Par VILATE, ex-Juré au Tribunal
Révolutionnaire de Paris, détenu à la
Force
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La censure des écrits et la tyrannie de l’opinion, furent, dans tous les temps, les symptômes qui annoncèrent la perte de la liberté ; et le droit indéfini de penser, d’écrire et de croire ce qu’on veut, est le signe auquel on va reconnaître qu’il existe une représentation populaire.
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A PARIS,
L’an III de la République.
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Voilà l’ouvrage annoncé dans ma lettre à Tallien3, je n’ai pu le donner plus tôt au public à cause d’une maladie. J’ai dit la vérité. Je m’attends à toutes les persécutions ; n’importe ; j’ai fait mon devoir. Les âmes honnêtes ne me feront pas le reproche d’abuser de la confiance en révélant des choses utiles. J’ai été arrêté par les hommes à qui j’ai arraché le dernier lambeau du masque imposteur. J’ai dû me défendre.
Je dois au peuple ma justification1 ; elle dérive des causes secrètes des événements des 9 et 10 thermidor.
J’ai été juré au tribunal révolutionnaire de Paris2, et je suis entré dans l’intimité des hommes, qui depuis le 31 mai 1793, ont joué les premiers rôles sur le théâtre sanglant de la révolution.
L’enthousiasme du beau et de la vertu, aliment ordinaire d’un cœur neuf et sensible, enflammé par l’espoir de la régénération d’un grand peuple, annoncée et promise avec tout l’éclat, tout le prestige de l’amour de l’humanité, m’avait lancé dans la carrière révolutionnaire3, et porté à figurer, sans m’en apercevoir, dans ces scènes tragiques, décorées des noms de vertu, de patriotisme. Hélas ! je serais devenu un nouveau Séïde4, si la connaissance des intrigues et des passions ne m’eût dessillé les yeux, et n’eût fait disparaître mes illusions. J’ai eu le courage d’inspirer des défiances ; les Mahomet5, les Omar6 redoutant ma langue véridique et babillarde, m’ont précipité, quelques jours avant leur chute inattendue, dans une des mille et mille bastilles, dont ils avaient couvert chaque point de la république.
La vérité, grâce à la liberté de la presse, va sortir des tombeaux des vivants. Je croirais violer les droits sacrés de la patrie, si je ne disais pas ce que je sais, ce qu’ignorerait peut-être le monde. Mon intérêt n'est rien7. Si mon innocence résulte des choses cachées que je vais divulguer, le danger imminent auquel je me dévoue, me conseillerait le silence : j’ai la satisfaction de préparer des matériaux à l’histoire.
Mon âge est de 26 ans ; je suis né à Ahun8, département de la Creuse, petite ville où la pureté des habitudes et l’innocence des mœurs éloignent à peine ses habitants de la simplicité touchante de la nature. Mon enfance y a recueilli le désir de la liberté, et puisé le sentiment de l’égalité9. Les années de ma jeunesse ont été employées aux études.
L’histoire des nations qui ont paru sur la terre, et qui n’existent plus que dans ses pages immortelles, m’a de bonne heure appris la cause de la naissance et de la décadence des empires. Parmi les peuples innombrables, perdus pour nous dans l’immensité des temps, mon imagination s’était portée de préférence sur ces antiques Égyptiens, inventeurs des plus hautes sciences. Elle s’était passionnée pour ces Grecs, si vantés par leur amour de la liberté, mais qu’ils ont forcée à fuir de leur sein par les inquiétudes de cet amour même; elle s’est étonnée à l’aspect de cette Rome. . . .
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Veuve d'un peuple roi, mais reine encor du monde. 11
Partout j’ai vu les peuples sous le joug de la tyrannie, et toujours la proie d’un petit nombre d’ambitieux et d’hypocrites, teints du sang des hommes, et spoliateurs des richesses de la terre. O ! comme mon tendre cœur palpitait de joie à l’apparition de la révolution française, qui semblait devoir procurer le bonheur au peuple le plus généreux de l’Europe, et donner à l’Univers l’initiative de l’insurrection contre tous ses oppresseurs. O ! comme mon tendre cœur tressaillait à l’idée de cette tribune nationale, où la vérité à jamais fixée, devait citer et accuser tous les abus, tous les vices, tous les crimes ! Elle est reculée de mille siècles, disais-je, l’époque où les voyageurs du nouveau monde viendront dans l’ancien méditer sur les révolutions, foulant sous leurs pieds ses superbes monuments. Longtemps encore ils iront avec nos Pythagores français (1), s’asseoir à l’ombre du vert palmier, au milieu des ruines de Médine, et chercher l’endroit de l’Afrique où fut l’antique Thèbes aux cent portes !
(1) Ruines de Volney12.
Plein d’ivresse révolutionnaire, j’arrivai à Paris le 26 mars 1792. Je parus aux jacobins1 et dans les assemblées générales. Le 10 mars de l’année 1793, j’accompagnai, comme secrétaire de la commission, Ysabeau2 et Neveu3, représentants du peuple envoyés dans le Midi. Dans ces contrées, le système du fédéralisme se développait d’une manière effrayante. Que de périls ! que de dangers ! que d’écueils ! Le flambeau de la guerre civile était près d’être allumé à Bordeaux, lorsqu’on insinua à Ysabeau et Neveu (1) de m’envoyer dans cette ville y sonder l’opinion, et d’en rendre compte ensuite au comité de salut public. Les esprits bordelais étaient tellement échauffés, que sans les avertissements de Laïs (2) j’aurais cessé d’exister. Je me hâtai d’arriver à Paris : deux objets particulièrement m’ont fait connaître. D’abord, une adresse au nom des sans-culottes méridionaux4 : le comité de salut public l’a fait imprimer et répandre avec profusion. En second lieu, le rapport fait à ce comité sur la situation politique des départements parcourus5. Hérault-Séchelles6, Couthon7 et Barère furent les seuls membres alors présents. Barère me marqua le plus d’honnêtetés ; il m’engagea à l’aller voir, et me reçut avec amitié. On m’avait parlé de récompense pécuniaire, je fis voir ma répugnance sur cette offre. C’était, disait-on, en attendant l’occasion de me présenter une place. Hérault et Barère me logent dans les Tuileries au pavillon de Flore8 (3).
(1) Je les quittai avec regret, muni du certificat le plus honorable.
(2) Fameux acteur de l’opéra français.
(3) Robespierre n’a eu aucune part à cet arrêté.
Que l’on se peigne ma joie, d’être logé dans le palais de l’assemblée du plus grand peuple de l’Univers9 ; j’avais concouru de mes faibles armes, dans la journée immortelle du 10 août, au triomphe éclatant remporté sur l’héritier d’une vieille monarchie de quinze siècles. La vue qu’offre l’appartement est admirable. Il serait impossible de donner une idée de la beauté, de la grandeur d’un spectacle si brillant, si varié, si magnifique. En vérité, je me croyais transporté avec les Brutus, les Publicola dans l’antique Capitole, après l’expulsion des Tarquins10. Mes regards, comme forcés de tomber dans le jardin, s’arrêtaient avec illusion sur la belle statue de Lucrèce11 frappée au sein d’un coup du poignard qu’elle tient encore à la main.
Mon bonheur imaginaire est bientôt troublé ; le comité de salut public me place sur la liste des jurés du tribunal révolutionnaire. Cette fonction redoutable me semblait exiger la maturité de l’âge, et l’expérience des affaires politiques ; de plus, elle n’était ni dans mes affections de sensibilité naturelle, ni dans mes goûts de travail. A qui devais-je cette place ? Ce n’était point à Robespierre ; il ne me connaissait pas ; je ne l’avais vu qu’indifféremment aux jacobins ; il était absent du comité quand je fis mon rapport. Couthon ne m’avait pas revu. Hérault-Séchelles était incapable d’abuser de l’inexpérience d’un jeune homme. Je crus que c’était un présent de Barère ; j’allai le trouver au comité pour lui confier ma peine. En passant dans les galeries, j’avais acheté la tragédie de Mahomet ; je la tenais roulée dans la main. Barère était seul : il s’apprêtait à composer une carmagnole (1). Je commençai à entrer en matière : il aperçoit la brochure : il me demande si c’est là quelque chose de ma façon1 : il l’ouvre et me la rend ; puis, sans presque d’interruption, il m’exhorte à vaincre mes répugnances. Une idée forte semble lui passer par la tète : il m’arrache Mahomet, l’ouvre, et déclame à voix basse cette superbe tirade de l’imposteur2 :
Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre
Par les lois, par les arts, et surtout par la guerre.
Le temps de l’Arabie est à la fin venu :
Ce peuple généreux, trop longtemps inconnu,
Laissait dans ses déserts ensevelir sa gloire.
Voici les jours nouveaux marqués par la victoire :
Vois du nord au midi l’univers désolé,
La Perse encor sanglante et son trône ébranlé ;
L’Inde esclave et timide, et l’Égypte abaissée ;
Des murs de Constantin, la splendeur éclipsée ;
Vois l’Empire romain tombant de toutes parts,
Ce grand corps déchiré dont les membres épars
Languissent dispersés, sans honneur et sans vie ;
Sur ces débris du monde élevons l’Arabie.
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers,
Il faut un nouveau dieu pour l’aveugle univers.
En Égypte, Osiris ; Zoroastre, en Asie ;
Chez les Crétois, Minos ; Numa3 dans l’Italie,
À des peuples sans mœurs. . .
Donnèrent aisément d’insuffisantes lois.
Je viens, après mille ans, changer ces lois grossières.
Il était facile de sentir l’allégorie. Je n’eus pas l’idée de lui faire la réponse de Zopire4.
(1) Barère appelait de ce nom ses rapports sur les victoires.
Robespierre paraît : Barère ferme la pièce avec embarras. Robespierre semble se rappeler d’avoir entrevu quelque part ma figure, il demande : quel est ce jeune homme ? Il est des nôtres, répond Barère : c’est Sempronius Gracchus5. J’avais eu la folie révolutionnaire de cacher l’obscurité du nom de mes pères, sous l’éclat d’un nom illustre de l’histoire romaine6. Sempronius Gracchus, des nôtres ! dit Robespierre, vous n’avez donc pas lu le traité des offices7 ? L’aristocrate Cicéron, afin de rendre odieux le projet des deux Gracques exalte les vertus du père, et traite les enfants de séditieux. . . . . . . Je me retire une minute après.
L’idée du système agraire, voilà l’étincelle rapide qui sortit de cette scène pour m’éclairer dans les ténèbres où je marchais. Alors Collot-d’Herbois8 jouait ses sanglantes tragédies à Lyon. Alors Billaud-Varennes9 exhalait à là tribune ses froides fureurs. Alors Couthon, par ses infirmités, adoucissait la dureté de ses discours. Alors on jouait sur tous les théâtres Robert, chef de brigands10. On chantait la guillotine en tous lieux ; le nom de sainte semblait atténuer son horreur.
Le lendemain du jugement d’Antoinette1, je reçus de grandes lumières, j’avais été spectateur aux débats
.
Barère avait fait préparer chez Venua un dîner où étaient invités Robespierre, Saint-Just2 et moi. Saint-Just se faisait attendre ; on me députe vers lui ; je le trouve au comité ; il écrivait ; au nom de Robespierre, il me suit. En route, il paraissait surpris, rêveur. Robespierre dîner avec Barère ! . . . Il est le seul à qui il ait pardonné. Je laisse aux politiques à approfondir le sens de ces mots obscurs, échappés de ses lèvres.
Assis autour de la table, dans une chambre secrète, bien fermée, on me demande quelques traits du tableau des débats du procès de l’Autrichienne3. Je n’oubliai pas celui de la nature outragée, quand Hébert4, accusant Antoinette d’obscénités avec son fils âgé de onze ans, elle se retourne avec dignité vers le peuple : j’interpelle les mères présentes et leur conscience de déclarer s’il en est une qui n’ait pas à frémir de pareilles horreurs !
Robespierre, frappé de cette réponse comme d’un coup d’électricité, casse son assiette de sa fourchette : cet imbécile d’Hébert ! ce n’est pas assez qu’elle soit réellement une Messaline5, il faut qu’il en fasse encore une Agrippine6, et qu’il lui fournisse à son dernier moment ce triomphe d’intérêt public.
Chacun resta comme stupéfait. Saint-Just rompit le silence : les mœurs gagneront à cet acte de justice nationale. Barère : La guillotine a coupé là un puissant nœud de la diplomatie des cours de l’Europe. Sans doute mon orgueil de me trouver avec ces maîtres de la république était bien excusable : comme la coupe de Circé7 , chaque verre de vin était un poison révolutionnaire, qui m’enivrait d’illusions.
Ce n’est là qu’un léger prélude de la grande conversation politique. Robespierre ne dissimule pas ses craintes du grand nombre des ennemis de la révolution. Barère comprend sous ce titre tous les nobles, tous les prêtres, tous les hommes de palais, sans excepter les médecins et la médecine. Selon lui, l’égalité a prononcé l’arrêt fatal. Saint-Just expose les bases de son discours sur la confiscation des biens des suspects à déporter. Barère, impatient de montrer son ardeur pour les principes, reprend ainsi : Le vaisseau de la révolution ne peut arriver au port que sur une mer rougie de flots de sang. S. Just: c’est vrai, unenation ne se régénère que sur des monceaux de cadavres8. Mirabeau9, quelques passages de l’histoire des Indes de Raynal10, venaient à l’appui de ces sentences.
Robespierre voyait deux écueils dangereux : l’effusion excessive qui révolterait l’humanité : l’insuffisance ménagée par cette fausse sensibilité envers un petit nombre, préjudiciable au bonheur de tous. Conclusion de Barère : il faut commencer par la Constituante, et les plus marquants de la législature. Ce sont des décombres, dont il faut déblayer la place.
La conversation fut entrecoupée par les besoins physiques. Il régnait, à ce dîner, un air de défiance réciproque, et je crus voir que ma personne n’était pas un léger obstacle aux ouvertures. On se retire.
Peuple français ! peuple toujours grand, toujours vainqueur, vois quels hommes voulaient se rendre maîtres de tes destinées. Du moins, s’ils avaient eu quelque chose de la grandeur de ces trois Romains qui, dans l’île de la rivière de Panare11, en présence de leurs armées, se partagèrent l’univers ! Mais non, c’étaient trois misérables rhéteurs12 , se disputant de férocité, qui, sous prétexte de régénérer les mœurs, transformaient la république en un vaste cimetière. O honte ! dont l’histoire rougira en traçant ta gloire et ta splendeur !
On conçoit que ce fameux dîner devait me procurer des facilités, par exemple, de voir chez eux Saint-Just, Robespierre, de leur parler dans les rencontres ; il facilita mes entrées au comité de salut public, à la convention, au sein même de ses membres. Les loges de plusieurs spectacles me furent ouvertes. Ces avantages, à leur tour, me firent rechercher, m’introduisirent dans les sociétés brillantes, et me donnèrent la connaissance des premiers artistes, de plusieurs représentants des plus distingués.
Robespierre avait dans ses mœurs une austérité sombre et constante, rapportant les événements à sa personne, donnant à son nom de Maximilien, une importance mystérieuse. Triste, soupçonneux, craintif, ne sortant qu’accompagné de deux ou trois sentinelles vigilantes ; l’entrée de son logement lugubre, n’aimant point à être regardé, fixant ses ennemis avec fureur, se promenant chaque jour deux heures, avec une marche précipitée ; vêtu, coiffé élégamment. La fille de son hôte passait pour sa femme, et avait une sorte d’empire sur lui. Sobre, laborieux, irascible, vindicatif, impérieux. Barère l’appelait le géant de la révolution : mon génie étonné, disait-il, tremble devant le sien.
Barère formait un contraste parfait avec Maximilien ; léger, ouvert, caressant, aimant la société, surtout celle des femmes ; recherchant le luxe, et sachant dépenser. Dans l’ancien régime, il avait désiré de passer pour gentilhomme. Le sobriquet de Vieusac1ne flattait pas peu son amour-propre. Varié comme le caméléon, changeant d’opinion comme de costume ; tour à tour feuillant, jacobin, aristocrate, royaliste, modéré, révolutionnaire ; cruel, atroce par faiblesse, intempérant par habitude, selon la difficulté de ses digestions, athée le soir, déiste le matin, né sans génie, sans vues politiques, effleurant tout ; ayant pour unique talent, une facilité prodigieuse de rédaction (1).
(1) Avait-il un sujet à traiter, il s’approchait de Robespierre, Hérault, Saint-Just, etc., escamotait à chacun ses idées, paraissait ensuite à la tribune ; tous étaient surpris de voir ressortir leurs pensées comme dans un miroir fidèle.
Barère avait à Clichi, une maison de plaisance, tout à la fois séjour des jeux de l’amour et repaire odieux où les Vadier2, les Vouland3 inventaient avec lui les conspirations que la guillotine devait anéantir. Ils s’y rendaient deux fois par décade. L’enjouée Bonnefoi y accompagnait Dupin4, aussi fameux dans sa coterie par sa cuisine de fermier général, qu’il l’est dans la révolution par son rapport sur les fermiers généraux. On connaît l’échange bizarre de Versailles entre le ci-devant duc de Liancourt, et je ne sais quel autre courtisan. Barère avait cédé cette virtuose à Dupin, et Dupin à Barèrela Demahy, courtisane logée dans un superbe hôtel, rue de Richelieu. Ces deux belles, avec une autre plus belle et plus jeune, étaient les trois Grâces qui embellissaient de leurs attraits les charmilles délicieuses5 à l’ombre desquelles les premiers législateurs du monde dressaient leurs listes de proscription. Un jour madame de Bonnefoi, fixa les regards de Fayau6, représentant du peuple, invité parfois à ces parties. J’ai su que la sensibilité inquiète du tendre Dupin, en avait été vivement alarmée. Le vieux Vadier se mêlait aussi des jeux perfides de l’amour : le laid Vulcain7, dans l’Olympe, ne fut jamais davantage l’objet des sarcasmes et des railleries.
On se tromperait, si l’on croyait que j’allasse souvent à Clichi. Hélas ! retiré seul dans ma chambre, des réflexions cruelles avaient trop fait soupirer mon cœur, après les deux ou trois fois seulement que j’y étais allé8. J’avais vu avec joie, avec délices, la destruction de la cour honteuse de Louis XVI et de l’archiduchesse d’Autriche9, source corrompue des maux affreux de toute la France, et je voyais renaître parmi les destructeurs de cette cour scandaleuse, les scènes nocturnes des jardins de Versailles et du petit Trianon10.
A son retour de Clichi, le lendemain d’un quintidi ou d’une décade11, Barère, à la première rencontre, me souhaitait ainsi le bonjour : nous avons taillé hier de l’ouvrage au tribunal, il ne chômera pas. Vouland, quelquefois à côté de lui, approuvait d’un petit sourire doucereux et perfide.
Tous les matins, l’antichambre de Barère était remplie de solliciteurs, avec des pétitions à la main, attendant l’heure de son heureux réveil. Il se présentait enveloppé de la robe d’un sybarite12, recueillait, avec les manières et les grâces d’un ministre petit-maître, les placets qu’on lui présentait, commençant par les femmes, et distribuant des galanteries aux plus jolies. Il prodiguait les promesses et les protestations ; puis rentrant gaiement dans son cabinet, à l’exemple du honteux cardinal Dubois, il jetait au feu la poignée de papiers qu’il venait de recueillir. Voilà ma correspondance faite. J’ai vu cette horreur. . . . était-il le seul ?. . .
La mort semblait avoir succédé, dans la tribune, à la vérité. Les acteurs de la tragédie1 s’étaient distribués les rôles pour répandre la terreur. Les hommes qui régénèrent un grand peuple, selon Saint-Just, ne doivent espérer de repos que dans la tombe. La révolution est comme la foudre, il faut frapper.
Barère disait dans ses discours , il n’y a que les morts qui ne reviennent pas.
Collot-d’Herbois répétait souvent : plus le corps social transpire ; plus il devient sain.
J’ajoute à ceci un fait important :
Fréteau venait d’être acquitté ; j’en fais part à Barère avec une joie intérieure. Un membre de l’assemblée constituante échappé ! dit-il : les jurés sont des contre-révolutionnaires. On dresse une autre liste de jurés, Fréteau n’est bientôt plus.
Est-il vrai, me demanda Billaud causant avec Collot-d’Herbois dans la salle de la Liberté, que Fréteau ait été acquitté, – Oui. – Eh bien ! reprit Collot, on le reprendra.
Barère, à l’exemple de cet histrion2 , qui, la hache sur l’épaule, se présenta à l’assemblée des Grecs, et menaça de les exterminer s’ils parlaient de paix, déclarait la guerre à l’humanité.
Collot-d’Herbois excusait les canonnades3 en masse de Lyon, sous les dehors d’une hypocrite sensibilité. Il avait employé l’action de la foudre pour ménager aux victimes la durée des souffrances.
Dans les comités, Couthon, Billaud-Varennes, Vadier, Vouland, jetaient les bases des tribunaux de Marseille, d’Arras, d’Orange. Les troupes révolutionnaires portaient la dévastation, les tortures, l’assassinat, l’incendie dans leurs marches épouvantables.
Les hébertistes4 donnaient à la France le signal de la ruine des autels superstitieux de la religion. Des processions indécentes circulaient dans les rues de Paris ; on ne voyait partout que mascarades, que hochets de la superstition. Gobel5, et son fidèle clergé, Chaumette6, faisaient retentir les voûtes de la convention de chants d’allégresse voués à l’athéisme. La Vendée, toujours détruite et toujours renaissante, dévorait comme un chancre politique7, une partie de la population, et la fleur des armées de la république. Les flots de la Loire roulaient à la mer leurs eaux teintes de sang, et les cadavres des noyades8.
Voilà ce que ces nouveaux enfants de Jason9, qui faisaient bouillir leur père sous prétexte de le rajeunir, appelaient les moyens de réaliser l’heureux système de la révolution agrairienne. Les régénérateurs du peuple français ne se contraignaient plus dans leurs conversations sur le projet de partager à chaque famille une portion de terre, au milieu de laquelle s’élèverait une baraque couverte de chaume. Saint-Just ajournait le bonheur de la France à l’époque où chacun retiré au milieu de son arpent avec sa charrue, passerait doucement sa vie à le cultiver.
C’était le retour de l’âge d’or et du siècle d’Astrée.
Barère traitait les propriétaires d’oppresseurs du monde, chargés de crimes et de forfaits ; il plaçait exclusivement les vertus dans la classe journalière et travaillante ; il l’appelait à la guerre contre le surplus du peuple ; comme s’il était possible que les hommes subsistassent sans ces heureuses inégalités de talents, de génie et de facultés morales et physiques. Du pain et du fer10, voilà le meilleur des mondes ; comme si le pain et le fer n’étaient pas même le produit de la réunion des arts et des talents des hommes en sociétés politiques.
Le moral trop affecté de tant de ravages, de tant de désastres, je tombai dangereusement malade ; je dus ma guérison au savant médecin Baraillon11, député.
Je l’avouerai : Robespierre, lui-même, paraissant enfin ouvrir les yeux sur tant de calamités publiques, contribua à mon retour vers la vie, dans la lecture de son discours prononcé aux Jacobins, sur la divinité : il semblait, de bonne foi, résolu d’arrêter le torrent dévastateur. L’histoire mettra en problème, s’il n’en excitait pas sourdement l’action, à dessein d’avoir le suprême mérite, aux yeux de la nation, d’être le dieu libérateur, qui seul fermerait l’abîme de la destruction, et ramènerait les hommes aux espérances du bonheur. Ô profondeur de la politique ! On vit paraître l’idée de la conspiration des Hébertistes, dont le système effroyable était l’institution du régime municipal de la commune de Paris, à l’exemple de Rome, sur toute la France. Pour y parvenir, on eût employé l’assassinat direct, les massacres en masse. On aurait vu l’anéantissement du sénat français, et une nouvelle septembrisation1. J’ai applaudi sincèrement au juste supplice de ces conspirateurs.
Voilà, sans doute, le premier des écueils2 sur l’un desquels Robespierre craignait, au dîner chez Venua, de voir échouer le vaisseau de la révolution.
Dans le cours de ma carrière politique, j’avais eu occasion de fréquenter le spirituel Camille Desmoulins3 ; de voir, parfois, Danton4, Tallien, Thuriot5, Legendre6, Brival7 , et beaucoup d’autres députés. Je mangeais chez Camille : il daignait me lire quelquefois ses ouvrages avant de les livrer à l’impression. Je portais dans mon cœur, avec la même affection, tous les représentants du peuple. Je croyais naïvement, que le 31 mai8 avait anéanti toutes les factions. Depuis cette grande, époque, les opérations rapides et unanimes de la convention me confirmèrent dans cette pensée consolante.
Danton et Robespierre étaient liés par les nœuds d’une amitié apparente : ils estimaient leurs talents. L’histoire, sans doute, les présentera comme rivaux, cherchant à se supplanter. L’ambition est la passion dominante des grands caractères. Mais quels que soient les crimes dont la vérité ou l’imposture l'a porte à flétrir leur mémoire; toutefois, il faut rejeter cette fabuleuse conspiration, inventée sur leur compte, ces jours derniers, de s’être concertés dans le projet de placer sur le trône le fils du dernier des tyrans, avec deux Chambres, comme en Angleterre9. Les faits que je vais dire détruisent cette fable ridicule.
Lacroix10 et Legendre, à leur retour des départements, avaient été obligés d’attendre dans les antichambres du comité de salut public. Ce retard ne devait guère s’accorder avec leurs idées d’égalité. Le temple des lois a retenti de leurs plaintes.
Danton, né paresseux, avait négligé d’entrer dans le gouvernement des affaires... il avait fait des absences….., il se croyait fort comme Hercule….., il ne tarda pas à s’apercevoir de ses fautes, de ses négligences. Danton osa se plaindre à la Convention du despotisme des comités sur elle-même. Il est temps, disait-il, que la convention reprenne l’attitude imposante qu’elle tient du peuple, et qu’elle n’aurait pas dû perdre devant quelques-uns de ses membres : je ne fais ici qu’émettre la préface de mon opinion politique. Les Cordeliers s’étaient portés aux Jacobins. Camille Desmoulins jeta dans le public son Vieux Cordelier11: le parti fut bientôt formé , il ne laissait pas que d’être redoutable par son adresse à réclamer vivement contre les mesures de terreur, et de despotisme, sous lesquelles toute la France consternée gémissait dans un morne silence.
Hérault-Séchelles, l’un des plus beaux hommes de son siècle, s’y était rallié dans les affections honnêtes et pures de sa belle âme.
Voilà le second écueil12 sur lequel Robespierre avait montré sa crainte au dîner dont j’ai parlé.
Camille Desmoulins est attaqué aux Jacobins. On tourmente, on vexe sa famille. Danton prononce le mot d’ultra-révolutionnaire. Robespierre, toujours observateur inquiet sur la direction des événements, affecte tout à la fois de défendre Danton, et d’improuver ses opinions. Il précipite Desmoulins, en prenant superbement envers lui les dehors de la pitié.
Quelques jours avant leur perte, pénétré de douleur, je dînai chez Camille avec sa charmante et vertueuse épouse13, sa mère d’une très-belle stature, Danton, sa modeste épouse, un jeune homme d’une belle taille et d’une figure intéressante. Je laissai échapper mes inquiétudes à Camille : je lui fis de fréquentes visites. Vingt fois je l’avertis qu’on voulait le guillotiner. Peu avant son arrestation, je le conjurai de se tenir sur ses gardes....... On les arrête ; on dresse tout exprès une liste de jurés. Barère m’avait proposé. Billaud-Varennes et Collot-d’Herbois, objectèrent mes liaisons avec les victimes. Je suis éliminé. La révolution, comme Saturne, eut bientôt dévoré ses plus tendres enfants14.
Ainsi, mourut à l’échafaud l’homme courageux15 , qui, le 14 juillet 1789, monté sur une table au palais de l’Égalité16, deux pistolets à la main, donna au peuple le signal de la liberté, en arborant la cocarde nationale, et détermina la prise de la Bastille. Ah ! son nom, comme Danton l’a prophétisé pour lui-même, vivra au Panthéon de l’histoire.
Vadier a osé dire qu’il ne connaissait aucun juré. N’est-ce pas lui qui a fait nommer président de la commission d’Orange1 sa créature, Fauvetti, l’ami intime de Vouland, juré dans ce sacrifice impie ? A-t-il oublié qu’il y a eu de fréquentes conversations avec plusieurs d’entre eux, et qu’il les exhortait à la sévère inflexibilité ? De quel serment, Vadier, as-tu scellé ce mensonge, ou de la foi républicaine que tu jurais dans tes lettres, contre les treize accusés de Pamiers ; ou de la foi royale extraite du Moniteur par Fréron2 ? Les serpents des Euménides3 sifflent sur ta tête, et dévorent ton cœur. Déjà ta main sanglante s’est armée du poignard.
Vadier, comme Barère, parlait avec le plus grand mépris du peuple de Paris ; selon eux, ce peuple si grand, si éclairé, si magnanime, n’était qu’un vil troupeau, un composé d’imbéciles : avec une paille on pouvait conduire ce tas de badauds.
Le vaisseau de la révolution ayant évité les deux écueils , les moyens du système agraire n’avaient pas cependant une vélocité assez rapide : Vouland, Vadier se transportaient souvent au bureau de Fouquier4, et disaient : ça ne va pas assez vite. Vadier a souvent répété ; il faut renouveler les jurés faibles. Les commissions populaires qui n’en ont acquitté qu’un sur quatre-vingt ; la loi du 22 prairial5, qui laissait au tribunal l’immense latitude de l’arbitraire ; les tribunaux révolutionnaires des départements qui n’ont pas moins effrayé par leurs sanglants travaux ; l’espionnage répandu jusque dans les maisons des citoyens ; les délations publiquement provoquées ; toutes ces mesures de salut public et de sûreté générale6, que la mort semblait seule avoir inventées, étaient en pleine activité ; tandis que, pour distraire le peuple des sentiments d’effroi qu’elles devaient lui inspirer, le géantRobespierre offrait au cœur des hommes, avec tous les charmes séducteurs de l’éloquence philanthropique, le dogme consolateur de l’être suprême, et de l’immortalité de l’âme7.
La convention nationale, subjuguée elle-même, consacrait cette idée sublime, et mettait au rang des devoirs du républicain, la haine des tyrans, les secours envers les opprimés, le désir de faire à autrui ce qu’on veut qui nous soit fait. Non, jamais on ne voila un aussi vaste dessein que celui du système agraire, avec plus d’art et plus d’adresse.
Quel spectacle ! Les matelots, qui, sur l’océan, aperçoivent d’un côté les nuages se rassembler et former les orages ; et d’un autre les rayons naissants d’un beau jour, ne sont pas plus indécis sur le sort du vaisseau qui les porte. J’étais retombé malade : l’habile Corvisart8, professeur de médecine, aux leçons duquel je regrette de n’avoir pas plus souvent assisté, m’avait donné ses soins, et guéri comme par miracle. La fluctuation de mon âme était devenue extrême à la lecture de ce morceau de l’Esprit des Lois (1) :
(1) Chapitre XV, liv. XI.
« L’on nomma des décemvirs9. On suspendit la nomination de tous les magistrats. Ils furent seuls administrateurs de la république. Dix hommes eurent seuls toute la puissance. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand il exerçait ses vexations, Rome était indignée du pouvoir qu’il avait usurpé. Quand les décemvirs exercèrent les leurs, elle fut étonnée du pouvoir qu’elle leur avait donné. Mais quel était ce système de tyrannie, produit par des gens qui n’avaient obtenu le pouvoir politique et militaire que par la connaissance des affaires civiles, et qui, dans les circonstances de ces temps-là, avaient besoin au dedans de la lâcheté des citoyens pour qu’ils se laissassent gouverner, et de leur courage au-dehors pour les défendre ? »10
Deux choses concoururent à épaissir le voile sur mes yeux.
Une jeune fille, belle et bien née, ose tenter d’assassiner Robespierre : l’assassinat emporte un intérêt puissant en faveur de celui qui en est victime, et de l’odieux envers celui qui s’en rend coupable. La convention nationale prend part à cet événement. La jeune Renault1 est condamnée au tribunal révolutionnaire, et traînée à l’échafaud avec ses père et mère. Robespierre n’était donc pas un tyran ?.... Elle seule avait pourtant raison de le regarder comme tel2. Immortelle héroïne, tu suivais l’élan de ton âme sublime, et le précepte de la nation même, consacré en ces mots dans l’article II de la déclaration des droits : que le tyran de son pays soit mis à mort par l’homme libre. O honte ! il ne s’est pas trouvé un républicain : seulement une jeune fille, sortant à peine de l’enfance, a osé saisir comme Brutus345, sur l’autel de la patrie, le poignard de la liberté..... Puissance funeste de la difficulté de croire à la vertu ! Quelques hommes séduits par l’idée des rapprochements d’une nouvelle Virginie6, n’ont voulu voir là que l’effet d’un dépit amoureux ou de la vengeance de la pudeur offensée. ....Ah ! généreuse et pure dans son dévouement, elle ne le connaissait même pas. Le cœur sec et aride du tyran, repoussait jusqu’à la nature. Ta gloire honore la plus belle portion du genre humain. L’histoire réparera envers toi l’ingratitude de tes contemporains (l).
(1) Je ne parle ici de la fille Renault, que comme ennemie de la tyrannie. Je n’ai pas connu son procès, et je suis dépourvu de papiers publics ; j’ai été informé, par de nouveaux détenus, qu’on avait demandé à la convention nationale, la révision de son jugement. Dans ces temps où les tyrans régnaient, ils auraient pu facilement dénaturer la pureté de son action républicaine : ce serait un crime de plus. Au reste, mon admiration est exclusive de tous motifs qui ne seraient pas dans la nature de la république une et indivisible.
Arrive le jour de la fête à l’Être suprême1 : jamais le ciel ne brilla d’un éclat plus radieux : la divinité semblait tout à la fois appeler les hommes à lui rendre leurs hommages, et descendre au milieu d’eux pour les consoler de leurs malheurs. Barère et Collot-d’Herbois s’étaient priés à déjeuner chez moi, afin de jouir du coup d’œil de la fête. La femme de Dumas, président du tribunal révolutionnaire, était venue à l’improviste, de très bonne heure, pour le même motif. Je descendis vers neuf heures du matin. En revenant de me promener dans le jardin, je rencontrai, près l’esplanade, Barère, Collot-d’Herbois, Prieur2 et Carnot3. Barère ne paraissait pas content : nous ne t’avons pas trouvé dans ta chambre ; nouscomptions y déjeuner. Je les engage à rétrograder ; ils s’y refusent et m’entraînent quelques pas avec eux, en me pressant vivement de partager leur repas chez un restaurateur voisin. Je les quittai. En passant dans la salle de la Liberté, je rencontrai Robespierre, revêtu du costume de représentant du peuple, tenant à la main un bouquet mélangé d’épis et de fleurs ; la joie brillait pour la première fois sur sa figure. Il n’avait pas déjeuné. Le cœur plein du sentiment qu’inspirait cette superbe journée, je l’engage de monter à mon logement ; il accepte sans hésiter. Il fut étonné du concours immense qui couvrait le jardin des Tuileries : l’espérance et la gaieté rayonnaient sur tous les visages. Les femmes ajoutaient à l’embellissement par les parures les plus élégantes. On sentait qu’on célébrait la fête de l’auteur de la nature. Robespierre mangeait peu. Ses regards se portaient souvent sur ce magnifique spectacle4. On le voyait plongé dans l’ivresse de l’enthousiasme.
Voilà la plus intéressante portion de l’humanité. L’univers est ici rassemblé. Ô nature, que ta puissance est sublime et délicieuse ! comme les tyrans doivent pâlir à l’idée de cette fête !
Ce fut là toute sa conversation.
Qui n’aurait pas été trompé à l’hypocrisie du tyran lui-même5 ? Maximilien6 resta jusqu’à midi et demi (1).
(1) J’ai su depuis qu’on l’avait cherché longtemps ! n’aurait-il pas mis de l’orgueil à faire attendre despotiquement le peuple et la Convention.
Un quart d’heure après sa sortie, paraît le tribunal révolutionnaire, conduit chez moi par le désir de voir la fête. Un instant ensuite vient une jeune mère folle de gaieté, brillante d’attraits, tenant par la main un petit enfant plein d’intérêt ; c’était Vénus et l’Amour. Elle n’eut pas peur de se trouver au milieu de cette redoutable société. La compagnie commençant à défiler, elle s’empare du bouquet de Robespierre qu’il avait oublié sur un fauteuil. Lecteurs ! excusez à la tendresse séduite et détrompée, ces détails frivoles.
L’impression profonde de ces deux événements sur mon âme, ne tarda pas à s’affaiblir. Une sombre défiance s’empara de tous les esprits. Les émissaires furent multipliés : l’espionnage incommodait comme une nuée d’insectes. Les maîtres de maison craignaient leurs commis, leurs domestiques. L’ami s’éloigna de son ami : les frères tremblaient d’avoir des divisions ; le père eut peur de ses enfants ; les enfants se méfièrent de leurs pères. Tous les liens de la société des hommes furent à la fois comme brisés et détruits. L’amour, ce sentiment impérieux de la nature, fut empoisonné dans son intimité, dans ses plaisirs. Sourire à tel individu, ou seulement le regarder, était assez pour être suspect, et précipité dans les cachots.
Sambat fut rayé de la liste des jurés, et menacé de perdre sa liberté, pour avoir eu des liaisons avec Dufourny, alors privé de la sienne. Son courage honore l’amitié. Les larmes aux yeux, il me disait, en sortant des Jacobins : Les tyrans peuvent me faire mourir ; mais ils ne me feront jamais oublier mes amis dans le malheur. Ces mots éternellement gravés dans mon cœur, valent un excellent volume de morale.
Antonelle1, juré, avait été mis en arrestation pour avoir eu seul le courage d’émettre son opinion motivée en faveur de Lamarlière2. Charles Lavaux 3avait subi le même sort, pour s’être montré avec fermeté. On incarcérait en masse les patriotes à cause de leurs relations avec tels ou tels représentants du peuple, tels que Fabricius4, Paré, Lachevardière5, etc. Depuis l’affaire de Danton
, j’étais observé, j’étais devenu l’objet des soupçons, des défiances, même des humiliations. On m’avait reproché d’avoir dîné avec Brival à Saint-Cloud.
Herman6, fameux claveciniste, curieux d’assister à une des séances du tribunal, m’engage à l’y conduire ; je le place au parquet. A peine assis, il est dénoncé, traduit à la chambre du conseil comme un conspirateur. Il se réclame de moi. Dire que je connaissais particulièrement ce célèbre artiste, c’était le suivre à l’échafaud, s’il y avait eu la moindre atteinte sur lui. Je l’avais vu chez Barère , et je ne le connaissais pas assez pour en répondre : je dis la vérité. Châtelet7 fait une histoire de ses prétendus actes liberticides. Il a donné des leçons de forté piano8 à la famille de la reine, à la reine elle-même : c’est un muscadin9…. De suite le mandat d’arrêt. Renaudin10, colère, furieux, appuie de toutes ses forces : le mandat est lancé par Fouquier. Herman est conduit à la Conciergerie et je suis traité de conspirateur. Ce ne fut qu’après beaucoup d’efforts et d’importunités près de Dumas et de Fouquier, que je parvins, à l’insu des deux dénonciateurs, à jouir du doux plaisir de le délivrer de l’esclavage. Je lui portai moi-même son brevet de liberté. Quelle joie ! quels transports ! que de précautions ensuite pour nous revoir, et nous rappeler cette scène touchante !
Depuis la loi du 22 prairial11, je n’avais siégé qu’un petit nombre de fois dans des affaires d’un petit nombre d’accusés, jamais dans aucune fournée 12. J’avais été obligé de refuser un dîner avec Brival, parce que j’appris que Tallien devait en être : j’étais contraint de détourner mes regards de dessus certains députés que je connaissais d’amitié.
Robespierre devenait plus sombre, son air renfrogné repoussait tout le monde ; il ne parlait que d’assassinat, encore d’assassinat, toujours d’assassinat. Il avait peur que son ombre ne l’assassinât. Un mois avant sa chute, je n’avais mis les pieds chez lui ; on m’y avait lancé des regards inquiets et menaçants.
L’orage grondait sur la montagne ; la plaine retentissait de sifflements ; la mer soulevait ses flots agités. Je m’attachai fortement à connaître le point d’où partait la tempête.
Je découvris qu’il s’agissait d’entamer de nouveau la représentation nationale. Le 22 ou 23 messidor1, au milieu de la place, adjacente à la salle des jacobins, était rassemblé un groupe entourant un homme effaré : on s’écrie, c’est un assassin de Robespierre, de Billaud-Varennes2 ; il y a des scélérats dans la convention. A peine dans la société, Billaud se retourne et me dit : On est venu chez moi m’assassiner. – Il n’est pas étonnant qu’on en veuille à tes jours, répliquai-je, s’il y a des scélérats dans la Convention. – Nomme-les ? – Je ne les connais pas. Cette manière de répondre me priva d’obtenir des éclaircissements. Naulin3 disait aux jacobins : il faut chasser de la Convention tous les hommes corrompus.
Le soir où Barère présidait la société, le voile fut entièrement déchiré : il me prie de lui faire venir ses rapports sur les victoires : je vais les chercher et les lui remets moi-même. Il jouissait d’avance du plaisir d’émouvoir la société et les tribunes. Vaine erreur ! Robespierre occupe toute la séance par un discours artificieux, fait pour tromper des hommes, même éclairés. Barère souffrait ; sa réputation politique fut attaquée, compromise. Après la séance, j’accompagnai Barère dans son laboratoire, voisin du comité de salut public. Tout défaillant, il s’étend dans son fauteuil : à peine il pouvait prononcer ces mots : je suis saoul des hommes : si j’avais un pistolet. . . . . . . Je ne reconnais plus que Dieu et la nature. Après quelques minutes de silence, je lui fais cette question : quelle a pu être sa raison de t’attaquer ? La crainte et la douleur ont besoin de s’épancher. Ce Robespierre est insatiable, dit Barère : parce qu’on ne fait pas tout ce qu’il voudrait, il faut qu’il rompe la glace avec nous. S’il nous parlait de Thuriot, Guffroi4, Rovere5, Lecointre6, Panis7, Cambon8, de ce Monestier, qui a vexé toute ma famille,et de toute la sequelle dantoniste, nous nous entendrions ; qu’il demande encore Tallien, Bourdon de l’Oise9, Legendre, Fréron, à la bonne heure… mais Duval10, mais Audouin11, mais Léonard Bourdon12, Vadier, Vouland, il est impossible d’y consentir. – Ce sont donc là, répliquai-je, les scélérats, les hommes corrompus de la Convention ? Nous nous séparâmes, lui dans un accablement affreux, moi consterné de ce que je venais d’entendre.
Rentré dans ma chambre, j’écris les noms des victimes désignées au milieu du trouble. Quelle nuit horrible ! quelles tristes réflexions ! Alors, plus de doute du projet médité, arrêté entre les membres du gouvernement, de décimer la convention nationale. Il est évident qu’on était divisé sur les victimes, et que la discorde s’établissait au milieu de ceux qui étaient d’accord de la proscription. Le discours de Robespierre me parut avoir pour objet d’amener Barère à ses fins par la terreur, ou de le perdre s’il s’obstinait dans sa résistance.
Quelle était le motif puissant de ce nouveau 31 mai13 ? où voulait-on en venir ? de quel genre de corruptions les représentants du peuple s’étaient-ils rendus coupables ? avaient-ils descendu des places élevées qu’ils occupaient à la montagne ? Il me parut clair qu’on les regardait comme des obstacles au système agraire, à la continuité du terrorisme qui en était l’instrument ; mais les cris et les plaintes de tant de familles désolées, le désespoir des veuves et des orphelins, ne formaient-ils pas un concert lugubre et déchirant ! Ces charretées de patients qu’on conduisait à la mort, et qui montraient la sérénité de l’innocence, n’effrayaient-elles pas le peuple ? les bras des bourreaux ne commençaient-ils pas à se lasser, et le fer de la destruction à s’émousser ?
Cette idée agrairienne n’était-elle pas elle-même une chimère de novateurs aveugles, épris des idées de perfection et de régularité impossibles dans ce monde, pleins de la vanité des choses humaines, ou la charlatanerie de jongleurs qui tendaient enfin à devenir les tyrans de leurs compatriotes, et les oppresseurs de leur pays !
De quel droit ce très-petit nombre de représentants dominateurs prétendaient-ils disposer de la vie d’un plus grand nombre, insulter à la fois à la puissance conventionnelle et à la souveraineté du peuple ?
Je m’abstiens d’approfondir ces idées politiques.
L’esprit de faction, les délires ambitieux, la fureur des vengeances, paraissaient donc avoir remplacé la passion sublime et pure de faire le bonheur d’un grand peuple. Le feu sacré, dont mon cœur brûlait pour la révolution, s’empara de tout mon être ; et dans ma juste indignation, je jurai de sauver la chose publique, au péril de ma vie, en divulguant ce que je savais. . . . Je combinai toutefois des mesures de prudence.
Le lendemain, je rencontrai Brival à l’entrée de la Convention.
Je lui témoignai d’abord ma crainte d’être vu avec lui (1). Nous montâmes l’escalier qui conduit au comité des inspecteurs, et là je lui fis part de ma douleur. Je lui parlai avec cette franchise, cet épanchement dignes de l’amour de la patrie, et compagnes de la plus tendre amitié. Je le quitte tremblant d’avoir été aperçus ensemble. . . . . Dans différentes occasions, j’affectai, envers certaines personnes de choix, des indiscrétions réfléchies. Dans la salle de la liberté, quelques jours avant mon arrestation, la veille même, je disais ; (des députés ont pu l’entendre1) le tribunal révolutionnaire attend une vingtaine de députés ; la bombe va éclater. . . .
(1) Parce qu’il était ami de Tallien, dont on avait juré la perte.
J’avais appris que Billaud-Varennes m’avait dénoncé aux comités réunis de salut public et de sûreté générale2. Il est évident qu’il n’avait pu alléguer le véritable motif pour lequel il voulait me faire arrêter3. Il n’avait pour objet que de paralyser ma langue. Il imagina de prendre un motif ostensible, dans le peu de mots analogues à la motion de Naulin, que je lui avais dits aux Jacobins. Barère et Vadier, qui me connaissaient, se trouvèrent là dans le moment ; ils n’avaient pas été prévenus par Billaud-Varennes ; ils prirent ma défense sur la futilité du prétexte, j’échappai à sa poursuite.
Le hasard me place à côté de lui au théâtre de la République, dans une loge vis-à-vis le parquet, au rez-de-chaussée. Michaud, acteur, y paraît un instant ; quand il n’y fut plus, Billaud me regarde avec colère, je l’envisageai avec fierté : Eh bien, lui dis-je, ta dénonciation est allée en fumée. Billaud-Varennes entre dans la plus terrible fureur. Perfide ! scélérat ! voilà ses injures. Il se retire brusquement, et ferme la porte avec une telle force, que la loueuse de loge et tous les spectateurs en furent saisis d’épouvante4. Le jour de mon arrestation dans la rue Saint-Honoré, je salue et parle un moment à Bentabole5 ; il devina dans mes yeux ce qui se passait dans mon intérieur. Bientôt après, je rencontre Thuriot seul dans les couloirs de la salle de la convention ; en passant, je lui prends la main avec affection et sensibilité.
A dix heures du soir Dossonville6, digne sbire des Vadier, des Vouland, des Collot, accompagné de plusieurs membres du comité révolutionnaire des Tuileries, me met en arrestation, par ordre du comité de sûreté générale. Je m’empresse de lire le motif ; toujours le même prétexte, complice de Naulin.
Un des membres du comité révolutionnaire tenait en sa main et lisait la nomenclature des victimes destinées au sacrifice : il l’avait prise sur mon bureau. Le visage de Dossonville rayonne de joie ; il s’imaginait avoir fait une trouvaille. Il lit, il devient pâle : sa figure laisse entrevoir un caractère d’altération. En continuant ses perquisitions, il met le papier dans sa poche sans l’inventorier, quoiqu’il inventoriât les papiers insignifiants. Pourquoi cette soustraction de la part de Dossonville ? . . . Il savait bien ce qu’il faisait, et ce n’est pas là l’instant d’en tirer les inductions qui, au surplus , sont palpables. Je suis conduit à la Force7.
La catastrophe a éclaté les 9 et 10 thermidor ; le public en connaît les détails mieux que moi, alors détenu.
Je dois m’attacher à faire quelques observations capitales : il a existé un décemvirat, à la tête duquel s’est trouvé un nouvel Appius Claudius.1 La parfaite identité du comité de salut public avec le décemvirat de Rome, est démontrée, et par le passage de l’Esprit des Lois2, et par la tyrannie momentanée, sous laquelle a gémi toute la France. Les meneurs de ce décemvirat, Robespierre, Collot-d’Herhois, Barère, Couthon, Billaud-Varennes, et Saint-Just, ont toujours été parfaitement d’accord pour subjuguer le sénat français, la nation tout entière.
Il faut sans cesse rappeler à la convention, disait Barère, depuis le 10 thermidor, son état d’oppression, afin qu’elle n’y retombe plus. Auparavant tous leurs discours, toutes leurs actions concertées, ont tendu à condenser cet état d’oppression, et leur tyrannie sur le peuple.
Ne sont-ce pas eux qui ont surpris à la convention nationale, le décret qui les autorisait à mettre ses membres en arrestation ? Ils se sont aidés mutuellement de leurs forces respectives : Collot disait de Saint-Just : ce jeune et vigoureux athlète de la révolution. Barère défendait Robespierre des attaques du manifeste du duc d’York3, où on le taxait d’aspirer à la dictature, au patriarcat ; où on les traitait d’égorgeurs. Ils se sont entendus à repousser Magenthiès, lorsqu’en homme libre, il venait redemander à la Convention nationale, et la liberté d’elle-même, et la souveraineté du peuple. Ils se sont entendus à défendre leurs satellites, d’Aubigni4, Lebon5, etc. On ne finirait pas à recueillir tous les traits qui démontrent l’évidence de leur conjuration. Ce décemvirat, sous prétexte de régénérer les mœurs du peuple français, avait réellement conçu l’idée immense de réaliser le projet agraire. Ils avaient devant leurs yeux l’exemple des jeunes Gracques6 , qui devinrent victimes de leur inexpérience.
Ils ont suivi l’exemple de Sylla, qui dans le même dessein, employa les proscriptions7, les confiscations. En effet, la France fut bientôt couverte d’espions, de sbyres, de bastilles, d’échafauds : ils ne lui auraient laissé qu’une population de veuves et d’orphelins. N’a-t-on pas encore entendu Barère, depuis le 10 thermidor, parler du partage des terres confisquées ?
Hélas ! Ils s’imaginaient réformer les mœurs, en détruisant le luxe des vêtements. « Lorsque la tyrannie eut commencé à faire couler le sang, dit Tacite, sous Tibère, et qu’il ne fût plus possible de jouir d’une haute renommée, ceux qui échappèrent aux massacres devinrent plus prudents : les profusions se portèrent à des dépenses secrètes, avec une violence que rien n’était capable d’arrêter. . . . . . » Mais ces haines, ces vengeances, cet abus effroyable d’odieuses délations, ce désespoir de l’homme de bien, alarmé de ses vertus mêmes ; sont-ce là les germes d’une régénération de mœurs ? . . . . .
Leur salut contre leurs innombrables ennemis, n’eût résidé que dans la conservation du pouvoir ; et ils eussent infailliblement usurpé la permanence de la tyrannie sur leur pays.
Ils n’avaient pas, comme Sylla, dont ils ont renouvelé les fureurs, le javelot avec lequel il triompha à Archomène : seulement ils avaient le souvenir de l’insulte qu’il reçut en abdiquant la dictature, et sa réponse au jeune insolent qui l’outragea : ce que tu fais là, empêchera que j’aie des imitateurs8. . . . .
Certes, ils eussent fini par prodiguer les propriétés confisquées à leurs satellites, pour se les attacher comme des défenseurs, et l’on aurait vu un nouveau genre de dépravation jusqu’alors inconnue.
Les calamités publiques portées à leur comble, ont enfin frappé les regards des membres de la représentation nationale ; et la convention s’est trouvée forcée simultanément par tous les sentiments d’humanité, à s’opposer aux projets dévastateurs. Les combats politiques sont des combats à mort ; et les nouveaux tyrans ne pouvant soutenir leur système de proscription générale, que par de plus grandes proscriptions, bientôt les plus marquants de la Convention nationale ont été désignés pour les échafauds. La suppression des tribunaux sanguinaires, l’ouverture subite de toutes les bastilles, après les journées des 9 et 10 thermidor ; les déclamations de Robespierre, de Barère, de Collot-d’Herbois, contre la prétendue faction des indulgents, tout démontre ce qui vient d’être avancé.
Pouvait-on continuellement garder trois cent mille hommes dans les prisons ? Pouvait-on envoyer au supplice tous les jours deux à trois cents victimes (1) ? . . .
(1) Ce nombre n’est point exagéré, quand on se rappelle la multiplicité des tribunaux révolutionnaires répandus sur la surface de la république.
La scission survenue entre les meneurs du comité de salut public, sur quelques victimes à immoler, a transformé le décemvirat en deux parties de triumvirs9 , qui, pendant quelques jours, ont lutté pour se supplanter. D’un côté, Robespierre, Couthon, Saint-Just ; de l’autre, Barère, Collot-d’Herbois, Billaud-Varennes. Dans le doute des événements, celui-ci a eu la bassesse de flagorner celui-là jusqu’au moment de sa chute. D’une part, on se rappelle les discours de Robespierre aux Jacobins, son testament politique du 8, à la convention nationale. D’autre part, Barère disait en faveur de Robespierre : Un représentant du peuple qui jouit d’une réputation patriotique, méritée par cinq années de travaux, et par les principes imperturbables d’indépendance et de liberté. Barère n’a-t-il pas appuyé la demande en impression du soi-disant testament politique ?
Que l’on se rappelle le moment où s’écroulait l’édifice monstrueux de la tyrannie1, n’est-on pas frappé de leur acharnement identique à ne pas laisser échapper le pouvoir de leurs mains ? D’après Barère, le gouvernement révolutionnaire ne devait rien perdre de son activité, de sa force. Quoi ! les représentants du peuple s’avilissaient en masse, en détruisant le pouvoir confié au comité de salut public de les mettre en arrestation en détail ! c’est ainsi, Billaud, que tu2 t’opposais à la demande de Fréron du rapport du décret fatal qui enlevait à la Convention sa propre liberté3. S’il pouvait y avoir de l’avilissement, ce serait dans ce décret liberticide, destructeur de la souveraineté du peuple, assimilant le sénat français au sénat de Rome, sous les Tibère, les Caligula, les Néron, les Domitien4.
Tous les moyens leur ont paru bons pour devenir les triumvirs5 de leur pays. Quand ils ont vu qu’enfin ceux de la Terreur étaient usés, n’ont-ils pas employé les principes de la liberté ? Lorsqu’un homme s’empare des volontés de tous, c’est Barère qui parle, la contre-révolution est faite. La censure des écrits et la tyrannie de l’opinion furent dans tous les temps les symptômes qui annoncèrent la perte de liberté ; et le droit indéfini de penser, d’écrire et de croire ce qu’on veut, est le signe auquel on va reconnaître qu’il existe une représentation populaire. – Ainsi Protée6, dans l’antique fable, prenait toutes les formes.
La conclusion certaine de tous ces faits et de toutes les considérations morales qui en résultent, est que les membres du gouvernement se sont rendus coupables envers la nation, du crime de tyrannie.
En vain, les tyrans qui restent diront-ils qu’ils ont dénoncé Robespierre, Saint-Just7 : ils n’ont cessé d’être leurs complices. Ils ne les ont dénoncés qu’au moment où ils sont 89rivaux, où ils ont craint de partager leur infamie, où ils ont espéré de devenir leurs dignes successeurs. De leur aveu, ils s’étaient aperçus que ces premiers avaient des émissaires dans les départements et les armées, et ils attendaient, disaient-ils, l’occasion favorable de divulguer leurs projets sans danger. Mais ces émissaires leur étaient communs, et tous les faits prouvent que, loin d’avoir cherché l’occasion de les attaquer, ils se sont, dans toutes les occasions où la force des choses semblait devoir les renverser, empressés à voiler leurs forfaits. Ils étaient les leurs. La vérité a été repoussée.
N’ont-ils pas continué leurs fureurs, même avec plus d’effervescence, quatre décades10 après l’éloignement de Robespierre du comité11 ? Les supplices ont été plus multipliés depuis son absence du décemvirat12. Vainement enfin veulent-ils s’excuser sur le prétendu mérite d’avoir sauvé des dangers le vaisseau de la révolution, voguant au milieu des orages. Ne sont-ce pas eux qui, par leurs excès en tous genres, ont formé ces orages, qui l’ont menacé et lancé dans sa route, au milieu des écueils sur lesquels il a failli échouer ? Le courage, la force, l’énergie, la sagesse du Peuple français et de la Convention, voilà les sauveurs du vaisseau de la Révolution, malgré les tempêtes dont ils l’avaient assailli pour s’en rendre les maîtres.
Quel tableau de régénération nationale ! Des villes renversées, d’autres désertes, des contrées fertiles ravagées par les guerres civiles et les incendies, les îles enlevées, les monuments détruits, l’adultère flétrissant les familles, les mers couvertes d’exilés, le commerce et les arts au désespoir fuyant chez l’étranger ; les rivages des fleuves et de l’Océan couverts de cadavres de tout sexe, de tout âge, jusqu’aux enfants à la mamelle ; les rochers teints de sang, la multitude sans subsistance, couverte de haillons ; les biens, les talents, les honneurs devenus des crimes ; les délateurs en possession des récompenses, la vertu une cause infaillible de mort. . . . . . L’humanité en deuil se couvre d’un voile lugubre13.
Je reprends mon entrée à la Force1. On me place dans une chambre appelée les Tuileries (1). Sans doute l’arrivée d’un juré du tribunal révolutionnaire, était un événement pour les détenus. J’eus à essuyer d’abord quelques plaisanteries. On se convainquit qu’un juré était un homme comme un autre ; on découvrit même qu’il pouvait être susceptible d’affections humaines et sensibles2. La lecture des papiers nous était interdite ; nous ne correspondions avec personne ; nous ignorions tout3. J’eus occasion d’admirer la résignation, la sérénité de toutes ces malheureuses victimes. La gaieté ne perdait rien de ses petits jeux, de ses plaisirs. On était calme, on parlait de la République avec une sorte de respect religieux4. La promenade, très-resserrée, entourée d’arbres verts, offre à l’œil surpris, un arrangement de briques en forme d’autel, sur lequel sont plantés de jeunes arbustes, des fleurs, avec une figure placée au centre, et couronnée d’un myrte. C’est, me dit un détenu, l’autel élevé à la Liberté : elle s’est réfugiée sous les verrous et les portes grillées. Cette statue, faite par un prisonnier, avec la pierre d’une muraille et son couteau, est celle de l’immortel Rousseau, qui, né républicain, n’en disait pas moins que la liberté est achetée trop cher du prix du sang d’un innocent. Je l’avoue dans toute la sincérité de mon cœur ; je rends grâce à la Providence d’avoir été mis à la Force. Que d’exemples d’un dévouement sublime et d’une patience héroïque, m’ont fait verser des larmes d’amertume ! que de réflexions sur les choses, sont venues m’éclairer ! ô j’ai connu le malheur ! j’ai appris à le respecter, à l’honorer ; j’ai sondé les profondeurs de l’humanité.
(1) L’identité de ce nom avec celui de mon habitation antérieure5 donna lieu à de très fines railleries.
Le 9 thermidor, sur les quatre ou cinq heures après midi, on m’appelle. Le concierge m’annonce que je suis en liberté. La liberté ! A ce nom je tressaillis. On me propose d’écrire que je vais me rendre au lieu désigné. Je m’imagine que c’est une formule ; je fais ce qu’on exige, et je vais pour sortir. Le sentiment de quitter des hommes dont j’avais fait connaissance, des hommes dans l’adversité, qui m’ont inspiré l’estime ; le désir de leur être utile m’emporte vers eux ; je les embrasse, je leur promets de ne pas les oublier, et de tout faire pour les sauver. Je descends ; on me dit au second guichet qu’il y a contre-ordre. Bientôt le tocsin sonne6 ; les détenus attendent froidement le résultat du grand mouvement qui semblait s’opérer. Un gendarme est jeté à la Force, il en sort une heure après. La fluctuation des esprits est extrême (1). Un moment avant de nous coucher un prisonnier s’écrie : nous sommes tous aujourd’hui âgés de quatre-vingts-ans. Des complices de Robespierre arrivent avec une force armée, délivrent des fers leurs affidés7 : on ne parle pas de moi8 ; je reste avec les autres victimes. A deux heures après minuit, on nous apprend la victoire de la convention remportée sur Robespierre et la commune rebelle : tout le monde s’en réjouit9. Quand j’ai été arrêté, toute ma fortune se montait à 850 livres : en entrant dans la maison d’arrêt, on m’a fait déposer cette somme. Je suis sans finances comme sans vêtements10.
(1) On annonce que des chariots sont à la porte, que la septembrisation11 va recommencer.
Voilà la vérité des faits : je n’ai rien déguisé, je n’ai rien dissimulé, j’ai voulu dire la vérité tout entière ; je l’ai crue utile ; malheur à ceux qu’elle pourrait blesser. Jeune encore, je préfère à la vie, l’honneur, l’estime de mes concitoyens. Plutôt la mort que de rester encore plus longtemps sous le poids affreux des soupçons, de l’erreur, de la calomnie ; mais j’ai le sentiment de mon innocence. Je vais appeler la plus sévère attention sur toute ma conduite.
Suis-je coupable d’avoir accepté la place de juré au tribunal révolutionnaire ? je sais que ce titre inspire d’odieuses préventions. On m’a objecté cette réponse fameuse dans l’histoire de la Ligue1de la part d’un magistrat de province à la cour de Charles IX2 : Sire, j’ai trouvé parmi vos soldats de braves et fidèles, sujets, mais je n’ai pu y trouver d’assassins. Sans doute ce trait est beau, il est digne d’un fier républicain ; mais la révolution française est infiniment au-dessus des troubles ridicules arrivés entre les maisons de Bourbon et de Lorraine, sur le prétexte encore plus ridicule de quelques misérables points de superstition. Il n’y avait pas là le grand et majestueux intérêt de la puissance nationale, luttant contre tous les rois de l’Europe altérés de domination, et faisant décider, par la force des armes, qu’un peuple est le maître d’adopter le gouvernement dans lequel il a placé son bonheur et sa gloire. Sans doute le jeune citoyen, enthousiaste de la liberté, séduit par l’annonce éclatante d’une grande régénération a pu et dû accepter la fonction redoutable de contribuer à la punition des ennemis de la patrie et de l’humanité. Telle était l’opinion générale sous laquelle on envisageait l’érection du tribunal révolutionnaire ; alors il était présidé par l’homme (1) vertueux et sensible qui préside celui d’aujourd’hui.
(1) Dobsent
Il est vrai que j’ai été continué, même sous la loi arbitraire du 22 prairial 3 ; mais j’en appelle à la conscience de tous les hommes vrais et probes. Logé dans le palais national, connu des hommes qui jouaient les premiers rôles sur la scène du monde, possesseurs de la confiance d’un grand peuple, soit par la hardiesse de leurs vastes conceptions, soit par l’art de leurs discours fallacieux, m’était-il possible de voir la vérité au milieu des nuages brillants dont j’étais environné ? Une force invincible ne m’entraînait-elle pas malgré moi ? C’était un atome emporté violemment par un torrent rapide. Ce chef ne peut faire judiciairement la matière d’une accusation ; il ne peut être que du ressort de l’opinion, comme un point de morale.
On n’a pas oublié ma conduite honorable envers Camille Desmoulins, mon éloignement du tribunal depuis sa perte ; qu’on fouille dans les archives, on se convaincra que je n’ai jamais figuré dans aucune affaire qui puisse me faire soupçonner d’avoir été l’instrument de telle ou telle personne, de tel ou tel parti4 ; mes maladies, effets de ma sensibilité, et les soupçons formés contre moi à cause du dîner avec Danton, m’en ont heureusement éloigné. Depuis le sacrifice de Desmoulins, je n’y ai paru que rarement et dans des occasions où le fauteuil n’était occupé que par un très-petit nombre d’accusés. Je n’ai jamais dénoncé ni fait incarcérer qui que ce soit. Je pourrais citer quelques personnes qui m’ont serré dans leurs bras, comme leur libérateur ; loin d’avoir participé aux forfaits des destructeurs de l’humanité, l’âme pénétrée d’indignation contre eux, je ne les ai plus vus qu’avec horreur.
Serais-je coupable d’avoir connu Robespierre, Barère, Billaud et compagnie, et me ferait-on un crime d’avoir su, sans le dévoiler, leur projet de décimer la convention nationale.
La convention nationale a aussi connu Robespierre ; elle lui a donné une grande confiance. Elle a contribué à l’erreur et à la crédulité communes.
Qui n’aurait pas mis de l’intérêt, peut-être de l’orgueil, à l’approcher, à lui donner un déjeuner frugal le jour de la fête à l’Être Surpême5?
Sous l’empire de Tibère, un Romain fut mis en jugement pour avoir eu des liaisons avec Séjan6. Je n’en eus jamais avec Robespierre ; le tyran n’était pas homme à liaison. Au surplus, je répondrais comme le républicain de Rome : « Lorsque vous élevez quelqu’un sur nos têtes, il ne nous appartient pas de juger de son mérite ni de vos motifs. Faites attention, non aux derniers jours de Séjan, mais aux temps antérieurs de sa puissance. On regardait comme un grand honneur d’en approcher. . . . . . . . Qu’on punisse les complots contre la république, mais non de simples liaisons. Notre intention était la même que la vôtre, et nous justifie également (1) ». Loin d’être complice des crimes des conspirateurs, on a vu qu’ils m’ont révolté, et que j’ai travaillé à les divulguer ; j’ai recueilli les noms de toutes les victimes pour ce but salutaire. J’ai dévoilé publiquement leurs projets par des indiscrétions affectées, même envers plusieurs députés. J’ai dû agir avec cette prudence, parce que les décemvirs, avec un prétexte de leur façon, m’auraient conduit à l’échafaud avant les proscrits. Dossonville7 n’en a pu faire disparaître le tableau, que parce qu’il avait connaissance du complot, et j’ai été arrêté précisément à cause que je le dévoilais. Si l’on n’eût pas été excité par ce motif, pourquoi m’aurait-on privé de la liberté ? S’il en eût été autrement, Billaud-Varennes, un des auteurs de la conspiration, aurait appliqué l’expression de scélérat que j’ai employée dans la société des jacobins au parti dont les décemvirs avaient résolu de se défaire. On ne m’aurait pas fait arrêter, par ce qu’on n’aurait conçu ni crainte ni soupçons.
(1) La fermeté de ce discours, ajoute l’historien, et la joie d’entendre exprimer ce que chacun pensait au fond de son cœur, firent une impression si vive, que les accusateurs de Térentius8, déjà coupables d’anciens délits, furent tous exilés ou mis à mort. Annales de Tacite, liv. VI t. II.
M’accuserait-on d’avoir eu le dessein d’entrer dans la conjuration de Robespierre et de la Commune, aux journées des 9 et 10 thermidor. J’étais dans les fers dès le 3, et ma conduite antérieure démontre ce que j’aurais fait.
Peut-on m’accuser sur l’incertitude de la part que j’aurais prise à des événements dans lesquels je n’ai pas figuré ? non, sans doute.
Objecterait-on la circonstance singulière que la commune de Paris9 a prononcé ma liberté.
Je réponds qu’il peut se faire que quelqu’un, sachant que je voyais quelquefois Robespierre, mais ignorant mes sentiments et ma conduite, ait pu conjecturer que j’entrerais dans son parti, et expédier un ordre de mise en liberté ? Le fait d’autrui peut-il me compromettre ? puis-je être responsable de l’opinion erronée que l’ignorance a pu former sur mes principes ?
Objecterait-on, enfin, qu’à la présentation de mon acte de liberté j’ai écrit de me rendre à la Commune ? Mais le désir de briser mes chaînes, le défaut de connaissance de ce qui se passait, la curiosité d’acquérir cette connaissance, l’idée que ce pouvait être une formule, le respect dû aux autorités constituées, tout a pu me déterminer à souscrire ce qu’on a voulu que je souscrivisse. Or, je le demande, y a-t-il un seul des détenus de la Force, qui, à ma place, n’en eût fait autant pour recouvrer sa liberté ?
L’enlèvement des complices de Robespierre par la force armée, sur les neuf heures du soir, 9 thermidor ; le silence gardé à mon égard, démontrent que les conjurés ne me croyaient point disposé à les favoriser. Je suppose que je fusse sorti, qui peut dire que je me serais réuni à la conspiration ? . . . Le tribunal révolutionnaire en a acquitté quarante qui s’y étaient réunis, c’est une preuve infaillible qu’il sait distinguer l’erreur du crime.
Oui, à mesure que je descends dans ma conscience et que je l’examine, je sens mon cœur soulagé, en me convainquant de plus en plus de mon innocence. Je le sens avec toute la force d’une âme neuve, qui a bien mérité, qui a eu le courage de faire son devoir1 ; je suis digne de la liberté et de la jouissance des dispositions douces, humaines, justes et républicaines avec lesquelles la convention va enfin assurer le bonheur des Français.
La détention d’un citoyen opprimé est une calamité publique2. Au printemps de mon âge, instruit par le malheur à me défier des hommes, je peux être utile. Je demande à l’être.
J’ai puisé dans mon éducation et ma vie entière des principes de probité, de morale et d’honnêteté. Jaloux de fixer sur mon compte l’opinion publique, je vais prouver succinctement, par quelques détails, que je ne suis point de ces aventuriers inconnus3 que le hasard seul favorise dans des temps orageux. Avant la révolution je finissais mes études à la ci-devant4université de Bourges. J’ai passé une partie de l’année 1789 à Blodeix5, chez un de mes oncles paternels6 chargé, par tutelle, de l’éducation de six orphelins7. J’étais l’aîné de ses pupilles. Un de mes frères est mort aux frontières en combattant les ennemis de la République8. Le plus jeune, le seul qui me reste, sert encore son pays, par les armes, dans un grade très-inférieur ; du moins j’aime à le croire, quoique depuis quatre mois je n’aie reçu de ses nouvelles. Notre père a quitté la vie à la fleur de son âge, nous laissant une fortune médiocre. Il était habile dans l’art de guérir9. Une lettre honnête, du principal du collège de Guéret, m’invite avec instance à accepter la place d’une des écoles inférieures10. Je cède à ses désirs. En 1791, époque où le serment des prêtres fit déserter les instituteurs des maisons d’éducation, les administrateurs du département de la Haute-Vienne me nommèrent professeur de seconde au collège de Limoges. Je fus installé au milieu des baïonnettes11. En 1792, je suis appelé à Saint-Gautier12, département de l’Indre, pour y professer la rhétorique13 ; enfin, passionné pour la révolution, et enclin pour les connaissances de la médecine, je suis venu à Paris prendre les leçons des plus habiles maîtres ; je me suis trouvé lié, par mes idées, par ma vie pure et sans tache, avec les hommes dont la Révolution a fait plus ou moins la célébrité. On ne verra dans tout ce que j’ai écrit autre chose qu’un amour brûlant de la patrie , et un attachement sans bornes aux principes philanthropiques ; (1) je suis muni des meilleures attestations ; j’ai emporté partout les regrets et l’estime des gens de bien.
(1) Que l’on consulte plusieurs manuscrits renfermés dans mon secrétaire, mon adresse au nom des sans-culottes méridionaux ; un petit ouvrage intitulé, De nos Maux et des remèdes qu’il faut y apporter, imprimé en frimaire l’an 214 ; un plan d’éducation républicaine dont la convention nationale a agréé l’hommage, le 10 décembre 179215, par l’organe de Jean Bon Saint-André16, alors secrétaire ; mention honorable en a été décrétée.
Ô législateurs ! permettez à ma faible voix de s’élever jusqu’à vous1. Le malheur exerce l’âme, et c’est au fond des cachots que, revenue à la réalité des choses imparfaites du monde, elle découvre le vide et l’erreur de ces espérances abstraites d’une perfection chimérique, étrangère aux passions des hommes. Un peuple de vingt-cinq millions d’âmes vous a confié ses grandes destinées. Le sort de l’Europe est aussi dans vos mains par l’influence du Peuple français sur tous ses voisins. La postérité vous jugera2. Elle est sévère ; votre gloire ne doit pas vous être indifférente. Que de puissants motifs pour vous exciter à répondre dignement à cette confiance honorable et telle qu’il n’en est point de plus auguste ! Ah ! ce n’est pas assez d’avoir détruit tous les préjugés de l’orgueil, de la domination et de la superstition : ce n’est pas assez d’avoir humilié les rois de la terre en faisant tomber la tête de l’un d’eux sous la justice des peuples opprimés ; ce n’est pas assez d’avoir fait entrevoir à la nation française l’aurore de la liberté, de lui avoir promis l’égalité, de l’inviter à la fraternité3. Non, ce n’est pas assez d’avoir triomphé de ces nouveaux tyrans qui, sous le voile imposteur de l’amour de l’humanité, de la régénération sociale et du bonheur public, ne savaient que dépouiller, emprisonner, égorger, et croyaient régner comme la mort par la destruction4 ; ce n’est pas assez de guider des armées formidables, ni de forcer des peuples ennemis à recevoir la paix : toutes ces hautes merveilles s’évanouiraient si vous ne profitiez de vos triomphes pour affermir et consolider votre ouvrage.
Ralliez-vous au centre d’un système, politique, libre, sage et sans exagération ; cessez toutes ces divisions intestines qui déchirent votre sein et dont le spectacle scandaleux afflige, inquiète, et consterne le Peuple, en même temps qu’il fait la joie de ses ennemis et des vôtres ; suivez l’exemple des valeureux guerriers qui versent leur sang sous les drapeaux de la victoire ; prononcez hardiment le dogme du gouvernement robuste et sain qui convient à la nature de la République française, dégagé de toute domination exclusive sur la multitude, comme de la trop grande influence de celle-ci sur la sagesse et l’expérience. Organisez le gouvernement avec la stabilité salutaire de la distinction des pouvoirs, sans laquelle il n’y a ni liberté publique et individuelle, ni égalité même devant les lois, ni sûreté d’industrie et de propriété ; mais bien des défiances, des factions, des délations, des bastilles, des échafauds et des guerres civiles... L’histoire n’offre pas inutilement l’expérience des siècles. Les cinq années de révolutions que le Peuple vient de parcourir ne doivent non plus être une vaine expérience ; alors vous verrez finir d’elles-mêmes toutes les divisions, se réunir tous les partis. Ceux que le char révolutionnaire a effrayés et blessés dans sa marche rapide et violente, et qui en désirent le ralentissement ; ceux qui l’ont conduit et sauvé au travers des écueils avec la hardiesse sans laquelle il eût été renversé, et qui tremblent de le voir rétrograder, tous mettant leur félicité dans l’heureuse impossibilité d’exercer des vengeances alternatives, concourront enfin à la paix publique, en faisant renaître la circulation des subsistances, les arts, le commerce et les sciences et toutes les parties vivifiantes d’un état vraiment libre et florissant.
De la Force, ce 15 vendémiaire5, l’an troisième de la République une et indivisible6.
À vous de créer la chronologie!