassées sans pouvoir proférer une seule parole ; et ce ne fut qu’après avoir versé un torrent de larmes, que nous commençâmes à respirer. Nous nous regardions toutes les deux sans oser rompre le silence. Est-ce bien vous, me dit-elle, d’une voix entrecoupée ? Qui vous amène en ce funeste endroit ? c’est l’amitié. Je viens partager vos maux ; n’est-ce pas le devoir d’une Amie sincère ? Qui ne sait aimer que dans la joie, et vous abandonne quand elle vous fuit, n’est pas digne de mériter ce précieux titre. J’emploie tous les moyens pour la consoler. Tantôt j’ai recours à la philosophie, ensuite à la raison : je lui mets devant les yeux ses enfants, et la nécessité où elle est de se conserver pour leur bonheur ; ce dernier moyen est le plus efficace. Elle fait un peu trêve à sa douleur, et m’entretient de sa tendresse pour eux, du chagrin qu’elle a d’en être séparée, et du plaisir qu’elle aura de les voir, si le ciel lui rend son Époux. Elle a bien assez de sa douleur, sans que je lui fasse part des peines cruelles qui déchirent mon âme. Vous seule pouvez les partager7 ; elles vous sont d’autant plus sensibles, qu’elles vous viennent d’une personne qui vous est chère par les liens du sang et de l’amitié. Je ne puis vous les cacher plus longtemps. Le Chevalier de Zéthur, conduit par les conseils de la Baronne de Cotyto, auprès de laquelle il est sans cesse, fait des dépenses énormes. C’est une chose affreuse de souffrir8 que des Juifs prêtent à des intérêts si hauts, et fournissent aux jeunes gens les moyens de se ruiner. On dit que le Chevalier de Zéthur a perdu considérablement au jeu. On ne parle que des folies qu’il fait pour la Baronne, qui traîne à sa suite une foule d’Adorateurs, qui ne servent qu’à satisfaire son amour-propre. Je ne sais pas comment elle-même s’en trouvera. Ce voyage coûtera cher à M. de Cotyto. Essayez d’écrire à votre Neveu ; montrez-lui sans aigreur les dangers de sa conduite : la douceur fera peut-être ce que la sévérité n’a pu obtenir. Il était intimement lié avec le Marquis d’Hersilie ; il n’a seulement pas envoyé savoir de ses nouvelles : cette fatale passion l’égare au point d’oublier ses Amis. Ah ! c’est, sans doute, la crainte de déplaire à la Baronne9. Ne m’abandonnez pas, ma chère Amie, vous êtes ma consolation ; écrivez-moi souvent, vos lettres sont un baume bienfaisant10 qui répand sa douceur dans mon cœur, et tempère la violence du mal.

1La ruine : la ruine financière.
2La femme coquette est considérée comme étant la cause de la ruine de sa famille, cet argument est réitéré par la suite à la lettre LXXIX.
3Sensés : avec du bon sens.
4Le Chevalier de Zéthur, comme M. de Cotyto, a des devoirs militaires, mais au contraire de ce dernier, le Chevalier de Zéthur n'accomplit pas ses devoirs de commandant et préfère vivre une vie de loisirs. La possible menace est donc qu'il soit réexpédié dans son régiment où il devra accomplir ses fonctions. Cette solution reste plus douce que celle de la lettre du cachet où la famille de l'individu concerné demande à ce qu'il soit emprisonné.
5Passage qui fait état de la circulation de la lettre au sein d'un groupe. La Comtesse de Fionie, Madame de Singa et le Chevalier d'Ernest communiquent entre eux et ne se cachent pas leurs correspondances démontrant qu'ils n'ont rien à se reprocher. Ainsi la Comtesse de Fionie préfère demander à Madame de Singa, qui rejoint Plombières, de donner la réponse au lieu d'envoyer la lettre par la poste.
6Elle était bien éloignée de soupçonner : elle était bien loin de soupçonner.
7Cette situation où Madame de Singa souffre de son amour pour le Chevalier de Zéthur et écrit ses douleurs à la tante de ce dernier, la Comtesse de Fionie, fait miroir à la situation de la Présidente de Tourvel dans Les Liaisons dangereuses. Elle souffre également de son amour pour le Vicomte de Valmont et écrit ses sentiments à Madame de Rosemonde qui est la tante de celui-ci.
8Souffrir : tolérer, ne pas pouvoir empêcher.
9La crainte du Chevalier de Zéthur de déplaire à son amante fait penser au Vicomte de Valmont des Liaisons dangereuses qui cherche constamment à plaire à la Marquise de Merteuil.
10La personne qui reçoit des lettres peut, grâce à ces dernières, s'évader un temps de sa vie quotidienne et de ses possibles douleurs.

La Comtesse de Fionie à Madame de Singa

Du Château de Fionie.

Je partage bien sincèrement vos chagrins, mon aimable Amie, ne vous y laissez pas abandonner, vous êtes trop délicate, pour qu’ils ne fassent pas une forte impression sur vous. Ce n’a pas été sans chagrin que je vous ai vu prendre la résolution d’aller vous enfermer avec Madame d’Hersilie ; l’air que vous respirez toutes deux, ne peut qu’être nuisible à votre santé, et à vous, mon Amie, à votre cœur. C’est avec douleur que je vois qu’il faut renoncer au bonheur de vous être alliée. J’ai espéré longtemps que mon Neveu changerait de conduite, et qu’il rendrait justice à la plus aimable des femmes ; mais hélas ! il ne me reste que le regret d’avoir contribué à troubler votre tranquillité. Oubliez un ingrat qui ne mérite pas vos bontés et quand notre Amie n’aura plus besoin de vos soins, venez vous consoler avec moi1. Ma tendre amitié mettra tout en œuvre pour faire diversion à vos chagrins. Ne sortez point, mon Amie, sans Madame d’Hersilie ; si l’on vous rencontrait dans les promenades sans elle, Madame de Cotyto ne manquerait pas de dire que vous n’avez entrepris le voyage de Plombières que pour faire assaut de charmes2 avec elle, et rengager le Chevalier3 dans vos chaînes. La crainte qu’elle aurait de l’événement le lui ferait croire, et les soins qu’elle prendrait pour faire échouer vos prétendus projets, vous causeraient encore de nouvelles peines. J’avais bien prévu tout cela avant votre départ ; mais j’ai craint, en vous le disant, de vous donner lieu d’imaginer que je voulais m’y opposer. Connaissant d’ailleurs votre prudence, je me repose entièrement sur les soins que vous prendrez à éviter jusqu’à l’ombre du reproche4. Je ne sais quel parti prendre pour le Chevalier. Vous connaissez M. de Fionie ; sa résolution sera violente, et ne ferait qu’aggraver le mal. La lettre de son père l’a aigri sans le ramener. Je vais encore essayer. Que je serais heureuse, s’il pouvait abjurer ses erreurs ! Adieu, ma tendre Amie, je vous embrasse comme je vous aime. Mille choses de ma part5 à ma chère Marquise.

LETTRE LV.

La Marquise d’Hersilie à la Comtesse de Fionie.

De Plombières.

Je commence à respirer, ma chère Amie. Depuis que je suis à Plombières, j’ai éprouvé des tourments difficiles à rendre : M. d’Hersilie a été vingt fois aux portes de la mort. Votre amie sensible pourra penser dans quelles angoisses j’étais. Combien j’ai d’obligations au Chevalier d’Ernest : sans lui M. d’Hersilie n’existerait plus ; il est le seul de toute sa société6 qui ne l’ait point abandonné. J’ai passé dix jours au chevet du lit de mon Mari, sans qu’il me reconnût. Enfin, après une crise des plus violentes, et qui nous a tous effrayés, il s’est fait une révolution7 considérable qui l’a rendu à la vie ; l’état de faiblesse dans lequel il était, m’avait fait craindre que ma présence ne lui causât une révolution dangereuse. J’en parlai au Médecin, qui m’approuva. M. d’Ernest le prévint doucement de mon arrivée, et du danger dans lequel il avait été ; il parut sensible à cette marque d’amitié, et me fit prier de passer chez lui. Je me précipitai dans ses bras ; il me repoussa doucement, seulement par la crainte que je ne prisse sa maladie. Que j’étais heureuse dans ce moment ! Si M. d’Hersilie eût été entièrement rétabli, j’aurais béni son mal, puisqu’il m’avait mis dans le cas de recouvrer sa tendresse. Le mieux continue : Madame de Singa, M. de Saint-Albert, le bon Chevalier, le Médecin et moi, nous lui tenons fidèle compagnie. Il commence à reprendre sa gaîté ; ce qui me flatte infiniment, c’est qu’il ne s’occupe point du tout de la Baronne. Il doit bien la haïr ! Ce n’est que d’hier que je sais que M. d’Hersilie s’est fait inoculer pour lui plaire. La première fois qu’il a vu Madame de Singa, il a paru singulièrement surpris, et lui a demandé des nouvelles du Chevalier de Zéthur ; elle a beaucoup rougi, et a certifié à M. d’Hersilie qu’elle n’avait entrepris le voyage de Plombières, que pour venir partager ma douleur, qu’aucun autre intérêt ne l’avait fait agir. Il a paru fâché d’avoir fait cette question indiscrète, et l’a priée de l’excuser, en la remerciant de l’amitié qu’elle avait pour moi. Cela ne m’étonne pas, a-t-il dit, elle est généralement chérie, elle le mérite. J’ai embrassé bien tendrement mon Mari et Madame de Singa, mon cœur était trop plein pour s’exprimer autrement. Adieu, ma chère Amie, je serai vraisemblablement ici encore un mois ; il faudra bien ce temps à mon cher malade, pour supporter la fatigue du voyage. Donnez-moi de vos nouvelles, et réjouissez-vous avec moi du changement de ma position8.

1Cet appel de la Comtesse de Fionie à Madame de Singa à la rejoindre chez elle pour se consoler fait miroir à l'attitude dans Les Liaisons dangereuses, de Mme. de Rosemonde envers la Présidente de Tourvel qu'elle appelle également à revenir chez elle.
2Faire assaut de charmes : disputer à qui montrera le plus de charmes.
3Le Chevalier : le Chevalier de Zéthur.
4Une distinction claire est faite entre les coquettes et les prudes vis-à-vis des comportements attendus d'elles. Les coquettes peuvent recevoir des reproches et s'en relever.
5Mille choses de ma part : mille compliments de ma part.
6Société : communauté de personnes qui sont liées par des habitudes, des manières, des goûts.
7Révolution : changement soudain.
8Grâce au rétablissement de son mari, Madame d'Hersilie s'inquiète moins pour lui et son mari est davantage tendre avec elle.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Plombières.

Les plaisirs se succèdent à un point, qu’il faut que je prenne sur mon sommeil pour vous écrire. Vous avez eu bien tort, ma chère Belle, de ne pas être de la partie ; à coup sûr vous n’êtes pas aussi heureuse chez votre immortel oncle1. J’ai cependant eu un petit moment d’inquiétude ; M. de Cotyto a écrit à un Officier de ses Amis2 pour s’informer de mon genre de vie aux eaux. J’en ai été prévenue à temps, et j’ai si bien arrangé mes petits intéréts, que j’ai mis dans mes chaînes le Mentor3 chargé d’épier mes actions4 ; il a fait la réponse que j’ai voulue, et tout va le mieux du monde. La petite vérole5 du Marquis a fait un tapage inconcevable. Les Prudes6 me fuient, les Pères ont emmené leurs fils ; enfin ils me craignent autant qu’une magicienne. La marquise d’Hersilie n’a pas peu contribué à tout ce vacarme ; elle est arrivée tout éplorée7 pour garder son Mari. Je suis fort mécontente d’elle depuis que M. d’Hersilie est hors de danger. Elle vient quelquefois se promener avec le Chevalier d’Ernest et une espèce de Philosophe qu’elle a amené de sa Province ; mais ce qui vous paraîtra fort étonnant, c’est que Madame de Singa est avec elle. Je les rencontrai il y a quelque temps, je les saluai, et me levai pour aller au-devant d’elles ; croiriez-vous qu’elles eurent la malhonnêteté de me faire une révérence froide et composée et de se retirer pour m’éviter ? J’appelai le Chevalier d’Ernest, à qui je fis de vifs reproches ; il ne me répondit pas un mot, me salua respectueusement, me quitta. Vous jugez dans quelle colère j’étais ; aussi en retournant à la fontaine, je les ai tournés en ridicule d’une jolie manière : le Chevalier de Zéthur a été surpris de l’apparition de Madame de Singa. J’ai besoin de redoubler d’efforts pour qu’il ne la voie pas. Cet étourdi n’est pas ferme dans ses résolutions. On dit que cet imbécile de Marquis est d’un grand bien avec sa femme ; dans le fait il n’a rien de mieux à faire, il est si laid. J’ai pourtant envie, malgré cela, aussitôt qu’il pourra reparaître en société, d’exercer mon ascendant sur lui, pour me venger de sa Prude. Nous verrons cela dans le temps, si je n’ai pas d’occupations plus intéressantes. Je compte dans peu retourner à Paris ; (car je dois ici de tous les côtés) et l’on commence à ne plus vouloir me faire du crédit. Je n’ai point sujet de regretter mes dépenses, car je me suis bien amusée. Adieu, je vous embrasse.

LETTRE LVII.

La Comtesse de Fionie à la Marquise d’Hersilie.

Du Château de Fionie.

Vous m’avez causé bien de l’inquiétude, ma chère Marquise, j’avais besoin de votre Lettre pour rendre la tranquillité à mon cœur. Vous devez maintenant espérer un avenir heureux ; M. d’Hersilie reconnaitra ses torts, et vous rendra justice : la Baronne ne gagnera pas à la comparaison. J’attends avec grande impatience votre retour ici, pour me réjouir avec vous. La saison commençant à s’avancer, nous retournons incessamment à Paris. Cette Madame de Cotyto, mon Amie, nous a causé à tous bien des chagrins. Je tremble d’apprendre à Monsieur de Fionie la résolution de son Neveu. Il est décidé à ne pas quitter la Baronne, il se ruine et finira par se déshonorer. Je connais mon Mari, il ne lui pardonnera jamais. Cette femme est une vraie Sirène8 ; quittez bien vite le pays qu’elle habite, l’air en est dangereux. Adieu, ma chère Marquise, dites mille choses de ma part à notre Amie, au Chevalier d’Ernest, et embrassez pour moi votre Mari.

LETTRE LVIII.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Plombières.

Oh ! pour le coup, je suis d’une colère affreuse ; ce vilain Monsieur d’Hersilie, cela lui sied bien de faire le cruel ; avec sa laideur. Il est épouvantable ! Il fallait que j’eusse autant d’envie de mortifier9 sa prude de femme, pour oser même l’entrevoir. Mais écoutez, et vous allez juger si j’ai raison d’être de si mauvaise humeur. Il y a quelques jours, nous étions à la promenade, la Marquise d’Hersilie y vint avec cette Madame de Singa : elle affecte un air langoureux qui la rend d’une bêtise insupportable. Le Marquis, son Provincial, le Chevalier d’Ernest et le Médecin leur servaient d’Écuyers ; rien n’était plus plaisant que cette Société. Ils s’assirent en face de nous ; je ne regardais pas les femmes, Monsieur d’Hersilie me salua ; je voulus envoyer le Chevalier de Zéthur lui dire de venir me parler, ce petit automate n’eut-il pas la hardiesse10 de me refuser. J’ordonnai, et il ne m’écouta pas. J’étais furieuse ; je pris mon parti, et j’envoyai le Marquis de Lubeck. Monsieur d’Hersilie fit réponse qu’il me priait de l’en dispenser ; qu’il y aurait trop de danger pour moi, et qu’il ne se pardonnerait jamais d’avoir gâté une aussi jolie figure ; que cette crainte l’avait déterminé à ne jamais m’approcher. Je ris aux éclats quand le Marquis me rendit compte de son ambassade11 ; mais, je vous l’avoue, j’étais outrée de dépit. Nous fîmes beaucoup de folies qui nous attirèrent tous les regards. Ceux de Madame de Singa s’étant arrêtés sur le Chevalier de Zéthur, il la fixa un moment, puis se retira. Qu’il ne croie pas que je souffrirai d’être quittée pour cette petite femme ! j’emploierai, pour le conserver, plus de moyens que pour en enchaîner vingt. Malgré nos rires forcés, Monsieur d’Hersilie ne parut pas plus ému, et continua de causer avec sa femme. Je pensai me brouiller avec Monsieur de Lubeck, qui s’avisa de trouver Madame d’Hersilie et la petite Singa intéressantes. Intéressantes est bien le mot qui leur convient. Elles sont belles, à la vérité, mais sans grâces et sans vivacité, et toujours mises comme des Bourgeoises. D’honneur, je ne sais où j’avais les yeux d’aimer Madame d’Hersilie ! Sans vous, pourtant, je me laissais entraîner à mon penchant ; j’étais perdue pour le plaisir. Ah, combien je vous ai d’obligations ! Décidément nous partons la semaine prochaine, et nous avons projeté d’aller descendre chez vous pour nous remettre un peu au courant. Les Modes sont sûrement changées depuis mon départ. Faites-moi le plaisir d’avertir Mademoiselle Bertin12, afin que je trouve chez moi tout ce qu’il y a de plus nouveau.

1[Par Ethan P] Votre immortel oncle : expression ironique, il est malade et la Vicomtesse de Thor est retenu chez lui pour s'en occuper.
2[Par Ethan P] Cela fait référence à une lettre à laquelle nous n'avons pas accès.
3[Par Clement P] Mentor : nom propre qui est devenu appellatif, et qui se dit de celui qui sert de conseil, de guide, et comme de gouverneur à quelqu’un.
4[Par Clement P] J’ai mis dans mes chaînes le Mentor chargé d’épier mes actions : tournure métaphorique, à travers laquelle la Baronne affirme être parvenu à mêler un de ses opposants à ses affaires.
5[Par Clement P] Petite vérole : nom que l’on donnait à la variole.
6[Par Clement P] Prudes : qui affectent un air sage, réglé et circonspect dans leurs mœurs, dans leurs paroles, dans leurs conduites.
7[Par Clement P] Éplorée : qui est tout en pleurs.
8[Par Clement P] Sirène : créature qui envoûte les marins par ses chants dans l'Odyssée d'Homère. Se dit aussi d'une femme qui séduit par ses attraits, par ses manières insinuantes.
9[Par Clement P] Mortifier : causer du chagrin à quelqu’un, et lui faire de la peine par quelque réprimande, ou par quelque procédé dur et fâcheux.
10[Par Clement P] Hardiesse : témérité, insolence, impudence.
11[Par Clement P] Ambassade : dans le discours familier, se dit de certains messages entre particuliers.
12[Par Ethan P] Mademoiselle Bertin : seule apparition de son nom dans le texte. Cela fait référence à Rose Bertin, marchande de modes, un des grands noms de la mode de l'époque.

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La Vicomtesse de Thor à la Baronne de Cotyto.

Du Château de….

Ne me vantez pas, ma chère Amie, vos plaisirs des eaux ; ils sont sans doute bien agréables, mais ils ne valent pas ceux pas2 j’ai eus au charmant bal du Chevalier de Lusak. Il s’était enivré d’amour par les attentions que j’avais pour lui ; il n’oublia rien pour rendre la fête agréable, et voulut que j’en eusse tous les honneurs. C’est dans sa nouvelle maison, à deux lieues d’ici, qu’elle se donna. L’endroit est délicieux ; les jardins sont de la plus grande magnificence ; le temps était si doux et si beau, que je voulus que la fête eût lieu dans les bosquets. Cela lui aura coûté beaucoup plus cher ; mais pouvait-il trop payer l’honneur que je lui faisais de l’avoir accepté ? Nous partîmes de chez mon oncle au nombre de vingt-cinq ; les Dames seules étaient en voitures, et les hommes nous accompagnaient à cheval. On distinguait ma Calèche par sa magnificence, et par le nombre d’Écuyers qui voltigeaient3 sans cesse autour d’elle. Le Chevalier de Lusak, après m’avoir donné la main, partit comme un trait4 pour aller m’attendre. La nuit n’était point encore assez sombre pour que l’on commençât le bal. Une superbe collation, toute en fruits des plus rares et des plus fins, descendit comme du Ciel, par le moyen d’une mécanique ingénieuse. Je m’assis à la première place, chacune se range indistinctement ; les Chevaliers servaient les Dames, et plusieurs disputaient au Chevalier l’avantage de me prodiguer des soins. Pendant ce temps, la Musique exécuta des morceaux du meilleur goût ; il ne manquait, pour que mon triomphe fût complet, que la Comtesse de Menippe. Son Financier5 avait accompagné une Dame, parente du Chevalier de Lusak, vraisemblablement dans le dessein de troubler la fête ; mais je fis peu d’attention à ce vieux Crésus6. Pendant que dura cette collation, on eut le temps d’illuminer les bosquets, le signal fut donné par une douzaine de boîtes7 ; alors, quittant la table, nous allâmes sous les berceaux où j’ouvris le bal avec le Chevalier. À peine commencions-nous à danser, qu’un tonnerre épouvantable fit entendre sa sinistre musique ; il fallut abandonner la danse, et se sauver des charmants bosquets. Pour passer le reste de la nuit, je proposai un pharaon ; je commençai par gagner considérablement. Pendant tout le temps que dura mon bonheur, le vieux Financier ponta fort sur moi. Je crus que la chance devait m’être toujours favorable, je perdis plusieurs fois de suite ; et piquée contre le Financier, je ne voulus point quitter la partie qu’un de nous deux ne fût ruiné. Bien mal m’en a pris ; j’ai perdu tout ce que j’avais gagné et le double encore, sans compter ce que j’ai joué sur ma parole. Le Financier m’a presque tout gagné ; il m’a promis de me donner ma revanche, il ne faut qu’un moment favorable pour réparer mes pertes. Je suis fâchée de n’avoir pas saigné sa bourse ; cela n’est pourtant pas très aisé, il est lié avec cette Comtesse de Menippe, qui tient un tripot8 chez elle, et il est bien plus fin que moi. Si je puis parvenir à être quitte avec lui, je ne m’y exposerai plus. Je serais bien curieuse de voir le couple marital qui vous a tant donné d’humeur ; on n’a pas d’exemple de chose semblable. Ils ont dû bien vous amuser ? pour moi j’en ai ri de tout mon cœur. Je ne conçois pas Madame d’Hersilie avec toute sa bêtise ; elle trouve des personnes qui prennent son parti, et une femme qui a tout pour elle, est blâmée sans qu’on sache trop pourquoi. Voilà ce que c’est que de vivre avec ceux qui n’ont pas l’usage du grand monde. Venez bien vite me rejoindre, ma belle Amie, je vous attends avec impatience.

LETTRE LX.

La Marquise d’Hersilie à la Comtesse de Fionie.

De Plombières.

Malgré le plaisir que j’aurais eu à vous embrasser, il faut, ma chère Amie, que je m’en prive, mon Mari désirant aller à Hersilie en quittant Plombières ; il est maintenant en état de partir. Le Médecin à qui il doit la vie nous accompagne, ainsi que le Chevalier d’Ernest, qui a grand besoin de se reposer des fatigues9 que l’amitié lui a causées. Me pardonnerez-vous d’avoir engagé Madame de Singa à être de la partie ? Elle est venue partager mes peines, il est bien juste qu’elle jouisse de mon bonheur. M. d’Hersilie a repris toute sa gaîté ; ce qui me rend parfaitement heureuse. C’est lui qui a proposé au Docteur de nous accompagner. Comme nous sommes toujours seuls, la conversation aurait souvent langui, si le Médecin, qui est un Gascon10, (vous savez qu’ils ont tous infiniment d’esprit) ne l’eût pas égayée par mille histoires intéressantes. Mon Mari lui est singulièrement attaché, et l’a engagé à venir se fixer avec nous, si rien ne le retenait en Lorraine. M. d’Hersilie s’apercevant que j’écoutais avec attention ce qu’il lui proposait, s’adressa à moi, et me dit : mon intention étant de partager vos travaux dans l’éducation de nos enfants, et dans l’embellissement de nos terres, je désire sincèrement de réunir un nombre d’Amis qui veuillent bien partager notre solitude. Le Chevalier d’Ernest m’a donné assez de preuves de son attachement, pour me faire espérer qu’il sera de la partie. Nous serons quatre de fondation, si le Docteur veut. Le Gouverneur11 de mon fils, dont vous m’avez fait un très grand éloge, sera aussi de nos Amis, et nous coulerons des jours heureux. Je suis sûr que M. et Mme de Fionie vous aiment assez pour faire, tous les ans, le voyage du Bourbonnais ; puis s’adressant à M. de Saint-Albert, il lui dit : voilà, mon Ami, vos prédictions accomplies, j’ai fait assez de folies pour pouvoir assurer que je suis corrigé. Le bon Chevalier d’Ernest, l’embrassa en pleurant, et lui jura de ne jamais nous quitter. Le plaisir m’absorbait à un point que je ne pouvais l’exprimer. M. de Saint-Albert demanda au Docteur s’il consentait ; il répondit que la proposition le flattait trop pour refuser. Nous lui avons assuré douze cents livres de rente, son logement et la table. Ah ! ma chère Amie, je lui ai trop d’obligations, pour être jamais quitte avec lui. Si vous voyez combien je suis heureuse, vous seriez au comble de la joie. Dites à M. de Fionie que je le bouderai sérieusement, si le printemps prochain ne le voit pas arriver à Hersilie ; j’y jouirai de la douce satisfaction d’y posséder tout ce que j’ai de plus cher. Adressez-moi votre réponse à Hersilie, j’y serai bien plus contente au moment de mon retour, que je ne l’étais à celui de mon départ. Ma chère Amie, pour apprécier le bonheur, il faut avoir été malheureuse. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

1Problème.
2Il faut remplacer "pas" par "que".
3Voltigeaient : voler sans aucune direction déterminée. La tournure métaphorique souligne la souveraineté du personnage et le contrôle exercé sur ses sujets.
4Partit comme un trait : partit fort vite.
5Financier : qui manie les finances du Roi, ou qui est dans les affaires des finances. On appelle aussi Financier, dans le commerce, un homme riche, qui a fait une grande fortune.
6Crésus : homme extrêmement riche, par allusion à un roi de Lydie qui portait ce nom et possédait de grandes richesses. Le mot a un usage particulièrement péjoratif dans le texte.
7Boîtes : coffres de bois contenant le mécanisme de l'horloge.
8Un tripot : une maison de jeu. Par extension, une maison où s’assemble une mauvaise compagnie.
9Fatigues : états de lassitude provoqués par une trop grande dépense de forces notamment due à un travail excessif ou encore à un effort prolongé.
10Gascon : vantard, fanfaron, hâbleur.
11Gouverneur : chargé de l’éducation et de l’instruction d’un jeune Seigneur, d’un jeune Prince.

Translator

Madame de Singa à la Comtesse de Fionie.

De Plombières.

Vous serez étonnée, ma chère Amie, de la résolution que j’ai prise de m’éloigner de tout ce qui peut me rappeler celui que la bienséance1 m’oblige de fuir. Tout coupable qu’il est, je ne puis le voir sans éprouver la plus vive émotion. Le hasard me le fit rencontrer à la promenade ; il donnait le bras à la Baronne. Je ne fus pas maîtresse de la révolution qui se fit en moi ; ma vue se troubla, je restai interdite, une sueur froide me saisit ; mes jambes étaient si tremblantes, que nous fûmes obligées de nous asseoir. Ce n’est point jalousie, je suis incapable de cette bassesse2. La Baronne ne m’inspire que de la pitié ; mais j’aime le Chevalier de Zéthur au-delà de toute expression. Ce n’est point parce qu’il aime la Baronne que je m’afflige ; il reviendra aisément de cette erreur, c’est parce qu’il se plonge dans un précipice affreux dont il ne pourra se tirer. Lié dans une société pernicieuse3, ses mœurs deviendront dépravées ; il ne sera plus le même. Pardon, mon Amie, je vais suivre vos conseils ; essayez4 de m’étourdir5 sur mon amour, en fuyant le lieu où il a pris naissance ; ce sacrifice me paraîtra bien dur, puisqu’il me privera pendant quelque temps du plaisir de vous voir. M. et Madame d’Hersilie m’ont engagée avec tant d’instance de les accompagner, que je n’ai pu m’y refuser. À Paris, je serais en danger de rencontrer le Chevalier ; ne pouvant être unie à lui par des liens sacrés6, je dois fuir jusqu’au lieu qu’il habite. Il aura fait des dettes, il aura besoin de vous pour les payer ; je suis prête à m’engager pour lui sous votre nom. Adieu, mon Amie, l’espoir et l’amitié que vous avez pour moi me soutiennent.

LETTRE LXII.

La Comtesse de Fionie à Madame de Singa.

De Paris.

Quoique votre résolution7 m’afflige, je ne puis, mon Amie, la blâmer. Madame d’Hersilie est assez aimable pour vous faire oublier vos chagrins. Le Chevalier n’a pas daigné me faire réponse, peut-être ai-je tort de me plaindre ; il n’ose sûrement pas m’écrire. En effet, que dirait-il pour s’excuser. J’espère beaucoup de son retour ; s’il me fuit, j’irai le trouver et je mettrai tout en œuvre pour l’arracher du précipice8 où il se plonge. Vous, mon Amie, tâchez de l’oublier ; son souvenir ne peut que vous affliger. Il en coûte beaucoup à mon cœur de vous donner ce conseil ; mais je préfère votre bonheur au mien, et je suis incapable de vous engager à lui pardonner avant qu’il ait abjuré9 ses torts. Je ne conçois pas M. de Cotyto, lui qui est sensé et raisonnable, comment peut-il souffrir que sa femme le ruine et le déshonore ? Je serais presque tentée de me repentir d’avoir empêché M. de Fionie de le prévenir. En vérité, les femmes de ce caractère sont des monstres qu’il faudrait séquestrer de la Société. Quels maux n’a-t-elle pas déjà occasionnés ! M. d’Hersilie a pensé en être la victime, le Marquis de Lubeck est perdu sans ressource, et peut-être le Chevalier aura-t-il le même sort. Cette réflexion est accablante10. Adieu, mon aimable Amie, servez-vous de votre raison, et aimez-moi autant que je vous aime.

LETTRE LXIII.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

Nous avons changé de résolution11, ma chère Amie ; votre Oncle est si ennuyeux, que j’ai pris le parti d’arriver en droiture12 à Paris, et puis nous étions en si grand nombre, que cela l’eût effrayé. Comme je ne sortirai pas d’aujourd’hui, je veux employer une partie de ma journée à causer avec vous. J’ai bien des conseils à vous demander. J’espère que M. de Cotyto ne reviendra pas cet hiver, et que j’aurai le temps de réparer mes pertes, qui sont considérables. Je dois cinquante mille écus, et j’ai vendu tous mes diamants. Il fallait bien quitter Plombières, et mon hôte était intraitable ; sans le Marquis de Lubeck qui a répondu pour moi, je serais, je crois, restée pour gage13 ; mais heureusement que je suis de retour. J’espère que le jeu me sera plus favorable à Paris : je n’ai absolument que ce moyen pour me tirer d’affaire ; car vous saurez que j’ai engagé jusqu’à ma pension. Je ne veux pas diminuer mes dépenses, ce serait annoncer que je suis ruinée. Si ma Mère n’était pas si ridicule, je pourrais bien m’adresser à elle ; mais je ne gagnerais que des sermons, et une invitation d’aller en Berry14, jugez comme cela serait agréable. Je ne veux pas trop m’appesantir sur ces noires idées ; car cela me rendrait triste, et j’ai besoin de toute ma gaîté pour demain. Je vais au bal chez l’Ambassadeur, j’espère y faire sensation ; je serai parée délicieusement. Adieu, ma chère Amie, réellement j’ai du chagrin.

1Bienséance : convenance, rapport de ce qui se dit, de ce qui se fait, ce qui convient aux usages reçus et aux mœurs publiques.
2Bassesse : sentiment, inclination, action, manières indignes d’un honnête homme, ou d’un homme de cœur.
3Pernicieuse : nuit à la santé du corps ou de l’esprit, peut causer un grand préjudice.
4Remplacer par essayer.
5M'étourdir : me distraire de mon amour, trouver d'autres occupations pour ne plus y penser.
6Allusion à un mariage entre les deux personnages.
7Résolution de la lettre LXI.
8Précipice : grande misère morale ou matérielle ; malheur, disgrâce.
9La lettre renvoie régulièrement à différentes connotations judiciaires. La plupart des termes sont ici utilisés au sens figuré.
10Le ton de la lettre est volontairement hyperbolique. On retrouve de nombreuses tournures tragiques et dramatiques telles que "affliger" "déshonore" "séquestrer".
11Résolution de la lettre LVIII.
12En droiture : directement, par la voie ordinaire.
13Restée pour gage : restée entre les mains de quelqu'un pour sûreté d'une dette.
14Berry : province historique de la France de l'Ancien Régime ayant pour capitale la ville de Bourges, située approximativement dans la partie sud de la région Centre-Val de Loire.

La Marquise d’Hersilie à la Comtesse de Fionie.

Du Château d’Hersilie.

Nous sommes tous arrivés en parfaite santé, et d’une gaîté charmante ; mon Mari a caressé beaucoup ses enfants. Ils ne voulaient pas absolument le reconnaître surtout Fanfan qui disait que son Papa était plus beau que ce Monsieur. Le Gouverneur que j’avais prévenu, nous avait préparé une petite fête charmante ; elle m’a paru délicieuse, parce que M. d’Hersilie s’y est amusé. Les embellissements que j’ai faits paraissent fort de son goût, et l’on continue les travaux. Vous ne reconnaîtrez pas mon Mari. Dès le matin il sort avec le Gouverneur, et tous deux, la toise1 à la main, ils tracent des plans, reviennent les corriger sur le papier, et me demandent mon avis, qui passe toujours sans contradiction. Ce changement me fait espérer qu’il pourra s’en opérer un semblable pour notre Amie2 : qui mérite plus qu’elle d’être heureuse ? J’emploie tout mon savoir pour lui faire oublier ses chagrins ; elle est si bonne Amie, que le spectacle de ma félicité3 fait disparaître le sentiment de ses peines. Quand viendrez-vous donc partager mon bonheur ? ce ne sera jamais assez tôt au gré de mes désirs.

LETTRE LXV.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Paris.

Il faut, ma chère Amie, que je vous fasse rire. Depuis huit jours je n’ai pas arrêté chez moi, et en rentrant je trouvai sur ma liste la Comtesse de Fionie. Je m’étais levée d’assez bonne heure aujourd’hui pour lui rendre enfin sa visite ; mais à peine était-il jour, qu’on m’annonça la Comtesse. Je m’excusai du mieux que je pus de n’avoir pas été chez elle, et je jetai ma faute sur les embarras du retour. Vous ne deviez pas, Madame, reprit-elle froidement, attendre de moi les premières démarches, après la scène indécente qui nous a séparées, mais j’ai encore assez bonne opinion de vous, pour croire que vous voudrez bien ne pas rejeter la prière que je viens vous faire. Le Chevalier de Zéthur est attaché à votre char4 ; assez d’autres, sans lui, font gloire de porter vos chaînes5 pour que vous mettiez un grand prix à son hommage ; rendez-moi le service, Madame, de le consigner à votre porte6, ou vous serez cause de sa perte. Sa famille, extrêmement mécontente, est prête à prendre un parti violent. Elle met pour condition du pardon, qu’il renonce à votre société7. Je suis désespérée que vous m’ayez forcée à faire une démarche qui doit vous déplaire, mais qui aurait des suites funestes si vous n’acquiesciez pas à ma demande ; elle se tut, et je lui répondis qu’elle était bien bonne de se mêler de mes affaires, que je ne croyais pas l’en avoir priée. M. de Zéthur est le maître de ses actions, Madame, vous permettrez que je ne suive pas votre exemple. Je ne m’ingère8 pas de donner des conseils à qui que ce soit. Il faut des raisons d’un grand poids pour consigner quelqu’un à sa porte ; je n’en ai aucunes de me plaindre du Chevalier, ainsi trouvez bon que j’attende tranquillement l’événement dont vous me menacez. Elle m’a quittée sans me répondre : avez-vous jamais vu une folie semblable ? En vérité, ces Prudes de profession9 sont des êtres bien maussades10, on devrait les chasser de toutes les sociétés ; elles sont le tourment des jeunes femmes. La Comtesse m’a donné beaucoup d’humeur, mais elle peut être sûre que je m’en vengerai ; et ne fût-ce que pour la narguer, je ne ferai pas une partie que le Chevalier n’en soit. Adieu, ma chère Amie, je vous embrasse.

LETTRE LXVI.

La Comtesse de Fionie à Madame de Singa.

De Paris.

Que je suis satisfaite, mon aimable Amie, de votre séjour à Hersilie ; vous n’auriez jamais pu supporter le nouveau chagrin qui vient de m’arriver. Depuis le retour du Chevalier11, j’avais tenté vainement de le voir ; il me fuyait, épiait l’instant où j’étais sortie pour venir se faire écrire, et je ne le rencontrais dans aucun endroit ; enfin jugeant trop bien la Baronne, je me déterminai à faire une démarche auprès d’elle, qui a été infructueuse12. M. de Fionie est parti pour Saint-Maur, où le Chevalier était depuis huit jours, il a fait de vifs reproches à son Neveu, et a exigé qu’il renonçât à Madame de Cotyto, et lui a déclaré que c’était le seul moyen de faire revenir son Père de la colère où sa conduite l’avait mis ; qu’il ne lui dissimulait pas que le Marquis de Zéthur était en route dans le dessein13 de se convaincre lui-même de son désordre, et qu’il avait projeté de recourir à l’autorité pour y mettre fin. Le Chevalier a reçu fort mal les remontrances de son oncle qui l’a quitté furieux, et a écrit sur le champ à son Beau-frère pour l’engager à se joindre à lui, afin d’obtenir un ordre contre son fils qui le déshonorait. À la réception de la Lettre de M. de Fionie, le Marquis de Zéthur est parti ; il est passé par Plombières, où il a appris que le Chevalier avait emprunté 80000 liv.14 et répondu de 60000 liv.15 pour Madame de Cotyto. Il est arrivé à Fionie dans une colère extrême ; il voulait faire enfermer son fils. D’après mes pressantes sollicitations, il s’est cependant borné à lui faire rejoindre son Régiment. Il en a facilement obtenu l’ordre ; mais comme le Chevalier ne quitte Saint-Maur que pour venir au Spectacle16, on lui a envoyé cet ordre chez la Baronne, qui, à ce qu’on dit, est furieuse ; elle a juré de se venger. Je ne sais pas ce qu’elle veut entreprendre ; ce qu’il y a de certain, c’est que tout retombera sur elle. Le Chevalier est parti ce matin ; son père et M. de Fionie ont refusé de le voir. Il a écrit une Lettre de soumission à M. de Zéthur, qui n’a pas daigné la lire. J’espère beaucoup, puisqu’on a pu parvenir à le séparer de cette dangereuse femme. Quand il va être livré à ses réflexions, il reconnaîtra sûrement ses torts. J’aurais bien du plaisir à vous le présenter digne de vous. Adieu, mon Amie, que ce nouveau chagrin ne prenne pas sur votre santé. Vous savez que vous avez des Amies à qui vous êtes chère, et pour lesquelles vous devez vous conserver.

1Toise : ancienne règle de métreur correspondant à une unité de mesure longue de six pieds (1,949 mètre).
2Notre amie : Madame de Singa.
3Félicité : joie, grand bonheur.
4Attaché à votre char : dévoué à vous.
5Vos chaînes : liens affectifs attachant un être à un autre.
6Consigner à votre porte : ici, l'éconduire.
7Société : compagnie.
8M'ingère : se mêle de quelque chose sans en être requis.
9Prudes de profession : ici, la Baronne de Cotyto catégorise ces femmes en fonction de leur mode de vie. Elle en fait un genre marqué par la monotonie, en opposition avec sa coquetterie.
10Maussades : ennuyeux.
11Chevalier : le Chevalier de Zéthur.
12Infructueuse : qui n'a donné aucun résultat.
13Dans le dessein : dans le but, dans l'objectif.
1480 000 liv. : livre française, monnaie utilisée en France entre 781 et 1795, ce qui correspond à 800 000 euros aujourd'hui.
1560 000 liv. : ce qui correspond à 600 000 euros aujourd'hui.
16Venir au Spectacle : assister à une pièce de théâtre.

La Baronne de Cotyto à la Vicomtesse de Thor.

De Saint-Maur.

N’avais-je pas raison de dire que les Prudes étaient des vipères ? Ce pauvre Chevalier de Zéthur est leur victime ; jamais je n’ai eu autant d’humeur1. C’est une chose horrible ! Croiriez-vous qu’on a poussé la méchanceté jusqu’à lui envoyer chez moi l’ordre de rejoindre son Régiment. En vérité, mon Amie, on éprouve bien des contrariétés dans ce monde. Je n’aime point M. de Zéthur, mais je suis désespérée de le voir partir. Savez-vous bien que je n’ai presque plus de cour 2; il ne me reste, pour ainsi dire, que le Marquis de Lubeck. Ces femmes sensées font3 bien impatientantes4 ; c’est pourtant cette Madame d’Hersilie et son ennuyeuse Amie5 qui sont cause que trois hommes de ma société se sont éclipsés en un moment. Peut-être bien la petite Madame de Singa est-elle du complot. Si je l’apprends, je mettrai tout en œuvre pour me venger. Revenez donc bien vite, j’ai mille projets d’amusements pour cet hiver. Adieu, ma chère Amie, la fortune ne me traite pas mieux que vous ; j’ai perdu hier vingt mille écus.

LETTRE LXVIII.

Le Chevalier de Zéthur à la Comtesse de Fionie.

De Besançon.

Madame la Comtesse, permettez que je m’adresse à vous pour demander raison de la cruauté qu’on exerce contre moi. Si le respect que je dois à mon Père ne m’eût pas retenu, j’aurais à l’instant donné ma démission et quitté mon Régiment. Sans doute mon Oncle, implacable6 dans sa haine, est l’auteur de cette tyrannie. Suis-je donc un esclave ? et de quel droit prétend-on attenter à ma liberté ? Si je n’écoutais que mon indignation… je m’arrête, je chéris tendrement celui qui exerce ce barbare empire. Ah ! j’étais assez accablé de chagrin, sans qu’on vînt encore mettre le comble7 à mes maux8. Si mon père eût voulu me voir… j’aurais pu… mais non, M. de Fionie l’avait trop prévenu… Serez-vous aussi cruelle que mes persécuteurs ? m’avez-vous aussi retiré l’amitié et la tendresse dont vous m’avez comblé depuis mon enfance ? et ne dois-je plus compter sur aucuns de mes Amis ? Puis-je vous demander, Madame, des nouvelles de…9 je n’ose prononcer son nom, je l’ai si grièvement10 offensée, elle seule a le droit de se plaindre. Ne croyez pas que le désespoir d’être séparé de Madame de Cotyto me cause les remords que j’éprouve ; trop longtemps j’ai été dans l’aveuglement, trop longtemps j’ai été séduit par des apparences trompeuses ; j’ai cru trouver le bonheur, et je n’ai marché que d’erreur en erreur ; je suis donc destiné à vivre malheureux ! à peine commencé-je ma carrière, et les chagrins les plus cuisants m’assaillent11 ! Adieu, ma Tante, dites-moi que je puis encore compter sur vos bontés, et mes maux seront soulagés.

LETTRE LXIX.

La Comtesse de Fionie au Chevalier de Zéthur.

De Paris.

Vous voulez, mon Ami, que je vous rende raison12 de ce que vous appelez une tyrannie. C’est vous, mon cher Chevalier, que j’interrogerai avant de vous répondre. Expliquez-moi votre conduite, et si vous parvenez à me convaincre que vous avez eu raison de fouler aux pieds les serments les plus sacrés13 ; je conviendrai qu’on a eu tort d’avoir recours à l’autorité pour vous arracher à des liens qui vous déshonoraient. Oui, mon amitié pour vous est toujours la même. Je gémis14 sur votre sort ; je voudrais qu’il me fût possible de le changer : vous seriez bientôt au comble de vos vœux ; vous savez avec quelle tendresse je vous ai toujours chéri ; je faisais ma félicité de la vôtre ; ne vous en prenez qu’à vous, mon Ami, vous seul avez accumulé les maux qui vous accablent ; vous touchiez au moment d’être heureux, et vous avez rompu des liens respectables pour suivre les caprices d’une femme qui vous a perdu. Ce ne sont point des reproches que je vous fais, il me suffit que vous soyez malheureux pour que je craigne de vous affliger encore davantage.

Vous avez tort de croire que votre Oncle n’ait pour vous que de la haine ; la démarche qu’il a faite à Saint-Maur devrait vous convaincre de votre injustice ; il vous aime, je puis vous en assurer ; et quand la raison aura repris dans votre esprit tout son empire15, vous approuverez le premier la sévérité dont on a usé avec vous, puisqu’il n’y avait que ce moyen de vous séparer de la Baronne. Vous avez raison, mon Ami, de craindre de prononcer le nom de Madame de Singa, vous ignorez encore tout le mérite de cette charmante femme. Quelle vertu, quelle confiance et quelle douceur ! Ah ! Chevalier, vous êtes bien coupable ! Elle n’est plus avec moi ; Madame d’Hersilie l’a engagée à l’accompagner en Bourbonnais16, et moi-même je lui ai conseillé ce voyage. Je crois que vous ferez bien de renoncer à l’espoir de la posséder ; vous lui avez causé trop de chagrins pour qu’elle veuille courir les risques d’en éprouver de nouveaux.

Adieu, Chevalier, calmez un peu votre esprit et comptez éternellement sur mon amitié.

1Jamais je n'ai eu autant d'humeur : je n'ai jamais été aussi mécontente.
2Le Marquis d'Hersilie est auprès de sa femme, la Marquise d'Hersilie, dans leur château, tandis que le Chevalier de Zéthur a été contraint par son père de retourner dans son régiment.
3Erreur de correction : "sont"
4Impatientantes : impatientes.
5Son ennuyeuse Amie : La Comtesse de Fionie.
6Implacable : inflexible, qui ne peut être apaisé.
7Mettre le comble : mettre au plus haut degré.
8Maux : pluriel de "mal", souffrances.
9De... : Madame de Singa.
10Grièvement : gravement.
11Assaillent : envahissent.
12Rende raison : donne raison.
13Les serments les plus sacrés : ici, la Comtesse de Fionie fait référence au mariage envisagé entre le Chevalier de Zéthur et Madame de Singa.
14Gémis : exprime sa souffrance d'une voix plaintive.
15Empire : autorité.
16En Bourbonnais : situé au centre du pays, le Bourbonnais est une ancienne province, correspondant aujourd'hui au département de l'Allier, en Auvergne ; région dans laquelle se situe le château d'Hersilie.

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Le Chevalier de Zéthur à la Comtesse de Fionie.

De Besançon.

Quel barbare conseil vous me donnez ; ah ! ma Tante, jamais je ne renoncerai à Madame de Singa. Sachez-donc tous les tourments que j’éprouve. Dans le temps où je paraissais la fuir, où j’avais l’air d’abjurer1 les sentiments qu’elle m’avait inspirés, je l’adorais de toute la force de mon âme ; un génie malfaisant m’a entraîné dans ma ruine ; j’abhorrais2 le joug sous lequel j’étais, et je n’avais pas la force de le secouer. Ne fût-ce que par pitié, essayez encore de lui parler en ma faveur ; elle ne croira peut-être pas à mon repentir3, assurez-la qu’il est sincère. Ah ! ma Tante, si jamais je vous fus cher, ne me désespérez pas par un refus. Si Madame de Singa est inflexible, je n’attendrai pas que la douleur vienne m’arracher une vie que je ne chéris plus que pour elle ; j’irai expirer de désespoir à ses pieds ; je lui ferai lire dans mon cœur les remords qui le déchirent ; elle est sensible, elle plaindra mon fort 4; et les larmes dont elle arrosera ma cendre5, seront mon pardon. Répondez-moi sur le champ ; mais non écrivez plutôt auparavant à Madame de Singa ; si elle prononce mon arrêt de mort, ayez le courage de me l’annoncer ; je voudrais que vous eussiez déjà ma Lettre ; je tremble de lire la vôtre ; je suis au désespoir.

LETTRE LXXI.

La Comtesse de Fionie au Chevalier de Zéthur.

De Paris.

Je ne puis, mon cher Chevalier, malgré l’envie que j’aurais de vous obliger, intercéder pour vous auprès6, 7de Madame de Singa. Pardonnez mes soupçons ; mais si votre repentir n’était que l’effet de l’absence, quels remords n’aurais-je pas d’avoir deux fois engagé mon Amie à répondre à vos vœux, et d’avoir mis deux fois le comble à ses maux. Écrivez au Marquis d’Hersilie, priez-le d’engager sa femme à prendre vos intérêts. Je sais combien Madame de Singa a d’amitié pour elle, mais moi je pourrais être soupçonné d’avoir trop précipitamment cru à votre repentir. On n’ignore pas combien vous m’êtes cher, et combien j’ai désiré de voir votre sort uni au sien ; ma demande serait suspecte.

Je viens d’écrire au Marquis de Zéthur ; votre Oncle s’est joint à moi pour lui faire révoquer l’ordre qu’il vous a donné de rester à Besançon ; si il ne se rend pas à nos prières, je vous en conjure, mon Ami, montrez une grande soumission à ses volontés, prouvez-nous enfin que vous êtes changé, ce sera le seul moyen de faire revenir vos Amis sur votre compte. Soyez convaincu, mon cher Chevalier, que je donnerais tout au monde pour persuader Madame de Singa de votre conversion8 ; c’est à vous à bien consulter votre cœur avant que de faire aucune démarche9 Adieu, mon Ami, le jour où je vous verrai heureux, sera le plus beau jour de ma vie.

LETTRE LXXII.

Le Chevalier de Zéthur au Marquis d’Hersilie.

De Besançon.

Comment oser, mon Ami, m’adresser à vous, après les torts dont je me suis couvert à vos yeux. Que vous êtes heureux, mon cher Marquis ! Madame d’Hersilie vous a rendu toute sa tendresse. Vous puisez dans le sein de l’amitié des consolations qui vous font oublier vos chagrins, et ne vous font jouir que du bonheur ; et moi, mes inconséquences10 me l’ont ravi pour toujours. J’ai osé écrire à ma Tante, elle seule a pris part à ma douleur. Je la priais de plaider ma cause auprès de Madame de Singa ; elle vient de m’apprendre qu’elle est restée chez vous depuis son départ de Plombières. Ah ! sans doute, c’est moi qu’elle fuit, et je ne puis m’en plaindre, je n’ai que trop mérité sa haine ; mais combien elle m’accable ! Je suis repentant de mes fautes, qu’elle me rende son estime, et je serai content. Hélas ! je ne l’espère pas, je l’ai trop offensée. Vous ignorez, mon Ami, qu’elle a su, par moi-même que je renonçais, à elle, que je détestais mes serments, que je lui rendais sa parole ; et retirais la mienne. Madame de Cotyto est cause de tous les maux qui m’accablent ; elle ne me laissait pas la liberté de réfléchir un moment ; mais depuis que mes extravagances ont forcé ma famille à me faire rejoindre mon Régiment, en proie aux chagrins les plus cuisants, je hais Madame de Cotyto, je me hais moi-même ; cruel voyage11 ! J’allais être au comble du bonheur, lorsque la Baronne est arrivée à Fionie ; elle a fait jouer tous les ressorts de la coquetterie pour m’enlacer dans ses liens, et moi, faible et coupable avec l’être le plus estimable, j’ai écouté cette dangereuse sirène ; j’ai bravé ma famille, foulé aux pieds12 les sentiments les plus tendres, j’ai déchiré un cœur vertueux pour aller, en lâche complaisant, m’immoler aux caprices d’une femme13 qui rapporte tout à elle, qui ne sait point aimer, et qui se fait un jeu d’affliger14 un cœur sensible. Ah ! sans doute, j’ai mérité la haine et le mépris de mes Amis. Ce n’est pas ma fortune que je regrette, mais c’est Madame de Singa, et je ne vois que trop hélas ! qu’il faut renoncer à l’espoir de la posséder. Adieu, mon cher Marquis, plaignez votre Ami, ce sera une consolation pour lui.

1Abjurer : renoncer.
2J'abhorrais : j'avais en horreur.
3Repentir : regret d'une action, d'une faute.
4Erreur de correction : "sort".
5Ma cendre : ma mort.
6Intercéder pour vous auprès : intervenir en votre faveur.
7Retirer la virgule.
8Conversion : changement.
9Manque de la ponctuation finale ".".
10Inconséquences : manque de réflexion et de logique dans mes paroles et ma conduite.
11Le Chevalier de Zéthur fait référence à son égarement auprès de la Baronne de Cotyto, qui l'a détourné d'une voie respectable.
12Foulé aux pieds : écrasé.
13M'immoler aux caprices d'une femme : me sacrifier pour les caprices d'une femme.
14Affliger : faire souffrir.

Translator

Le Marquis d’Hersilie au Chevalier de Zéthur.

Au Château de Fionie.

Pouviez-vous douter un moment, mon Ami, que je ne partageasse vos maux. Je n’ai que trop éprouvé, par moi-même, jusqu’à quel point l’amour nous aveugle. Vous avez été témoin des extravagances que j’ai faites pour cette même Baronne ; en vérité, je n’y pense pas sans frémir d’horreur. Il a fallu un événement aussi affreux, et une conduite aussi infâme, après m’avoir fait exposer ma vie par un caprice, pour me dessiller les yeux.1 J’abandonnais mon Épouse, mes Enfants, tout ce que j’ai de plus cher, pour me mettre au rang des vils soupirants qu’une Coquette dédaigne, et qui sont en effet plus méprisables qu’elle. Madame d’Hersilie se joindra à moi avec la plus grande satisfaction, pour engager son Amie2 à vous pardonner ; elle emploiera, soyez-en sûr, tous les droits que lui donne leur amitié réciproque. Mais, mon Ami, votre repentir est-il bien sincère ? permettez-moi de vous faire cette question ; un feu mal éteint est souvent plus dangereux. Si vous ne devez votre guérison qu’à l’éloignement et à la perte de votre fortune ; si vous n’êtes pas convaincus de la fausseté des sentiments que la Baronne affectait d’avoir pour vous, de la noirceur de son âme, vous ne pouvez pas répondre de vous. Combien il serait cruel, si après avoir regagné l’estime et l’amitié d’une femme vertueuse, ranimé la tendresse que vous lui aviez d’abord inspirée, vous la forciez encore une fois à rougir de son indulgence, ne seriez-vous pas, aux yeux des gens honnêtes, l’homme le plus coupable ? C’est vous qui avez troublé sa tranquillité, elle était heureuse, elle faisait le bonheur de tous ceux qui la connaissaient, et vous avez empoisonné ses plus beaux jours. Qu’il faut des choses, mon Ami, pour réparer tant de maux ! Dans le temps de votre désordre, elle répétait souvent : Qu’il vienne, qu’il reconnaisse ses torts, et je lui pardonne ! Ce n’est que par une continuité de bonne conduite que vous pouvez faire renaître la confiance que vous méritiez avant vos égarements. Consultez bien votre cœur, mon Ami, et si votre repentir est aussi sincère, que j’ai de plaisir à le croire, nous mettrons tout en œuvre pour assurer votre tranquillité.

LETTRE LXXIV.

Madame de Singa à la Comtesse de Fionie.

Du Château d’Hersilie.

Partagez ma joie, mon Amie, le Chevalier de Zéthur a écrit à M. d’Hersilie ; il reconnaît sa faute, il assure qu’il m’aime. Ah ! que je suis heureuse ! Madame d’Hersilie est bien cruelle, elle n’a jamais voulu que je lui écrivisse. Il faut, dit-elle, l’éprouver auparavant3. Pourquoi ces détours ? Mon cœur n’est-il pas à lui ? Ne lui ai-je pas assuré que lui seul le possédait ? Ses craintes sont mal fondées ; c’est une offense. Il connaît trop bien ce cœur qu’il réclame et qu’il a toujours possédé, malgré son éloignement pour douter un moment de ma tendresse. Avec quel plaisir je l’en assurerai. Ah ! mon Amie, je crois encore au bonheur. Vous savez que je n’ai pas besoin des liens du sang4 pour vous chérir. Je ne puis vous aimer davantage ; mais combien nous serons heureux ! Vous aviez bien raison de dire qu’aussitôt qu’il ne verrait plus la Baronne, il reviendrait à ses Amis. Il craint d’avoir perdu mon estime. Dites-lui que jamais mes sentiments n’ont varié ; engagez le Marquis de Zéthur à pardonner à son fils5. Je suis la plus offensée et j’oublie tout. Oui, mon Amie, je regarde comme un avantage l’erreur du Chevalier, il est corrigé pour sa vie. M. de Saint-Albert, qui est un homme très raisonnable, me disait encore hier que, si j’étais sa fille, il consentirait avec plus de plaisir à mon mariage actuellement, qu’il ne l’eût fait il y a un an. Je voudrais que vous fussiez ici ; je suis bien sûre que j’obtiendrais de M. de Fionie de laisser revenir son neveu. Ma chère Amie, je suis bien folle ; mais pardonnez-moi, vous savez que je n’ai jamais aimé que M. de Zéthur ; lui seul m’a fait éprouver les peines et les plaisirs de l’Amour, et lui seul possédera mon cœur éternellement.

1Pour me dessiller les yeux : pour me faire prendre conscience de la vérité.
2Son Amie : Madame de Singa.
3L'éprouver auparavant : Lui avoir fait subir une expérience pénible, et la mettre à l'épreuve afin de juger de sa valeur.
4Madame de Singa a une grande affection pour la Comtesse de Fionie ; puisque celle-ci l'a prise sous son aile dès l'âge de 15 ans. Dans ses romans, Gacon-Dufour met en avant les liens sociaux dans un environnement familial, à travers des thèmes comme l'adoption.
5Sans le pardon de son père le Marquis de Zéthur, le Chevalier de Zéthur ne peut quitter son régiment, et épouser Madame de Singa.

La Vicomtesse de Thor à la Baronne de Cotyto.

Du Château de….

C ; 1je suis perdue pour jamais. C’est à Madame de Menippe que je dois ma ruine entière. Voyez à quel point elle a poussé la vengeance. C’est elle qui avait engagé le Financier à venir à la fête2. La brèche qu’il avait faite à ma fortune me mettant dans l’impossibilité de payer ce que je devais, je voulus tenter de réparer mes pertes, et je fis sommer3 le vieux Mondor4 de la parole qu’il m’avait donnée5. J’invitai Madame de Menippe qui, oubliant sa rancune me fit proposer de venir chez elle un jour qu’elle tenait assemblée. Je jouai en étourdie ou plutôt comme une désespérée, et en moins de quatre heures j’ai perdu cent mille francs au-delà de ma fortune6. Toute ma famille m’abandonne ; mon oncle ne veut plus entendre parler de moi ; que vais-je devenir ! Méritais-je un sort aussi déplorable ? Mon oncle qui, jusqu’à présent, paraissait avoir, de l’amitié pour moi, loin de m’aider, me déshérite7. Tout cela n’est rien en comparaison de l’infamie de mes Amis ; ils me fuient depuis que j’ai perdu ma fortune. Le Chevalier de Lusak, auteur de tous mes malheurs, semble ne m’avoir jamais connue, ainsi que mille autres qui se croyaient trop heureux d’obtenir un regard8. C’en est fait, mon parti est pris ; je pars, je vais en Angleterre cacher ma honte, et me soustraire à la poursuite de mes créanciers. Je profiterai de la nuit pour échapper ; mais que vais-je devenir ? Ah ! ma chère Amie, ne suis-je pas bien malheureuse ? il faut que je vous dise un éternel adieu. Quand tout le monde m’abandonne, puis-je espérer que vous vous intéresserez à moi. Non, j’ai tout perdu, il ne me reste que le parti de la fuite, puisque la fortune m’est contraire9. Je souhaite qu’elle vous traite mieux. Adieu pour jamais.

LETTRE LXXVI.

Le Chevalier de Zéthur au Marquis d’Hersilie.

De Besançon.

Oui mon Ami, mon repentir est sincère. Que ne pouvez-vous lire au fond de mon cœur ! vous ne balanceriez pas un instant à remplir votre promesse. Je hasarde d’écrire à Madame de Singa : son cœur est sensible, elle aura pitié des maux que j’endure ; elle voudra bien oublier que je me les suis attirés10 ; et vous, mon Ami, vous engagerez Madame d’Hersilie à se joindre à moi pour obtenir mon pardon. Ah ! je vous devrai le bonheur de ma vie ; elle sera employée à réparer mes torts, et à mériter votre respectable Amie. Mon Père qui doute, comme vous, que le bandeau qui me couvrait les yeux soit dissipé, vient de m’ordonner de rester à mon Régiment, il craint sans doute mon retour à Paris11. Je lui obéirai, mais hélas ! qu’il en coûte à mon cœur. Je brûle du désir d’aller me jeter aux pieds de Madame de Singa, de lui montrer tout mon repentir, et d’y expirer si elle est inflexible. Tâchez, mon Ami, d’obtenir de mon Oncle qu’il engage mon Père à me laisser aller à Hersilie. Je vous donne ma parole que je ne m’arrêterai à Paris que le temps d’embrasser Madame de Fionie. Croyez votre Ami, il est incapable de vous tromper : une passion folle a pu m’égarer, mais mon cœur a toujours appartenu à Madame de Singa ; elle m’inspirait un respect tendre et passionné, tandis que la Baronne ne faisait qu’amuser mon esprit12. Combien elle me coûte de regrets ! Si le sort propice à mes vœux, permet que j’aie des enfants, je veux que mon exemple les garantisse de la séduction des Coquettes ; je leur en ferai sans cesse le tableau : ce sont les êtres les plus dangereux13. Ne pensez-vous pas comme moi ? Enfin, mon Ami, ni vous, ni moi, ne sommes joueurs, et nous ne faisions que ce métier. Entrait-il dans nos goûts de parcourir vingt endroits en un jour ? Non, et pourtant il ne se passait pas une heure que nous ne fussions en course, ou pour elle ou avec elle. Je l’ai connue trop tard ; mais ne croyez pas que ce soit l’ordre que mon Père a obtenu qui m’a fait juger Madame de Cotyto. Il y avait plus d’un mois que je cherchais des moyens de rompre avec ménagement, par égard pour moi-même : en voici la raison. Elle était à faire des folies avec le Marquis de Lubeck ; elle voulut fuir, un papier tomba de sa poche ; mon premier mouvement fut de le lui rendre ; mais la jalousie vint me souffler à l’oreille qu’il était d’un Amant préféré. Je courus vite m’enfermer pour le lire : c’était une lettre de Madame de Thor(1) ; jugez de mon indignation, quand je vis que sa correspondance avec cette abominable Coquette n’était qu’un tissu d’horreurs et de conseils pernicieux14. J’eus honte de moi-même pour la première fois. Madame de Singa se représenta à mon cœur, je la comparai à l’être à qui je l’avais sacrifiée. Je ne regrettais pas les sommes énormes qu’elle m’a coûtées, mais bien la perte irréparable d’une femme digne de l’adoration de tous les mortels. Quand on m’apporta l’ordre du Ministre, si mon Père avait consenti à me voir et à m’écouter, il aurait vu mon repentir, mes remords, et mon malheur n’aura point été consommé. Le souvenir de Madame de Cotyto ne m’a point suivi, mais bien les regrets de l’avoir connue. Adieu, mon Ami, que vos craintes cessent ; que Madame d’Hersilie plaide ma cause, et obtienne mon pardon, il pourra renaître encore pour moi un beau jour.

1(note originale) Cette Lettre est la XIVe.
1texte perdu.
2Voir seconde partie, lettre LIX.
3Sommer : demander à quelqu'un de tenir sa promesse.
4Le vieux Mondor : l'expression qui désigne le personnage du Financier pourrait être une référence à la comédie-ballet en un acte de Jean-François Cailhava d'Estandoux, Les Étrennes de l'amour, représentée pour la première fois le 1 janvier 1769, dans laquelle on retrouve le personnage de « Mondor, vieux financier ».
5Référence à la lettre LIX de la Seconde partie : « Le Financier m’a presque tout gagné ; il m’a promis de me donner ma revanche ».
6Les jeux d'argent symbolisent la frivolité de la vicomtesse, sa coquetterie entraîne sa ruine financière.
7La sévérité de l'oncle prouve la rigidité des normes sociales de l'époque. En effet, une femme n'a de la valeur qu'en possession de son honneur, de sa fortune et de son entourage.
8L’attitude du Chevalier de Lusak met en avant l'hypocrisie qu'on trouve dans les relations sociales motivées par des intérêts économiques.
9La Vicomtesse de Thor envisage la fuite pour échapper au scandale, car en tant que femme elle ne pourra jamais retrouver une bonne réputation. L'Angleterre symbolise l'exil.
10Le personnage de Madame de Singa contraste avec le personnage de Madame de Cotyto par sa vertu. Le Chevalier de Zéthur espère être pardonné par la jeune femme, tout en reconnaissant ses égards de comportement.
11L'autorité paternelle permet de protéger le Chevalier de Zéthur des dangers de la coquetterie présents dans le monde mondain.
12Des sentiments vrais ne peuvent naître de la coquetterie.
13En faisant le portrait d'un type de femme dont les capacités de séductions sont associées au danger, le Chevalier de Zéthur fait une morale sur les coquettes qui vise à prévenir de leurs dangers.
14Conseils pernicieux : conseils qui causent un mal d'ordre moral ou social.

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Le Chevalier de Zéthur à Madame de Singa.

De Besançon.

Puis-je espérer, Madame, que vous pardonnerez à un homme qui s’est rendu aussi coupable ? Je n’ai point d’excuses à vous donner. J’ai tout sacrifié, l’amitié, la reconnaissance, l’honneur, l’amour même pour l’objet le plus méprisable. Aveuglé par une passion infâme, je me suis laissé entraîner2 dans un abîme affreux, il ne me reste que la honte et le désespoir d’avoir perdu, peut-être pour toujours, celle qui devait faire le bonheur de ma vie. Croirez-vous à mes serments, lorsque je n’ai pas craint d’y renoncer publiquement, que j’ai violé la foi que je vous avais jurée ? Non, je ne dois plus compter sur vos bontés, votre clémence ne peut égaler l’énormité de mes fautes. Ah ! plaignez un malheureux, qui, oubliant combien il est criminel, ose encore vous supplier de l’écouter. Sans l’artifice dont la Baronne de Cotyto s’est servie pour me séduire, je jouirais maintenant du bonheur de vous posséder ; je ne serais pas déchiré par les remords les plus cuisants, et je n’aurais pas enfoncé le poignard dans le cœur d’un Père tendre, qui gémit sur mon inconduite. Vous-même, mais non, vous ne pouvez regretter le plus ingrat des hommes, celui qui fut assez perverti3 pour demeurer insensible aux larmes qu’il vous fit répandre. Un espoir flatteur vient quelquefois me séduire, les temps fortunés que je passai auprès de vous viennent s’offrir à mon imagination, mais bientôt le triste souvenir de mes fautes fait disparaître mon illusion : il me semble entendre cet arrêt dur et sévère, mais trop justement mérité : Renoncez à moi pour toujours. Je ne puis vous promettre de le recevoir sans mourir, mais je n’en murmurerai point. Si un long repentir peut mériter votre indulgence, ne craignez pas de me rebuter. Oui, je jure par vos vertus, par mon Père, que je chéris, et par les sentiments que vous m’avez inspirés dès l’enfance, sentiments que j’ai méconnus, il est vrai, dans un moment d’ivresse et de folie, mais qui sont toujours restés dans mon cœur, que ma bouche ne fera jamais d’autre serment que celui de vous appartenir pour toujours. Vous tenez mon sort entre vos mains ; en vous perdant, je n’ai plus rien au monde, pour qui pourrais-je vivre ?

LETTRE LXXVIII.

Madame de Singa au Chevalier de Zéthur.

Du Château d’Hersilie.

Pouviez-vous douter un moment de votre pardon ? il ne tient pas à moi de vous le refuser ; c’est mon cœur qui le dicte ; mais puis-je espérer que ce retour est sincère ? Vous m’aviez si souvent répété ces serments, j’avais tant de plaisir à vous croire incapable de les trahir. Pardonnez-moi, mon Ami, si je vous offense, en paraissant douter de la sincérité de votre repentir4

; c’est5 la dernière fois que je vous en parle. Je ne veux plus, désormais, m’occuper que de l’avenir qui me promet des jours doux et sereins. Effaçons jusqu’aux traces des chagrins que nous avons essuyés ; le souvenir de vos fautes vous rendrait malheureux, et pourriez-vous éprouver aucuns tourments que mon cœur ne les partageât ? Dans peu, je serai à vous pour toujours. Je chéris d’avance les liens qui doivent nous unir. Votre fortune est un peu dérangée ; mais n’en ai-je pas assez pour tous deux ? Ce ne sont pas les grands biens qui font le charme de la vie, les vraies richesses sont dans nos cœurs ; la sagesse, l’amitié, la douceur, une âme pure, et une conscience sans reproches, sont des dons plus précieux que tous les trésors de la terre6. À l’exemple de nos Amis, nous deviendrons cultivateurs. Si vous voyiez comme ils jouissent, depuis que M. d’Hersilie a recouvré sa raison, c’est d’eux qu’il faut prendre des leçons ; ils vous attendent avec impatience ; venez bien vite rendre le bonheur à votre Amie.

LETTRE LXXIX.

La Comtesse de Fionie à la Marquise d’Hersilie.

De Paris.

Le Ciel est juste, mon Amie, tout le monde a la récompense qui lui était due7 : Madame de Cotyto vient d’éprouver le sort qu’une conduite aussi épouvantable que la sienne méritait ; il lui est arrivé une aventure cruelle, et qui est devenue funeste à son Mari8. Pour elle, personne ne la plaint, et l’on s’accorde à dire que si M. de Cotyto eût pris ce parti, il y a deux ans, il se serait évité bien des chagrins. Voici le fait : la Baronne, depuis la ruine de la Vicomtesse de Thor, avait abandonné le jeu ; mais comme elle n’aime pas les privations, elle a voulu qu’un plaisir succédât à un autre : tous les jours elle donnait des soupers brillants où l’on tirait des loteries de différents petits riens qui coûtaient fort cher aux personnes qui désiraient lui faire la cour ; ces loteries ont fait du bruit, on a prévenu la Baronne d’y faire attention ; à son ordinaire elle s’en est moquée. L’on a écrit à M. de Cotyto de venir mettre ordre à la conduite de sa femme et sans prévenir personne, il est arrivé un jour de fête. Le Suisse, qui était nouveau, et qui par conséquent ne connaissait pas son Maître ne voulut jamais le laisser entrer. M. de Cotyto insista, le Suisse fort et robuste, et prenant le pauvre Baron pour un importun, se mit en devoir de le faire sortir à coups d’étrivières. Le Marquis de Lubeck, qui était le maître de la maison, entendant un bruit extraordinaire parut pour l’apaiser ; il vit un homme qui injuriait et battait sans distinction ; il voulut lui en imposer par un ton de maître. Le Baron outré de colère, a mis l’épée à la main contre le marquis, en l’apostrophant en personne ; ils se sont battus dans la cour de l’Hôtel ; en moins de cinq minutes le Marquis de Lubeck a été tué, et le Baron blessé dangereusement. La famille lui a représenté que c’était autoriser la conduite de sa Femme que de ne pas la séquestrer de la société. Ils ont obtenu une lettre de cachet, et elle vient d’être mise dans un Couvent de force. À vingt-trois ans, quel sort ! Elle s’est bien attiré le mépris général. La Coquetterie est une chose bien punissable, elle cause des maux qui sont d’autant plus grands qu’on ne peut les prévenir ; celles qui sont atteintes de ce vice si dangereux pour la société, croient, ou feignent de croire qu’on est injuste de les accuser, qu’il ne peut résulter aucun inconvénient des manèges qu’elles emploient pour captiver les hommes, qu’elles méritent les adorations des mortels ; elles ne voient pas qu’elles n’inspirent, par une conduite aussi reprochable, que le mépris le plus profond9.

Conservez toujours votre aimable candeur, mon Amie ; vos plaisirs sont moins bruyants, mais ils ne sont suivis d’aucuns remords10. Je me flatte d’aller bientôt partager votre bonheur.

LETTRE LXXX.

La Comtesse de Fionie à la Marquise d’Hersilie.

De Paris.

Je viens de recevoir, mon Amie, une Lettre du Marquis de Zéthur, qui me comble de joie : mon Beau-frère me mande qu’il arrive, et que je n’ai qu’à me préparer pour partir sur le champ ; qu’il ne veut pas attendre longtemps à Paris, et retarder le plaisir qu’il aura d’embrasser son aimable Fille. Il a tout pardonné au Chevalier, qui doit son bonheur à son retour à la vertu. Il est ici depuis hier. Je suis, comblée de son empressement. J’ai tant d’occupations, mon Amie, et pour les commissions du Père, et pour celles du Fils, et pour les préparatifs de mon départ, qu’il me reste à peine le temps de vous prévenir que j’aurai bientôt le plaisir de vous embrasser, et de vous dire de vive voix que je vous aime de toute mon âme, et que c’est pour la vie.

Fin de la Seconde et dernière Partie.

APPROBATION

DU CENSEUR ROYAL.

J’ai lu, par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, un manuscrit intitulé : Les Dangers de la Coquetterie, et je n’ai rien trouvé, dans ce Roman moral qui ne doive en faire désirer l’Impression et goûter la Lecture. À Paris, ce 28 Juillet 1787.

ARTAUD.

1"Translator" x3
2Le Chevalier se dédouane sous le motif de l'ignorance, il laisse entendre que la responsabilité de ses actions ne repose pas entièrement sur lui.
3Perverti : corrompu.
4Repentir : regret de ne pas avoir fait quelque chose.
5saut de ligne
6Commentaire qui vise à mettre en supériorité les richesses morales et spirituelles, liées à la ligne de conduite d'un individu, par rapport aux richesses matérielles que recherchaient les coquettes.
7Cette lettre de conclusion fait état de la situation finale de chaque personnages et permet à l'autrice d'introduire la morale de son roman.
8Funeste à son Mari : une aventure qui a coûté la vie à son Mari.
9La Comtesse condamne la pratique de la coquetterie qu'elle considère comme un vice. La place de la femme et de sa responsabilité peuvent être questionnées. En effet, la femme est punie, isolée et considérée comme seule responsable de sa conduite, réfutant ainsi tout argument de déresponsabilisation de la femme coquette, au contraire des hommes.
10La personnalité de la femme coquette est considérée comme attractive mais dangereuse et qui doit être évitée, au profit d'un caractère plus pure mais moins attrayant.