De ***, 11 août 17931.
Je suis lasse, nous avons fait dix lieues, moitié à pied, moitié en charrette ; on s’est battu hier toute la journée ; mon frère ne nous a pas encore rejoints ; je ne t’écrirai, ma chère, que deux mots, je manque de temps et de forces ; on m’assure que ma lettre t’arrivera par un exprès que nous envoyons près de Rennes2, et qui passera. Quelle vie nous menons ! Je conçois cependant qu’on s’y accoutume, du mouvement et des choses nouvelles. Si tu en as de mes parents, tâches de m’en faire arriver. Adieu, cousine3, ton amitié me tient lieu de tout ce que je n’ai pas, et c’est beaucoup dire… À l’instant, on nous oblige en hâte de repartir. Ni paix, ni trêve ; ton amitié du moins.
14 août.4
Non, cousine, je ne suis point encore morte, malgré tous les événements affreux qui se sont succédé depuis quatre jours, mais tu peux presque dire que c’est un revenant qui t’écrit, car je t’assure que j’ai passé dans un autre monde ; ce n’est pas aujourd’hui que je te puis donner tous ces détails, qu’il te suffise de savoir que je suis, sinon tranquille, du moins dans l’anéantissement d’un repos dont mon physique a autant besoin que mon moral ; je crois dans ce moment, que ceux qui m’entourent sont humains, car ils s’empressent de me donner des soins que je sens à peine. J’achèverai ma lettre, si je ne trouve point occasion de te l’envoyer.
Trois jours de route et deux jours de repos, si l’on peut appeler repos l’état où je suis, m’ont rendu, non du calme, je ne le connaîtrai, je crois, de longtemps, du moins l’usage de mes esprits et de mes forces ; mais par où te commencer ce récit horrible.
Je t’ai dit, en finissant ma dernière lettre, que l’on hâtait notre départ : il était nuit, nous marchâmes quatre heures entendant toujours des coups de fusil loin derrière nous ; le bruit se rapprocha, nos gens nous joignirent ; je vis mon frère un moment, le dernier peut-être ! On nous fit prendre une route détournée ; on nous donna des guides ; au jour, nous nous arrêtons dans un hameau abandonné, nos guides nous pressaient de repartir, aucune de nous 7n’en avait la force ; nous nous jetons dans les maisons ouvertes, et d’accablement je m’endormis au milieu de mes compagnes d’infortune8 ; bientôt des cris et des coups de feu nous réveillent, nos portes sont enfoncées, des soldats nous saisissent, nous lient ; le prêtre9, qui nous accompagnait, maintint quelque décence10 ; ses cheveux blancs, et plus encore, l’officier11 qui commandait, en imposèrent12. On nous remet sur nos voitures ; vers midi nous rentrâmes dans Cholet13, aux cris, aux huées d’une tourbe en fureur ; le peu d’hommes de notre escorte sont massacrés sous nos yeux dans les rues ; on nous jette pêle-mêle14 femmes et enfants dans un cachot ; je ne me souviens que de l’obscurité. Un sommeil, ou plutôt une léthargie15 remplit un temps que j’estime environ deux jours ; nous fûmes toutes réveillées de l’état de stupeur où nous étions ensevelies, par un bruit d’armes, de serrures, de verrous et de voix confuses ; nous entendions, ici : c’est ici les femmes. Notre tombeau s’ouvre ; des soldats nous font lever, et avaient peine à contenir une douzaine de femmes en frénésie, qui, parmi un torrent d’injures grossières, s’empressaient, avec des masques de furies, de nous apprendre notre sort : on ne nous l’avait pas laissé ignorer sur le chemin, et le délai seul nous étonnait16. Ton cœur palpite, ma bonne Clémence ! eh bien, le mien était assez tranquille ; soit affaissement, égarement, ou lassitude de la vie ; je crois même que la vue de cinq ou six mères de famille, à qui on arrachait leurs enfants, me fit m’oublier moi-même. Il est sûr, et je me le rappelle, j’allais, pour sortir de la vie, comme on quitterait un lieu d’ennui, de douleur et de dégoût ; tout ce qui m’entourait me semblait faire partie de toutes les choses dont j’allais être délivrée. Le souvenir de ce qui m’est cher, le tien aussi, tu peux bien le croire, vint un moment tirer quelques larmes de mes yeux secs ; mon âme s’ouvrit un instant à des pensées si douloureuses, qu’incapable d’en soutenir la force, je retombai dans un engourdissement qui ne laissait de facultés qu’à mes jambes pour me porter, sans que j’eusse la peine de m’occuper de marcher.
Nous allions cependant, et nous étions déjà dans une prairie en dehors de la ville, lorsque je me sens saisie fortement par le bras ; on délia brusquement les liens qui m’attachaient à ma compagne, et l’on me dit, d’une voix que j’entends encore17 : « Venez avec moi, et n’ayez pas peur » ; le retour fut sans doute plus prompt, je me trouvai dans une chambre, assise, ayant devant moi, sur une table, du vin et des aliments, et près de moi, un jeune homme en habit de soldat, qui m’engageait à prendre de la nourriture et de l’assurance ; ses manières étaient douces et honnêtes ; je crois que je fus longtemps sans lui répondre ; il me demanda ce que je désirais, je lui répondis, rien. Il sortit. Une femme vint, me déshabilla, et me mit au lit : j’y dormis profondément, et le lendemain, en m’éveillant, je vis, étendu sur des chaises, près de la cheminée, un homme enveloppé dans son manteau ; au premier mouvement que je fis, il vint à moi, et me dit : Voulez-vous quelque chose ? je demandai à manger, j’en avais besoin ; il me dit seulement, soyez bien tranquille, et ne craignez rien ; il revint un instant après avec une écuelle et une bouteille, me servit avec complaisance et attention ; il me dit ensuite, il faut vous lever, nous
allons partir ; vous viendrez avec moi, et je tâcherai que vous soyez bien ; je vais vous envoyer l’hôtesse ; il sortit encore, et seulement alors, je m’avisai que c’était le même jeune homme qui m’avait amené la veille ; mes idées n’étaient pas nettes ; l’hôtesse me trouva levée, elle m’aida à m’habiller, et tout en jurant, me dit : allons, allons, prenez courage, vous l’avez échappé belle, mais vous voilà revenue de loin ; votre citoyen paraît un bon enfant ; ensuite regardant la bouteille, et voyant qu’il y manquait peu, ah ! dit-elle, faut du courage au métier que vous allez faire ; et me donnant deux ou trois fois l’exemple, elle me fit boire un grand verre de vin ; mon libérateur rentra18, car tu vois bien que c’est ainsi qu’il faut que je le nomme, et s’apercevant apparemment que ma toilette était assez légère et en mauvais ordre, il parla bas à l’hôtesse, qui m’apporta un grand mouchoir à fleurs rouges19, et une capote20 de camelot21 ; j’arrangeai le tout de mon mieux avec ma robe de toile ; tu me vois dans mon nouveau costume22 ; mon conducteur me prit le bras, son cheval était attaché à la porte, il m’établit en croupe, et me voilà dans la colonne. Tu es impatiente de savoir où je suis, avec qui je suis ; mon enfant, j’ai fait déjà assez de chemin ; je te remets à la première lettre ou à la suite de celle-ci ; rassure-toi comme je commence à me rassurer ; ta Louise23 vit et ne désespère pas de t’embrasser encore ; mais, mon frère ! mon pauvre frère !
P. S. J’entends dire que nous irons à Parthenay24 ; à tout hasard, envoies-y ta lettre, si les miennes te parviennent. Le nom du jeune homme est Maurice25, gendarme à la dix-septième division.
Parthenay, 2 fructidor, an 3 républicain.26
Je te vois, chère cousine, encore dans le premier effroi que t’a causé ma lettre, et dans l’étonnement de la voir finir assez gaîment dans une pareille situation ; il faudrait, ma chère, avoir, comme moi, passé d’aussi horribles moments pour se trouver bien, au milieu d’une troupe, sur le cheval d’un jeune soldat.
Eh bien, soit esprit troublé de ce que j’avais vu, ou force d’âme, j’y étais tranquille ; je ne voyais plus ces visages furieux, dont le souvenir me fait encore frissonner d’horreur ; cette cruelle image de victimes et de bourreaux 27 n’était plus devant moi ; échappée à la mort, je goûtais encore la vie sans penser à l’avenir que préparait un semblable chaos ; je crois même que mon visage ne devait point paraître altéré, car je n’aperçus aucun étonnement ; plusieurs femmes étaient, ainsi que moi, sur des chevaux d’autres cavaliers, et, sans doute, trouvaient tout simple que j’y fusse comme elles ; j’ignorais où nous allions ; mais la tranquillité et même la gaîté qui régnaient parmi mes compagnes, éloignaient la terreur de mon âme ; j’étais là tout entière sans pensée, sans envie d’en avoir ; les secousses que j’avais reçues, avaient été si violentes, qu’il m’en était resté un ébranlement physique et moral, qui endormait tout mon être : sans doute, c’est à cet assoupissement d’esprit que je dois la santé qui m’est restée, malgré les fatigues que j’éprouvai avant et après ces terribles moments ; ainsi, je puis te dire que je passai cette journée dans l’insouciance d’un être qui n’aurait rien à craindre ni à espérer ; mon conducteur me demandait souvent si j’étais bien, si je ne souffrais pas de la marche ; nous arrivâmes ainsi à l’auberge où l’on devait dîner, et je crus alors m’apercevoir, dans les soins des femmes, qui étaient avec nous, beaucoup plus de pitié28 que d’intérêt.
Mon jeune homme seul paraissait avoir l’un et l’autre ; nous repartîmes de là pour aller coucher plus loin, je ne puis te nommer l’endroit, car j’ignore encore où je vais, où je suis, et ne m’en informe pas. Chère cousine, qui m’aurait dit que je me serais ainsi éloignée de toi, de ma famille ? hélas ! de leur côté, peut-être, fuient-ils ainsi ? Mon frère malheureux, qu’est-il devenu ? c’est sa pensée qui déchire mon cœur ; et je crois que mes maux ne me seraient plus rien si j’étais rassurée sur son sort ; c’est de ta tendre amitié que j’attends la recherche et les soins pour s’en instruire ; tu n’as pas besoin de ce nouveau service pour te rendre chère à ta Louise.
Après m’être reposée un peu hier soir, j’appelai la fille d’auberge, et dans l’instant, mon gardien29, qui m’entendit, vint lui-même, c’était lui que je voulais demander ; je voulais enfin apprendre comment j’avais échappé à la mort, et comment il avait pu me tirer des mains de ces furieux ; avec quel monde j’étais, ce qu’il était lui-même. Dans un autre temps j’eusse été plus lente à me déterminer, mais aujourd’hui mon malheur ayant été à son comble, il me semblait que je n’avais plus rien à craindre ; d’ailleurs la reconnaissance de ce qu’il avait fait pour moi m’inspirait de la confiance, du moins sur ce qui me regardait ; je l’invitai à s’asseoir et à me donner quelques moments ; puis prenant occasion de le remercier : apprenez-moi, lui dis-je, à qui je dois de revoir encore le jour. Il me semble embarrassé et très ému. Il s’assit ; et après un moment de silence : je vous avais vu passer, me dit-il, au moment de votre arrivée, et je ne sais pourquoi je n’avais remarqué que vous30 ; j’essayai de pénétrer dans votre prison, c’était vous que je voulais voir, je ne pus y réussir : le jour où vous sortîtes pour être conduite avec les autres, je me trouvai de service dans l’escorte, je vous cherchai dans la file des prisonniers, je vous reconnus, je marchai longtemps, à côté de vous sans savoir quel parti prendre, j’aurais donné ma vie pour vous sauver ; enfin, hors de moi, je quitte mon rang, je cours à la municipalité, et je dis que je demande une des femmes prisonnières31… Il s’arrêta ; puis, se reprenant : je savais que l’on avait déjà accordé la grâce à des femmes en pareil cas32… et j’obtins la vôtre. Un mouvement naturel me fit tendre la main ; c’est donc à vous, lui dis-je, que je dois la vie ? ah ! comptez… il m’arrêta !… je fus assez heureux, rien ne peut valoir ce moment ; sa main alors serra si fort la mienne, que j’en ressentis de la douleur. Mais, chère cousine, ce qui m’étonna, c’est que loin d’être sensible aux témoignages de ma reconnaissance, elles paraissaient l’affliger ; sans doute, le sort affreux que j’étais prête de subir, la position où je suis aujourd’hui, qu’il imagine peut-être que je compare à mon existence passée, le forcent à me plaindre ; ce sentiment dont je m’aperçus, me fit verser des larmes d’attendrissement sur moi, sur ce que je lui devais, et plus encore sur cette bonté compatissante qui le faisait partager ma peine ; je vis qu’il les attribuait à de nouvelles frayeurs ; car, se levant brusquement, rassurez-vous ; me dit-il, et ne craignez rien avec moi, je sens dans ce moment que je ne vous abandonnerai jamais ; et s’il le faut… et puis, des mots sans suite ; j’avais cru… mais je vois bien, n’importe… il se leva pour sortir, et revint, il me regardait avec des yeux fixes et humides, je n’étais pas moi-même sans émotion, je ne pouvais comprendre ce qui l’agitait, je lui dis de se rasseoir, il se remit, et me dit, d’une voix assez assurée : Vous avez voulu savoir comment j’avais eu le bonheur de vous sauver ; auriez-vous la bonté de me dire qui j’ai eu le bonheur de servir ? j’hésitai un moment ; mais la méfiance me sembla injuste, je lui dis mon nom, il tressaillit… Mademoiselle de K***, près de Rennes33 ?… — oui. — Il se leva à demi, en retirant sa chaise en arrière, son visage portait l’empreinte de l’étonnement et de la douleur ; je pris sa main, et j’approchai mon siège du sien : mon cher, lui dis-je, mon cher libérateur, pourquoi vous éloigner de moi ? je vous dois la vie, j’aime à vous la devoir ; si jamais vous me rendez aux miens, ma reconnaissance et la leur ne nous acquitteront pas ; il était interdit, pensif… je répétai, si nous pouvons rejoindre ma famille, — oui, sans doute, dit-il, ou je ne pourrai, et alors mon état de soldat est celui qui sera le meilleur pour moi ; en disant ces dernières paroles, ses yeux s’animèrent d’un feu sombre, il avait l’air égaré, j’eus un moment de crainte ; chère cousine, qu’est-ce tout cela ? ce jeune homme aurait-il de mauvaises intentions, et ne serait-ce plus à sa pitié généreuse que je devrais la vie ? à combien de peines et de chagrins ne suis-je point exposée ? et quel courage ne me faudra-t-il pas, seule, avec un homme que je ne connais point, qui, par tout ce que je lui dois, et la situation où je me trouve !… Que de droits, ma chère, dont il pourrait vouloir abuser34, s’il n’est pas généreux ; je n’ose regarder devant moi, l’avenir m’épouvante ; je tâchai de reprendre des forces, j’affectai de la tranquillité pour la lui rendre à lui-même. J’allais lui faire d’autres questions, quand il s’entendit nommer dans la cour, et de suite l’hôtesse l’appela ; on le mandait pour son service ; il ne doit revenir que demain ; je restai seule, je crois que j’en avais besoin ; mon imagination se montait, et je ne me voyais plus qu’avec effroi dans cette chambre, seule avec lui ; ma raison revenue me rendit le calme, je sentis mes torts et combien le malheur rend injuste ; en effet, depuis dix jours que je suis avec lui, pas un mot, un seul mouvement n’a pu m’alarmer ; je me rassure et je m’inquiète ; je crois, ma chère, que tes vingt-quatre ans me seraient bien nécessaires ; cinq années de plus35 me pourraient tenir lieu de tes conseils, tu vois combien j’en ai besoin ; que ton amitié ne m’abandonne pas, jamais elle ne me fut si nécessaire…
Parthenay, 6 fructidor, an 3 républicain.36
Ta lettre m’a un peu rafraîchi le sang37 ; je suis errante dans un désert environné de précipices, et tremblante de m’y égarer. Et toi, ma chère, tu m’as fait rencontrer un moment une prairie riante, tu m’y sers de guide, je t’ai suivie, je me suis absentée de moi-même, et j’ai été dix minutes avec toi. Sans doute, ta lettre a été décachetée, ouverte, lue, examinée plus d’une fois38dans sa route39; mais je leur pardonne, elle m’est arrivée. Après ton amitié, qui domine tout, deux autres sentiments dominent encore, l’inquiétude et le désir d’en savoir davantage ; je puis satisfaire l’un ; pour l’autre, j’en rends grâce à ta tendre amitié, en partageant mes craintes et mes peines ; tu me donnes de la force pour supporter mon malheur, tout ce que tu me dis r’ouvre mon âme à l’espérance, je me sens forte de tes idées, elles me rendent l’assurance de moi-même !… chère cousine, ne mets point d’intervalle dans tes lettres, je ne serai sûrement pas assez heureuse pour qu’elles me parviennent toutes, mais enfin, celles que je recevrai porteront à ta Louise, la seule consolation qu’elle puisse avoir ; tes conseils surtout me soutiendront dans mon infortune, et pourront m’aider à m’y conduire ; tu sais si jamais je les reçus avec plaisir, dans un âge même où ma folle gaîté aurait pu les trouver trop sévères, plus je les sens nécessaires aujourd’hui, et plus j’en chéris le souvenir.
Tout cela ne répond pas à ta lettre. Après tes dignes et bons avis, que j’aurai toujours devant les yeux, et dont j’espère n’avoir jamais besoin ; vient cette question de ton tendre intérêt, fut-elle même de ta curiosité, ce serait une dette à satisfaire : Quel homme est-ce ?40 et puis, toutes les sages réflexions de ta prudence ? d’abord, mon amie, je ne l’ai pas choisi ; mais pour répondre au plus pressé de ta question, je crois pouvoir te dire, avec assez d’assurance, c’est un homme qui a de l’honnêteté dans la conduite, et même dans les manières ; de plus, mon gendarme paraît avoir environ vingt-cinq ou vingt-six ans, mince, brun, des grands yeux noirs dans un visage pâle, tranquille dans le repos, et prompt à s’animer à la moindre émotion ; ses manières sont simples sans grossièreté, franches et naturelles sans délicatesse ; les premiers jours, il était avec moi, aisé, attentif, soigneux même, jusques à l’empressement ; depuis qu’il me connaît, nos tête-à-tête sont plus embarrassants ; pour le rapprocher de moi, je suis obligée de faire les avances, et d’aller à lui, si j’ai besoin, de quelque service ; il me parle peu ; mais si l’entretien se prolonge, et tu sens bien que j’y suis souvent forcée, peu à peu il s’y livre, paraît même s’y plaire, et semble oublier ce que nous appelons les distances41 ; si nous nous taisons, il redevient rêveur ; je crois qu’il aimerait mieux que je fusse née au village ; sa voix est habituellement forte et sonore, elle s’affaiblit beaucoup quand il me parle, elle devient même alors flexible et très douce ; j’entre dans tous ces détails pour te rassurer un peu, car, hélas ! je pouvais également tomber entre les mains d’un barbare ; il paraît aussi aimé de ses camarades ; ses manières avec eux sont aisées et gaies. Ce matin, assise à ma fenêtre, je le voyais dans la cour, pansant son cheval ; il était en gilet, les bras relevés, sifflant, chantant avec les autres cavaliers ; ensuite ils allèrent boire et déjeuner ensemble ; il est sobre42, je ne l’ai pas vu encore pris de vin43, ce que je craignais d’abord beaucoup ; il revint pour dîner ; tu penses bien que notre table est frugale, et tu juges aussi que je m’en inquiète peu ; il tâche cependant d’apporter toujours quelque chose pour moi ; aujourd’hui c’était deux œufs frais qu’il sortit de sa poche, et qu’il mit sur la cheminée, sans rien dire ; il avait l’air plus content, plus à son aise qu’il ne l’est d’ordinaire ; j’écrivais et je vis qu’il hésitait à m’interrompre ; je posai ma plume, j’eus l’air de cesser ; il me demanda ce que je comptais faire après dîner ; quelquefois je vais me promener seule dans les jardins, ou dans les environs du village avec lui, car on n’ose pas s’écarter ; c’est même le seul exercice qui me donne un peu de liberté d’esprit et de dissipation ; les routes, les changements de lieu ne sont que pénibles ; il m’observa que le temps était à la pluie ; il me sembla qu’il désirait que je restasse44; je lui dis que je ne comptais pas sortir ; — Si vous n’avez pas intention d’écrire, me dit-il, je suis libre toute la journée, et je resterais ici… — Je lui répondis qu’il me ferait plaisir, je ne pouvais pas dire autrement ; nous dînâmes, en parlant de choses indifférentes ; quelques questions qu’il me fit sur ma famille, me donnèrent l’occasion que je cherchais depuis longtemps, de lui en faire sur la sienne. — Mon père, dit-il, est un bon cultivateur45, des environs d’Angers, à *** 46; vous avez sans doute des parents dans ce pays ? j’y ai souvent entendu parler de votre nom ; nous sommes quatre enfants, et selon l’usage, mon père, voulant en faire un prêtre, m’envoya, à douze ans, chez un oncle que nous avons, curé à ***, quatre lieues de chez nous ; j’y restai cinq ans ; mais ne m’étant jamais senti de goût pour cet état, je fis une folie de jeunesse, je m’engageai, et je servis trois ans, au bout desquels mon père m’acheta mon congé ; je revins à la maison, comme je suis l’aîné, je me déterminai à prendre son état, et je travaillai avec lui jusques à la réquisition ; j’avais déjà servi dans la troupe à cheval ; on me tira pour la gendarmerie ; je comptais bien retourner chez nous, quand tout ceci sera fini, et reprendre la ferme… — Mais, lui dis-je, est-ce que ce n’est plus votre intention ? ce serait le mieux ; — Oh ! dit-il, en faisant un geste, et fronçant ses sourcils noirs, à présent, qui sait ?… — En même temps, ses yeux se levèrent sur moi, et firent baisser les miens ; je crains ses explosions, et je ne jugeai pas à propos de le presser davantage, je détournai l’entretien ; mais il fut longtemps sans me répondre autrement que par monosyllabes. Après le dîner, il se promena à grands pas au bout de la chambre, et me laissa lever la table, car tu penses bien que ces détails de ménage me regardent, ordinairement cependant il me devance ou se hâte de les partager ; il sortit et rentra deux ou trois fois ; ensuite il s’assit dans un coin, et se mit à éclaircir ses armes ; il avait l’air agité et embarrassé ; moi, je l’étais aussi ; et pour faire quelque chose et ne pas me remettre à écrire, je pris mon aiguille et me mis à raccommoder quelques trous, qui n’étaient pas à mon mouchoir ; notre silence était pénible, je sentais le besoin et la prudence même de l’interrompre ; je quittai ma place, tenant toujours mon ouvrage, je m’approchai de lui ; j’examinai toutes les pièces de son armement ; je lui fis des questions ; et pour avoir occasion de m’asseoir, je m’aperçus que la ganse de son chapeau était décousue ; je lui offris de la recoudre, sans attendre de réponse, je me mis à l’œuvre ; il restait debout devant moi ; en lui rendant son chapeau, je vis qu’il était redevenu plus calme, ses yeux avaient une tout autre expression, il avait l’air tranquille et remis ; nous allâmes ensemble à la fenêtre, sur la rue, et nous y restâmes à voir défiler des troupes qui arrivaient ; — C’est leur tour, dit-il, pour aujourd’hui, je n’ai rien à faire là. — Nous revînmes ensuite à notre ouvrage, moi à coudre, lui à me regarder faire en parlant de sa ferme et de son curé ; le soir vint, il alla chercher de la lumière, et fit seul tout le petit tracas de la chambre ; moi, je méditais par où je commencerais certain éclaircissement dont je n’étais pas satisfaite ; je ne pouvais comprendre comment un gendarme, sans crédit47, sans protection48, était parvenu à me soustraire à la mort, dont tant d’autres avaient été victimes. Je me rapprochai de la table, où je posai mon ouvrage, et je m’arrangeai de sorte que naturellement il se mit de l’autre côté ; il prit son ceinturon pour le blanchir ; tu vois notre ménage, après tous ces petits mouvements, en regardant autour de nous, nous ne pûmes nous empêcher de rire de notre ordre ; en effet, nous étions comme si nous n’avions jamais fait autre chose ; la maison où nous sommes est aisée, j’imagine bien qu’il aura pris quelque moyen pour y être logé ; on lui a donné une chambre au-dessus de la mienne. En vérité, ma chère, notre espèce est bien singulière, après toutes mes terreurs, toutes mes inquiétudes, me voir ainsi passer à une tranquillité qui ne semblait plus faite pour moi, me donnerait aux yeux d’une autre, un air de folie inexcusable ; gronde-moi, si tu veux, mais je serai toujours vraie pour toi. Je lui demandai, si les femmes, qui étaient avec les autres soldats, avaient été, ainsi que moi, arrachées à la mort : — Il me dit que non ; qu’elles étaient toutes mariées à des officiers ou à des soldats ; — Ces mots me firent sentir que je ne pouvais moi-même passer que pour sa femme ou pour sa sœur ; j’hésitais à aller plus loin ; mais je désirais trop savoir quel moyen il avait employé pour obtenir ma liberté aussi promptement, et je lui en fis la question ; il fut longtemps sans me répondre ; son embarras piquait ma curiosité ; je le pressai ; — Vous le voulez, dit-il, eh bien ! comme je marchais d’escorte à côté de vous, désespérant de trouver aucun moyen de vous sauver, je me ressouvins que j’avais vu accorder à des soldats, la vie de quelques jeunes filles, à condition… à condition qu’ils les épouseraient49 ; cette pensée me vint comme un éclair ; je quitte aussitôt, je cours à la Municipalité ; à peine pouvais-je parler, un jeune officier municipal prit en main ma cause, dès qu’il m’eût compris ; il parla fort et longtemps ; puis, il m’accompagna au retour, et vous fit délier ; j’ai oublié de demander son nom, mais je le reconnaîtrai un jour. — Pendant ce discours, il avait les yeux fixés sur la table qui nous séparait ; le rouge m’était monté au visage, je le sentais en feu. Ce que je devais au sentiment de ce jeune homme, sa conduite envers moi, tout fit naître à la fois une foule de pensées, dont je n’étais plus maîtresse ; je crois que j’étais réellement dans un grand désordre d’expression et de maintien ; il s’en aperçut sans doute, car, se levant d’un air effrayé : — Ah ! Mademoiselle, je sais bien que… — Dans ce moment, la pensée me vint qu’il s’imaginait que ma rougeur et mon embarras venaient de la honte de passer pour sa femme. Alors, je ne puis te rendre ce qui se passa en moi ; lui laisser cette sotte et indigne idée, me parut un crime ; la désavouer, la repousser, je ne savais comment m’y prendre ; je crois que je ne serai de ma vie dans un état aussi pénible ; j’en étais là, et je ne sais par où j’en serais sortie. Heureusement dans le mouvement brusque qu’il avait fait pour se lever, son chapeau était tombé de la chaise où il était, je le relevai, et ne sachant trop ce que je faisais, lui montrant la ganse que j’avais recousue : vous voyez bien, lui dis-je, en riant, que je serais une bonne ménagère ; il leva la tête, et me regarda avec ses grands yeux étonnés, mais qui brillaient de plaisir ; il semblait me remercier de n’être pas un monstre d’ingratitude ; je m’aperçus que j’avais posé la main sur son épaule ; il porta sa main sur la mienne, je la retirai un peu vite ; et lui se leva. Chacun de nous alors eut l’air de prendre le parti de se mettre à son aise, comme si de rien n’était. Nous achevâmes très doucement notre soirée ; j’avais besoin de repos, et je fus même obligée de le dire deux fois.50
Je t’écris pendant qu’il dort, et voilà, ma chère, tout ce que tu voulais savoir. Conviens que dans mon infortune, je dois encore bénir le ciel de n’être pas plus mal tombée. Il faut pourtant te quitter ; voici le jour qui commence à paraître ; j’appelle me reposer, m’entretenir avec toi ; mais comme je crois rester demain ici, je ne fermerai sûrement point ma lettre sans te parler encore.
Parthenay, 10 fructidor, an 3 républicain1.
Oh ! ma chère amie, je n’en puis douter, je n’ai plus de frère ! Ah ! sans doute, je suis punie de ces saillies2, presque de gaîté, qui m’échappaient quelquefois avec toi ; dans ces jours de malheurs et de désastres publics, je ne pensais qu’à moi, et la bizarrerie de ma situation me la faisait presque supporter sans peine. Tranquille sur le sort de tout ce qui m’est cher, je les croyais échappés à la désolation universelle ; j’ai vu mon père et ma mère fuir le fer de nos ennemis, à travers les flammes, de leur demeure ; mais je partageais leurs périls ; et n’ayant pu me réunir à eux, je les savais au moins en sûreté loin de nous. J’ai suivi mon frère dans les hasards d’une guerre cruelle3, mais j’étais présente à ses dangers ; et si mes alarmes renaissaient chaque jour, chaque jour me rendait la tranquillité ; aujourd’hui, je n’ai que mes craintes et mes incertitudes ; hélas ! puis-je encore appeler doutes et incertitudes, ce qui n’est que trop semblable à l’affreuse vérité ; tu sais que je t’ai dit que nous nous quittâmes la nuit même où nous fûmes arrêtées et prises ; la troupe des nôtres suivit un autre chemin. Depuis ce moment, aucune nouvelle d’eux n’était parvenue4 ; mais je croyais leur retraite assurée. Hier, Maurice était de garde aux équipages, j’avais trouvé place sur un chariot ; un de ses camarades, démonté, marchait avec peine ; il lui donna son cheval, et allait à pied près de la voiture ; je trouvai moyen de lui faire place, je le fis monter à côté de moi ; je pensai alors que je pourrais avoir, par lui, quelques renseignements sur la troupe armée dont nous faisions partie. — J’étais, me dit-il, de ceux qui les poursuivirent, nous les atteignîmes le matin à l’issue d’un bois ; ils avaient peu de gens à cheval ; après une longue résistance, ils furent défaits, presque tous furent tués, le reste pris et amené à Cholet, le même jour que vous… — Et savez-vous ?… — Ah ! me dit-il, comme tous les autres, ils ont été fusillés le lendemain. — Je jetai un cri ; la voiture s’arrêta, et je perdis connaissance ; des liqueurs fortes me firent revenir à moi ; je me trouvai assise dans le chemin, sur le bord du fossé, et près de moi, Maurice et le gendarme, auquel il avait prêté son cheval ; ils m’y firent monter, en me disant qu’il y avait du danger à rester en arrière ; et marchant l’un et l’autre à mes côtés, ils m’ont conduit au logement d’où je t’écris. Maurice ne m’a fait aucune question sur mon évanouissement, que j’ai attribué au mouvement de la voiture. Il paraît inquiet et très affligé ; en rouvrant les yeux, j’ai vu tomber de grosses larmes des siens ; ce jeune homme a vraiment le cœur excellent. Je ne puis t’écrire plus longtemps ; mon cœur est serré, et je n’ai jamais autant souffert. Oh ! ma Clémence, tu es ma seule affection sur la terre, elle couvre maintenant ce qui m’était le plus cher ; mais j’y dois rester, tu y es encore. Mon amie, tâche de me faire arriver un mot de toi, nous ne sommes qu’à douze lieues de Nantes5, et ta main seule peut mettre un peu de baume sur ma plaie.
Maurice me promet de te faire parvenir ma lettre par la poste.
De Mauléon6, 12 fructidor, an 3 républicain7.
Tendre amie, je voyage toujours l’âme accablée ; à chaque poste, je fais demander s’il y a des lettres adressées au citoyen Maurice, et mon attente est trompée ! ô ma chère, mon courage ne se relèvera point ; Maurice, qui sait aujourd’hui le sujet de ma douleur, la partage, je vois qu’il s’efforce de me rendre l’espérance ; ce bon jeune homme m’a proposé de s’exposer pour apprendre des nouvelles plus certaines ; mais les moyens, hélas ! ils nous sont tous fermés ; malgré l’embarras où je serais exposée pendant son absence, je crois que j’accepterais ses propositions ; mais quel hasard ne serait point à craindre dans son état, il se perdrait sans sauver mon frère : hélas ! il n’est plus temps, et la certitude de sa mort ne me rendrait que plus à plaindre. Depuis cette triste conversation, il a cherché à me rassurer : hier soir, où nous arrivâmes ici, il resta près de moi longtemps, à me donner de plus longs détails sur les scènes qui avaient précédé notre catastrophe ; il me dit, — Que toutes les fois qu’on faisait prisonniers des nôtres, il arrivait toujours qu’il s’en échappait, soit par la fuite, soit parmi les gardes mêmes qui aidaient plusieurs à se sauver ; que pour lui, il avait des camarades qui lui avaient avoué avoir rendu ce service quelquefois, et que rien n’était plus possible que mon frère eût eu ce bonheur ; il y ajoutait des circonstances qui, en réveillant mes espérances, ne me rendaient que plus cruel le retour de ma douloureuse certitude. — Ah ! s’il vivait, il t’aurait écrit, il se serait informé de sa malheureuse sœur ! Et depuis ces jours affreux, tu n’as point entendu parler de lui ? Les morts ne se font plus entendre du fond de leur tombe. Un éternel oubli a enseveli mon frère et le crime de ses bourreaux. Éloignée des miens, de toi, je ne vous reverrai jamais ; et le jour qui rejoindra ta Louise à son frère, peut seul mettre fin à mes maux. Ô ma chère ! quel sort l’Être suprême8réserve-t-il à sa créature9 ? Après tant de misères, nous retrouverons-nous un jour ? Est-ce là que sa bonté a fixé nos espérances ? Je ne suis plus un moment seule, que l’image de mon frère, traîné comme ces victimes dont je fus la compagne, ne se présente à ma pensée ; j’entends le bruit de la mort et les cris des mourants, de ceux plus malheureux encore, qui, sans perdre la vie, sentaient leurs membres tomber sur ceux de leurs amis expirants. Pardonne à mon âme désolée cet horrible tableau. Du lieu où je suis, je te tends les bras ; je pleure dans ton sein les maux qui m’accablent !…
De Mauléon10, 16 fructidor, an 3 républicain11.
Que le ciel te comble de ses plus douces prospérités12; mon frère vit, et tu me l’apprends ! Bonne amie, tout le bien doit me venir de toi ; mais es-tu bien sûre de ces gens de Stofflet13, à qui tu as parlé ? les malheureux inventent quelquefois des fables pour émouvoir l’intérêt ; cependant ces infortunés n’avaient plus rien à craindre, puisqu’ils étaient acquittés. Ah ! quand finira cette horrible guerre, où nous déchirons nos entrailles de nos propres mains ? Et pourquoi, bon Dieu ? crois-tu donc qu’il puisse exister tant de différence entre les membres de cette grande famille du genre humain14 ? ah ! les motifs de tant de calamités sont bien incertains, et le mal est bien réel. Tu sais, dès le temps où toutes ces questions n’étaient qu’oiseuses, combien nous avions de disputes avec mon frère ; sa ténacité d’opinion m’a souvent effrayée. Depuis, peut-être, aussi est-elle plus à sa place dans un jeune homme de son âge ; mon sexe et mon droit d’aînesse15 pouvaient me donner raison sans qu’il eût entièrement tort. Tu vois que je suis disposée à la politique 16; elle n’est plus spéculative pour nous ; notre sort et celui des nôtres y tiennent aujourd’hui. Irais-tu te douter que je rentre d’une promenade avec Maurice où notre philosophie de quarante-trois ans réunis17, a traité gravement ces grandes questions. Tu penses bien que j’ai gardé mon rôle, il eût été plat d’en changer ; je doute même que mon adversaire m’en eût su gré. — Je ne chercherai pas, me disait-il, à examiner tout ce qu’on nous dit de liberté et d’égalité, je suis soldat, et je fais mon métier ; du reste, je n’estime aucun honnête homme moins que moi, et je m’estime autant que tout autre honnête homme. — Cette parole m’étonna. Vous en avez le droit, lui dis-je ; car si la noblesse est quelque chose, c’est le souvenir conservé des hommes estimables, et de leurs actions ; si la noblesse n’est rien, ce n’est pas la peine d’en parler tant de part ni d’autre ; — Il me dit ensuite, en me regardant : sans doute, on n’a jamais le droit d’en être fier, mais on pourrait être excusable de la regretter ; alors il faudrait tâcher d’y suppléer18 ; il y a eu de grands hommes, Mademoiselle, qui n’étaient pas nés nobles.19— Son œil s’anima d’un feu extraordinaire ; il me parut lui-même d’un pied plus grand. Après un intervalle, — je ne sais, me dit-il, mais il me semble que vos amis se sont bien pressés de se fâcher ; ils pourraient dire qu’ils ont eu au moins de grands torts envers eux-mêmes ; avec de la patience et du temps, l’éducation, la fortune, l’habitude, leur donnaient bien des avantages ; ils eussent peut-être fini par regagner, d’un côté, plus qu’ils n’avaient perdu de l’autre. — Qu’en dis-tu, cousine, mon gendarme ne t’effraie-t-il pas ? et aurait-il raison ? Je remarque souvent qu’il a des instants où se développent en lui des pensées inattendues ; puis il revient à son caractère accoutumé, et paraît même ne pas s’en souvenir. Nous rentrâmes, en nous donnant le bras, tout aussi bonnes gens comme devant : en arrivant, il apprit qu’il était commandé de détachement20 pour le lendemain. Il sera peut-être absent deux jours, cela m’inquiète, parce que s’il arrivait, pendant ce temps, une lettre de toi, elle serait retardée. Si tu ajoutes quelque certitude à ce que tu as appris de mon frère, ta lettre et ta plume auront des ailes.
Mauléon, 20 fructidor, an 3 républicain21.
Je crains, ma chère amie, de devenir folle, j’ai des visions ; écoute, et n’aie pas peur : je te mandais22, avant-hier, que Maurice devait être deux jours dehors, je me suis un peu ennuyée. Nous sommes logés chez une femme qui loue de vieux livres ; elle a ses deux filles avec qui j’avais passé la soirée en bas ; elles sont assez gaies ; leur mère est une petite vieille qui ressemble à un furet ; je gagnais du temps, croyant que Maurice arriverait ; vers les onze heures je remontai, et je passai encore une heure à l’attendre et à lire, enfin, le sommeil m’accablant, je me mis dans mon lit ; seulement je gardai mes habits ; je jetai la couverture sur moi, et je laissai la lumière sous la cheminée ; je veillai encore quelque temps, et je m’endormis. Il me sembla que j’errais la nuit, pendant un orage, dans une forêt, et poursuivie par des sauvages armés de massues énormes ; chaque éclair me découvrait un pays délicieux, et l’obscurité me replaçait parmi les ronces et les épines qui me déchiraient ; la foudre frappait des arbres qui s’écroulaient sur moi ; de quelque côté que je voulais fuir, je ne voyais que des flammes, et ces vilains sauvages prêts à m’écraser ; au milieu d’un de ces éclairs23, qui me rendaient un moment mon joli paysage, je vois devant moi une figure brillante, comme un ange, de lumière : tu penses bien que je me jette dans ses bras, et me voilà enlevée, très doucement, au milieu des airs, et déposée sur un rocher élevé, d’où je voyais parfaitement le beau pays que m’avaient montré de temps en temps les éclairs : le plaisant est que, soit la faute des ronces ou des vents, mes vêtements n’existaient plus, et je n’étais voilée que par les ailes de mon bel ange ; mais il me pressait si fort entre ses bras24, que je m’éveillai presque étouffée25, et je vois devant mon lit, une grande figure blanche, dont la sombre lueur de ma chambre ne me laissait distinguer que les yeux ardents et enflammés comme les éclairs que je venais de voir ; d’effroi je jette un cri, et ma couverture était levée. Je me précipite en bas du lit, du côté opposé ; alors, une voix, que je reconnus bientôt, me dit : — Qu’avez-vous ? n’ayez pas peur, c’est moi, c’est moi. — J’étais dans un état violent, et j’avais un tremblement général dans toute ma personne ; le lit était entre lui et moi ; il n’osait s’approcher, apparemment de peur d’augmenter mon effroi. Il s’éloigna vers la cheminée, en me répétant : — Rassurez-vous, c’est moi, vous n’avez rien à craindre. — Je repris peu à peu mes sens ; il me tendit un verre plein d’eau, d’un côté du lit à l’autre, et se mit à essayer d’allumer du feu avec le balai et du papier ; il tira un grand fauteuil de tapisserie qui était près du lit, et le plaça près de la cheminée ; il étendit sur le fauteuil la couverture du lit, il vint ensuite me prendre, et me fit asseoir ; défit son grand manteau blanc, qui m’avait fait tant de peur, et le déploya sur mes genoux ; j’avais le frisson. — Personne n’est levé, me dit-il, il est trois heures, et j’avais voulu voir, en rentrant, si vous n’aviez besoin de rien. — Il avait l’air embarrassé, il ne savait s’il devait s’approcher ou s’éloigner de moi ; je me sentais défaillir ; il fit chauffer du vin, j’en pris un peu, et mes forces me revinrent ; nous restâmes ainsi jusques au jour 26; dès qu’il entendit du bruit dans la maison, il descendit pour me chercher du secours ; je me levai alors, et je voulus essayer de marcher ; je me sentais le bas du visage brûlant, et qui me cuisait27 beaucoup ; je vis au miroir, qu’il était rouge en différentes places28; apparemment qu’en m’agitant dans le lit, pendant mon rêve, la toile qui n’est pas très fine, m’avait froissée. En rentrant, il me demanda si je voulais un médecin ; je me sentais mieux ; je dormis deux heures dans mon fauteuil ; nous déjeunâmes ensuite, et j’en fus quitte pour un ébranlement de nerfs, qui m’a duré deux jours. Voilà mon songe29, cousine, si tu es interprète, tu m’en diras ton avis. Aime-moi, même en songe, comme je t’aime bien éveillée.
Mauléon, 25 fructidor, an 3 républicain30.
Il y a trois jours, ma chère, que je n’ai pris la plume pour t’écrire, et cependant nous avions quelque séjour ici ; mais je ne sais… il a régné dans cette maison beaucoup de petites gênes. Comme l’endroit est assez commerçant, et que mes vêtements avaient besoin d’être réparés, j’ai employé une partie de la somme que tu m’as envoyée, à cet usage ; et pour éviter de me promener dans la ville, je proposais aux filles de l’hôtesse31, de me faire mes emplettes ; j’en suis fâchée à présent ; car, prenant de là occasion de me voir, elles me faisaient, aux moindres objets, descendre chez elles, soit pour examiner les marchandises, ou en disputer le prix ; enfin, pour finir tous ces embarras, j’ai tout de suite pris ce qui me convenait, et leur ai acheté à chacune un grand mouchoir d’indienne32. Tout cela m’a donné de l’ouvrage33 ; car, malgré leur offre, je n’ai point voulu qu’elles travaillassent avec moi, j’ai ce matin, moi-même, repassé le linge de Maurice et le mien, qu’elles m’avaient blanchi ces jours-ci ; j’étais un peu novice, mais enfin je m’en suis tirée. Me voilà, chère Clémence, tout à fait ménagère. Mon gendarme est toujours étonné quand il me voit occupée de ces détails, et surtout lorsqu’ils sont pour lui ; il me fait des excuses qui contrastent parfaitement avec le plaisir qu’il en ressent ; cependant, depuis quelques jours, je le trouve plus gêné avec moi ; cette petite indisposition que j’ai eue la nuit, où je l’avais attendu, lui a donné beaucoup d’inquiétude ; il semble craindre que je ne l’attribue à l’effroi qu’il m’a causé lorsque je le vis, en m’éveillant, tout debout aux pieds de mon lit, car tous les jours, en me demandant comment je me trouve, il ajoute des regrets d’avoir troublé mon sommeil, et d’être entré si tard dans ma chambre, il dit être excusable par l’inquiétude que lui a causé son éloignement ; et quand je le rassure et veux lui ôter cette idée, ses yeux, ses mains, tous ses mouvements me remercient avec la plus touchante expression. Vraiment, ma chère, je t’avoue que, malgré que je n’étais pas contente de ce qui s’était passé, je n’ai pas le courage de me fâcher ; d’ailleurs, fatigué comme il devait l’être, il pouvait avoir besoin de quelque chose chez moi, car tu juges bien que nos appartements ne sont pas brillants, et que nous sommes trop heureux quand nous trouvons chacun un gîte pour nous loger ; aussitôt qu’il y a une chambre, il me la donne, et alors il dort dans son manteau, ou sur un lit quelque part dans la maison. J’ignore encore combien nous serons ici : Maurice n’en sait rien lui-même, car on n’a point encore reçu d’ordre ; je voudrais en être partie ; je m’y déplais ; je ne pourrais rendre pourquoi ; mais l’empressement de l’hôtesse et de ses filles me gêne ; je suis continuellement forcée de les remercier de leur attention ; elles voudraient que j’allasse chez elle le soir, mais j’aime bien mieux rester chez moi, même lorsque je suis seule, ce qui arrive actuellement assez souvent ; comme nous séjournons ici, on envoie Maurice en détachement avec quelques autres, pour les alentours de la ville ; on craint des bandes cachées dans les bois ; tout cela m’est bien désagréable, car, pendant son absence, ces femmes sont encore plus après moi ; elles ont l’air de craindre que je ne m’ennuie ; or, comme elles vendent des livres, il y vient beaucoup de monde ; grand motif qui me détermine encore plus que le reste à n’y point aller. Ma bonne Clémence, écris-moi ; tes lettres m’apportent le seul bonheur que je puisse connaître ; chaque fois que j’en reçois, la plus douce illusion vient faire trêve à mes peines ; je me crois avec toi ; je t’écoute, il me semble t’entendre, comme dans ces temps heureux, où tout en me grondant de mes étourderies, tu venais encore les partager, et prendre ma défense auprès de ma mère, qui te disait toujours : — Vous la gâtez, Clémence, elle ne sera jamais raisonnable. — Hélas ! ma chère, j’apprends à la devenir à l’école du malheur34 ; et dans ce moment, où j’aurais tant besoin de toi, ce n’est plus que ton souvenir qui m’aide à me conduire ; partout où je vais, il me suit. Ah ! ma chère, je t’ai bien fait voyager ; dans mes promenades surtout, je cherche machinalement les mêmes sites, les mêmes images des endroits où nous allions ensemble, les mêmes effets de jour où le soleil entrait dans ta chambre, et fixait sa lumière sur le portrait de ta mère ; chère cousine, j’imagine, qu’en le regardant aujourd’hui, un soupir t’échappe pour ta pauvre Louise. Que j’étais heureuse alors ? Que ta tendresse, en le critiquant, me faisait bouder et recommencer mon ouvrage. Toutes ces scènes me sont encore présentes ; et tout ce qui m’y ramène me donne un moment de bonheur.
Hier, en nous promenant dans un chemin près de la maison, Maurice remarqua une plante tout à fait semblable à celle qui a la forme d’une petite pomme rouge35, et que tu prétendais être si rare, de laquelle tu voulais faire naître des fruits excellents ; tu te rappelles ta belle plantation, eh bien ! ma chère, cet ornement de ton parterre, qui devait, dans sa croissance, faire mes délices, et nous rendre encore plus cher le terrain sur lequel il était. Ah ! tu avais raison, c’était ton ouvrage ; je le trouvai dans un coin abandonné, sans culture ; c’était absolument le même ; j’en faisais l’examen en tressaillant ; je me baissai avec un sentiment religieux, pour recueillir cette plante, que tu aimais, que tu avais élevée dans l’enclos de notre maison ; Maurice, sans deviner le sujet de mon émotion, se mit à en ramasser aussi, et nous en rapportâmes plusieurs. Chère Clémence, si je suis assez heureuse pour te rejoindre bientôt, je les planterai près des tiennes ; nous les verrons croître ensemble ; elles dateront des peines et de l’exil que j’ai souffert loin de toi ; je voudrais pouvoir te les faire parvenir, tu leur donnerais tes soins ; et si ta Louise ne peut revenir, si mes yeux se ferment avant, tu les garderais ; elles te rappelleraient le tendre sentiment qui me les fit arracher d’un lieu sauvage, pour te les rapporter.
Mauléon, 28 fructidor, an 3 républicain36.
Cette fois, ma chère, je n’ai point rêvé, et tout ce que tu vas entendre, n’est rien moins qu’un songe. Je craignais que tu ne me crusses folle ; aujourd’hui, il me serait permis de le devenir ; mon enfant, toi, qui, heureuse citadine, n’est pas, comme moi, exposée à toutes les chances de la vie des héroïnes de romans37 ; tu croiras difficilement mon aventure ; la connaissance du monde et des hommes s’acquiert sans doute dans les voyages, mais la leçon est quelquefois un peu chère ; d’abord, pour te rassurer d’avance, je suis vivante, je me porte bien, et j’en ai le droit. Tu sais que je t’ai parlé de notre hôtesse, 38et de ses filles ; de leur empressement à m’accueillir, à m’attirer chez elles ; j’y allais peu, parce que je préférais être seule ; mais je ne laissais pas d’être reconnaissante de leur prévenante bonté. Entre autres amateurs de littérature qui s’y rendaient, on m’avait souvent fait remarquer un grand gros homme, figure rouge, moustaches imposantes, tout couvert de broderie, de galons39, de bagues, de chaines de montres ; on lui décernait la plus haute considération ; on ne l’appelait que M. le Commandant ; plusieurs fois, il m’avait honoré d’une attention particulière, et même d’une galanterie dont il ne tenait qu’à moi d’être fière ; mais modeste, j’avais reçu tous ces honneurs avec la respectueuse réserve d’une compagne de simple gendarme ; on me vantait surtout ses richesses et sa générosité ; ma petite vieille hôtesse ne tarissait pas sur son éloge ; enfin, hier, elle me prit mystérieusement à part, et après un préambule sur la misère du temps, sur les dangers auxquels une jeune et belle personne pouvait être exposée dans la troupe, si elle n’était pas protégée par quelque personnage en grade ; elle me dit : — Que M. le Commandant faisait le plus grand cas de Maurice ; qu’il pourrait lui être très utile, soit pour son avancement, soit pour mille petites douceurs à lui procurer dans le service ; qu’elle était persuadée que si je voulais en parler à M. le Commandant, j’avancerais les affaires ; qu’il paraissait avoir beaucoup de bienveillance pour moi. Un peu étonnée, je lui dis : — Que Maurice avait peu d’ambition, et qu’à la paix, il comptait retourner à son état de cultivateur. Tout en causant, elle me conduisait du côté de la porte de sa chambre, au fond de la boutique ; elle me précédait, revint sur ses pas, comme ayant oublié quelque chose, et me trouvant alors plus près, elle me dit : — Passez ; — me suivait, ferma la porte, et s’assit contre ; en même temps, j’entendis, dans la boutique, fermer les auvents40 qui donnent sur la rue ; toutes ces circonstances, que je me rappelle, ne me frappèrent point ; je m’assis moi-même, et pris mon ouvrage ; alors, s’ouvre une petite porte qui donne dans leur cuisine, et de là sur la cour, et je vois entrer, en baissant la tête, M. le Commandant, dans toute sa gloire ; je me lève et veux sortir ; la vieille me dit, d’une voix mielleuse41 : — Où voulez-vous aller ; M. le Commandant sera charmé de votre compagnie ; en même temps, il vient à moi, et d’une voix douce, qui me fit trembler : — Vous me fuyez, belle citoyenne ? il ne faut pas se sauver ainsi de ses amis ; il avait pris ma main, et passant un bras autour de moi, il s’assit à demi sur une commode, et me tira à lui ; mon mouvement pour me dégager fut si brusque42, que mon gant lui resta ; il dit, avec un gros rire : — J’en aurai au moins les gans. J’allai à la porte de la cuisine, elle était fermée en arrière ; alors, l’hôtesse vient à moi, et me dit, d’un air très en colère, et les deux poings sur les hanches : — Est-ce que vous avez peur chez moi ? pour qui me prenez-vous ? et que croyez-vous donc ma maison ? — Très honnête, lui dis-je, Madame ; aussi veux-je aller dans ma chambre. Apparemment, mon air les étonna, ils se regardèrent ; l’hôtesse se passa deux fois la main sous le nez, et parla bas au Commandant ; je m’aperçus alors qu’un rideau, qui couvrait la porte vitrée de la boutique, était à moitié soulevé, et je vis les têtes des deux filles, qui riaient en regardant à travers les vitres ; je ne pus douter que je ne fusse tombée dans un piège ; et cette pensée, m’ôtant les forces, je me sentis défaillir, je m’appuyai sur une chaise, que je plaçai devant moi, en me retirant dans le coin de la chambre où je me trouvais ; l’homme alors ôta son grand chapeau, le posa sur le lit, et sans s’approcher ; — Répondez-moi, dit-il, êtes-vous mariée ? — Je fus interdite43 ; le cœur me battait à croire qu’il allait sauter au dehors de moi ; — Monsieur, lui dis-je, m’interrogez-vous ? allez à la Municipalité de Cholet, on pourra vous répondre. Ils se regardèrent encore.44 — On le sait bien, dit l’hôtesse, aussi, n’est-ce que pour vous rassurer, que M. le Commandant vous fait cette question ; vous êtes un enfant ; elle vint me prendre par la main ; comme je me laissais aller, ne sachant plus que penser et croire, je me sentis saisie en arrière, et soulevée de terre, je criai ; et cette femme, mettant sa main sur ma bouche, son doigt se trouva placé entre mes dents, que je serrais de rage45 ; elle jeta un cri si horrible, que les deux filles entrèrent, et un chat, qui dormait sur la fenêtre, fut si effrayé, qu’il cassa un carreau46, et sauta dans la cour ; j’avais la voix libre, et je criais au secours ; je t’ai dit que cette cour est celle des écuries où sont logés les chevaux de la troupe ; deux gendarmes qui rentraient, portant du fourrage sur leurs épaules, entendant mes cris et le bruit de cette vitre cassée, s’approchèrent de l’ouverture, en disant : — Qu’est-ce qu’il y a donc là ? — cette voix dispersa tout, et je me trouvai libre. — Sauvez-moi, m’écriai-je, et j’entendis celui qui regardait par le trou, dire : — C’est la femme de Maurice. En même temps, ils jettent la fenêtre en dedans, et sautent dans la chambre ; M. le Commandant remit son chapeau… — Que faites-vous ici, gendarmes ?… — Ma foi, mon Commandant, qu’y faisiez-vous, vous-même, lui dit un des deux ? c’est un vieux cavalier, le même à qui Maurice avait un jour prêté son cheval ; ceci te rappelle la fable de la Colombe et la Fourmi47 ; j’étais vraiment la pauvre Colombe, qui venait d’échapper à l’oiseau, et un vilain oiseau ; il s’en alla sans répondre, en traînant son grand sabre ; mon vieux cavalier, d’une colère qui ne se possédait pas, voulait mettre le feu à la maison ; — Vieille sorcière, dit-il, il faut que je t’apprenne… et déjà il se mettait en devoir de lui tordre le col. Ses deux filles et elle, tremblantes, s’étaient retirées dans un coin ; — laissez, lui dis-je, ces misérables, et tirez-moi de cette abominable maison ; ils m’aidèrent à sortir par la fenêtre ; — Venez chez ma femme, me dit mon nouveau sauveur, jusqu’à ce que Maurice soit de retour ; toi, dit-il, à l’autre, monte chez elle, et apporte-nous tout son butin. — Je n’avais rien de mieux à faire. Je t’écris en m’éveillant dans mon nouveau gîte ; on attend ce soir le détachement de Maurice, nous verrons à nous pourvoir.
De Mauléon, 29 fructidor, an 3 républicain1.
Ô ! ma chère Clémence, que ta dernière2 m’a rendue heureuse ; mon frère a pu te faire passer de ses nouvelles ; il vit, il est hors de danger ; tendre amie, que ne te dois-je pas ; sans toi, dans mes cruelles incertitudes, je serais morte de douleur ; va, ma chère, mes maux ne sont plus rien, quand mon âme est tranquille sur le sort de ceux qui me sont chers ; quoi ! il a vu ma mère, mon père ? ils ont eu le bonheur de le serrer encore contre leur sein3 ? J’ignore ce qui m’est réservé ; je n’ose plus rien demander à Dieu, après ce qu’il a fait pour les miens ; il entend donc les prières de ses créatures, puisque sa bonté les exauce. As-tu bien pris tes sûretés, pour leur faire passer ta lettre ; combien je désire qu’elle leur parvienne ; elle les rendra tranquilles à mon égard. Tu me donnes bien peu de détails sur la situation où tu leur as dit que je suis dans ce moment ; aurais-tu craint d’en instruire ma mère4 ; et crois-tu qu’il lui soit pénible d’apprendre que sa fille doit la vie à un soldat ; je n’entreprendrai pas d’être plus prudente que toi ; mais, chère cousine, je pense que le bonheur de voir ainsi sa fille échappée à la mort, doit l’emporter surtout ; d’ailleurs, tendre amie, tu lui as bien marqué quel homme c’est que Maurice ; et comme ta Louise, dans son malheur, doit de reconnaissance à Dieu, pour l’avoir fait tomber5 en de pareilles mains ; tu as bien fait de leur celer6 tous les désagréments que tu as éprouvés de la part de ceux qui nous persécutent, tu aurais augmenté leur chagrin, en lisant ta lettre. J’admire le sang-froid avec lequel tu as détourné le mal de notre commune demeure ; nous aurons donc, grâce à tes soins, un lieu où nous pourrons encore nous rejoindre ; hélas ! s’ils m’avaient cru, nous serions ensemble ; j’eusse partagé leurs dangers. Je le vois encore ce jour malheureux, où je les en conjurais ; ô ! ma chère, si tu avais été témoin de cette scène, elle t’aurait déchirée ; et sûrement, mon père t’a épargné ce terrible tableau. 7Après nous être sauvés du château8, que nous laissâmes dans les flammes, avec les scélérats qui le pillaient9, ma mère, qui se soutenait à peine, nous força d’entrer dans une maison de villageois ; ces bonnes gens prirent pitié de nous, et proposèrent à mon frère de le conduire où il voudrait ; ma mère, au milieu de son effroi, ne pensait qu’à ses enfants ; elle ne me voyait pas sans frémir, courant les chemins, exposée à tous les hasards de mon sexe et de mon âge ; l’idée de sa Clémence lui venait sans cesse. — ô ! si je pouvais vous y envoyer, nous disait-elle, mon courage renaîtrait, je me résignerais en la providence10 ; mais ma Louise, mes enfants, qu’allez-vous devenir ? — Ses pleurs, alors, s’ouvrirent un passage ; notre père était appuyé la main sur le visage, je vis qu’il pleurait aussi ; cette vue acheva de me faire perdre la tête ; car, en même temps, je me mis à pousser des cris entrecoupés de sanglots, et ma douleur devint si violente, que je tombai presque sans mouvement, sur le sein de ma mère ; je ne me sentis plus pendant quelques moments ; j’entendis seulement mon frère me dire, d’une voix qui me semblait éloignée : Ma sœur, tu veux faire mourir ma mère ? En même temps, on m’entraîna dans une autre chambre ; je crois que maman se trouvait mal, car j’entendis beaucoup de mouvement ; mon frère revint : — Allons, chère sœur, du courage, viens avec moi ; nos parents sont bien ici, il faut les y laisser ; on va nous conduire dans un autre endroit, car nous ne pouvons rester avec eux. — Il fallait que cette résolution eût été prise tout de suite ; on arrangeait un cheval, mon père me prit à brasse-corps11, et me serra entre ses bras, en me disant : — Adieu, ma Louise ! ma pauvre Louise, prends confiance en la providence, elle ne nous abandonnera peut-être pas ! — Je voulus parler, le conjurer encore de me laisser voir ma mère ; mon frère était à cheval, et faisait signe que l’on me mit derrière lui. C’est ainsi, ma chère, que je quittai12 ce que j’avais de plus cher ; mon père nous suivit quelques pas encore ; il s’arrêta, en nous regardant aller, il leva les bras au ciel, et fit un mouvement pour s’incliner vers la terre. J’appris en chemin, seulement, que nous allions rejoindre des gentilshommes qui avaient passé le matin, pour aller à Rennes, avec leurs femmes, chercher un abri contre le brigandage13 ; tu sais le reste, ma chère14. Je m’étais promis, en t’écrivant celle-ci, de te faire le tableau de la maison où je suis ; mais ces souvenirs ont attristé mon âme, et je ne puis revenir à un autre ton. Adieu cousine, que ton amitié soit le dernier bien que je puisse perdre.
Mauléon, le premier vendémiaire, an 4 républicain15.
Je te dois, ma chère, le récit de la réception de mes nouveaux hôtes16 ; je t’assure que depuis, seulement, que je suis avec eux, j’ai été sans crainte et à mon aise ; ce sont de braves gens, honnêtes, tout cœur, et qui font pour moi tout ce qu’ils peuvent ; je t’ai dit comme ce bonhomme m’emmena tout de suite chez lui ; à notre arrivée il dit à sa femme : — Tiens, voilà la femme de Maurice que je t’amène, il faut que nous la gardions jusqu’à son retour, car il l’avait laissé, sans le savoir, en mauvaise maison… — Suffit. — Si je n’ai pas puni l’hôtesse, c’est que je n’en ai pas eu le temps.
Tu rirais17 presque de mon établissement ; la bonne dame est blanchisseuse18 et vend du vin ; nous occupons à nous deux la moitié de son lit, c’est-à-dire que l’autre moitié est roulée le jour dans un coin, et étendue le soir pour son homme. Je n’ai jamais tant entendu jurer ; à cela près, comme je t’ai dit, ce sont les meilleures gens du monde. Dès qu’elle sut mon aventure… — Ah bien ! elle est heureuse que ce n’ait pas été moi, elle n’en aurait pas été quitte pour son bon œil ; et ce Commandant, avec son gros ventre, une bonne justice mettrait tout cela à l’ombre pendant six mois, pour les rafraîchir… avez-vous eu peur… — Elle atteignait déjà sa bouteille d’eau-de-vie ; j’en fus quitte pour un verre d’eau et de vin. Je t’avoue, ma chère, que j’étais un peu étonnée ; le premier moment fut pénible ; le mari sortit, et je restai avec la femme, qui, tout en me faisant asseoir, jurait après le Commandant ; puis, s’adressant à moi : — Mon enfant, me dit-elle, vous êtes bien jeune encore, mais vous verrez ce que je vous prédis ; tous ces gens-là finiront mal ; les mauvais métiers19 ne profitent pas. Vous ne serez peut-être pas aussi bien ici ; mais n’ayez pas peur, ni commandant, ni capitaine n’y mettront les pieds ; il vient ici des cavaliers boire ; mais ce sont des braves gens ; et puis, mon homme, s’il y en avait qui vous dise un mot qui ne serait pas à dire, il les jetterait par la fenêtre. — L’autre cavalier entra, tenant sous son bras, notre paquet ; il posa le tout ; et la bonne femme, me montrant un cabinet étroit : — Mon enfant, c’est ici que vous mettrez vos petites affaires ; j’y serrais20 mon linge quand il est repassé ; mais il faut bien un peu se gêner. — Je profitai de ce qu’elle me dit pour être seule ; au bout de quelques instants, elle vint m’aider ; il commençait à faire nuit, il fallut songer au souper, je lui proposai de lui être utile ; elle accepta volontiers, et me donnant un panier de salade, elle me dit : — Voulez-vous éplucher cela ? ça vous occupera ; — elle m’apporta une terrine, et je me mis à l’ouvrage. Tu vois, chère cousine, que je ne suis apprentie21 à rien. Son mari rentra pendant que je mettais le couvert, et nous soupâmes assez gaîment tous les trois ; à peine eûmes-nous fini, qu’il se leva ; — Femme, lui dit-il, tu arrangeras tout ça, faut que je me couche, car je suis las ; elle défit de suite son lit, et le lui arrangea dans un coin de la chambre, il fut aussitôt couché, et ronflait avant que nous nous en soyons aperçus ; elle me dit : — Vous couchez-vous de bonne heure ? c’est que demain faut se lever du matin ; — et mettant un bonnet de coton, sa toilette de nuit fut tout de suite faite ; c’est ainsi, ma chère, que je m’établis dans mon nouveau gîte ; le lendemain les coqs et nous s’éveillèrent en même temps ; le mari était déjà parti ; nous restâmes à peu près jusqu’à neuf heures, seules ; mais alors plusieurs cavaliers vinrent déjeuner et boire ; tu juges, cousine, de ce tout qu’il fallut entendre ; on parla beaucoup de mon histoire ; tous furent d’avis qu’il faudrait couper les oreilles au Commandant, qui insultait les femmes de ses soldats22 ; et les têtes s’échauffant, on s’égaya sur le compte des deux filles de l’hôtesse ; la bonne femme s’aperçut que tout cela m’amusait peu ; aussi prenant un ton de matrone23 : — En voilà assez, dit-elle, vous parlerez de tout ça une autre fois ; — dans un moment tous les discours cessèrent ; en sortant, ils lui dirent : — La mère, nous reviendrons dîner avec votre homme ; mais faut pas que ça vous gêne. — J’appris alors qu’il y avait un dîner de plusieurs cavaliers, ceux que je venais de voir devaient en être ; elle se mit à la cuisine, et me rendit mon emploi d’aide24 ; tout en tracassant25, elle me demanda de quel pays j’étais ; s’il y avait longtemps que j’étais mariée, et que je devais être bienheureuse, car Maurice était un bon garçon, aimé de ses camarades, et surtout de son mari ; puis, me regardant avec compassion ; — Voilà un métier, dit-elle, qui ne vous convient guère, et vous ferez bien mieux de retourner chez vous ; mais ce temps-ci tout est bouleversé ; moi et mon homme, notre intention est de retourner à notre village, c’est toujours là qu’on est le mieux. — Son mari arriva avec tous ses convives, et l’on se mit à table avec la bonne honnêteté de soldat ; car, Clémence, tu sais que l’on dit toujours, galant comme un militaire ; en effet, on me fit tous les honneurs, et l’on ne but pas un coup qui ne fût à ma santé et à celle de Maurice, que l’on appelait le brave garçon ; enfin, ma chère, ce que je puis te dire, c’est que ce repas qui, d’abord, me faisait peur, se passa à merveille ; et, à quelques jurements26 près, qui étaient toujours accompagnés d’un sur votre respect, citoyenne, la plus petite maîtresse n’aurait pu se plaindre ; je faisais réflexion que si, réellement j’eusse été une villageoise, devenue la femme de Maurice, cet état n’était pas si désagréable27 ; tous les détails, éloignés de nous, nous font peur ; un grand défaut, qu’ordinairement nous avons, c’est de croire toujours que, loin de nous, il n’y a ni sentiment, ni délicatesse ; c’est peut-être pour autoriser leur manière, d’être avec leurs inférieurs, qu’ils affectent de les croire ainsi ; il y en a d’autres, meilleurs, mais qui, à force d’entendre répéter ces discours à leur insu même, agissent comme s’ils en étaient persuadés, et croient de bonne foi qu’ils sont excusables. Ô ! ma chère, que de pensées cette réflexion pourrait étendre, surtout pour moi, qui ai trouvé dans mon malheur, une âme aussi sensible, aussi honnête que celle de Maurice. Cousine, combien de grands seigneurs ne se seraient pas fait un scrupule d’abuser de ma situation28…
Il est dix heures du soir, nous attendions Maurice hier, et il n’est point encore arrivé ; ses camarades n’ont eu aucune nouvelle de son détachement. Je ne puis me défendre d’idées noires ; je voudrais être à demain. Mon cœur est serré, tendre amie ; j’ai bien peu de repos, ce n’est que dans ton sein que je le retrouverai.
De Mauléon, à l’hôpital29, ce 3 vendémiaire, an 4 républicain30.
J’y suis, mon amie, et si quelquefois je tâche de forcer mon caractère pour adoucir le tableau de mes situations différentes, rends grâces au moins à l’amitié qui voudrait t’épargner la moitié des peines que j’éprouve ; je t’ai dit mes inquiétudes sur le retour de Maurice ; ah ! mes pressentiments n’étaient que trop justes ; le détachement31 dont il était, avait été composé d’hommes choisis ; il n’évite guère ces préférences ; on prévoyait qu’ils pourraient avoir affaire avec l’ennemi ; ce matin, mon bon vieux hôte m’a tiré à l’écart, et m’a dit : — Maurice est revenu… il s’est arrêté… — Ah ça, n’allez pas avoir peur… — J’ai tremblé… — Ce n’est rien, je l’ai vu, il est un peu blessé ; — et où est-il, m’écriai-je ?… — On l’a descendu à l’hôpital, il est bien, j’en sors ; — et ne vous a-t-il rien dit pour moi ?… — si… je ne lui ai pas parlé de votre histoire chez cette femme, j’ai seulement dit que, sur quelques difficultés, vous en étiez sortie, et que vous étiez chez nous en l’attendant. — Et que vous a-t-il dit pour moi ?… — Ah ! il m’a recommandé d’avoir bien soin de vous ; … — est-ce qu’il croit que je le laisserais ? … allons, allons, menez-moi ; j’avais couru si vite, qu’en arrivant à la porte, je ne pouvais plus monter l’escalier : on me mène à son lit, il était entouré de ses camarades, un chirurgien le saignait32 au bras ; j’approche, dès qu’il me voit, il me fixe ; … — vous, vous… ici… c’est vous. — Son sang s’arrêta ; le chirurgien, étonné, lui dit : — qu’avez vous ? prenant sa main, votre pouls n’est pas dans son état naturel. — Et m’apercevant, il ordonna que l’on me fit éloigner ; Maurice eût une faiblesse ; et revenant à lui, il me demanda : — je n’osais… — Le chirurgien me fit appeler, et me regardant en face ; — puisque vous êtes venue, me dit-il, il ne faut plus le quitter, restez avec lui ; il me prit par la main, me fit asseoir près du chevet, et dit aux gens de service : — laissez cette femme avec son mari33, elle le soignera mieux que personne ; — puis, me parlant, — craignez, me dit-il, de trop l’émouvoir ; — je t’avouerai que j’aurais eu besoin de cette consultation pour moi-même, j’étais violemment émue ; la course, ce spectacle dont j’étais entourée, ce sang, tu conviendras qu’il y avait bien de quoi n’être pas calme ; cependant, tâchant de prendre sur moi, je m’efforçai de le paraître. Dès qu’il put parler. — Votre bonté ? dit-il… — et votre blessure ?… — ils disent que ce n’est rien. — Son lit était en désordre ; et tandis que je l’arrangeais, ma main se trouva près de son visage, il y posa ses lèvres, en me regardant avec des yeux qui exprimaient la plus sensible reconnaissance34 ; ensuite il les tint longtemps levés vers le ciel, je craignis qu’il ne s’évanouit une seconde fois ; je pris le parti de lui dire en riant, pour le distraire : — allons, mon cher Maurice, vous êtes trop sensible pour un malade, je ne fais que ce que je vous dois, vous avez fait pour moi bien davantage… — vous viendrez donc me voir quelquefois ?… — comment, je ne vous quitte point, le médecin me l’a défendu. Il paraissait en douter, — oh ! vous le verrez, lui dis-je, me voilà établie, et nous sortirons d’ici ensemble. — Son visage devint animé et rayonnant ; le médecin repassa à son lit, et me dit en souriant : — jeune citoyenne, vous avez du pouvoir sur les malades, n’en abusez pas. — Je t’écris pendant qu’il repose ; ma lettre ne peut partir que demain, je la finirai.
Du 4 vendémiaire, an 4 républicain35.
Tout est préjugé36, mon amie, un hôpital n’est point une si fâcheuse demeure. Je suis soignée, arrangée, gâtée ; des bonnes sœurs s’occupent de la jeune femme du gendarme ; on m’a fait un rempart avec des rideaux blancs, on m’a apporté un grand fauteuil pliant où je suis mieux que dans un lit ; si je pouvais boire deux pintes de bouillon et de café au lait, je les aurais tous les matins ; les confitures arrivent de toutes parts à mon malade ; nous recevons des visites des bonnes âmes de la ville ; mon aventure chez la vieille loueuse de livres a fait du bruit ; les dames me regardent avec intérêt et admiration ; je crains seulement qu’il n’apprenne toute cette ridicule histoire. Sa blessure n’est pas dangereuse, à ce qu’ils disent ; c’est une balle dans le bras, mais qui n’a pas pénétré bien avant ; il a peu de fièvre, et l’on m’assure, qu’avant quinze jours, il sortira sain ; ma chère, c’est ce qu’il faut que tu souhaites à ta pauvre amie de l’hôpital.
Mauléon, du 8 vendémiaire, toujours à l’hôpital, an 4 républicain37.
Aujourd’hui mon âme est triste… je ne retrouverai plus, chère amie, cette sorte de gaîté que je parvenais au moins à feindre ; je suis affaissée sous le poids des souvenirs et des craintes, l’avenir ne me promet rien de mieux ; peut-être est-il un terme à notre courage ? et les efforts pour le relever, lorsqu’ils sont vains, ne servent qu’à épuiser ses forces et à nous avertir de notre faiblesse ; mon âme est triste, et je t’écris pour moi, parce que j’y trouve, ou du moins j’espère, un moment d’intervalle ; c’est être hors de moi-même et toute en toi ; ce n’est pas du dehors que viennent mes peines ; Maurice est à peu près aussi bien qu’il peut être. Sa reconnaissance me paie bien mes soins, et je trouve une sorte de douceur à m’acquitter. Il paraît même plus à son aise depuis qu’il semble que c’est lui qui m’est redevable ; hier, après les petits soins d’une garde-malade, — il faut, me disait-il, il faut, dès que je serai sorti, il faut, qu’à tout prix, j’essaie de vous ramener à votre famille, il le faut… Quelle vie vous menez ici ! que vous devez souffrir tous les jours ! le chemin ne sera peut-être pas impossible ; et, en cas de malheur, si nous venions à être arrêtés, une femme court moins de danger38 ; si nous arrivons, au retour je serai seul ; le sort qui m’attend n’est pas beaucoup à ménager ; — je l’assurai que je prenais mon sort très en patience ; que sa conduite, ses égards pour moi, me rendaient ma situation bien moins pénible, et que rien au monde ne me ferait consentir à le laisser s’exposer pour moi. Le médecin lui donne des soins particuliers, me dit toujours qu’il me le rendra. Ainsi mon mal est en moi, et vient de moi, c’est peut-être ce qui me le rend plus sensible ; n’as-tu jamais éprouvé ces délaissements de l’âme, cette mélancolie qui, de ses mains grises, ternit et décolore tout ce qu’elle touche ; c’est au moral cette sorte de malaise, que l’on ressent quelquefois sans pouvoir dire où l’on souffre. Les maux cuisants comme les douleurs aiguës, donnent un ressort qui ressemble au courage ; on se relève, mais l’abattement se traîne ; on souffre, et l’on manque de force pour crier, on ne peut que se plaindre.
En relisant ma lettre, je ne sais si je te l’enverrai, c’est une vraie lettre d’hôpital ; c’est assez d’y être, je ne veux pas t’y mettre ; cependant tu auras la lettre ; tu n’es pas de celles qui n’aiment de leurs amis que leur gaîté ; je te dois tout moi-même, et mon amitié ne fera grâce de rien à la tienne. Je t’aime assez pour vouloir que tu me prennes telle que je me trouve.
Mauléon, 11 vendémiaire, an 4 républicain39.
40Oh ! ma Clémence, quelle scène j’ai sans cesse devant les yeux, ces horribles images me poursuivent ; hommes ! quel est donc le bonheur que vous voulez acheter à ce prix. J’ai besoin de t’écrire, et je sens que cet épouvantable spectacle viendra, malgré moi, se placer sous ma plume. Maurice avait passé une assez bonne nuit ; je veillais à l’ordinaire ; à l’aube du jour j’entends un grand bruit de chevaux et de voitures ; tout est en rumeur41 dans l’hôpital. On disait, allons, dépêchons-nous, les charriots attendent ; les infirmiers allaient d’un lit à l’autre, faisaient lever les malades ; on emportait dans leur couverture, ceux qui ne pouvaient pas marcher ; étourdie de tout ce fracas, j’attendais ce qui serait décidé de nous ; une sœur me dit, en passant : — restez tranquille, ne dites rien, nous tâcherons de vous garder. — Cependant je voyais entrer une file de brancards, portés chacun par deux hommes, et sur chaque brancard, un blessé ou un mourant. Maurice, me dit : — il faut qu’il y ait eu une affaire près d’ici ; nos gens auront eu du dessous42. — Une longue trace rouge marquait dans la salle le passage du convoi ; les chirurgiens allaient d’un lit à l’autre ; bientôt tout le milieu de la salle fut encombré de langes sanglants ; sur une table était étendu l’horrible appareil de tous les instruments de leur art ; on n’entendait que les cris, les gémissements, les jurements, les plaintes ; bientôt le plancher, de tout cela, fut du sang et des lambeaux de chair humaine ; sur le lit le plus près du nôtre, un malheureux qui avait eu les jambes emportées, fut opéré ; j’ai encore dans les oreilles le bourdonnement sourd de la scie43 ; je m’étais caché le visage dans le traversin de Maurice, qui me disait : — sortez, sortez, ne restez pas là ; — je ne pouvais pas le laisser seul ; peu après, une sœur vint à nous, elle accompagnait une dame âgée, qui me dit : — mon enfant, je viens vous chercher, venez chez moi, j’aurai soin de votre mari ; — la sœur en même temps me faisait signe de la tête d’accepter ; nous n’avions pas le choix, car, dans le moment, un brancard était au pied du lit de Maurice, pour le remplacer ; il se leva, je l’aidai à s’habiller ; il s’essaya, et vit qu’il pouvait marcher ; je lui donnais le bras, nous arrivâmes chez la dame ; c’est une bonne maison bourgeoise ; en sortant d’où nous venons, je me crois en paradis ; Maurice est dans une bonne chambre, un bon lit de serge44 rouge, et un lit de sangles pour moi ; j’eus l’aide de deux servantes pour l’établissement de mon malade, et bientôt après la visite de la maîtresse du logis ; je voulus entreprendre de la remercier, mais il me fut absolument impossible de placer une parole pendant la demi-heure qu’elle restât avec nous ; elle fit revenir les filles, leur fit cent questions sans attendre de réponse, visita tout, me montra tous les meubles de la chambre, l’un après l’autre ; j’appris que cette chambre était celle de son défunt mari, dans laquelle elle n’avait pas pu prendre sur elle de rentrer depuis sa mort ; — le pauvre homme ! je l’ai gardé pendant soixante-cinq jours, il n’a jamais pris un bouillon que de ma main ; ah ça, vous n’aurez besoin de rien ici, je veux que vous preniez chez moi tout ce qu’il vous faut. Ah ! je vous connais, j’ai entendu parler de votre aventure45, ma chère enfant, c’est bien, c’est à merveille, c’est un très bon exemple ; quel âge avez-vous ? vingt ans, n’est-ce pas ; une jeunesse ! et le citoyen a l’air bien jeune aussi ? vous paraissez tous deux de bien honnêtes gens ; je vous laisse. Il n’y a que moi ici ; mes deux filles sont des enfants, ça ne sait encore rien. Avez-vous déjeuné ? — et sans me laisser le temps de dire oui ou non, elle sortit et ferma la porte. Je commençais à m’arranger ; deux minutes après elle revint ; — je puis entrer, n’est-ce pas ; — elle avait sous le bras un gros livre ; — avez-vous été à la messe ? non, je parie ; c’est dimanche, il faut y venir, mes deux filles monteront, et les servantes sont-là ; — je disais, du geste, que je ne pouvais quitter… — n’ayez pas peur, il ne manquera de rien ; c’est à deux pas d’ici ; on vous ferait appeler au besoin ; c’est la belle messe, je veux que vous y veniez ; c’est un bon prêtre46… Vous êtes pour la bonne cause, n’est-ce pas ? — Nous étions déjà en chemin… Oh ! votre aventure a fait du bruit… — Je saisis un intervalle pour la prier de n’en point parler devant Maurice… — Il l’ignore ? c’est tout à fait bien, vous avez raison, c’est sage, très sage… Vous verrez notre confrérie des Dames de Charité47 ; je suis à la tête ; nous quêtons aujourd’hui ; sans cela, est-ce que le culte pourrait se soutenir ? Êtes-vous de bien loin ? oh ! vous me conterez tout cela ; c’est un temps d’épreuve ceci, mon enfant, cela nous vient de Dieu ; il faut de la résignation ; si vous voulez voir un prêtre, je m’en charge… — En entrant à l’église, elle me dit : — ne me quittez pas, venez dans mon banc… — Pendant tout l’office, elle me parlait bas, m’arrangeait ; je crois qu’elle voulait que l’on fut bien sûr que je lui appartenais ; jusques au pain béni qu’elle eut soin de prendre pour moi ; je n’ai jamais entendu de messe si longue ; avant de sortir de l’église, elle me présenta à toutes ses connaissances… — C’est elle, c’est la jeune femme du gendarme, de chez la Dubut ; rien qu’à la voir, je l’aurais deviné ; comme elle a l’air honnête et décente ; c’est une grâce d’en haut, mon enfant ; trois ou quatre bonnes âmes furent invitées, et le tout finit par du chocolat ; Maurice s’était endormi et dormait encore.
Du 12 vendémiaire, an 4 républicain1.
Je n’ai pas fermé ma lettre ; j’ai du loisir, et je t’avoue que je compte le prolonger, si je puis ; le docteur de l’hôpital vient nous voir, je le cajole2 de mon mieux ; et si la troupe part, je le ménage pour un bon certificat d’infirmité3. Maurice, lui, regarde son bras, et dit que ses camarades font son service. Il est cependant assez bien gâté dans la maison ; hier, il voulut se lever, et la dame lui apporta une grande robe de chambre du défunt ; elle entra en la tenant par le collet4, c’est du beau damas jaune à grandes fleurs ; Maurice secoua longtemps la tête ; on se moquera de moi, disait-il ; d’autorité nous l’empaquetâmes, et ma bonne dévote5 l’établit dans un fauteuil, entre quatre coussins ; je me reproche un peu de m’être égayé à son sujet ; j’ai peur que le ciel ne m’en punisse ; et je vais réparer en disant la vérité… Au milieu de tout ce parlage6, qui tient peut-être à la bonté et au désœuvrement, ma digne hôtesse est ce qu’on appelle une femme de bien ; elle en fait beaucoup, et c’est la seule chose dont elle ne parle pas. Son mari était président du grenier à sel7, ce qui ne laissait pas de lui donner un état et de la considération dans le pays ; ses deux filles sont élevées comme des anges ; l’aînée est une blonde, faite à peindre ; et je remarque quelquefois que ses grands yeux bleus se fixent avec une très douce compassion sur Maurice ; sa maman me dit que c’est tout le portrait de son père ; la cadette, qui est le sien, est une petite brune de treize ans, vive, espiègle, singeant tout le monde : elle contrefait le médecin de l’hôpital, à croire le voir entrer dans notre chambre ; elle n’en sort pas ; elle voulait, il y a quelques jours, m’envoyer coucher dans son lit, et passer la nuit auprès du blessé ; je ferai tout cela aussi bien que vous, disait-elle ; l’un et l’autre ont des talents ; la petite badine8 fort joliment sur un clavecin aussi long que notre chambre ; et l’aînée chante avec une voix très juste et très sensible. Maurice est en extase ; il leur dit qu’il n’a jamais été si heureux que depuis qu’il est malade ; cependant, une tristesse interne ne le quitte point ; ce jeune homme a quelque chagrin secret9 ; si je le laisse seul, et cela arrive rarement, je le retrouve la tête appuyée sur ses mains, absorbé, dans ses pensées ; souvent il ne s’aperçoit pas que je rentre ; lorsque je travaille, si je lève les yeux sur lui, pour voir s’il n’a pas besoin de quelque chose, je rencontre toujours les siens, avec une expression douloureuse ; je lui demande ce qu’il a… rien, c’est toute sa réponse ; et puis, il me parle des miens, de ma famille, du bonheur que j’aurai de les revoir, et de me retrouver avec eux. Je lui dis qu’il aura ce même bonheur, et que la reconnaissance de mes parents et la mienne le suivront partout ; il fait un geste de tête, et me répond : — oh ! dans ce métier10-ci, de quoi peut-on être sûr, ce n’est pas le plus fâcheux, cela finit tout. — J’ai relu bien attentivement ta dernière lettre, il y a des choses dont je te demanderais l’explication, si j’étais près de toi. Que veux-tu dire, que je prenne garde de faire mon malheur, et peut-être celui de ce jeune homme ; s’il est aussi honnête que je le crois ; certes, faire son malheur serait une bien coupable ingratitude ; je t’ai déjà dit que je m’étais refusé à le laisser s’exposer pour moi. Est-ce que tu croirais… pardon, ma chère, tu sais que la petite imperfection que l’on te reprochait, était un peu d’exagération dans les idées, tu vois toujours au-delà ; ta mère disait que la lecture11 t’avait avancé l’esprit, et ton père, qu’elle l’avait trop avancé. — Tu crois aux grands sentiments, et tu fais trop d’honneur à ta pauvre exilée ; je me plais sans doute à l’intérêt que j’inspire ; et sans lui, sans cet intérêt, si recommandable, que serais-je devenue ? J’en serais embarrassée, si je n’avais l’espoir de pouvoir le reconnaître un jour… Ta lettre m’attriste en la relisant encore ; hélas ! les instants de relâche ont été si rares depuis longtemps ; cruelle, laisse-moi jouir un moment12.
Mauléon, 13 vendémiaire, an 4 républicain13.
Nous fûmes hier prendre l’air avec mon malade, c’était la première sortie ; mon bras l’étayait14, quoiqu’il eût l’orgueil de ne pas s’y appuyer ; et je traversai la ville, pour gagner le grand chemin15, avec une assurance dont je ne me serais pas crue capable ; il faisait un temps d’automne, doux, frais et voilé : — La convalescence a des charmes ; j’éprouve, me disait-il, un bien-aise que je n’ai jamais connu ; le spectacle de cette campagne me paraît une nouveauté ; il me semble que je revois un ami absent depuis longtemps. — J’allais lui reprocher de penser aux absents ; je me mordis à temps la langue16 ; nous causâmes du temps présent et de nous. On apercevait dans l’éloignement, et sur le bord du chemin, une troupe d’hommes rassemblés ; la curiosité nous y mena ; nous eûmes bientôt un spectacle pénible ; c’était un convoi de prisonniers vendéens, qu’une escorte conduisait ; on leur faisait faire halte avant d’entrer dans la ville ; les municipaux17 étaient là, et prenaient des mesures pour leur sûreté. J’en reconnus quelques-uns, et la crainte d’en être remarquée moi-même me tint un peu en réserve ; la plupart de ceux-ci étaient des gens du pays ; il me paraît que leur manière de faire la guerre a changé ; nous en avions peu de mon temps, et nos troupes n’étaient guère composées que d’étrangers et de déserteurs ; il paraît que leur nombre s’est beaucoup accru, autant que j’en ai pu juger par les différents habillements ; nous en remarquâmes plusieurs vêtus d’une sorte de tunique de grosse toile, ceinte18 d’une corde d’où pend un énorme chapelet à gros grains ; leur coiffure est un large chapeau rabattu ; ils ont laissé croître leur barbe ; tout ce costume leur donne un air vraiment effrayant19 ; tu dois croire, cependant, qu’après mes cinq mois de campagne, avant celle-ci, je ne dois pas m’étonner aisément ; nous essayâmes de causer avec quelques-uns, dont le patois ne m’est pas étranger ; et je te peindrai difficilement l’excès de fanatisme20 que l’on est parvenu à leur inspirer ; tu croiras avec peine, que plusieurs nous ont dit, et croyaient sincèrement que, s’ils étaient tués à la guerre, ils devaient ressusciter au bout de trois jours, et se retrouver dans leur paroisse ; on cite gravement plusieurs exemples, de gens qu’ils ont vu tuer, et qu’ils ont retrouvés ensuite. Il y a dans leur fait, beaucoup plus de fanatisme religieux, que de fanatisme politique ; ils n’ont même pas une idée bien nette de la cause qu’ils défendent ; tous étaient persuadés qu’ils allaient à la mort, et aucun ne paraissait s’en embarrasser beaucoup. Cependant, l’humanité a un peu repris ses droits, et ces terribles exécutions en masse n’ont plus lieu21. D’autant ils mangeaient, buvaient froidement ce que la bienveillance publique leur avait apporté, ceux qui les conduisent, et qui souvent ont eu affaire à eux, nous dirent que ces Vendéens sont extrêmement braves ; on les a vus, sans armes, ou avec des bâtons se jeter en foule, à corps perdu, sur des canons, et les enlever ; on nous en montra un qui s’était défendu seul dans une maison, pendant plus d’une heure ; il avait fallu le forcer d’étage en étage, et il avait fini par se précipiter du toit ; couvert de blessures, son regard menaçait encore ; du nombre étaient deux chefs et trois prêtres22, dont le sort est bien hasardé ; ils étaient liés et gardés à vue, et semblaient très calmes et déterminés ; les gens du pays s’échappent souvent, et leurs gardes même les facilitent ; nous en vîmes plusieurs qui, réclamés par leur commune, leur furent rendus, sous promesse d’en répondre. Nous parcourûmes cette triste troupe, nous réunissant aux habitants du lieu, qui leur apportaient des secours : ceux-ci n’avaient rien de cette fureur, dont nous avions été témoins et victimes à Cholet. Je crois que les dangers partagés, disposent à la compassion ; plus rapprochés du théâtre des événements, on craint pour soi le sort qu’éprouvent les autres, et l’on se porte volontiers à soulager le malheur dont on prévoit l’atteinte. Maurice distribua le peu d’argent qu’il avait, avec une simple bonhomie23 qui me charma ; il semblait remplir une fonction. N’as-tu jamais remarqué comme la bonté se trouve à son aise dans le cœur des militaires, quand elle s’y loge ; ils ont une manière ronde et franche de faire le bien, comme s’ils n’y pensaient ni avant ni après ; ils le font comme chose indifférente, sans attention ni intention ; ils consentiraient volontiers qu’on leur prenne ce qu’ils veulent donner ; ils croiraient y gagner la façon24. Nous revînmes ensuite avec Maurice, et ce ne fut qu’au retour, que j’éprouvai une émotion de souvenir ; je ne puis l’appeler serrement de cœur, car il se dilatait ; cependant le sentiment était pénible et doux à la fois ; tout en tenant son bras, je me laissai aller à une rêverie qui me rappela la prairie de Cholet ; je comparai ma situation à celle de ces gens que je venais de voir ; comme eux… M’entends-tu ? et je tenais mon libérateur près de moi ! Il s’aperçut aussi de mon état d’absence, lorsque mes bras tombants laissaient aller le sien. — Qu’avez-vous, me dit-il. — Et moi, ingénue, je te l’avouerai, je ne lui cachai rien de ce qui se passait en moi. — Maurice, j’ai été comme eux !25 — Il pressa ma main avec une très sensible affection. — J’étais alors plus heureux que vous, me dit-il… — Le seriez-vous moins maintenant ? Il pressa encore ma main, et me parla de l’espérance de revoir ma famille. — Dès que j’aurai mes forces, dit-il, il faut l’entreprendre. — Puis, sans me laisser répondre ni m’expliquer, il doubla le pas ; nous rentrâmes dans la ville et chez nos bonnes hôtesses.
Mauléon, 14 vendémiaire an 4 républicain26.
Si j’ai aujourd’hui un style, un ton de demoiselle27, ne me méconnais pas ; je me suis crue dans le salon de ta mère, un jour d’assemblée28 ; oui, ma chère, et je suis encore dans l’habillement galant d’une jeune citadine ; il faut l’expliquer, cette énigme ; Maurice, qui est actuellement à peu près guéri, est descendu chez notre hôtesse ; nous y ayons passés ensemble la soirée d’hier, ses filles et elle nous reçurent avec toutes les grâces de la bonne honnêteté, et nous fûmes invités à un dîner pour aujourd’hui ; on devait se trouver plusieurs dames, j’aurais bien désiré m’en dispenser ; mais il me fut impossible ; j’alléguais29 vainement tous les petits détails dont les femmes se servent toujours ; mon défaut de toilette surtout ; effectivement je ne suis pas recherchée de ce côté, car dans mes derniers arrangements, tu juges bien que je ne me suis occupée que d’habits solides, qui puissent convenir à mon nouvel état ; c’est une jupe de drap dont j’ai fait le juste30 en habit de cheval, un chapeau de castor, car je perdis le mien dans la prison ; tu vois ton héroïne31 ; je représentai que mon habillement n’était pas décent ; l’aînée des filles alors me dit : — si j’osais, je vous proposerais une de mes robes, je suis sûre qu’elle vous irait bien ; — la petite sœur se leva comme une folle, et fut chercher dans l’armoire, qu’elle défit toute une robe de mousseline blanche, elles me la firent essayer malgré moi ; la dévote s’extasiait comme elle allait bien, et comme j’étais belle dans un vêtement léger ; car, ajoutait-elle, tous ces vêtements de drap ne vont pas bien aux femmes32 ; il fut décidé que je mettrais la robe blanche ; on parla toilette le reste de la soirée ; on me demanda si j’avais été à Rennes, je répondis que oui ; alors les jeunes personnes de me questionner sur les modes ; je vis que Maurice s’ennuyait ; et pour changer de conversation, je proposai à l’aînée de chanter et de se faire accompagner de sa sœur ; la partie fut acceptée, et nous remontâmes dans notre chambre pour trouver le long clavecin ; la petite s’essaya un peu ; je ne pus me défendre d’y poser les doigts ; et dans un mouvement assez prompt, je lui dis, — ce n’est pas cela ; votre place un moment ; — je vis qu’elles étaient étonnées, et je me repentis presque de m’être avancée ; je pris la musique qu’elle tenait ; et quoiqu’avec difficulté, ne connaissant pas aussi bien la touche d’un clavecin, je m’en tirai et méritai leur attention ; Maurice était tout yeux et toute oreille ; la maman me dit : — vous savez sûrement chanter ? ô ! que je me suis bien doutée que vous aviez tous les talents, c’est ce que je répète toujours à mes filles, il n’y a que cela pour être aimable ; la jeunesse passe, et les talents restent ; quand j’étais jeune, je ne pensais pas assez tout cela ; j’étais folle ; hé puis ! on m’a mariée que je n’avais pas encore de raison33 ; votre époux sait-il la musique aussi ? il doit vous accompagner sûrement ? ah ! le joli ménage, vous ne devez jamais vous ennuyer ; — Maurice, à qui elle s’adressait, s’avança, et répondit avec un soupir, ce vers de Voltaire :
Je ne suis qu’un soldat, et je n’ai que du zèle.34
Ses yeux s’arrêtèrent sur moi, avec une expression douloureuse ; je t’avoue, ma chère, que je suis souvent embarrassée et peinée avec cette bonne dame, qui nous parle toujours de notre prétendu bonheur. Je m’aperçois que ce jeune homme est plus triste encore ; il semblerait que ces images d’une douce union, le rendent malheureux ? étonnée de sa réponse, je lui dis en riant : — vous citez juste ; — de souvenir, dit-il, mon oncle le curé aimait les livres, et nous lisions ensemble. — Je me retirai du clavecin et j’invitai la jeune personne à recommencer ; elle prit une ariette35 pour accompagner sa sœur, dont je t’ai dit que la voix est agréable et très étendue ; elles me prièrent, à mon tour, de chanter ; je ne sais si la musique douce que je venais d’entendre, après en avoir été privée si longtemps, ou plutôt les souvenirs heureux et charmants qu’elle faisait naître dans mon âme, m’avaient attendri : mais je me sentais une émotion extraordinaire ; c’est ainsi, ma chère, que tout ce qui me ramène vers toi, m’affecte à la fois de plaisir et de peine. Alors, cette jolie romance de Clémence Isaure36, que tu m’avais apprise, et que nous appelions notre Noël, me revint : les douces inflexions de ta voix, qu’elle me rappelle, plus qu’aucune autre, me remettent tout de suite au temps heureux où je te l’entendais chanter ; je respire l’air qui t’environne, et je crois qu’il me serait pénible de l’entendre d’un autre, elle me semblerait profanée ; je la chantai pourtant ; mon cœur était tout avec toi ; ce nom de Clémence, que je n’avais prononcé depuis si longtemps, donnait, sans doute, à ma voix, une expression bien touchante, car je m’aperçus que tous ceux qui étaient autour de moi, partageaient mon attendrissement ; Maurice surtout me parut37 avoir les yeux mouillés ; il était appuyé sur le dos du fauteuil où était assise la plus jeune, à côté du clavecin ; il se trouvait devant moi ; ses regards étaient fixes ; il semblait craindre que le moindre mouvement ne lui fit perdre quelque chose ; lorsque j’eus fini, il resta longtemps dans la même attitude, comme un homme qui entend encore. La journée d’aujourd’hui a été très agréable, c’était la fête de la maman ; nous l’ignorions ; mais la petite, en chiffonnant38 ce matin, ne pouvait contenir sa joie. Maurice était sorti seul pour la première fois depuis sa blessure ; les deux jeunes filles passèrent la matinée avec moi ; elles firent à peu près leur toilette dans ma chambre, me demandant des avis sur ce qui allait le mieux ; enfin, à midi, Maurice rentra ; nous étions sous les armes pour recevoir la société3940. Tu me revois, chère cousine, dans l’attitude que j’avais près de toi, que tu appelais, en riant, celle d’une vestale41 ; toutes les personnes invitées arrivèrent ; c’étaient des dames d’un certain âge, point de demoiselles, un seul jeune homme, qui me parut avoir la prétention de plaire à l’aînée de la maison ; je vis avec plaisir que Maurice était bien, et nullement embarrassé ; toutes les dames me saluèrent avec une considération qui m’avertit que l’on savait mon histoire ; leurs maris surtout affectèrent pour Maurice, beaucoup d’honnêteté ; notre hôtesse s’empressait autour de lui, demandant sans cesse, comment il se trouvait, pourquoi il avait osé sortir, et le grondant presque de ce qu’il ne s’était pas trouvé le matin au bouquet que ses filles lui avaient donné ; encore une année, disait-elle, ce jour m’est toujours cher ; c’était aussi la fête de ma mère ; et jusqu’au moment où je fus assez heureuse pour l’être, depuis que je l’avais perdue, je ne la passais pas sans la pleurer ; bientôt, mes enfants, je vais la joindre ; la bonté de Dieu me fera sûrement retrouver ceux que j’aimais sur la terre ; à votre tour, vous garderez mon souvenir ; elle prononça ces derniers mots en pleurant, ses filles l’embrassèrent ; et je pensais à nous… En se dégageant de leurs bras, elle avait un visage où se peignait à la fois le sentiment d’une mère, fière de l’être, et la satisfaction d’être aimée de ses enfants ; — ô, dit-elle en regardant Maurice, vous avez bien perdu ? — Oui, Madame, je vois rarement du bonheur ; celui que vous donnez est bien pur, et ceux qui le partagent peuvent espérer de le conserver longtemps. — Elle le fit asseoir près d’elle ; et pendant le dîner, lui parla souvent à demi-voix, lui faisant partager les petits embarras du service ; sur la fin, la conversation devint générale ; le jeune homme que j’appellerai le prétendu42, car je crois n’avoir jamais vu personne à qui ce rôle convienne aussi bien, parlait avec une assurance et un ton théâtral43 qui m’étonnait toujours ; ajoute à cela, qu’il avait un air satisfait qui le rendait complètement ridicule ; je crus m’apercevoir que la jeune demoiselle pensait comme moi ; il entreprit d’être galant ; et comme j’étais étrangère, ses attentions se dirigèrent vers moi ; il m’adressait la parole lorsqu’il disait quelque chose de scintillant, comme à la seule personne capable de l’entendre ; il en dit une si grande quantité, que je suis forcée de t’en faire grâce ; il nous parla beaucoup des malheurs de la révolution ; du nombre, il contait d’avoir été distrait de ses études ; il était près de prendre ses grades, et se destinait au barreau44 ; Maurice, qui s’aperçut qu’il ennuyait tout le monde, lui dit : — Citoyen, les grandes révolutions ne peuvent guère se faire sans qu’il en coûte à l’état45 ; — le jeune homme seul ne sentit pas la plaisanterie ; mais la dévote, craignant qu’il ne s’en aperçût, lui offrit quelque chose ; et, s’adressant à sa mère, lui demanda : — si elle avait eu beaucoup de peine à soustraire son fils à la réquisition46 ; — c’est vraiment, disait-elle, ce qui m’aurait le plus coûté, si j’en avais eu un. — Oh ! pour moi, je n’y aurais jamais consenti, reprit la dame ; bien heureusement, mon fils n’avait pas l’âge, il s’en manquait de quinze jours ; mais certainement, il ne serait pas parti ; je n’aurais jamais sacrifié les espérances qu’il donnait à sa famille ; un jeune homme pour qui, moi et mon mari, avions pris des soins extrêmes, donné une belle éducation, et qui avait alors beaucoup acquis, nous n’eussions jamais pu nous y résoudre ; — un monsieur qui était à côté de moi, reprit : — mais, madame, cela n’était pas facile, et je doute que vous eussiez réussi ; d’ailleurs, je ne crois pas que ce soit un malheur pour les jeunes gens de sortir de leur pays, cela achève de les former ; l’état de soldat n’est pas bon pour toute la vie, mais pendant quelque temps il apprend à vivre ; et j’ai toujours remarqué que les hommes, en quittant une vie molle et efféminée, telle qu’ils l’ont dans leur famille, ne pouvaient qu’y gagner ; ce n’est pas dans nos cités que ce sont formés les génies et les talents. Le jeune homme ne dit plus rien : je ne pus m’empêcher de sourire en voyant l’impression que ce discours avait fait sur sa mère ; elle regarda Maurice d’un air dédaigneux, comme si ce fut lui qui lui eût attiré ces réflexions ; mais un homme âgé fit cesser la scène ; — ho ! ça, dit-il, ne consacrons donc pas un beau jour comme celui-ci, à parler révolution, elle nous fait assez de mal, sans nous en occuper encore ; c’est un des grands motifs qui me fait regretter le temps passé ; on riait, on s’amusait plus qu’aujourd’hui ; on dirait que notre gaîté est autant en révolution que notre bon sens ; voilà des jeunes demoiselles qui s’ennuient ; et j’étais entièrement de son avis ; — hé bien, dit le jeune homme, en faisant un effort sur lui-même, il faut nous amuser, ma chère mère, vous étiez si gaie autrefois, vous devriez nous chanter quelque chose ; — la bonne dame était de trop mauvaise humeur, et dit qu’elle n’avait plus de goût pour le chant ; le prétendu s’occupait de musique ; il commanda presque à la jeune demoiselle, de chanter un duo, celui de Blaise et Babet47, dont il ferait l’autre partie ; — je suis enrhumée, lui dit-elle, assez sèchement ; — en ce cas, je chanterai donc seul ; — et de suite, sans se faire prier, il commença ou plutôt il recommença cinq ou six fois, en disant toujours, — ce n’est pas cela, j’ai pris trop haut ; — heureusement, il le prit assez bas mais, pas encore autant qu’il l’aurait fallu pour nos oreilles ; nos yeux étaient pour le moins aussi fatigués, car il faisait des gestes comme un acteur ; ajoute à cela, qu’il chantait en même temps un petit bout d’accompagnement, lorsqu’il pouvait le placer ; c’est alors, ma chère, que je me retins de toutes mes forces, pour ne pas rire ; aussitôt qu’il eût fini, il se leva et fut se placer près de la cheminée, pour se rajuster, tournant le dos à tout le monde comme pour se dérober à l’effet qu’il avait produit ; mais nous n’y étions pas encore ; il tira de sa poche un petit morceau de papier, qu’il lut à part lui ; puis, s’adressant d’un air gracieux, à notre chère hôtesse, il lui chanta des couplets de sa composition, dont le refrain était, un peu de tout, et rien de trop ; en chantant ces derniers mots, il penchait le corps en avant avec une satisfaction qui le sortait de lui-même ; ses mains surtout semblaient vouloir atteindre ses auditeurs, pour mieux leur faire entendre toute la finesse de ce refrain : je vis que la jeune personne souffrait. Sa mère, pour détourner l’embarras et l’ennui que lui causait les vers et les couplets, fit apporter des vins étrangers : on s’égaya un peu ; ils eurent plus ce succès que la musique du prétendu ; on fit la guerre à Maurice, qui ne voulait pas en boire : l’hôtesse l’exigea avec tant de grâces, qu’il fut forcé de se rendre, et je m’aperçus qu’il devint très animé ; c’était peut-être l’effet de la diète à laquelle on l’a obligé depuis qu’il est malade. Notre dévote, elle-même, s’anima, et m’appelant près d’elle, me fit mettre à côté de Maurice. — Allons, monsieur le Gendarme, dit-elle, il faut être galant, c’est aujourd’hui votre convalescence ; il faut remercier cette charmante femme de tous les soins qu’elle a pris de son mari48 ; comme elle est jolie dans ce moment. Sentez-vous bien tout votre bonheur : une jeune femme vertueuse, belle, et un ange ; heureux jeune homme ; remerciez le ciel du présent qu’il vous a fait ; rien n’est plus rare aujourd’hui que la vertu réunie aux grâces. Que j’aime à voir une union aussi tendre ! c’est l’image de l’âge d’or. Oh ! je veux absolument que notre connaissance soit plus intime ; j’entends ne vous pas perdre de vue, et vous serez forcé, en sortant d’ici, de me promettre de vos nouvelles partout où vous irez. — Et prenant la main de Maurice et la mienne, elle les joignit ensemble49, en ajoutant : — je suis votre amie. — Son visage exprimait une bonté touchante ; en vérité, ma chère, cette femme a une âme extrêmement bonne et sensible, sa dévotion est angélique et lui sied à merveille ; soit que tout ce qu’elle venait dire, l’accent qu’elle y avait mis, la vraisemblance qui se trouvait alors dans le tableau, eut fait illusion à Maurice, mais il était très ému. Ses yeux nous parcourait d’un air enchanté ; et regardant la dévote, ils semblaient la remercier de tout le bonheur qu’elle lui supposait. Moi-même, ma Clémence, car il faut te l’avouer, j’étais sensible et attendrie de l’intérêt que je faisais naître. La plus jeune de ses filles vint derrière nous, et s’appuyant sur la chaise de sa mère : — comme vous êtes occupée, dit-elle, vous ne pensez plus à nous. Et vous, monsieur Maurice, ma sœur s’ennuie. — Je jetai les yeux sur elle, et je vis qu’elle était pensive ; elle se leva en rougissant, et vint embrasser sa mère avec un mouvement extraordinaire. Je lui pris la main, et je la sentis tremblante. — Qu’as-tu, mon enfant ? au bonheur ! — Maman, il est toujours près de vous. — Ses yeux étaient mouillés ; elle jeta un regard sur le prétendu, et je crois qu’il n’était pas à son avantage. On se leva de table pour prendre le café ; peu d’instants après, la dame sortit, et avec elle un gros homme qui n’avait rien dit ; elle ne nous laissa que son fils. On se rassembla davantage ; la conversation fut plus intéressante ; et s’engageant insensiblement, revint à la révolution. Maurice s’exprima avec un feu, une énergie que je ne lui avais pas encore vu. Ma chère Clémence, je ne pouvais m’empêcher d’être de son avis50, quoique je suis bien payée pour être du contraire. Hélas ! le maudit orgueil humain a fait bien du mal ; nous étions toutes quatre réunies, elle, ses filles et moi. Les hommes causaient debout devant la cheminée ; mais se rapprochant de nous, la dévote fit encore une place à Maurice. Chacun alors fit son petit groupe. Je causais avec les jeunes personnes, et je vis que l’hôtesse s’emparait absolument de Maurice, et lui parlait avec action. En me regardant ensuite, elle m’appela, et me fit asseoir. Se trouvant placée entre nous, — je veux, dit-elle, que vous me contiez toute votre histoire ; je veux apprendre de vous tout ce qui vous intéresse. Il n’y a pas longtemps que vous êtes marié, vous êtes si jeunes. Vous devez vous aimer beaucoup, et c’est bien naturel ; un bon ménage c’est la plus grande grâce que Dieu puisse vous faire en ce monde ; oh ! on voit bien que vous n’étiez pas nés pour le métier que vous faites. Je voudrais que ma fille vous ressemblât et que mon gendre fût comme vous. — Tu juges si j’étais à mon aise ; Maurice tâchait de la remercier de la tête et des yeux. Il était vraiment au supplice ; les miens restaient baissés. — II ne faut pas rougir, mon enfant ; aimer son mari, c’est un devoir, et vous devez le trouver doux, l’un et l’autre. Hélas ! je connus ce bonheur autrefois ; mes enfants aujourd’hui, me consolent de la perte de leur père. Aimable couple, lorsque vous en aurez, vous serez encore plus heureux : c’est la récompense que Dieu envoie sur la terre à ceux qui remplissent les devoirs qu’il leur a donnés51. — Elle alla nous chercher le portrait de son mari ; Maurice resta absorbé dans une profonde rêverie, et n’a presque plus parlé de la soirée ; et moi, pour me tirer de peine, je suis montée dans ma chambre, d’où je t’écris, avant la poste qui part ce soir. Honnêtement, je dois redescendre, et ne pas les laisser. Je te devais le récit d’une bonne journée ; je n’en aurais pas joui sans la partager avec toi. Hélas ! n’aurai-je peut-être plus que les tristes détails accoutumés à t’écrire ; reçois cet instant de paix, et que ton cœur me renvoie l’assurance que tu l’as ressenti avec moi ; ton cœur m’est toujours nécessaire.
De Mauléon, 17 vendémiaire, an 4 républicain1.
Oh ! ma Clémence ! que tu avais raison : imprudente, j’osais douter de la sagesse de tes avis. Qu’ai-je fait ?… où suis-je ?… que vais-je devenir ?… Ah ! fatale journée, le charme est rompu, le voile est tombé ; le passé fait peut-être ma honte, et le présent fait mon désespoir. Funeste2 crédulité3, ma présomption4 m’a perdue : oh ! ma chère amie, quel récit à te faire ; mais tout s’épure5 en arrivant jusques à toi. Je t’ai dit hier l’heureuse journée que nous avions passée ; on se retira un peu tard ; Maurice était mieux, je t’ai même dit qu’il était plus animé qu’à l’ordinaire6. Je crois bien que le vin et les réflexions de l’hôtesse y avaient contribué ; je les suivis et ne rentrai que lorsqu’il fut couché ; son lit est dans une alcôve7 ; le mien est derrière un paravent près de la fenêtre. Pendant la nuit, je l’entendis plusieurs fois dans une agitation violente8 ; il parlait seul, semblait rêver, et prononçait souvent mon nom. Je crus d’abord qu’il était souffrant et qu’il m’appelait : je me levai assise, et j’écoutai : je l’entendis alors qui sanglotait en dormant, avec des soupirs étouffés. Il répétait d’un accent terrible : — jamais… quoi jamais… — Je craignis que ce ne fût un délire. Je ne quitte que ma robe pour me coucher ; je me jetai en bas du lit, je prends la lumière, et vais à lui. — Qu’avez-vous, lui dis-je ? — Sa tête était nue9 ; son visage animé ; il me regarda un moment sans me répondre, avec des yeux fixes et égarés.10
J’eus peur. Je lui répétai encore : — Maurice, qu’avez-vous ? répondez-moi. — Alors, par un mouvement violent, il se leva à demi, me saisit la main dont je tenais la lumière ; elle tomba et s’éteignit ; il porta mon bras à sa bouche ; et l’y tint collé en le pressant de ses lèvres ; je ne cessais de lui dire : — Qu’avez-vous ? Qu’est ce ! vous me faites mourir de frayeur ; — sans me répondre que par des accents11 étouffés, il me serra entre ses bras et m’attira à lui. Je sentais son visage brûlant sur le mien, et ses lèvres pressées sur les miennes, m’ôtèrent quelques temps l’usage de la voix12. Je parvins à me dégager un moment, et je m’écriai ; — ah ! malheureux,… cruel… vous m’accablez de douleur.13 — Ses bras se relâchèrent, et je pus me relever ; alors il se précipita de son lit en s’écriant : — mourir, mourir ensuite. — Dans l’obscurité je m’étais éloignée et retirée derrière le paravent : je l’entendais parcourir la chambre ; un meuble qu’il renversa dans la cheminée, répandit le feu qui était couvert : à cette lueur obscure, il m’aperçut, et s’arrêta ; d’effroi et de faiblesse je me laissai tomber assise sur mes talons, la tête cachée dans mes deux mains appuyées sur mes genoux14, et je m’écriai : — malheureux Maurice, que voulez-vous de moi, est-ce ma mort ?15 Je te conjure, au nom de Dieu, aie pitié d’une infortunée.16 — Il vint à moi sans parler, et essaya de me relever ; je me raidis17 dans l’attitude où j’étais, et je m’écriai encore : — malheureux Maurice. — La voix me manqua : je me sentis suffoquée ; je pus dire seulement : — je me meurs. Il me quitta, courut précipitamment à son alcôve, je l’entendis tomber et se débattre ; il poussait par intervalle des gémissements sourds.18 Nous restâmes ainsi près d’un quart d’heure, l’un et l’autre, dans le silence ; je crus alors qu’il n’était plus ; je l’appelai : — Maurice ? — Ne craignez plus, me dit-il, mais ne m’approchez pas. — Le jour commençait à poindre19 ; j’entendis en même temps du mouvement derrière ses rideaux : je distinguai qu’il s’habillait ; il revint au milieu de la chambre, et me dit : — rassurez-vous ; pardonnez-moi si vous le pouvez, ne me haïssez pas. J’ai été dans un accès de fureur20, je ne me connaissais plus ; mais c’en est fait21 ; vous ne me verrez jamais, et je me ferai justice. — Il m’effraya encore plus. Je lui criai : — où vas-tu malheureux ? — Mais sans me répondre, il poussa la porte et descendit ; j’entendis celle de la rue rouler sur ses gonds22 ; ma fenêtre y donne, je l’ouvris ; il était déjà loin, marchant à pas précipités.23 Je restai seule, immobile, et je crois que je perdis quelque temps l’usage de mes sens. Je me retrouvai assise sur mon lit, et baignée de larmes24 ; il était jour, j’entendais déjà du bruit dans la maison ; je ne savais que faire, quel parti prendre, que dire ! qu’allait-on penser de moi ?25 heureusement l’usage n’est pas d’entrer chez nous le matin, avant que je sorte de la chambre. Je suis restée plus de deux heures dans cet état, sans pouvoir prendre aucune résolution ; enfin, je me détermine à aller chez la femme du vieux cavalier, peut-être, savaient-ils ce que cet infortuné était devenu ; je descends doucement sans être aperçue ; au détour de la rue, je la rencontre ; — vous voilà, dit-elle, j’allais vous chercher ; qu’est-il donc arrivé ?… et Maurice, dis-je ?… — elle voulut me ramener, je préférai de la suivre ; j’appris en chemin, que Maurice était venu chez eux le matin, qu’il leur avait dit, d’un air égaré : — il faut que je parte, prenez soin d’elle ; si à la paix, vous pouvez la reconduire dans sa famille, vous êtes sûrs d’une bonne récompense ; elle n’est pas ma femme ; c’est à elle à vous dire son nom.26 — Mon mari lui a dit : — tu ne partiras pas, je te garde ; où iras-tu ?… — Deux de nos jeunes gens étaient à boire ; l’un d’eux lui a conté toute votre histoire avec le commandant27 ; tout à coup, il a pris son sabre sous le bras, et a sauté les escaliers ; mon mari l’a suivi ; en arrivant, nous ne trouvâmes personne à la maison ; — on ne sait ce que ceci peut devenir, dit la femme, fermons toujours la porte… — Je me hâte de t’écrire, afin qu’à tout événement, tu aies nouvelles de moi ; je me sens à peine28 ; il est onze heures, et nous n’entendons parler de rien…29 Oh ! ma chère, quelle scène ! et plût à Dieu encore que ce fut la dernière…30 la femme veut sortir et savoir ce qui se passe ; on entend beaucoup de rumeur dans la ville ; des patrouilles armées parcourent les rues. Je ferme ma lettre, et je la lui donne pour la jeter à la boîte de la poste ; elle veut que je m’enferme dans le cabinet jusques à son retour. Oh ! ma Clémence, lève pour moi tes mains au ciel ! si cette lettre te parvient, que ta pitié… ta pitié, ah ! c’est elle dont j’ai besoin. Le désordre de ma lettre, celui de mon âme, lui sert trop d’excuse.31 Adieu, hélas ! peut-être pour jamais, adieu.
Je t’écris d’un monde nouveau32 ; tout me semble changé autour de moi ; après une nuit de marche, presque continuelle, dans une masure33 ruinée, au milieu des bois, une solive34 tombée est mon pupitre ; le chaume arraché du toit nous réchauffe et m’éclaire ; les enveloppes de tes dernières lettres et le crayon du souvenir, que tu m’as donné, voilà ce qui me sert à t’écrire ; le sommeil qui s’est emparé de tout ce qui m’entoure, n’a pu venir jusques à moi ; mes yeux ne connaissent plus que les larmes ; et cependant, loin d’être accablée de fatigues et de mes peines, je me sens une force inconnue au-dedans de moi ; le besoin de fixer mes pensées, m’éveille presque autant que le besoin de te les faire parvenir ; si tu crois mon esprit égaré, si tu lis un jour ces lignes, et si l’histoire de ma vie, depuis deux jours, te paraît le récit romanesque d’une imagination en délire ; est-ce ma faute ? excuse ma destinée qui a rendu la vérité invraisemblable35.
Tu m’as laissée enfermée dans le cabinet ; environ une heure après, j’entends ouvrir la porte de l’escalier ; un bruit d’armes, des voix d’hommes, et la femme avec eux, qui leur disait : — Qu’est-ce que vous chercherez ici ? il n’y est pas ; quand vous mettrez tout sens dessus dessous ; tenez, voilà les armoires, regardez ; si votre commandant n’avait pas été un vieux fou, ça ne serait pas arrivé. Dieu est juste ; ils s’en allèrent. — Tu peux penser dans quel état j’étais ; la femme vint m’ouvrir ; — sortez, et n’ayez pas peur, ils ne reviendront pas ; — elle me fit asseoir, et s’assit à côté de moi ; — ah ça, dit-elle, le commandant est mort, et c’est Maurice qui l’a tué36 ; — je fus prête à me trouver mal ; … — oh ! quand vous vous pâmerez37, ça ne le fera pas revenir ; ce qui est fait est fait ; faut vous tenir ici jusqu’à ce que mon homme revienne, il ne peut pas tarder ; nous verrons après ce qu’il y a à faire. — Tu es peut-être étonnée de cette présence d’esprit, qui te rend tout, mot pour mot ; eh bien, mon amie, je crois aux grâces d’état38 ; j’ai tous les événements devant les yeux ; je te peindrais les visages ; je ne me ressouviens39 pas ; je vois… Nous restâmes là jusques à cinq heures du soir ; elle me fit manger, me força de boire même de la liqueur ; — on ne sait ce qui arrivera, dit-elle, il faut du courage ; on ne vous abandonnera pas, soyez tranquille. — Soit accablement, soit peut-être ivresse, je dormais quand le mari rentra ; la nuit tombait. — Allons, dit-il, il n’y a pas de temps à perdre ; femme, vas seller mon cheval et celui de Maurice, tu les conduiras dehors par la petite porte du jardin ; — elle descendit sans rien dire ; — vous… Maurice est en sûreté ; je l’ai laissé dans le bois, à une lieue d’ici, je vais le joindre, nous ferons six lieues cette nuit, il sera hors du Département ; et j’aurai le temps de ramener les chevaux avant le jour ; si vous avez de l’argent, donnez, je lui porterai, vous n’en avez que faire avec nous. — Je restai quelque temps, immobile et muette ; mille pensées se confondaient dans ma tête ; mon destin, ou ce que tu voudras, l’emporta ; je ne vis que l’horreur de la situation d’un homme qui m’avait sauvée ; ses services furent présents, ses torts oubliés40 ; je me levai du siège où j’étais ; — je vous suis, lui dis-je, menez-moi, je ne le laisserai pas seul. — Il me regardait… — C’est décidé, lui dis-je, et mon parti est pris, ou le sauver, ou finir avec lui41. — Sa femme rentrait ; … — elle veut venir, dit-il, — elle a raison, dit la femme, j’en ferais autant à sa place ; eh bien, s’ils ne sont pas mariés, ils le seront ; — et prenant mon bras : — viens, mon enfant, je vous aiderai peut-être ; tu la prendras en croupe42, et je monterai l’autre cheval ; — en disant cela, elle pliait une serviette en quatre, y jetait du linge et des hardes43, qu’elle mit ensuite dans le portemanteau de son mari. — Allons, dit-elle, les, minutes sont des heures ; prends ta montre, tu nous la laisseras. — Il fallut desseller les chevaux, pour leur faire passer la porte du jardin ; le trajet se fit au galop à travers champs, et sans rencontrer personne. Maurice était couché au pied d’un arbre, dans le fort du bois ; il se leva sur son coude au bruit des chevaux, et dit : — vous prenez bien de la peine. — Il ne m’avait pas aperçu d’abord : dès qu’il me vit, il se leva et resta debout sans me rien dire. J’étais embarrassée44 pour descendre de cheval ; la femme sauta en bas du sien, et me prit dans ses bras : — allons, dit-elle, la voilà ; à présent, où allons-nous ? — Maurice était toujours immobile ; moi, muette. Le vieux cavalier nous regardait et tenait les chevaux ; enfin Maurice, sans quitter la place où il était, me dit : — vous avez donc voulu que je vous voie encore une fois avant que je meure. — Ma Clémence, mon amie, que ta tendre indulgence justifie ce que tu vas lire ; il n’est plus temps de me blâmer : si tu me condamnes, qui m’excusera. Un sentiment irrésistible me commandait ce que j’ai fait ; il n’était sans doute pas en mon pouvoir de ne pas le faire ; et si mon cœur suivit un penchant, conviens qu’il acquitta une dette ; juge-moi.45 — Je m’avançai vers lui ; et prenant sa main, j’y joignis la mienne, et je lui dis : (ma voix était assurée et tranquille,) je lui dis : — vivre ou mourir avec vous, Maurice, je lie mon sort au vôtre ; si ceux dont je dépends y consentent, je suis à vous : s’ils me refusent, je ne serai jamais à personne. — Je pressai sa main dans les miennes, et j’ajoutai : — ce ciel pur qui nous voit, a reçu mon serment46. — Il était comme un homme frappé de la foudre47. Sa main même n’avait pas répondu à la mienne. Tout à coup, il me pressa fortement contre sa poitrine, et je sentais les battements rapides de son cœur ; sa respiration était courte et précipitée ; ses yeux, élevés, peignaient un sentiment céleste ; il s’écria d’une voix éteinte : — Dieu, mon Dieu. — En même temps ses bras se serrèrent autour de moi, et ses genoux tremblants fléchissaient ; je craignis un moment, il me sembla prêt à tomber en faiblesse48 : ses bras se relâchèrent, et je m’en dégageai doucement. La femme levait les mains en haut, et le vieux cavalier souriait. Dès que Maurice fut sorti de ce que j’appellerais presque son extase49, il me saisit le bras dans ses deux mains. — Dieu m’est témoin, dit-il, en nous regardant tous, que je n’ai jamais espéré le bonheur qui vient de m’être promis ; mais à présent, je sens que je ne pourrais le perdre qu’avec la vie.50 — Je le crois bien, dit la femme ; mais parlons, que faire ? — Le cavalier dit : — du chemin, d’abord, et puis nous verrons. — Sa femme proposa de gagner la maison d’un fermier qui leur avait vendu du vin. — Il n’y a que quatre lieues, dit-elle à son mari, tu y as été, c’est une métairie51 éloignée des villages ; il a été content de nous, peut-être pourra-t-il nous aider, ou du moins nous cacher un jour ; tu nous y laisseras, et tu ramèneras les chevaux. Elle m’aida à monter derrière le cheval de Maurice, et se plaça sur celui de son mari. Nous marchâmes longtemps dans la forêt, par des chemins peu pratiqués52 ; nous rejoignîmes la route, nous la quittâmes ensuite ; et après avoir suivi un chemin de traverse53 environ une demi-lieue, nous vîmes une lumière ; le cavalier dit : — c’est là ; attendez-moi ici, je vais d’abord entrer seul. — Il revint quelque temps après, et nous dit : — venez, on nous recevra. — Onze heures sonnaient au village voisin ; nous trouvâmes un ménage de deux vieilles gens, qui nous reçurent avec cordialité. On attacha les chevaux dans la grange, on ferma les portes de la maison ; la fermière dressa une table, y laissa du pain, du vin, du lard et des fruits, et se recoucha. On mangea en silence, et chacun sentait au dedans de soi, la nécessité d’ouvrir le conseil54. La femme du cavalier parla la première : — ah ça, dit-elle, ce n’est pas tout ; et demain n’est pas loin ; on peut tout dire ici ; nous sommes chez de braves gens. Vous, (me fixant) il faut bien que nous vous demandions qui vous êtes, et d’où vous êtes ; ce jeune homme ne peut ni retourner chez lui, ni dans la troupe, son affaire55 a fait trop de bruit. — Je me nommai ; elle regarda Maurice, qui lui fit un signe d’assurance. — Mademoiselle de K*** ? Et d’où êtes-vous ? — De Rennes. — De Rennes ? Êtes-vous née à Rennes ? — Non, dans notre terre, à Bois-Gueraut56. — Elle laissa tomber ses deux mains sur la table. — Et votre âge ? — Dix-neuf ans. — Et vos noms de baptême ? — Louise–Marie-Joséphine. — Ses yeux s’étaient remplis de larmes ; elle se lève brusquement, fait le tour de la table, vient à moi, abaisse le collet de mon habit, relève ma cravate, me met le cou à nu, jette un cri57 ; et me prenant dans ses bras : — mon enfant, je t’ai élevée ; voilà ta nourrice ; je la regardais, et tous les yeux étaient fixés sur elle. — Est-ce que vous ne vous ressouvenez plus de la Binete58 ? — Elle s’était assise à la place de Maurice, et me tenait les mains. — Je vous ai pourtant revue, que vous aviez déjà six ans. — Le nom, et une idée confuse de ses traits, me revinrent : je me jetai à son cou, tout le passé se retraçait à ma mémoire, et je pleurai longtemps la tête penchée sur son sein. Maurice avait le visage appuyé sur la table, tenant une de mes mains sous ses yeux, et je la sentais mouillée. — Vous êtes toujours libre, me dit-il. — La main qu’il tenait, lui répondit, et l’assura trop, peut-être, que je ne l’étais plus. Il ajouta : — mais, deux femmes passeraient plus aisément seules.59 Allez ensemble à Nantes, ou à Rennes. — Maurice, lui dis-je, croyez-vous que je sois venue ici pour moi ? — Ne pensons pas à cela, dit ma nourrice, vous ne pouvez être en sûreté à Nantes, ni à Rennes, ni dans votre pays ; est-ce que votre nom n’est pas sur les listes60 ; vous ne seriez pas vingt-quatre heures en liberté ! si cette paix de Charrette61 se faisait ? je vous mènerais chez nous, je suis de Château-Gontier62. — Le fermier dit : — Je suis revenu d’Angers hier, on disait la capitulation de Charrette, signée à Paris ; on a même arrêté à Saumur63, des troupes qui étaient en marche ; — quand cela serait, dit le cavalier, c’est bon, pour ici, mais du côté de Rennes, Stofflet y est toujours : — ce mot de Stofflet, me fit penser à mon frère. — Et où est-il ? dis-je, maintenant, Stofflet ?… On a parlé d’une affaire qu’il a eu depuis peu, près de Mayenne64, dit le fermier. — Et combien comptez-vous d’ici à Mayenne ? — Guère moins de trente lieues. — Je réfléchis un moment. — Mes amis, leur dis-je, je vous dois toute ma confiance ; vous avez tant fait pour moi : j’ai été séparée de mon frère à Cholet, et je sais qu’il est avec Stofflet, maintenant. — Je m’arrêtai en voyant pâlir65Maurice. Ma nourrice me demanda si j’étais sûre que mon frère y fut encore ? — Eh bien, dit-elle, il n’y a pas à balancer ; vous n’avez que ce parti l’un et l’autre. Quand je vous dirais de vous séparer ; vous n’en feriez rien. Je prévois bien d’autres embarras dans votre famille ; mais ceci est le plus pressé. — Tu n’as pas d’autre parti à prendre, dit le cavalier, après ton affaire du commandant ; dans trois jours, ton signalement sera à vingt lieues à la ronde, et dans huit jours à toutes les armées ; si tu es pris, tu es perdu. Nous regardions tous Maurice, qui ne répondait rien. — Eh bien ! lui dis-je, à quoi vous décidez-vous ? — À vous suivre jusque là, dit-il, ne m’en demandez pas plus. — C’est assez, dit la nourrice, elle a été assez longtemps votre prisonnière ; vous serez le sien. Mais, nous n’y sommes pas ; voyons, combien avons-nous d’ici à la Loire. — Il se trouva dix lieues jusqu’à Ingrande66, seul endroit où nous pouvions espérer de la passer, à cause de la quantité de mariniers67 qui remontaient jusque-là, et dont nous pouvions espérer de gagner quelques-uns68.
Nous voulions d’abord nous déguiser et faire quitter à Maurice son habit de gendarme. — Je n’ai point de passeport, dit-il, je serai arrêté à la première rencontre ; mon habit, au moins, peut m’en servir, au besoin, je dirais que je vais d’ordonnance à Nantes69, ou ailleurs, et que j’ai été obligé de laisser derrière mon cheval estropié70. — Le plus sûr est d’éviter les rencontres, nous mentirons mal. — Le fermier s’offrit à nous conduire à moitié chemin d’Ingrande. Le pays lui était connu71, et il fut décidé que nous irions par les bois et par les chemins de traverse. Le cavalier regarda sa montre. — Je n’ai que le temps, dit-il. — Il la laissa sur la table.
Je lui fis promettre de passer chez mes bonnes hôtesses. J’étais peinée de l’opinion que notre fuite leur laissait de nous72. Sa femme lui dit : — écris-moi à Château-Gontier. — Ils s’embrassèrent, et il partit73.
Nous nous mîmes à compter notre argent : le reste de ton envoi74, ce que ma nourrice trouva dans ses poches, nous parut suffire, et nous n’eûmes pas besoin d’un petit sac que notre hôte avait tiré de son buffet. — Ah ça, nous dit-il, la nuit s’avance, il ne faut pas rester ici, la troupe est dans les alentours ; à tout instant il en vient, vous seriez vus ; nous ne pouvons pas non plus marcher demain, pendant le jour ; ça ne serait pas sûr. Il y a ici près, à l’entrée du bois, une métairie qui a été brûlée l’an dernier, par les volontaires75 ; elle est abandonnée : il faut que vous y passiez la journée de demain, vous risqueriez trop de marcher de jour. Emportez des vivres ; à l’entrée de la nuit j’irai vous prendre avec un cheval, et nous partirons. — Avant de sortir, je voulus visiter la blessure de Maurice ; elle n’était pas rouverte, je la bandai de mon mieux avec une manche de ma chemise ; il s’en trouva deux dans le paquet. Nous sommes vers trois heures du matin avec l’hôte qui portait les vivres, le bagage et une couverte76 ; et c’est de cette grotte77 que je t’écris, ma Clémence ; le fermier, j’imagine, pourra se charger de mettre au retour, ma lettre à la poste de Mauléon. Je t’écrirai encore en chemin, de quelque lieu où nous aurons trouvé à reposer nos têtes, si Dieu nous les conserve ; sinon, prie-le pour le repos de mon âme, mon corps, au moins, alors, reposera en paix.
De Château-Gontier1, 21 vendémiaire, an 4 républicain2.
J’ai encore quelque espoir de te revoir, c’est-à-dire de vivre. Nous sommes ici depuis hier, dans la maison de ma nourrice ; la fatigue, ou plutôt l’épuisement de mes forces, l’a décidée à nous garder deux ou trois jours, et nous y sommes cachés. J’ai dormi ; j’ai un peu réparé mon être physique, et un peu reposé le moral ; je vais essayer de t’écrire, d’autant que je puis faire partir d’ici ma lettre. L’avenir est trop douteux, pour que je m’expose encore à l’incertitude de t’apprendre ma destinée. Oh ! ma Clémence, si jamais nous revoyons des jours plus heureux ; si jamais, comme dans ces temps de félicité3 que nous avons passés ensemble, je puis te raconter tout ce que ton amie a souffert, c’est alors seulement que le plaisir du moment me fera oublier les journées de peine ; alors, seulement, je verrai le passé comme un songe pénible, et ton premier embrassement4 peut seul être mon premier réveil. J’oublie que ton amitié veut des détails : tu m’as laissée dans notre chaumière5 incendiée ; à l’entrée de la nuit, notre bon fermier vint nous joindre avec un petit cheval de peu d’apparence, équipé d’un bât6 avec deux paniers. Notre bagage fut bientôt près ; je voulus longtemps faire monter le blessé ; mais la dispute perdant un temps précieux, je fus obligée, une heure après, de feindre7 que la selle me gênait, pour descendre et le mettre à ma place, qu’il céda bientôt à la nourrice. Nous fîmes ainsi six lieues dans les chemins de traverse8, et dans les bois, laissant toujours la route plus ou moins éloignée à notre droite ; et nous arrivâmes près d’un hameau, où notre guide devait nous quitter. En consultant la montre au tact9, nous trouvâmes qu’il était une heure après minuit ; nous fîmes halte près des maisons. On fit repaître10 notre monture ; ma nourrice nous dit : — il faudrait que cet homme voulut nous laisser son cheval ; en cas de rencontre, il nous serait utile. — Elle lui proposa la montre en échange, ou pour gage. L’honnête homme la refusa ; et nous nous quittâmes en l’embrassant, les larmes aux yeux ; il nous donna les meilleurs renseignements, pour les quatre lieues qui nous restaient à faire. Maurice dit : — le ciel est clair. En marchant toujours au nord, nous ne pouvons manquer d’arriver à la Loire. — Je me sentais fatiguée, sans en convenir, et je me soumis à l’autorité qui me fit remonter dans les paniers. Vers l’aube du jour, nous parvînmes au sommet d’une colline élevée ; et après avoir descendu un quart d’heure par des détours, à travers un bois, les derniers arbres nous découvrirent un spectacle que je te décrirais en d’autres temps, mais auquel je fus cependant sensible, et dont l’image me reste. L’aurore se levait, et la vue se portait au loin sur les bords magnifiques de la Loire. Des bateaux remontaient avec leurs voiles blanches ; à nos pieds le terrain tombait en pente douce, couvert de charrues11 qui commençaient leur travail dans la saison des semences. Les deux bords du fleuve sont des prairies, et se couvraient déjà des troupeaux qui arrivaient. Le lointain se prolongeait en long amphithéâtre de terres cultivées, et de forêts, dont les rayons du soleil éclairaient la cime. — Sais-tu quelle fut ma première pensée ? ne la devines-tu pas, ma Clémence, c’est que cette eau qui passait, allait arroser les lieux où tu habites : je savais que nous n’étions qu’à dix lieues de Nantes, et que tu devais y être. Nous tînmes12 encore conseil, pour aviser aux moyens de traverser la Loire, lorsque nous la vîmes se couvrir, au loin, sur notre droite, d’une grande quantité de bateaux de différentes grandeurs ; en s’approchant, nous distinguâmes qu’ils portaient des troupes, et bientôt nous aperçûmes sur le chemin qui borde la rive opposée, une longue file de chevaux, de cavaliers, et de chariots d’équipages. Maurice nous dit que c’était une colonne13 qui, sans doute, venait d’Angers, pour renforcer celles qui étaient aux environs de Nantes, où se rassemblait le corps d’armes, destiné à agir contre Stofflet ; tu juges qu’ici mon pouls s’éleva ; notre bonne, car c’est ainsi que je l’appelle, dit : — il ne faut pas songer à descendre à la Loire, jusqu’à ce que tout ceci soit passé. — Nous rentrâmes dans le bois, en choisissant un endroit écarté ; nous établîmes notre campement ; on ôta au cheval ses paniers, où notre hôte avait eu soin de mettre quelques provisions. Maurice étendit sur l’herbe son manteau, c’est-à-dire, celui du cavalier, qu’il lui avait laissé. Hélas ! ma Clémence, croirais-tu que nous fîmes un des plus tranquilles repas que j’aie fait de ma vie ? du moins depuis bien longtemps ; il nous semblait que, séparés du reste du monde, nous n’appartenions plus qu’à nous-mêmes ; et cet isolement de tout, cette indépendance des hommes, anima un moment notre désert. L’infortune a ses intervalles14, et ces intervalles tiennent un instant lieu de bonheur. Je m’endormis après notre festin plus que champêtre15 ; il était midi quand je m’éveillai ; je me trouvai la tête appuyée dans les genoux de la nourrice, le visage couvert de son tablier ; elle était assise sur le manteau et appuyée contre l’arbre ; elle avait veillé pour nous, car Maurice dormait encore ; sa joue était posée sur mes pieds ; il crut apparemment que je n’étais pas encore éveillée ; je le vis se détourner doucement en me regardant16 ; nous résolûmes de n’aller à la Loire que le soir, parce qu’on ne la passe point après le coucher du soleil. Nous vîmes encore du mouvement de troupes sur le chemin ; la bonne prit le devant, et nous laissa sur le bord du bois ; et il fut convenu que, si de la hauteur où nous étions, nous la voyons faire quelques pas vers nous, puis retourner à la rivière, c’était signe que nous pouvions descendre en sûreté ; elle avait aperçu des pêcheurs qui travaillaient près de leur bateau ; elle espérait pouvoir convenir avec eux ; les choses s’arrangèrent, et nous gagnâmes l’autre bord sans événement17.
Nous devions faire onze lieues jusques à Château-Gontier, et nous espérions peu y atteindre au jour ; nous fîmes deux lieues, et nous arrivâmes dans un gros village ; la nourrice nous laissa derrière à l’entrée, et fut avec le cheval renouveler un peu sa provision et la nôtre ; Maurice et moi le traversâmes à pied, et attendîmes à l’autre extrémité ; nous fîmes encore trois lieues en suivant la route, moi toujours sur la monture, car je commençais à souffrir aux pieds ; Maurice nous fit faire halte18 à une croisée de chemin ; il observa que cette position nous était favorable, pour nous détourner de celui où nous entendions quelque bruit ; nous entrâmes dans un terrain clos de haies, et après une heure environ de séjour, nous reprîmes la route ; la lune se levait ; nous entendîmes dans l’éloignement un bruit de chevaux ; Maurice écouta un moment, et jugea que c’était une troupe en marche ; la femme voulut retourner sur nos pas, Maurice s’y opposait, en disant que nous ne pouvions éviter d’être joint ; elle n’insista pas, et dit : — laissez-moi faire, et vous autres seulement, répondez comme moi ; — elle me fit descendre, mit sur le cheval Maurice, et l’enveloppa de son manteau. — Vous êtes, nous dit-elle, ma fille et mon gendre, que je ramène de l’hôpital d’Ingrande19, chez moi ; la troupe n’était plus qu’à vingt pas de nous ; on nous cria : qui vive ?20Maurice répondit. La première troupe n’était que de quatre hommes, qui nous dirent : — passez, vous parlerez au commandant ; et ils s’arrêtèrent derrière nous. Je te tromperais, mon amie, si je niais que je n’eusse grand'peur. La pâle lumière de la lune m’était sans doute nécessaire, pour déguiser la pâleur de mon visage. La bonne nourrice se mit à la tête du cheval, et s’arrêtant devant le premier de la troupe : — Citoyen, dit-elle, on nous a dit de vous parler. — Elle répondit aux questions comme elle en était convenue. Le commandant, s’adressant à Maurice, lui dit : — où allez-vous ? — vous le voyez, dit-il un peu brusquement, où l’on me mène. Deux cavaliers mirent pied à terre, défirent son manteau, il leur montra son bras ; sa manche fendue et rattachée avec des cordons, répondit pour lui ; ils tâtèrent son bras : — doucement, dit-il, camarades, vous appuyez un peu fort. — On lui demanda ses papiers ; il donna son portefeuille ; grâce à l’obscurité, on le lui rendit sans l’ouvrir21 ; ils fouillèrent dans les paniers et n’y trouvant que des bouteilles et du pain ; ils nous laissèrent aller après quelques questions que le chef fit à Maurice, sur l’état des choses dans le pays22 d’où il venait. On dit, ma chère, que la peur donne des ailes23, je te puis certifier, au moins, qu’elle donne des jambes ; car, toute fatiguée que j’étais, je fis deux lieues sans m’en apercevoir et sans vouloir remonter à cheval, où nous établîmes la nourrice. Un peu avant le jour, nous quittâmes la route, et le bois le plus voisin fut quelque temps notre asile accoutumé24 ; il nous restait près de deux lieues à faire ; et selon l’avis de notre guide, nous n’osions entrer à Château-Gontier, de jour ; — je craindrais, dit-elle, si vous étiez vus en entrant, je suis trop connue, et je n’aurais rien de bon à dire ; j’aurai assez à faire d’expliquer comment je quitte mon mari à vingt lieues d’ici ; pour aujourd’hui, voici ce que nous pouvons essayer : nous devons être assez près d’un couvent de moines, qui a été acheté par un riche marchand de chez nous, et dans lequel il a établi une manufacture25 de cuivre battu26 ; il n’y a là ni bourg27 ni village, et ses ouvriers sont à lui. Mon mari lui a rendu quelques services dans la révolution, et je le connais pour un brave homme28 ; quand nous serons près, j’irai sonder29 le terrain. — Nous repartîmes, l’homme n’était pas chez lui ; nous entendîmes alors un bruit de cognée30 dans le bois et peu loin de nous ; Maurice y alla et revint ; — j’ai trouvé notre gîte, dit-il, moins brillant à la vérité qu’une abbaye31 de moines, mais plus sûr peut-être ; nous le suivons et nous arrivons à une clairière ; au milieu étaient bâties deux huttes32 en bois, servant de demeures à deux ménages33 ; c’était un établissement de sabotiers34, qui, selon l’usage du pays, achevaient leur campagne d’été dans leur manufacture.
Les bonnes gens35 furent un peu effrayés à notre arrivée, et les enfants se sauvèrent ; l’habit et le sabre36 de Maurice en imposaient ; on nous fit peu de questions, et l’on crut ce que nous voulûmes dire ; nous sûmes bientôt que nous n’étions qu’à une lieue de Château-Gontier ; notre vin, partagé avec nos hôtes, aida la connaissance et la confiance ; et sans l’habit de Maurice, l’un d’eux nous eût, je crois, avoué qu’il avait fait quelques mois de campagne ; la bonne et moi dormîmes trois ou quatre heures dans une des huttes, et Maurice resta de garde. Vers le soir, elle nous quitta pour aller chez elle ; il fut convenu qu’elle viendrait nous prendre à la nuit, pour nous y introduire ; et nous y sommes.
De Château-Gontier, 25 vendémiaire, an 4 républicain.37
Nous avons prolongé notre séjour ; l’aisance, la sûreté, et aussi un peu ma santé, en sont causes. Mon loisir te vaudra le plaisir de recevoir une lettre plus tranquille : tu vois que je te juge avec ma tendre confiance ; tu dois connaître notre bonne hôtesse ; car elle te connaît parfaitement, et dit, t’avoir vu plusieurs fois. Elle est née ici : son père était un bon artisan38. Elle fut de bonne heure orpheline, et ses parents la marièrent jeune. Son mari, qui est du même lieu, servait alors dans un régiment39 qui fut embarqué pour l’Amérique ; elle le suivit, étant grosse40, et accoucha à Rennes, où elle fut obligée de rester. Son enfant mourut ; et ma mère, qui était venue de Bois-Guéraut, à Rennes, pour ses couches41, l’ayant connue, la prit pour nourrice, et l’emmena. Elle resta chez nous, deux ans, jusqu’au retour de son mari, qui ayant eu son congé, se plaça cavalier de maréchaussée42. Alors, son service n’exigeant pas de déplacements éloignés, elle put continuer un commerce de mercerie43, qu’elle tient encore. Les événements de la guerre, dans la Vendée, ayant fait rassembler les gendarmes aux armées, elle voulut le suivre. Il paraît qu’ils sont aimés et estimés dans leur pays : il vient chez eux beaucoup de monde, que nous ne voyons pas ; car nous sommes au secret44 ; elle a reçu ce matin, une lettre de son mari, qui m’a fait grand plaisir : sans entrer dans des détails, il lui apprend d’abord que le commandant n’est pas mort45 ; on le porta chez lui, après le coup. Si comme on le croit, il en revient, cela rend l’affaire de Maurice un peu moins mauvaise. La scène s’était passée dans une rue étroite, et peu habitée ; le commandant avait été forcé de mettre le sabre à la main ; le vieux cavalier, qui suivait Maurice, arriva à temps, pour l’entraîner hors de la ville, et le mettre en sûreté, dans le bois où nous le trouvâmes. Ce bon cavalier a vu aussi nos hôtesses, et les a instruites et rassurées. Elles ont promis qu’elles m’écriraient, dès que cela serait possible ; elles lui ont remis notre mince bagage. Nous comptons passer ici encore un jour, peut-être deux, pour quelques arrangements de marche46, dont je te ferai part. À demain, ma chère, je continuerai, avant l’heure de la poste.
Fin du Tome premier.
De Château-Gontier, 26 vendémiaire, an 4 républicain.47
Je continue ma lettre, chère amie ; et avant d’entreprendre, je crois que, te faire part d’avance de nos projets, c’est fortifier nos espérances ; c’est appeler sur nous les regards de la providence ; c’est mettre la fortune de notre côté48. Nous avons eu quelques moyens ici, d’être instruits des événements qui règlent notre destinée ; nous avons su, d’abord, que la paix de Charette49 est signée définitivement. On nous parle ici, de celle de Stofflet ; mais ils ont eu une grande affaire, près de Dol50, où ils ont perdu, dit-on, beaucoup de monde. Me voilà sous le poids de nouvelles inquiétudes, pour mon frère. Cependant, il n’y a pas à balancer51 ; ce parti est le seul pour nous52 : ni Maurice, ni moi, ne pouvons retourner en arrière : notre sort est écrit ; et nous ne pouvons le lire, que là où nous allons. Après bien des incertitudes, et des variantes, voici ce que nous avons résolu : tu te souviens que lors de notre halte, chez les sabotiers, je t’ai dit que l’un d’eux, paraissait assez au fait de cette guerre, et y avait pris part ; au milieu de nos irrésolutions, le souvenir de cet homme revint à Maurice ; il voulut y aller ; notre hôtesse s’en chargea ; il s’est trouvé que nous avions deviné juste ; et cet homme, moitié comptant, moitié promesses, s’est déterminé à venir avec nous, et nous servir de guide ; il connaît le pays. Nous ne pouvons plus penser à aller à Mayenne ; ils n’y sont plus. On présume qu’après leur affaire de Dol, ils se sont retirés plus loin, sans trop s’éloigner de la mer. Notre marche est de suivre la rive droite de la rivière de Mayenne ; il y a peu de troupes réglées de ce côté, et si nous rencontrons quelques bandes des gens de Stofflet, notre ressource53 est de nous y réunir, pour tâcher de gagner le lieu où il est. Vraisemblablement, mon frère sera resté près de lui, avec le gros de leurs troupes ; du moins, nous pouvons espérer d’apprendre là, de ses nouvelles. Notre séjour, ici, ne peut se prolonger plus longtemps ; et nous partons demain, à l’entrée de la nuit54. Ce temps, qui me reste, t’appartient ; je l’emploie, et je le prolonge à la fois, en te le consacrant. Qui sait, si cette lettre, n’est pas la dernière que tu recevras de moi ? Qui sait, si ces lignes, ne sont pas les dernières que tracera ma main, et que mon cœur t’adressera ? Je te parle encore, et je me hâte de mettre au profit de notre amitié, tous les instants qui lui restent. Me voilà, pourtant, avec une perspective devant moi ; l’espérance commence à rentrer dans mon âme : il y a bien longtemps que je n’ose plus penser à l’avenir. Ah ! si jamais la tranquillité me ramène les heureux jours que je passai dans le sein de ma famille, c’est alors que mon âme renaîtra pour jouir du bonheur ; les peines que j’ai souffertes, y mettront un nouveau prix encore, ma chère. Quel réveil, ce sera pour ta Louise, que de se retrouver dans tes bras, depuis que je suis loin de toi. Que de moments affreux, où je crus tout anéanti pour moi ; où ton souvenir, celui de ma mère, de mon père, me déchirait par le sentiment de ce que j’avais perdu ; je me retrouve aujourd’hui ma force et mon courage ; toutes mes facultés cherchent, dehors de moi, un point où s’arrêter55. Je me sens fatiguée physiquement ; mais ma pensée est dans une activité continuelle56. Je suis presque contrariée, de voir ceux qui m’entourent, ne pas partager mes craintes et mes espérances ; ma bonne nourrice, arrange ses affaires tranquillement, et dit, froidement : — il faut faire cela, et puis, nous verrons. — Maurice, l’écoute d’un air accablé : il paraît être dans une situation d’âme57, absolument contraire à la mienne ; il semble craindre, à mesure que j’espère, et, par des mots qui lui échappent, décidé à me quitter, et à s’éloigner, dès que je serai arrivée au terme58. Tu juges, si je dois lui laisser cette offensante idée. D’autres fois, je le vois impatient de partir ; les délais le tourmentent ; sa situation le fatigue ; il évite nos tête-à-tête, et paraîtrait vouloir s’accoutumer59 à mon absence. Je le suis des yeux, et il ne se doute pas que je le devine. Je le connais, maintenant, et pas un mouvement de son cœur ne m’échappe60 : hier au soir, comme nous étions tous trois, seuls, auprès du feu, je causais, avec ma nourrice, de ma famille ; elle se rappelle mon frère, qu’elle dit avoir vu bien petit ; cet entretien, que je prolongeais de mes souvenirs et de mes espérances, donnait beaucoup de charmes à cette soirée : je me sentais à l’aise, chez cette bonne femme, qui m’avait nourrie ; je me retrouvais dans les bras de celle à qui mes parents m’avaient confiée, dans mon enfance. Maurice, même, avec lequel je n’avais plus cette contrainte, suite de celle où j’étais forcée de le tenir avec moi, je t’avoue, ma chère, que depuis ce que je lui ai dit, mon cœur est plus tranquille ; il me semble que j’ai rempli, et ce que je lui devais, et ce que je me devais à moi-même. Après ce qui s’était passé, les expressions qui lui échappèrent, les mouvements, où son âme paraissait s’exalter, tout m’a dû faire croire qu’il en était heureux ; et cependant, je me trouve aujourd’hui, presque suppliante, pour qu’il ne nous quitte pas, et qu’il ne s’expose pas aux dangers qu’il ne pourrait éviter. — Maurice, lui disais-je, mon cher Maurice, voudriez-vous laisser votre tâche imparfaite ? Ne m’avez-vous pas promis de me remettre à ma famille ? et n’est-ce pas là, où vous devez jouir de toute la reconnaissance que nous vous devons tous ? Songez-vous au bonheur que vous leur donnerez, en leur rendant leur fille ; et, les peines de celle que vous avez sauvée, ne vous sont-elles plus rien ? mon cœur n’est-il plus, pour vous, une assez douce récompense ? — En achevant ces mots, je serrais sa main dans les miennes. — Bonne nourrice, aidez-moi ; que deviendra-t-il s’il nous quitte ? — Il n’importe, dit-il ; tranquille sur votre vie, le reste m’inquiète peu. — Quoi ! ajoutais-je, m’abandonneriez-vous, dans ce moment, où… — Oh ! jamais, jamais ; je vous remettrai dans les bras de votre famille ; mais après, n’en exigez pas davantage.61 Je n’aurai plus que mes souvenirs ; ils me resteront jusqu’au temps où il n’y aura plus rien pour moi. Un moment, un éclair de bonheur a passé ; la réflexion m’a rendu à ce qui m’entoure. Il faut subir son sort. — Je ne sais, ma chère, si le ton de ces paroles, ou l’expression triste qu’il y mit, fit changer ma pensée ; car, voyant alors tout ce qui me restait à faire pour réaliser les espérances que je lui avais données, mon cœur se serra ; des pressentiments douloureux me faisaient prévoir des obstacles qui détruiraient peut-être tous mes projets ; je n’osais lui en parler ; je le regardais sans rien dire ; je me sentais les yeux humides. Cette triste pensée de le quitter, d’avoir fait son malheur, soulevait mon âme et l’accablait. Cette cruelle ingratitude, à laquelle mes parents pouvaient me condamner, et qui ne m’était pas encore venue à l’esprit, ou plutôt que j’en avais éloignée, se représentait avec une force qui m’ôtait presque le courage d’aller chercher tant de peines. J’eus un moment où je désirais l’anéantissement pour ne plus voir l’avenir ; c’est alors que je sentis tout le mal que j’avais fait, en flattant la passion de ce jeune homme. Je n’écoutai que mon cœur, il me mena trop loin ; je vois aujourd’hui tous les chagrins et tout le malheur qui nous restent à souffrir… Chère Clémence ! que sont les hommes ? que leur cruel orgueil a fait de victimes… Ne crois pas que je rougisse jamais de ce que j’ai fait, ma raison l’approuvait, et mon cœur n’a marché qu’avec elle ; si j’étais seule, je serais fière de mes sentiments62 ; je les lui devais tous ; je ne pourrais supporter l’idée qu’il me crut capable d’un calcul odieux, qui l’éloignerait de moi. Non, non, ma chère, toi, qui es ma seule amie, toi la seule, à qui je puisse montrer ce cœur tel qu’il est, entends ses serments : jamais un seul moment il ne sera coupable à son égard ; je ne serai point sa femme malgré ma famille ; jamais mes respectables parents n’ont eu à se plaindre de moi, et j’espère mourir comme j’ai vécu63 ; mais, ma Clémence, jamais une autre union ne me rendra ce que je perdrais, jamais d’autres liens ne me donneront un bonheur qui ne serait plus fait pour moi ; j’aime à penser, qu’au milieu de ses peines, il ne m’en accusera pas ; qu’il sentira que je suis autant leur victime que lui ; je partagerai tout, et rien ne me coûtera pour le faire parvenir à ce qu’il désire, et qu’il a si bien mérité. Sans plus lui en parler, je ne néglige rien de ce qui peut lui prouver que je n’ai point changé ; et pour lui ôter ces inquiétudes, je lui peins la joie où seront mes parents en me revoyant, et combien ils sont bons et sensibles. Il m’écoute avec attendrissement ; je le vois s’efforcer de me cacher ses doutes, craindre même de détruire ce qu’il croit une erreur, et me savoir gré64 de ce que j’imagine faire pour lui ; mais il reçoit tout cela avec une tristesse concentrée, qu’il veut me cacher, et que je ne devine que trop bien. Ô ! ma chère, je suis prête à tout ; j’ignore ce que je dois souffrir encore ; j’élève mon âme pure vers Dieu ; il écoutera peut-être mes prières. Et toi, toi sur la terre, à qui j’envoie les vœux de mon cœur, rends justice à ta Louise, et que l’aveu du tien m’assure que je suis toujours digne de t’aimer, et me console de celui que je n’obtiendrai peut-être jamais65.
Du camp de Stofflet, dans la Forêt de Lamballe1, 5 brumaire, 27 octobre 1795.
C’est après sept jours de marche2, sans presque aucun repos de corps, ni d’esprit, que je t’écris, ma Clémence. Tout ce que j’avais éprouvé jusqu’ici, n’était qu’un voyage pénible ; je sors d’une traversée difficile et périlleuse ; et, comme nos gens de mer3, je fais des vœux, à la vue d’un port encore éloigné. D’abord, et avant tout, j’ai retrouvé mon frère. Ton amitié ne me pardonnerait pas, de te faire attendre ce mot, qui te rassure ; maintenant le récit de nos peines, n’en sera qu’un abrégé ; un journal n’y suffirait pas ; et le présent m’occupe trop ; l’avenir m’inquiète trop. Je n’ai plus assez d’âme pour souffrir dans le passé ; ma mémoire ne te dira que ce qu’il faut qu’elle te trace, pour m’amener où je suis, c’est-à-dire, au milieu d’un camp, formé de huttes, de branchages ; au centre d’une forêt de plusieurs lieues. C’est t’apprendre que nous avons atteint la troupe de Stofflet. Nous savions, en partant de Château-Gontier, qu’elle s’était éloignée de Mayenne4 ; mais ne pouvant en avoir de renseignements sûrs, il fut décidé de nous en approcher, sans y entrer ; notre guide se chargeait d’y aller seul ; et de nous rapporter ce qu’il aurait appris. Cet homme, à la foi duquel nous avons été obligés de nous remettre, est un ancien soldat, qui, après bien des aventures, comme déserteur, s’est joint, différentes fois, à ces bandes armées qui parcourent le pays, et qui, dans les intervalles de repos que lui ménage quelque gain, se tient couvert, à l’ombre de sa hutte et de son métier de sabotier. Il est franc, rude, et déterminé ; il s’appelle Lapointe5 ; et nous lui avons gardé son nom. Quatre écus, et la promesse de la montre, l’ont décidé ; sans son métier de demi-bandit, son naturel est assez bon ; son cœur dur, s’est même pris d’affection pour Maurice ; d’ailleurs, nous ne lui avions confié de nos secrets, que ce qu’il était nécessaire qu’il en sût ; il n’a même pas paru fort soucieux d’en apprendre davantage : il est resté avec nous, jusqu’à ce, dit-il, qu’il n’ait plus d’argent. Nous marchâmes deux jours, ou plutôt deux nuits, sous sa conduite, et nous ne hasardâmes qu’une fois, d’entrer dans une maison écartée. Nous n’apprîmes pas grand-chose à Mayenne ; seulement, qu’après l’affaire qui s’était passée près de Dol6, la troupe de Stofflet s’était séparée en plusieurs bandes ; la sienne, disait-on, s’était retirée en Bretagne, vers les côtes de la mer ; on citait Lamballe et Dinan, comme les lieux d’où on avait le plus récemment parlé de lui. Trente lieues7 nous séparaient encore de ces deux endroits, et nous ne pouvions hâter notre marche, nous n’avions plus de monture ; Maurice et Lapointe, se relayaient, pour porter notre mince équipage. Le second jour de notre marche, nous rencontrâmes une des troupes qui s’étaient séparées à Dol8; ils étaient environ deux cents ; nous fûmes bien examinés. Lapointe nous servit beaucoup ; il trouva là des gens de connaissance ; sous sa caution9, on ne prit pas beaucoup garde à nous ; et nous pûmes séjourner un jour, dans le village où ils étaient établis. Il me parut que les gens du pays, accoutumés à recevoir des troupes des partis contraires, étaient assez indifférents, à l’un ou à l’autre, et ne songeaient qu’à se garantir de leur mieux. Ceux-ci, faisant une autre route, nous les quittâmes, et reprîmes la nôtre. J’ai appris, ma chère, ce que c’est que dormir sous la voûte du ciel ; chose que nous admirions dans le courage des princesses de roman10, quand nous en lisions ensemble ; cette manière de se loger, est prompte et expéditive : le vieux Lapointe, est très au fait de cet ordre d’architecture ; avec sa hache à main, il a promptement abattu des branches de l’arbre, au pied duquel il les dresse, les suspend, les entrelace, avec art. La nourrice, et moi, nous y logeons, et nos sentinelles veillent ou dorment à notre porte ; nous marchâmes encore trois jours, et rencontrâmes quelques bandes plus ou moins nombreuses ; les unes nous laissèrent passer comme voyageurs ; les autres, grâce à la protection de notre guide ; la plupart étaient des habitants lassés du métier qu’ils faisaient ; ils retournaient dans leurs foyers ; leur renseignement nous servit à diriger notre route ; enfin, hier, à trois lieues de Lamballe, nous sûmes positivement que Stofflet, avec une partie de sa troupe, était campé dans la forêt ; nous y arrivâmes vers le soir, et nous fûmes arrêtés à l’entrée du bois, par quelques hommes à cheval. Après nous être expliqué, l’un d’eux vint avec nous, nous conduisit environ une demi-lieue, et nous remit à une troupe d’une vingtaine d’hommes armés, assis ou dormant autour d’un grand feu ; en voyant l’habit de Maurice, ils dirent : bon, c’est un déserteur de la gendarmerie ; Maurice répondit seulement non ; … J’ajoutai : nous voulons parler à Stofflet lui-même : conduisez-nous ; celui qui paraissait commander, dit à deux des siens : — menez-les au général… — Nous les suivîmes pendant un quart d’heure environ, et nous arrivâmes à une espèce de barricade d’arbres abattus, qui fermaient une grande enceinte ; çà et là étaient éparses des baraques de feuillages ; à côté de quelques-unes, étaient des chevaux et des bestiaux attachés à des piquets ; des hommes étaient assis ou couchés autour de grands feux ; les uns mangeaient ou faisaient cuire des viandes ; d’autres dormaient, jouaient aux cartes et aux dés ; leurs armes étaient dressées près d’eux, appuyées sur de longues perches ; ils avaient de gros chiens qui aboyaient après nous ; en traversant chaque groupe, nous entendîmes ces questions : est-ce du gibier ? est-ce des camarades ? sont-ce des prisonniers ? un d’eux vint à Maurice, et touchant son habit… Ah ! ah ! c’est l’uniforme de la Trappe11 ; Maurice le repoussa et le fit tomber à la renverse ; les autres se mirent à rire ; nous arrivâmes au centre de l’enceinte, où était une tente entourée de palissades, avec une barrière ; nos conducteurs seuls entrèrent ; on nous fit attendre assez longtemps avant de nous introduire. Dix ou douze hommes étaient assis en cercle autour d’une table de gazon creusée en terre ; Stofflet s’adressant à Maurice, qui était le premier, lui dit : — cavalier, que me voulez-vous ? — J’étais derrière lui, le visage à demi couvert de ma capote12 ; je me suis engagé, lui dit Maurice, à ramener cette jeune demoiselle à sa famille, vous devez la connaître ; il me nomma : j’entends un cri, ma sœur ? Un jeune homme s’était levé du cercle, s’était élancé vers moi, j’étais… dans les bras de mon frère ; oh ! ma Clémence, ce moment paya bien des peines, mais mon cœur ne put suffire à tout, je fus longtemps sans connaissance. L’assemblée s’était rompue, on nous entourait ; dès que je pus parler, voilà mon libérateur, leur dis-je ; je lui dois toute la liberté, l’honneur et la vie. Tous ces hommes paraissaient émus ; ils félicitaient Maurice ; mon frère parla de récompenser ; Monsieur, Monsieur, lui dit Maurice, en lui prenant la main, je le suis… et libre j’espère,… ajouta-t-il, en se relevant et regardant autour de lui13. Son action étonna ; Stofflet lui dit : — jeune homme, j’ai l’espérance que nous le serons tous bientôt. En effet, ma chère, ce conseil était pour répondre à une offre de trêve et d’amnistie14 qu’on leur a faite. Puisse l’ange pacificateur descendre au milieu d’eux. Nous ne pouvions rester là ; mon frère demanda à s’absenter un moment pour nous conduire dans sa hutte. Nous y trouvâmes de la paille et un manteau ; Maurice et son compagnon nous y laissèrent seuls ; je retins la nourrice, et j’eus là, ma chère, un de ces quarts d’heure qui font oublier des journées de douleurs. J’appris de mon frère, que nos chers et vénérables parents sont retirés, disons le mot, cachés en sûreté, et que si le calme renait, ils reparaîtront sans crainte. Pardonne à ma tendre circonspection15, si je n’ose pas me confier davantage au papier ; mon frère n’a point été du nombre des prisonniers faits à Cholet ; lui et peu d’autres échappés au désastre, ont pu se réfugier ici, à travers mille dangers. Je suis peu entrée en explication sur ce qui regarde Maurice ; mon frère est bien jeune ; j’ai parlé seulement de mes obligations envers lui, et de sa conduite envers moi ; enfin nous avons parlé de toi ; et rappelé à son poste, il me quitte. Je t’écris pendant que la nourrice et les hommes sont allés, disent-ils, faire des connaissances dans le camp. Que deviendra tout ceci, ma chère ? soit que je regarde en arrière, ou que je porte ma vue en avant de moi, je ne vois qu’inquiétudes et craintes ; si la trêve a lieu, Maurice ne pensera pas à nous quitter ; je vois bien que l’idée de prendre parti, et de porter les armes contre son pays, ne peut pas s’arranger dans sa tête. Je ne puis le blâmer ; je t’avouerai même qu’intérieurement, je l’approuve et l’en estime davantage. Est-ce estime qu’il faut dire : toi, ma chère, qui lis dans mon cœur, toi, pour qui jamais il n’eût rien de caché, dis-moi donc où sont mes devoirs ? Je ne te demande plus où sont ses vœux et son penchant ; ce malheureux jeune homme s’est perdu pour moi, il ne peut plus reparaître sans s’exposer au supplice dont il m’a sauvé ; je vois bien cependant que ce motif ne le retient pas seul ; il parle peu, et me répond à peine quand je lui parle de ma famille, de leur reconnaissance ; enfin, ma chère, quand je l’assure de moi, il me regarde avec des yeux, où je lis à la fois ses doutes et ses espérances. Je vous crois, me disait-il hier, et c’est beaucoup pour moi, au moins vous l’aurez voulu. Dans notre dernier voyage, son agitation redoublait à mesure que nous approchions du terme ; je le soupçonne même de l’avoir un peu éloigné. Je t’écrirai encore d’ici, mon amie ; j’ai tant de choses à te dire, et maintenant, si peu de moyens pour te faire arriver mes lettres, car, ma chère, nous ne sommes plus sous le même ciel ; la poste officieuse, ne vient plus ici m’apporter le consolant tribut de ton amitié ; nous n’avons plus aujourd’hui la même patrie ; et tout en t’écrivant, je ne sais encore quand et comment t’arrivera ce que j’écris aussi, je ne finis pas ma lettre, j’interromps seulement le plaisir de te parler, ce sera le charme de mon solitaire ennui ; et pour n’être jamais seule, je me ménage le plaisir de me trouver toujours avec toi. Cœurs de femme que nous sommes, ne croirait-on pas que je t’écris d’un cabinet de ville ? Et je suis sous une cabane ; mes lambris sont des feuilles sèches, et mon parquet un gazon : foulé et flétri. J’entends du bruit et du mouvement dehors ; mon frère va revenir sans doute, ou plutôt je te quitte et je vais au-devant de lui.
Forêt de Lamballe, 7 brumaire, an 4 républicain16.
Qui penses-tu, cousine, sera mon messager, et te remettra ma lettre ? Qui, devines ? la nourrice ? Maurice ? le soldat ? rien de tout cela. Tu embrasseras le messager ; et puisque ce n’est pas moi, c’est donc mon frère ?17 lui-même ; il m’annonça hier, cela, froidement, et je lui dis, qu’il avait un grand fond de gaieté, pour se permettre de semblables plaisanteries. L’explication m’apprit que l’offre d’une amnistie et d’une trêve, était accompagnée d’une invitation d’envoyer, à Rennes, six députés, avec des saufconduits18 ; mon frère est un des six. Ils partent demain. Mon sang circule plus à l’aise ; et depuis longtemps, je n’avais respiré aussi librement. Je te reverrai, j’ose le croire ; cet heureux moment, dont j’ai si souvent désespéré, ne me paraît plus une chimère19. Si des craintes, des inquiétudes, viennent, je les repousse. Je crois à la providence ; je n’oserais gâter les bons instants qu’elle m’envoie, et je veux jouir, aujourd’hui, de mes espérances, et voir la réalité à demain. Mon frère a très bien accueilli Maurice ; cependant, je ne sais si ma dernière campagne m’a fait perdre l’usage des belles manières ; mais je trouve que celles de mon frère sont un peu froides et contraintes. L’opinion et l’esprit de parti, iraient-ils jusqu’à lui rendre pénibles, les obligations que nous avons à ce jeune homme ! car, ce que nous appelons différence d’état et de rang20, ne peut pas aller jusque-là. Toute la gratitude de mon frère, s’est exprimée en éloges, et en assurance de celle de nos parents. Maurice lui répétait, qu’il se croyait heureux d’avoir pu nous rendre service. Le croirais-tu, ma chère, j’ai souvent été obligée de prendre la parole, pour empêcher que l’entretien ne dégénérât en compliments, et le ramener aux affaires d’intérêt général. Enfin, mon frère lui a demandé quels étaient ses projets pour l’avenir ; j’ai trouvé cette question un peu prompte. Maurice lui a dit, que dès que je croirais ses engagements remplis envers moi et les miens, il disposerait de lui-même. Dans l’après-midi, Stofflet l’a fait demander ; ils sont revenus ensemble, une demi-heure après, à notre cabane. Stofflet, dont tu as sûrement entendu beaucoup parler, est un homme d’une taille moyenne et forte ; il n’a de remarquable, que des yeux d’une grande vivacité. Il me félicita d’assez bonne grâce, sur les succès de mon voyage, et sur les soins de mon guide, et me dit, en nous quittant : — Mademoiselle, pendant l’absence de monsieur votre frère, je crois que vous serez plus en sûreté ici, que partout ailleurs ; si vous avez besoin de mon service, vous voudrez bien me le faire savoir. — Il voulut que Maurice ne le suivît point, et qu’il restât avec nous. Il ajouta, en le regardant, que la trêve levait tout obstacle. Nous avons passé le reste de la soirée, seuls, mon frère et moi ; nous sommes convenus de ne rien faire dire à nos parents, jusqu’au moment que sa mission soit terminée ; ce serait exposer la tranquillité de leur retraite. Il m’a fait encore plusieurs questions, sur Maurice, et j’ai été obligée d’abréger beaucoup mes réponses, pour éviter des explications embarrassantes : j’ai dit seulement, que ne pouvant reparaître chez lui, ni dans aucune armée, à cause de son affaire, dont j’avais été la seule occasion, il me semblait que nous ne pouvions nous dispenser de le garder, jusques à de nouveaux événements ; ma petite supériorité d’âge ne m’a pas été inutile, pour me rendre un peu maîtresse de cette conversation. Je l’ai quitté vers le milieu de la nuit ; j’en emploie le reste à t’écrire, à côté de la bonne nourrice, qui dort et ronfle dans une hutte, construite en une heure, par les soins du savant Lapointe, près celle du frère. Il s’est aussi chargé de trouver un gîte d’ami, pour lui et Maurice. Mes yeux se ferment, ma Clémence, tandis que mon cœur est ouvert pour toi. Nos ambassadeurs partent demain au jour ; je te recommande le mien. J’aurai le loisir de t’écrire pendant son absence, et je t’embrasse, comme si je te voyais.
Forêt de Lamballe, 12 brumaire, an 4 républicain21.
Tandis que l’on traite, près de toi, nos intérêts politiques, je suis, en esprit, avec nos députés ; et ce ne sont pas nos intérêts politiques qui m’y appellent ; tous nos intérêts sont dans les affections de nos cœurs ; et toute notre politique, est en sentiments. Ma chère, ne disputons pas aux hommes, la part qu’ils se sont faite ; ils regrettent, je crois, souvent, celle qu’ils nous ont laissée. Du moins, leur importante gravité se trouve souvent heureuse, de venir nous demander place. J’espère peu de tes nouvelles, avant le retour de mon frère. Nous n’en sommes pas encore ici, à avoir libres, les communications de la poste ; cependant, le croiras-tu, notre camp, si même on peut honorer de ce nom, l’enceinte forestière qui rassemble une centaine de cabanes ; notre camp, dis-je, n’est point une solitude sauvage22 ; déjà, le bruit d’une prochaine paix, et plus encore, je crois, la curiosité, nous a valu des visites de voisinage ; croirais-tu, ma chère, que je tiens ici un état, et que j’y joue un rôle de représentation, qui ne laisse pas d’avoir de l’importance. Plusieurs jeunes dames, des environs, empressées de voir, sans doute, une amazone23, se sont fait présenter chez moi. Le premier jour, je les ai reçues à la porte de ma hutte, comme ferait une dame sauvage de la nation des Illinois, ou des Hurons24. Notre ingénieur, Lapointe, qui se comptait beaucoup dans la considération que j’obtins, en conçut l’idée de me loger d’une manière plus conforme au rang que j’occupe ; le matin, à mon lever, j’ai trouvé un magnifique vestibule de feuillages, parfaitement à l’abri, non de la pluie, mais des rayons du soleil ; on travaillait encore aux meubles, et des bancs de gazon25 commençaient à s’élever autour de l’enceinte. Cette féerie, me charma, et la nourrice y ajoutant son industrie, tout fut achevé avant midi. Dès le même soir, le beau monde des curieux, s’y rassembla ; plusieurs de nos jeunes officiers, dont quelques-uns connaissent mes parents, y vinrent ; peu à peu l’assemblée s’est formée, et j’en faisais les honneurs, en tâchant d’imiter ta grâce, quand, tout à coup, le son aigu d’un fifre, se fait entendre, c’était encore l’industrieux Lapointe, qui, du haut d’un tonneau dressé, donnait le signal de la danse. Le bal s’ouvre, les quadrilles26 se forment ; Stofflet, dont la tente est à quelques pas, arrive : et voyant la gaieté publique, fait apporter des rafraîchissements de vin et de bière ; tout le camp s’assemble au-dehors, notre joie devient la joie générale, et le fifre27 de Lapointe, un orchestre qui suffit à tous ; l’appareil de la guerre, fait place à l’activité du plaisir. On commence l’heureux augure28 de la paix ; les cocardes29 s’échangent ; et c’est, peut-être, en ce moment, qu’elle se signait à Rennes. Enfin, la fête se termine aux cris réunis : vive la nation française ; tous les cœurs sentirent, en ce moment, qu’ils étaient de la même nation30.
On m’a déjà offert de tous côtés, des logements, dans les habitations voisines ; mais, toute grandeur à part, je préfère, et je crois que je fais mieux de rester ici, jusques au retour de mon frère. Maurice a été très bien accueilli des dames, soit estime, soit esprit de corps. Un petit, agréable et galant personnage du canton, lui a même fait un assez singulier compliment, sur ce qu’il appelait sa vertu, en me regardant ; j’étais un peu étonnée ; Maurice, le toisant d’un coup d’œil, des pieds à la tête, lui a répondu : — vous avez tort de vous méfier de vous ; je serais votre caution. — Tout le monde a ri ; et j’ai rougi, je ne sais pourquoi31.
Du 13.
Je quitte, je reprends mon journal ; et quand j’ai été longtemps hors de moi-même, je me retrouve, en me croyant avec toi. Nous étions seuls, sous mon vestibule de feuillages ; la nourrice s’était endormie, après dîner, et Maurice était assis sur notre banc, à côté de moi. — Il est vraisemblable, me dit-il, que cette paix-ci se fera. Vos premiers pas seront pour vous rejoindre à votre famille. Monsieur votre frère sera avec vous, pour vous conduire ; je ne vous serai plus nécessaire. — Vous vous croirez quitte, lui dis-je, mais moi ? voulez-vous me croire quitte envers vous, Maurice ? — Vos craintes me plaisent ; vos doutes m’offensent. — Il avait pris mes deux mains dans les siennes, et penchant sa tête, il les pressa contre son front. — Ah ! dit-il, pardonnez ; je vois ce que vous pensez, et je n’oserais douter de la bonté de votre cœur ; cela seul vous acquitterait mille fois ; mais un tel bonheur, passe toutes les espérances : m’y livrer, et les perdre, serait au-dessus d’un courage d’homme. — Eh bien ! lui dis-je, fiez-vous à celui d’une femme ; j’aime à croire inutile, de vous répéter ce que j’ai dit une fois32 ; ce serait vous soupçonner d’avoir pu l’oublier. — Ses bras, passés autour de moi, me répondirent avec une expression ! te l’avouerai-je, ma chère, avec une expression qui,… ne me déplût pas. La nourrice s’éveilla, et je me levai, en lui laissant une de mes mains, dont il ne put longtemps, séparer ses lèvres33. Ma Clémence, j’invoque ton indulgence ; ta sévérité me tuerait, et ne me guérirait pas. Le sort en est jeté, ne me condamne pas ! si ce que j’éprouve, est sentiment, penchant, mouvement trop tendre de mon cœur, amour34, si tu veux, ah ! n’oublie pas que j’en avais donné, avant d’en prendre ; le retour n’était-il pas une dette de la reconnaissance ; l’ingratitude n’était-elle pas un crime ? Que ton cœur me justifie ; sans lui, je serai à plaindre ; avec lui, je serai tranquille. L’amour pur et vrai, donne des forces à l’amitié : je t’aime d’avantage ; j’aime d’avantage tout ce que je dois aimer, depuis,… depuis que j’aime.35
De la Forêt de Lamballe, 14 brumaire, an 4 républicain36.
Je relis ma lettre, et je ne sais si je dois te l’envoyer. Je suis effrayée de ce que j’ai écrit ; mais je rougirais davantage de m’être cachée un moment, que de t’avoir laissé lire dans mon cœur ; rassure-toi, cependant, il sera toujours digne du tien. Les événements, si hors du cours ordinaire des choses ; les circonstances, si différentes de nos habitudes communes ; ma position, si étrange, ah ! ma chère, j’ai vécu dix années en deux mois, sans conseil, sans guide, sans appui. J’ai toujours été forcé de chercher les motifs et les règles de ma conduite, dans mon propre cœur. Seras-tu surprise, si quelquefois je lui cède ; ma raison, qui me dit toujours ce qu’il faut faire, me suffit pour agir, mais ne me sert pas toujours assez pour savoir ce qu’il faut taire ou dire. Aussi, le caractère auquel j’ai à faire, est peut-être le plus embarrassant pour moi ; sa contrainte me gêne ; sa réserve me donne une assurance que je n’aurais pas ; ses craintes me rassurent ; ses inquiétudes me tourmentent ; son chagrin m’afflige, et sa peine me tue. J’ai vu nos jeunes amoureux de ville ; il me semble, que je serais bien plus d’aplomb avec eux. Leur suffisance et leur satisfaction personnelle, mettent toujours notre générosité à son aise : leur assurance nous dispense de les rassurer, et nous ne sommes jamais obligées d’encourager leurs espérances ; ils ne nous laissent qu’un rôle facile, celui de tenir éloignées leurs prétentions ; et jamais ils ne nous exposent à la crainte d’être injustes. Toujours si contents d’eux-mêmes, ils n’ont pas besoin de l’être de nous. Ici, c’est tout le contraire ; vous devez toujours dire : n’osez pas ; et moi, je dois dire : osez. Une réserve sévère l’éloignerait de moi, pour toujours, et me rendrait l’exemple d’une ingratitude et d’une légèreté bien méprisables. J’aurais fait le malheur d’un jeune homme, après lui avoir donné des espérances ; c’est un devoir aujourd’hui, il ne doit jamais se plaindre de mon cœur ; ses manières mêmes, depuis ce que je lui ai dit, me le rendent plus sacré encore. Ô ma chère ! si tu voyais sa douleur ; les efforts qu’il semble se faire, pour s’habituer, à ce qu’il voit, dans l’avenir. Il me dit quelquefois : — lorsque vous serez heureuse, tout ce que vous avez éprouvé, ne sera plus pour vous qu’un songe. — Il me fait des questions sur les environs de notre demeure ; de celle où je compte retrouver ma famille. On dirait qu’il me fait peindre un tableau dans sa mémoire, pour y conserver des souvenirs. J’ajoute toujours : — nous nous y promènerons ensemble ; et vous nous mènerez un jour, aussi, à la ferme de votre père. — Hier, nous nous promenions dans la forêt, aux environs du camp, avec la nourrice ; nous rencontrâmes Stofflet ; il nous aborda. — Je m’assure, nous dit-il, que la même pensée nous occupe ; ce qui se fait à Rennes : je n’en ai point encore de nouvelles positives ; mais je sais, indirectement, que les affaires ont bien commencé ; nous pourrons, j’espère, rendre la liberté à notre prisonnier ; s’il la veut, toutefois, ajouta-t-il, en regardant Maurice, qui ne lui répondit que par un sourire peiné. — S’il la veut ? dis-je ; c’est son droit ; s’il l’engage, il est juste de lui en tenir compte. Stofflet lui parla ensuite, avec intérêt, de ses affaires. — J’y songe peu, lui dit Maurice, le sort général fera le mien. — Pas tout à fait ; vous oubliez votre commandant : au reste, puisqu’il n’est pas mort, peut-être n’a-t-on pas commencé de procédure. À tout hasard ; si l’amnistie a lieu, vous passerez pour un des nôtres, et nous vous y ferons comprendre. — Maurice remercia par une simple inclination ; il ralentit son pas, se trouva derrière nous, et nous suivit de loin. — Ce jeune homme n’est pas heureux, nous dit Stofflet quand nous fûmes seuls ; sa situation m’intéresse ; il faut lui assurer sa libre existence. Si tout ceci finit, il pourrait être embarrassé : ayez-moi ses noms, je tâcherai d’arranger le reste. — Nous convînmes, qu’en cas de capitulation, il l’y ferait comprendre nominativement, comme lui étant personnellement attaché37 ; nous convînmes de plus, que cette mesure resterait entre nous ; je craignais la fierté républicaine. Maurice ne nous rejoignit point ; vers le soir, il vint à notre hutte, et y resta peu. Je t’assure que je me crois obligée de le surveiller ; la nourrice le trouve très changé. Notre courage vaut mieux, je crois, que celui des hommes ; nos peines s’exhalent, et nous laissent nos forces : leurs chagrins se concentrent et les tuent : ils prétendent qu’ils sont plus profondément affectés ; et que nous ne sentons que vivement et légèrement. Qu’ils conviennent, au moins, que notre action vaut mieux que leurs passions ; et cependant, nous voulons qu’ils en aient ! Est-ce notre amour propre, qui nous rend inconséquentes ?
Tu me trouves, peut-être, bien courageuse aujourd’hui ; mais, ma chère, c’est encore à toi, que je dois cela. J’attends tes ordres ; mon frère va bientôt être de retour ; alors il me semble que je n’aurai qu’à suivre ce que le conseil suprême aura imaginé. Je ne sais, chère Clémence, si tu sens bien l’importance de ce que j’exige de toi, mais il est sûr que jamais secours n’ont été si vivement désirés, et reçus avec autant de reconnaissance qu’ils le seront, par ta Louise ; j’appelle secours, tous les conseils que ta tendre amitié va me dicter ; ma tranquillité, mes espérances, en dépendent. Je m’endors, en me reposant dans ton sein. Ma Clémence, mon cœur est toujours avec toi.
Forêt de Lamballe, 16 brumaire, an 4 républicain.1
Voilà des nouvelles, et point de tes nouvelles. Tu n’es point venue à Rennes ; tu es restée à Nantes, près de ta mère malade. Mon frère ne t’a point vu ; je n’ai point de lettre de toi. Tout l’échafaudage de mon bonheur est renversé : toutes mes mesures sont rompues. Tu me manques, tout me manque ; et me voilà réduite à moi-même. Navire, battu de l’orage, sans gouvernail, et sans pilote ; ce contretemps est au-dessus de mon courage ; et cependant il faut le retrouver : il faut faire sans toi, tout ce que j’aurais laissé aux soins de ton amitié ; il m’était si doux de me reposer sur elle ; je me disais : où ma Clémence sera, je n’ai plus qu’à me laisser conduire ; et je m’abandonnais à toi, comme César à sa fortune. C’est donc à moi à t’apprendre ce qui m’intéresse, tandis que je comptais l’apprendre de toi ; ce nœud si difficile que je prévoyais et que j’espérais laisser dénouer à tes mains amies, il faudra que mes mains tremblantes fassent tous les efforts, et peut-être ne réussissent pas : prête à prendre le port, j’y échouerai, faute de tes soins pour m’y conduire ; cependant tu blâmerais plus encore mon découragement que mes regrets ; et si je n’ai pas mérité du ciel qu’il m’accorde ton secours, je dois au moins mériter de lui, qu’il me donne ce qui peut y suppléer. La lettre de mon frère, m’envoie peu de détail. Ils augurent bien cependant de leur mission : le lendemain, devait être le jour de leur première entrevue. Il paraît que l’on désire la paix de part et d’autre. Mon frère ne parle point de mes parents ; n’osant rien confier à une lettre, il me dit seulement qu’il a pris les mesures, pour qu’ils soient instruits dès que la paix serait signée, afin qu’ils puissent se rendre en sûreté chez eux : il remet à son retour, tout ce qui les intéresse. Ma dépêche te sera portée par le retour de l’exprès2, envoyé de Nantes ; ainsi, je suis aux ordres des affaires publiques, et n’ai le temps de te parler de toi, ni de moi. Maurice est un peu malade depuis hier ; on lui a tiré du sang ce matin. Il ne paraît pas inquiet et le chirurgien m’a rassurée ; je ne suis pas cependant tranquille, surtout au moment d’un départ. Il m’a parlé, ce matin, longtemps, de ma famille ; il s’est beaucoup informé du caractère de mes parents, surtout de ma mère. Je vois qu’il les craint ; les dames, me disait-il, se font plus difficilement aux idées nouvelles ; pour un homme, un soldat est un homme ; pour une femme, c’est toujours un soldat.3 Je vois avec chagrin, que je ne puis dissiper ses craintes ; et même il me les communique. Cependant, le moment approche ; quelles que soient les circonstances, mon amie, je tâcherai de concilier ce que je leur devrai, et ce que je me dois. Souffre que j’ajoute, ce que je te dois ; j’aime à t’avoir pour témoin, et pour juge4 ; ta présence ne me permettra, j’espère, ni faiblesses, ni ce qui serait lâcheté. Adieu, amie.
De la Forêt de Lamballe, 20 brumaire, an 4 républicain.5
Maurice a voulu me fuir, nous échapper. J’avais des soupçons, et je m’accusais d’injustice. Il est temps que tout ceci prenne fin ; bientôt ma pauvre tête ne serait plus en mesure avec tout ce que le sort lui envoie. Nous avions dîné hier, seuls, c’est-à-dire, notre ordinaire accoutumé, la nourrice, Maurice, et Lapointe. Maurice avait mangé avec plus de hâte qu’il n’a coutume ; il parlait peu ; la nourrice et le soldat le regardaient, et se regardaient avec un air d’intelligence ; moi seule, semblais ne pas être du secret. Après dîner, nous restâmes seuls, Maurice et moi ; il avait l’air préoccupé ; je lui parlai de sa santé, de mon frère, des affaires publiques ; de notre avenir ; je n’obtenais que des mots entrecoupés. Il me regardait avec des yeux ardents et humides, que les miens interrogeaient inutilement ; enfin, après un silence assez long, et qui devenait embarrassant, je rentrai ; il demeura assis, sous cette feuillée, que j’ai nommée mon vestibule ; il ne me voyait pas, et je pouvais le voir et l’observer : il fut longtemps immobile, et dans la même attitude où je l’avais laissé : mon chapeau était resté près de lui ; il en défit le ruban qui sert à l’attacher, le roula dans ses deux mains, le porta à sa bouche, leva les yeux vers ma hutte, se leva précipitamment et sortit. Je réfléchissais sur le mouvement de ce jeune homme, qui ne me paraissait qu’une saillie, dont le motif ne pouvait pas me déplaire, lorsque la nourrice vint, et me dit : — suivez-moi. Maurice est parti ; mais nous allons le retrouver bientôt. — Elle m’apprit en chemin, que Lapointe l’avait écouté : que Maurice songeait à nous quitter. La veille, il s’était informé du chemin le plus court, pour gagner le bord de la mer. Il lui avait donné la moitié de ce qu’il avait d’argent, et lui avait fait promettre de le conduire jusques à la sortie de la forêt. La nourrice avait recommandé le secret au soldat, et lui avait fait promettre de l’avertir. Ils étaient convenus, de plus, de le mener, par des détours, à un endroit désigné, et de nous y attendre. — Venez, me dit-elle, nous nous y trouverons ensemble. Il faut lui ôter l’envie d’une seconde fuite : je parlerai la première, et vous achèverez. — Je compris que l’on m’avait fait un mystère, d’un projet, dont l’exécution n’était pas assurée ; se réservant de le dire, s’il avait lieu. Nous arrivâmes les premières, et peu d’instants après, je vis de loin venir Maurice et son guide. Dès qu’il m’aperçut, il voulut retourner sur ses pas ; je l’appelai ; il vint à moi. — Je vois que l’on m’a trahi, dit-il ; il eût mieux valu m’avertir. — Personne ne vous trahit, lui dis-je. Chacun vous sert, et veut vous servir, contre vous-même. Je suis venue vous demander une heure ; vous serez libre ensuite. Mon dessein n’est pas de vous contraindre. — Nos conducteurs s’éloignèrent quelques pas, et je le fis asseoir près de moi. Je continuai : — je vous dois beaucoup, Maurice, puisque je vous dois plus que la vie ; sans vous, j’étais perdue pour tout ce qui m’est cher au monde ; et je ne peux plus embrasser mon père, ma mère, un parent ou un ami, sans songer que ce moment heureux, je le tiens de vous. Tous les jours de bonheur, tous les instants de joie que je puis goûter encore, seront de nouveaux bienfaits que je vous devrai ; et je mets du nombre, vous le savez bien, le plaisir même de vous les devoir. C’est à un sentiment de votre cœur, que je dois la vie. Faut-il que je vous redise qu’elle m’en est plus chère ; si vous ne le croyez pas, maintenant, il faut que je renonce à vous le persuader ; et si vous ne jugez pas mon cœur coupable envers vous d’ingratitude, vous me devez de croire, que votre perte me serait cruelle, et qu’en vous éloignant de moi, vous me laisseriez au moins le poids insupportable d’une reconnaissance, que vous m’ôteriez tout moyen d’acquitter. Je pourrais vous dire encore, qu’il m’était permis d’exiger, d’espérer, du moins, que vous mettriez quelque prix à la récompense qui vous était promise. Si j’ai eu tort de le prétendre, je ne veux plus de vous, qu’une grâce ; une seule : répondez-moi, Maurice, pourquoi voulez-vous me quitter ?…
J’y étais préparé, dit-il, mais non pas à vous revoir, et je sens que l’épreuve est trop forte ; Louise, (ce nom me frappa au cœur ; aucune voix d’homme ne me l’avait encore donné)6Louise, j’ai voulu vous quitter, parce que votre bonheur doit m’être préférable au mien ; j’y ai bien pensé avant de me résoudre ; si vous étiez seule, sans parents, sans famille ? ah ! Dieu m’est témoin que je vous croyais telle à Cholet : la bonté de votre cœur vous flatte, et vous croyez au bonheur qu’il me promet ; mais, moi, je ne peux pas me tromper moi-même ; et jamais, hélas ! jamais votre famille ne consentira ;… et alors j’aurai vu de plus près un bonheur qu’il faudra perdre, ou n’obtenir qu’au prix du vôtre ; je sens déjà, parce qu’il m’en a coûté pour vous en faire le sacrifice ; je sens ce qu’il m’en coûterait,… ou plutôt je sens que cet effort serait au-dessus de moi ; il faudra choisir ou de vous perdre, ou de cesser de vous mériter ; je ne serais pas sûr d’avoir deux fois le même courage ; laissez-moi achever ce que j’ai pu entreprendre, je ne le pourrais peut-être plus quand cela serait nécessaire ; il se leva, et… je le retins ; Maurice, Maurice ; il n’est plus temps ; ramène-moi donc à Cholet7 ; homme injuste, que veux-tu de plus ? demeure, non parce que tu le dois, mais parce que je le veux ; ose me répondre ? Il ne me répondit point, ma chère ; il resta longtemps la tête appuyée contre un arbre ; il était dans un trouble et dans une agitation qui m’effrayèrent ; enfin, se tournant vers moi, il tomba sur ses genoux et se trouva aux miens ; eh bien, dit-il, je vous abandonne donc à mon sort ; n’oubliez pas au moins, n’oubliez pas que je voulais renoncer à tout mon bonheur pour ne pas exposer le vôtre ; maintenant je ne dois plus avoir de volonté ; je vous suivrai ; nous nous suivrons, lui dis-je, et j’espère que nous ne nous séparerons plus ; je reçois votre parole ici, comme vous avez reçu la mienne dans le bois de Mauléon8 ; Maurice, elle doit vous être sacrée ; nos gardiens, qui s’étaient rapprochés, entendirent nos dernières paroles ; je dis à la nourrice : vous êtes témoin, et il vous tromperait comme moi, s’il y manquait. Nous revînmes, et Maurice prit un air décidé qui me fit plaisir. Maintenant, ma chère, qu’il n’est plus là, je ne puis te cacher que ses craintes et ses réflexions ne m’en aient fait faire beaucoup ; certainement, je prévois des obstacles et des orages, mais le sort en est jeté ; aujourd’hui que cet avenir se rapproche, le dénouement m’inquiète et m’embarrasse davantage en le voyant de plus près ; j’exige de toi une lettre détaillée sur ma situation ; il n’est plus question de revenir surtout ce qui l’a amenée, il faut la prendre où elle est. Vois par quelles routes j’ai été conduite ; conviens qu’il est peu de positions semblables à la mienne ? ai-je dû faire ce que j’ai fait ; l’amitié est au-dessus des questions oiseuses : mais je l’implore pour m’éclairer, me conduire, m’aider à tout ce qui me reste à faire ; après ce que j’ai fait jusques ici, ma Clémence, eussé-je des torts, je réclamerais encore la sainte amitié qui nous unit ; et n’ayant pu les prévenir, je sens qu’elle peut m’aider à les réparer ; je désirerais beaucoup recevoir tes bons avis avant notre départ. Dans le cas où les événements nous rapprocheraient de mes parents, j’hésite sur la conduite que je dois tenir, ou lorsque je présenterai Maurice à ma famille, dire d’abord à ma mère, à quel terme les choses en sont entre lui et moi ; ce parti que choisirait ma franchise, est balancé par des considérations qui m’arrêtent ; tu connais l’excellent naturel de ma mère ; mais aussi combien elle tient à des idées que je n’ai plus le droit d’appeler préjugés9, parce que je me sens trop intéressée ; je craindrais de la prévenir contre Maurice ; et je pense que le voyant d’un œil plus indifférent, elle sera plus à portée de l’apprécier ; le temps ensuite amènerait les aveux nécessaires de ma part ; lui-même sera plus à l’aise, sachant que nos intérêts communs sont ignorés ; en lui laissant ainsi son rôle de bienfaiteur, sans prétention, il me semble que son attitude serait plus libre et plus avantageuse ; enfin, tu me diras, et je ferai ; et ce que j’aurai fait, parce que ta tendre amitié me l’aura dit, sera toujours ce qui me paraîtra le mieux ; car j’ai bien plus de foi au sentiment qu’au raisonnement ; en consultant ta raison, c’est mon sentiment que je consulte. D’ailleurs, ma chère, je t’avoue que soit faiblesse, soit le trouble de mon imagination, je n’ose me faire un plan, je sens trop bien que je n’ai plus le sang-froid nécessaire ; rien ne se fixe dans mon esprit ; le besoin que j’ai de la tendresse de mes parents, me fait douter si je la retrouverai encore ; il me semble que le cœur, plein d’un sentiment que j’ai nourri sans leur aveu, leur fille n’a plus le droit d’en être aimée, et de trouver dans leurs bras les tendres affections qui firent le bonheur de sa jeunesse. Ô ! ma bonne Clémence, je ne suis plus, je n’ai plus d’espoir qu’en toi. Hélas ! qui m’eût dit, qu’après tant de souffrances, après avoir été éloignée d’eux si longtemps, je n’approcherais de la maison paternelle qu’en tremblant. Suis-je donc coupable ? je descends au fond de mon cœur, et je le trouve pur, ah ! oui, aussi pur qu’à l’instant où je m’en éloignai. Que tu es heureuse, toi, dont l’âme sensible et douce a conservé sa tranquille dignité dans toutes les affections qu’elle éprouve ; chère cousine, aurais-tu donc aimé les tiens mieux que moi ? ou ta raison, plus forte, a-t-elle su attendre leur aveu, leur ordre même, pour se rendre plus purement au sentiment que tu inspirais. Ah ! laisse-moi croire, pour soulager ma misère, et me laisser au moins ma propre estime, que Clémence, à ma place, aurait eu le même cœur ; que sensible comme moi, elle aurait eu les mêmes peines. Hélas ! ma chère, je crois que notre sensibilité est souvent astreinte aux circonstances, aux événements de notre vie ; elle a plus d’activité et de force dans le malheur ; en cherchant une autre situation, je sens que j’aurais pu supporter tous les maux que je prévois, renoncer à lui, et obéir à une famille dont les droits me sont sacrés ; mais aujourd’hui, combien ce sacrifice me serait douloureux ; confiance, estime, douce reconnaissance, charme d’être aimée, de faire le bonheur d’une âme honnête, il faudra tout perdre ; si jeune, je verrai le reste de ma vie s’éteindre dans l’ennui et la tristesse ; mon pauvre cœur, usé par les chagrins, au commencement de mes beaux jours, ne me laissera plus qu’un vide affreux, que la comparaison me rendra plus cruel. Serait-il donc vrai que les âmes aimantes soient nées pour souffrir ? et tout ce qui est digne de la vie, et qui sait en sentir le prix, doit-il être malheureux ? êtres tranquilles et froids, qui n’avez jamais versé de larmes, dont l’existence inanimée ne vit que pour elle, et n’a jamais su s’intéresser à rien, serais-je donc forcée d’envier votre néant ; non, mon amie, non, j’aime mieux mes douleurs ; et dussent-elles me conduire jusqu’à la fin de ma vie, je trouverai des charmes à penser que ceux que j’ai aimé, pour qui j’ai vécu, me donneront des regrets, me plaindront ; ah ! le tendre intérêt que j’ai su t’inspirer, me ferait seul aimer mes peines ; je ne suis point isolée tant que ma Clémence m’aimera ; ta tendre sensibilité nourrira la mienne ; et n’ayant plus que toi, elle s’attachera à ton cœur, comme le dernier bien qu’elle puisse perdre. Cousine, quels que soient mes tristes jours, ne dédaigne jamais la sensibilité qui nous a rendu si heureuse jusqu’à présent ; n’éloignons pas de nous le charme dont elle embellit notre enfance ; dans un autre âge, après tout ce que tu auras fait pour moi, elle nous sera plus nécessaire encore ; et le moment où elle s’éteint pour les gens heureux, sera celui qui lui donnera de nouvelles forces entre deux âmes, pour qui tout autre sentiment ne sera peut-être plus qu’un souvenir. Adieu, ma chère ; ma lettre est bien longue, et si j’en croyais tout ce que j’éprouve à m’entretenir avec toi, elle le serait encore davantage.
De la Forêt de Lamballe, 25 brumaire, 16 novembre 179510.
Notre sort, ma chère, paraît enfin décidé. Je ne sais si la longue attente diminue le prix de ce qui est désiré et obtenu, ou si l’étonnement est un tribut que le premier moment de bonheur exige. Je dois convenir avec toi, que toutes les heureuses nouvelles apportées à l’instant, ne font pas, sur moi, l’impression que j’en attendais. Mon frère est de retour ; notre paix, ou du moins, tout ce qui la précède et l’assure, est signé. Demain nous partons pour notre demeure paternelle, et mon cœur ne bondit pas de joie ; si je l’interroge vainement sur la cause de son immobile tranquillité, il ne me répond pas ; il s’obstine à se taire. Je suis, je crois, incertaine, d’être bien éveillée ; je crains un songe, et que mon réveil ne m’apprenne que j’ai rêvée. Aurais-je donc des intérêts secrets, plus chers que… Non,… non… J’aime, avant tout, ce que je dois aimer ; un sentiment nouveau ne fait qu’ajouter à tous ceux que la nature m’a donnés. Les craintes, les inquiétudes m’obsèdent ; il est vrai, elles viennent sans cesse se placer entre le bonheur et moi. Importunes, éloignez-vous.11 N’appartiens-je donc, qu’à une seule affection ? mon cœur est-il si rétréci, qu’il ne puisse contenir qu’un seul sentiment ? ou, ce seul sentiment tient-il tant de place ? Sans doute, je le sens, le moment approche, qui doit décider du sort de ma vie. Mais, mes penchants ne sont-ils donc pas légitimes ? ne sont-ils pas d’accord avec mes devoirs ? n’ai-je pas de bons et indulgents parents ? ne suis-je pas leur fille bien aimée ? celle qu’ils ont pu croire ne revoir jamais ? celle qui leur est rendue, et par qui ?…… Ne t’ai-je pas, toi, mon amie, dont la main me guidera, m’aidera, me soutiendra ? Suis-je donc devenue faible et pusillanime12 ? N’ai-je pas supporté plus d’épreuves et de peines d’esprit, que jamais fille de mon âge ? Fuyez, fuyez, vaines terreurs, fantômes de mon imagination exaltée ; laissez-moi voir l’avenir tel qu’il est ; ne mettez plus entre entre lui et moi, votre voile rembruni. Le croirais-tu, ma chère, je te l’avoue à toi ; car je n’ose en convenir avec moi-même ; il est incertain si nos parents m’auront devancé, et si je les trouverai déjà rendus à leurs foyers. Eh bien ! je le sens malgré moi ; je désire y être avant eux ; il me semble que je soutiendrai mieux leur présence, si je les reçois… Mais pourquoi cette crainte ? suis-je donc coupable ? ai-je à rougir ? ai-je une pensée que je veuille leur cacher ? Pardon, ma chère, mais je ne puis m’expliquer à moi-même ; lys dans mon cœur, si tu le peux, et fais-y moi lire ; j’en croirai bien plus tes yeux que les miens ; et j’aime mieux voir ce que tu me montreras, que ce que je découvrirai moi-même. Tâches de venir, surtout ; viens, viens, je ne t’en prie pas, je ne te conjure pas ; je demande, je commande, au nom de la douce et sainte amitié, qui fait que nous appartenons l’une à l’autre. Si je suis faible, qu’importe, tu seras forte ; si ma raison s’égare, j’aurai la tienne ; je vis en toi, hé bien, j’agirai en toi ; je penserai, je sentirai en toi. Viens donc, puisque tu réponds de moi, sinon, je m’en prends à toi, de tout ce qui n’aura pas un succès heureux ; je ne m’accuserai point ; je me plaindrai de toi, et je t’accuserai. Nous serons trois ou quatre jours en route, et je ne t’écrirai point ; ma première datte doit être de la maison paternelle, après que j’en aurai baisé le seuil de la porte ; Adieu, à te revoir, à t’attendre, à t’espérer ; mon amie, ma Clémence, cousine, ma chère ; tous les noms de l’amitié viennent se ranger sous ma plume, pour t’aimer et pour t’invoquer.
Mon frère ne part point avec nous ; c’est un acte de prudence, jusqu’à ce que tout soit terminé ; tu me comprends.
Du Château de Plouën13, 2 frimaire, an 4 républicain.
Chère et bonne cousine, je t’appelle pour partager l’ivresse de mon bonheur ; tu manques à ta Louise, à sa famille entière ; nous avons besoin de ton sein, pour épancher notre joie ; tu m’aiderais à l’épanouir, et je sens que ton âme nous serait utile à tous ; elle doublerait nos moyens, ainsi que nos affections.14 Toi qui sais si bien aimer, si bien sentir le bonheur de l’être, viens, ma douce amie, viens embellir le nôtre de ta grâce et des charmes que tu emploies pour faire entendre ton cœur ; nous ne savons qu’être heureux ; viens donner la vie aux sentiments que nous éprouvons. Nous t’attendons, et n’osons sans toi, célébrer la fête ; notre réunion n’est pas encore complète : pourquoi faut-il que ta tendre mère ne soit pas encore en état de supporter le voyage ; tu dois cependant t’en rapporter aux soins de notre amitié, bonne Clémence ; je partagerais tes inquiétudes ; tu aurais, la douce satisfaction de la voir revenir au milieu de tes amis, de ses enfants. Combien ce titre m’était doux ; il ajoutait à notre union, en, nous faisant l’illusion d’être sœurs ; si elle était ici avec toi, c’est alors que celle de mes beaux jours renaîtrait ; tout ce que j’ai souffert ne serait plus qu’un songe. Depuis que je suis ici, chaque pas me rappelle et me remet à mes douces habitudes. L’enthousiasme et les élans de mon cœur, qui exaltent un peu ma tête, y mettent seuls des différences. Mes yeux ne s’arrêtent point sur ma mère, sans qu’il ne me prenne envie de me jeter dans ses bras, et d’y pleurer à mon aise tout ce que j’aurais perdu, si la tendre pitié de Maurice ne m’eut sauvée. En recevant ses embrassements, et ceux de mon père, je suis hors de moi ; et pour la première fois de ma vie, je n’ose me livrer à toute la sensibilité que j’éprouve ; je crains de les émouvoir trop eux-mêmes ; je crois aussi que mon frère me gêne ; avec un caractère plus tranquille que le mien, il semble trouver tous ces événements naturels ; et ces hommes, d’ailleurs, regardent toujours ces épanchements comme peu nécessaires au bonheur ; mon père, seulement, dont la tendre bonté répond à nos cœurs, partage notre ivresse ; et ce n’est que lorsque je suis seule avec eux, que je me retrouve ; mais toi, ma chère, toi, l’aimable tiers que nous désirons tous, quand viendras-tu ? Je ne te parle pas des autres raisons dont ta Louise fait les siennes, pour te désirer plus encore ; mais ce que tu as fait déjà, demande que le reste soit ton ouvrage. Je t’attends ; tous mes intérêts sont dans tes mains ; je ne puis respirer ici plus longtemps sans toi ; chère et tendre cousine, ta prudence ne m’est pas seulement nécessaire, mais ton indulgence, ton amitié, ta tendre amitié, sont devenues mon bien, et je les invoque du plus profond de mon cœur.
C’est un exprès qui te porte ma lettre ; si elle peut te décider, garde-le ; il pourra t’être utile, pour tes arrangements de voyage. Je compte qu’il te remettra un mot de ma mère. Puissent toutes nos prières, avoir du succès, et te faire remplir notre attente.
Du 3, avant le jour.
Je ne puis fermer les yeux ; il faut que je te consacre mon insomnie. Depuis deux jours que je me retrouve ici, ce bonheur, si longtemps désespéré, a mis mon sang dans une agitation que je ne puis vaincre, et je n’ai encore goûté de sommeil dans mon ancienne demeure, que celui que donne la fatigue et le besoin de repos physique ; car ma pauvre tête, même pendant ces instants, repasse encore en rêve tous les maux que j’ai soufferts. Il est donc vrai, chère et bonne cousine, que je vais te revoir ; je suis encore étrangère dans cette chambre ; notre douce intimité n’y est point avec moi ; j’y suis seule, tous les petits effets qui t’appartiennent sont encore dans le désordre où nous les laissâmes en partant ; ta broderie abandonnée, près de ma fenêtre, est toute fanée ; le soleil a mangé les couleurs ; mais il n’importe, tu seras forcée de finir ton ouvrage, et tu m’en verras parée. Ce matin, en entrant ici, je sentis la plus douce émotion : c’était l’heure où jadis nous venions y prendre nos occupations. La beauté du jour qui faisait contraste avec les grands peupliers dépouillés de feuilles, me rappelait les matinées délicieuses que nous y passâmes ensemble, l’automne dernier ; et pour rendre le charme de l’illusion plus complet, j’arrangeai, avec la plus scrupuleuse attention, les meubles tels qu’ils étaient alors1 : ton fauteuil habitué, ton grand chapeau de paille, jeté sur le lit, le grand châle attaché à la fenêtre, le côté de jalousie2 que tu voulais qui fut fermé, pour éviter la réverbération du canal, je n’oubliais rien : je me plaçais ensuite à côté du secrétaire3, avec mes livres d’étude : j’ouvris justement, celles de la nature ; toutes les réflexions touchantes que tu faisais, en les lisant, me revinrent, mes souvenirs me donnèrent une de tes douces leçons, et pour un moment, je fus seule avec toi et l’auteur de cet aimable ouvrage. Je ne sortis de cette rêverie, que pour me livrer à l’espoir de la réaliser bientôt ; chère Clémence, le bonheur a aussi besoin de calme : à mesure que je me retrouve avec moi, je le savoure avec plus de charmes. Dans les premiers instants, j’étais dans un état d’oppression qui approchait du malaise ; le moindre mouvement me donnait une irritation pénible, comme pour le retenir ; depuis si longtemps il m’était étranger, et je crois qu’il ne me deviendra familier que lorsque je serai avec toi ; jusqu’à ce moment, ma chère, mon pauvre cœur sera toujours inquiet ; il me faut toi, ta tendre amitié, qui ne peut être remplacée par rien ; et j’ai autant besoin de ta présence pour te faire juger si je suis heureuse, comme j’ai eu besoin de ton cœur pour y verser mes peines ; ce n’est qu’en toi que je puis être, après m’avoir habituée à te chercher dans tout ce que j’éprouve ; aurais-tu bien le courage, cruelle, de m’abandonner aujourd’hui ? et ne veux-tu plus rien faire pour moi que je ne l’ignore ? voudrais-tu te dérober à la reconnaissance, et me faire douter de quelle main vient le bienfait ? Cousine, cette délicatesse qui a de la grâce dans la société, deviendrait un outrage entre nous4, et je t’en veux presque de m’avoir fait un mystère de tes soins et de ta prudence pour instruire ma mère ; méchante, que de tourments et de peines tu m’aurais évités, en me disant un mot ; mais si je te gronde du secret5 que tu m’as fait, il faut te donner le plaisir d’en savoir la suite ; je devrais bien aussi me taire sur le succès, et te laisser à toi-même le besoin de me l’apprendre ; mais je n’ai pas ta force, et je ne puis mettre plus loin le récit de notre réception à la maison paternelle.
D’après ce que je te marquais au moment de notre départ, tu t’imagines que je n’étais guère plus tranquille le long de la route : elle fut pénible, j’étais dans une agitation cruelle, je crois que j’avais la fièvre ; j’aurais donné tout au monde pour être arrivée, et cependant le temps où nous dînâmes, me parut court ; nous y laissâmes notre bagage avec Lapointe, pour aller à pied ; j’aurais voulu me reposer plus longtemps ; je me sentais même si faible, que je craignis de ne pouvoir faire la route ; j’arrangeais les heures pour juger à peu près celle où nous arriverions ; et cent fois avant j’avais vu mon père, ma mère, me recevoir, me revoir dans autant de situations différentes ; la nourrice nous pressait, et nous marchions si occupés, que nous ne disions pas un mot ; Maurice même oubliait de m’aider de son bras ; il me laissait derrière avec la nourrice, marchait vite devant nous, puis s’arrêtait, et nous laissait passer fort loin ; enfin, ma chère, ces lieux tant désirés, parurent à nos yeux : je les vis, j’aperçus la cime des grands sapins qui descendent à la grande avenue ; ô ! c’est alors que ta pauvre Louise n’était plus à elle ; en un instant, toutes mes craintes, toutes mes agitations cessèrent, je ne sentis plus rien ; les bras de mon père, ceux de ma mère me semblaient ouverts, je m’y confondais avec eux une seconde fois, j’y puisais la vie ; mes maux, mes inquiétudes, tout fut oublié ; et quand j’aurais dû mourir après, je ne me serais pas plainte… Mes pas se précipitaient, je fus bientôt à portée du petit verger du bonhomme Kercy ; sa fille, qui m’aperçut, se mit à courir de l’autre côté, en criant : Monsieur, Monsieur, la voilà ! c’est elle ; ah ! mon Dieu, je l’ai reconnue tout de suite. À l’instant, ma chère, je vis mon tendre père, je courus à lui, en traversant la haie ; là, il me prit dans ses bras ; là, je reçus les premiers embrassements paternels ; tout mon être n’y pouvait suffire ; je me sentais à peine6 ; mon cœur seul pouvait encore me donner une nouvelle existence sur le sein de ma mère ; j’en prononçais le nom sur le visage de mon père, en même temps que mes embrassements étouffaient sa voix et l’empêchaient de me répondre ; il me porta sur un banc, s’assit près de moi ; je penchai ma tête sur ses genoux ; il pleurait, en s’écriant : mon enfant, ma Louise, c’est toi, je te revois, je ne mourrai pas sans vous avoir encore tenu dans mes bras ; le ciel a eu pitié de moi ; à ce mot, je tombai à genoux sur la terre, je me renversai, en levant les yeux, et je fis alors la prière la plus fervente qu’il ait jamais entendue ; en revenant à moi, je me vis entourée du fermier et de ses enfants ; mon père était encore assis, les mains jointes ; il se pencha vers moi, me releva en me baisant la tête ; puis, apercevant Maurice, il lui dit : — brave jeune homme, venez, vous êtes de la famille7, vous y avez placé des souvenirs qui n’y finiront jamais ; et vous, bonne nourrice, venez, venez, c’est à ma femme à vous parler pour nous tous ; — en même temps, il nous entraîna avec lui, nous traversâmes la ferme avec tous les enfants devant nous, courant et criant de toutes leurs forces ; à leur bruit, ma mère sortit, et nous la trouvâmes prête à descendre la terrasse ; en nous apercevant, elle cria : ma fille ; ses bras étaient élevés ; je m’y précipitai ; nous pleurâmes longtemps, nos larmes seules s’exprimaient ; on fut obligé de lui apporter un siège ; dès qu’elle pût parler : — ah ! Monsieur, dit-elle, en se tournant vers Maurice, par ce que j’éprouve, vous pouvez juger ce que vous m’avez rendu, et ce que j’aurais perdu sans vous. — Je le regardais, il paraissait aussi heureux que moi ; il prit la main de ma mère et la porta contre ses lèvres ; ma bonne nourrice n’osait approcher ; mon père la montra à maman, qui lui sauta au cou : elle l’embrassa de tout son cœur ; puis, prenant son bras et le mien, elle nous mena dans le vestibule, où nous fûmes arrêtés par tous les gens de la maison ; ma pauvre bonne Nancy faisait tous ses efforts pour venir à moi ; je les embrassai tous ; mon cœur était plein et se dilatait dans les marques d’affection de ces bonnes gens ; ils entrèrent avec nous dans le salon ; ah ! ma chère, ce moment fut le plus doux de ma vie ; jamais je n’avais été à portée de juger combien un sentiment de bienveillance, même dans nos inférieurs, peut donner de bonheur ; le mien s’en accrut ; tout ce qui m’entourait en faisait partie ; les tendres preuves qu’ils me donnaient, m’assuraient le plus doux avenir ; mon âme s’échappait pour leur dire : c’est avec vous que je vais passer ma vie, que je vais rester toujours ; je suis votre bien8 à tous, et je ne vous quitterai plus jamais ; ils s’emparèrent de ma nourrice, chacun lui offrait sa chambre pour se reposer ; enfin, Nancy l’emporta, et l’emmena avec elle, bien résolue de venir chez moi passer la nuit ; ma tendre mère me mit à sa place, puis, me prenant les mains, m’ordonna de me tenir tranquille ; ses soins alors, et sa tendre sollicitude me rendirent son enfant une seconde fois ; je n’osais m’y soustraire, quoique je me sentisse parfaitement bien, et nullement fatiguée ; je saisissais tour à tour ses mains, sa robe, que je baisais avec ardeur ; tandis que sa bonté partageait, avec ma bonne, les soins qu’elle me croyait nécessaires. Mon père causait familièrement avec Maurice ; je le vis qui l’emmenait avec lui, comme pour en prendre possession ; maman, elle-même, donnait des ordres aux domestiques pour arranger la chambre de Maurice. Juges, cousine, après toutes mes craintes, ce que devait éprouver mon pauvre cœur ; je me retenais, pour ne pas me jeter à leurs pieds, et les remercier de me rendre si heureuse ; j’aurais voulu prolonger une soirée si délicieuse, mais maman s’y opposa, et m’emmena dans ma chambre. En passant dans la sienne, chaque meuble eut mon hommage ; je voyais, je respirais, par tous mes sens, tous les moments heureux que j’y avais passés. Combien ma demeure me parut riante ! j’y rentrai, comme j’imagine qu’Adam et Ève seraient rentrés dans le paradis terrestre. Mon frère arriva le lendemain matin ; ma bonne mère entra chez moi avec lui, fit apporter le déjeuner, et me força de me reposer ; je crois cependant que de longtemps je ne serai assez tranquille. Il faut que je respire encore la joie et l’inquiétude, ton sein seul, ma chère Clémence, peut me rendre à moi-même ; mon cœur t’appelle ; mon impatience t’accuse ; pardonne les torts de l’une, qui ne viennent que des besoins de l’autre.
Plouën, 6 frimaire, an 4 républicain.9
En vérité, ma chère, je commence à croire que je suis née pour les circonstances extraordinaires ; et pour peu que cela continue, mon histoire deviendra tout à fait un roman10 ; mais il faut t’instruire de ce nouvel événement. Tu n’as, sans doute, pas oublié ma bonne dévote11 à Parthenay12, qui eut, pour Maurice et pour moi, des bontés dont le souvenir me restera toujours ; hé bien, cousine, par une généalogie trop longue à te détailler dans une lettre, elle se trouve notre parente ; c’est-à-dire, petite cousine de ma mère ; tu juges bien de la surprise où nous avons tous été. Maman ne l’a jamais vue, mais se rappelle bien son père, qu’elle a beaucoup connu dans son enfance, qui partit de sa province sans être marié, et qu’on n’y a jamais revu depuis ; on a su seulement qu’il s’était établi. Un procès considérable lui fit perdre le bien qu’il avait ici, et l’en éloigna. Or, voici comme tout cela nous est revenu ; j’en avais beaucoup parlé à maman, et du désir que je conserve de les revoir un jour ; en attendant, je leur écrivis en ne leur cachant plus rien de ma condition ni de mon existence ; et leur promettant qu’aussitôt que Maurice le pourrait, il irait leur porter ma reconnaissance et celle de ma famille ; la réponse était adressée à ma mère, et nous, y trouvâmes tout ce que je viens de te raconter ; elle m’écrivait aussi des félicitations sans nombre ; mon nom lui avait tout appris : ma mère en fut touchée ; le style de sa lettre est extrêmement sensible ; notre bonne dévote sait aimer ses enfants, sa famille, ses amis, comme les anges. Je vis avec plaisir, l’impression que faisait cette bonne parente. Mon père proposa tout de suite de l’aller voir ; mais ma mère s’y opposa, à cause de la saison trop avancée ; il fut décidé qu’on allait leur écrire, en les assurant qu’au premier jour de printemps, mon père irait avec mon frère ; ils se proposent de les ramener passer le reste de la belle saison avec nous. Tu vois, ma chère, de nouvelles connaissances à faire, et un nouveau cousinage ; car tu seras forcée d’être aussi leur cousine et leur amie ; ce qu’elles ont fait pour ta Louise ; m’est un garant que tu les aimeras.
À présent, mon ange, il ne faut plus que s’armer de patience, pour t’attendre encore ; l’espérance que tu nous donnes nous console ; maman voudrait bien te voir ici la semaine prochaine, pour des arrangements où elle a besoin d’avoir sa Clémence ; moi, je ne sais plus ce que je peux espérer ; tes retards m’affligent, me désolent, j’en souffre continuellement ; je n’ose me livrer à rien ; tes lettres ne m’apprennent pas ce que je dois faire ; et malgré tout mon bonheur, une crainte secrète m’avertit qu’il ne sera peut-être pas long. Songe, chère cousine, que tu ne peux me laisser plus longtemps seule ; dans ce que je vois autour de moi, je devine ton ouvrage ; mais ce que tu m’écris, m’apprend qu’il faut être prudente, et me donne une timidité extrême ; d’ailleurs, tu connais ma mère, sa pénétration13 ; habituée à ne lui rien cacher, chaque instant peut me trahir. Ô ma chère, viens à mon secours, pendant qu’il en est temps encore !
Plouën, 7 frimaire, an 4 républicain.14
Tout ce qui se passe autour de moi, est si loin de ce que j’avais pensé, que je crains que ce ne soit un songe dont le réveil serait bien pénible ; car enfin, ma chère, malgré tes soins et tes instructions, je ne sais que croire ; Maurice, lui-même, reste dans un étonnement que j’affecte ne pas partager ; jusqu’au moment où nous sommes arrivés ici, j’ai dû, j’ai cru même lui cacher mes inquiétudes ; et ce n’est pas quand elles semblent s’anéantir, que j’irai l’en instruire. Ne crois pas, cependant, que me livrant trop à mes espérances, mon pauvre cœur goûte d’avance un bonheur qui peut-être est encore bien loin, et me coûtera bien des larmes ; mais je t’avoue, que soit faiblesse, soit que l’image m’en soit si chère, je ne puis me défendre de la caresser dans le fond de mon âme, et d’y penser sans cesse ; sans le vouloir, j’y rapporte tout, et je ne vois pas une action dans l’avenir, qui ne soit partagée par celui que j’aime. Ô ma chère, si tu étais près de moi, tu rirais de ta pauvre cousine, qui se débat continuellement pour sortir de ce qu’elle appelle une erreur, et si replonger l’instant d’après, avec plus de charme et d’abandon ; ah ! s’il est vraiment quelque chose qui puisse tenir lieu d’un bonheur parfait, c’est l’état où je suis ; et s’il était en mon pouvoir de le prolonger, je ne balancerais pas à sacrifier tout le reste, et mourir avant l’instant cruel qui, peut-être, détruira et mon bonheur passif, et toutes mes espérances. Chère Clémence ne te moque point de mes douces illusions, tout ici les fait naître, et ce ne serait que ta froide prudence qui pourrait seule arracher le voile ; il couvre même les yeux de Maurice. Je le vois, je le sens ; il partage tout ce que j’éprouve ; tantôt sérieux, ou tout âme15, il semble oublier et ses craintes, et ses incertitudes ; et ce qu’il y a de fort singulier, c’est que l’un et l’autre, nous ne revenons à notre situation, que lorsque nous sommes seuls, ou en tiers, avec ma mère, quoique sa bonté, sa délicatesse, remplies de grâces, soient les mêmes ; mais quand nous sommes en famille réunie, le charme augmente ; mon père surtout, dans sa reconnaissance, laisse échapper des expressions, des mouvements qui mettent le jeune homme hors de lui ; sa raison l’abandonne, alors il se livre à tout l’épanchement16 et la douce intimité qui existeraient, si nos vœux étaient remplis ; j’aime ces instants ; j’ai observé qu’il y gagnait beaucoup, et qu’il serait bien plus aimable encore, s’il avait le droit de s’y livrer. Ne crois pas, cousine, que c’est l’aveugle qui voit tout cela ; ma mère, qui sûrement ne le devine pas, pense comme moi, et paraît elle-même l’écouter avec plaisir ; elle disait, hier soir, à voix basse, en regardant mon papa, pendant qu’il s’éloignait avec mon frère : — ce jeune homme est vraiment aimable ; il joint à une belle âme, une sensibilité charmante. — Mon père ajouta : — ô je l’estime beaucoup ; — et moi, ma chère, je me retirais en arrière, en respirant l’air de la porte entrouverte, pour ne rien perdre de ce que je venais d’entendre. Tu sens bien que ce discours n’a pas nui à Maurice, dans l’esprit de mon père ; la douce union qui a toujours régné entre lui et ma mère, l’a habitué à aimer, à estimer tout ce qu’elle honore de sa bienveillance, bien persuadé qu’elle ne se trompe jamais ; et je crois qu’il a raison ; elle a un tact et un sentiment qui lui tiendraient lieu d’esprit, si elle n’en avait pas. Je ne puis te dire avec combien de plaisir, je vois la manière dont mon père en use avec notre gendarme : il s’en empare continuellement, le mène promener, lui annonce les projets de changements qu’il compte faire exécuter ; lui demande des plans, le fait travailler avec lui, toujours enchanté de ce qu’il a fait. Maurice a déployé des talents que je ne lui connaissais pas : il dessine, il lave des plans, exécute des idées parfaitement. Il nous a dit, qu’à travers ses courses et ses travaux, il avait travaillé chez un ingénieur militaire17. Tout cela fait grand plaisir à mon père, qui lui a déjà préparé beaucoup d’ouvrage. S’il fait tout ce qu’il a pensé, je n’aurai de longtemps à craindre son absence ; mon frère partage le travail avec bien plus de grâce qu’autrefois ; car tu sais que tout cela l’ennuyait, et qu’il s’y refusait le plus souvent ; mais je crois qu’hors être son beau-frère18, il aime Maurice, se plaît avec lui, et ferait tout pour lui ; je le vois souvent au moment où il se livre à sa gaîté, y faire trêve, pour l’écouter, et rendre hommage à sa touchante raison, qui est toujours mêlée d’idées au-delà, comme les imaginations vives ; et ma mère, qui connaît un peu ce défaut, quoique payée pour l’excuser, ne peut s’empêcher de sourire ; mais je doute qu’il lui fasse tort dans son esprit. J’ai remarqué aussi, que lorsqu’il y avait des étrangers, on avait plus d’égards encore pour le gendarme. Mon père le présente avec plaisir, et tout le monde lui fait de grandes honnêtetés19. Maman s’accoutume à lui donner le bras pour sortir. Ce matin, elle me fit appeler de bonne heure ; elle était encore au lit. Louise, me dit-elle, habillez-vous, nous allons aller à la messe, et de là nous irons faire une visite à M. D….., nous lui-demanderons ses demoiselles pour demain, ou pour un jour dans la semaine, et tu leur donneras une petite fête ; c’étaient tes amies autrefois… Puis, me regardant en riant, songe que tu vas chez des dames. Je n’avais pas encore fini de m’habiller, qu’elle entra dans ma chambre, tenant à sa main, le chapeau de velours noir, garni de plumes, que tu m’as envoyé de Rennes, quelque temps avant notre désastre20. Tu oublies donc tout, me dit-elle, jusqu’au présent de Clémence ; je lui dirai, à son retour, que ma fille est devenue si raisonnable, qu’elle ne pense plus à la toilette21 ; Louise, Louise, que veut dire cette insouciance ? elle devient ridicule dans une jeune personne de votre âge, et je n’entends pas que ma fille fasse divorce avec les Grâces22 ; elle avait posé le chapeau sur le secrétaire, et s’assit près du feu ; je le mis devant elle, tandis qu’elle me donnait son avis : est-ce bien, maman ? — Oui, mon enfant, oui ; ma Louise est encore jolie, quoiqu’elle ait bien souffert ; viens m’aider, ajouta-t-elle, je suis bien aise que tu sois ma femme de chambre aujourd’hui ; — pendant que je l’aidais à se coiffer, elle me regarda beaucoup ; je voyais dans son miroir, qu’elle s’occupait de moi plus que d’elle ; elle me souriait ; puis, se, retournant : — en vérité, ma fille, tu n’as presque pas changé ; prends donc un peu de gaîté23, cela seul te manque ; sais-tu bien que rien ne vieillit comme d’être triste ? n’es-tu plus heureuse d’être avec nous, d’être avec ta mère ? Eh ! ma pauvre enfant, reprit-elle, me serrant le bras dans ses mains, tu ne m’as jamais été plus chère, je ne t’ai jamais plus aimée que depuis que j’ai senti que je te pouvais perdre ; que serai-je devenue, mon dieu, si ma pauvre Louise ne m’eût été rendue ? comment pourrai-je reconnaître un tel bienfait ? il faut, ma fille, que tu t’informes à M. Maurice, s’il a écrit à ses parents où il est ; s’il leur a fait part de son affaire ; je voudrais les connaître, ce que nous en savons annonce de braves et honnêtes gens ; ton frère irait, on enverrait leur donner des nouvelles de leur fils ; nous en causions hier ensemble, et nous avons pensé qu’il serait bien d’en savoir davantage ; tout ce que nous voyons, sûrement est en sa faveur ; il paraît plein d’honneur, il est même intéressant ; et ce qu’il a fait pour toi, lui donne un titre sacré dans notre maison ; mais cependant, je crois que ton père serait bien aise d’arranger son sort et notre reconnaissance, car tu sens bien que ceci ne peut toujours durer, et je serais désolée que ce jeune homme pût jamais nous accuser d’ingratitude. Ah ! voilà tes couleurs qui reviennent, je te trouvais un peu pâle ce matin ; tu as vraiment des moments qui me donnent de l’inquiétude ; je crains que ce ne soit la suite des fatigues que tu as éprouvées24 ; et puis, je ne sais, mais il me semble que tu te négliges beaucoup ; la simplicité a de la grâce, mais il ne faut pas qu’elle soit trop uniforme, elle devient une habitude qui lui ôte son prix ; mets une robe de soie25 aujourd’hui, je veux te revoir comme autrefois ; je m’en allai en fille obéissante, pour exécuter son ordre. Lorsque je rentrais, mon frère y était, qui me salua d’un air plaisamment respectueux, en me disant : — charmante sœur, en vérité, Louise, où vas-tu donc ? car, sans doute, ce n’est pas pour nous ? — puis, il dit : — maman, je vais aller chercher Maurice, et vous nous donnerez à déjeuner. — Ils rentrèrent ensemble ; maman était d’une gaîté charmante, elle traita Maurice avec une bonté qui me donna des forces pour le reste de la journée ; quelle bonne mère ! ô ma Clémence ! je me trouve trop heureuse, je crains de toucher au jour qui anéantira toutes mes illusions. Cependant Maurice nous regardait avec inquiétude, et semblait deviner que nous allions sortir. J’aurais bien voulu la faire cesser ; je voyais maman qui l’examinait ; elle lui proposa, en le regardant fixement, de venir avec nous ; — nous vous garderons peut-être toute la journée, ajouta-t-elle, mais nous vous en tiendrons compte auprès de mon mari ; engage-le à nous joindre, dit-elle à mon frère ; à Maurice, en riant ; — vous vous livrez à nous sans inquiétude ; — si j’en avais, Madame, je tâcherais de me rassurer sur votre bonté ; — et en même temps, un regard à ta Louise, l’avertit assez qu’il en avait beaucoup. En sortant de la messe, nous les trouvâmes au bout de la grande avenue, près de la grille ; maman prit le bras de mon frère, et Maurice m’offrit le sien ; elle voulut allonger sa promenade, et nous fit faire le grand tour ; Maurice me demanda où nous allions : il parut plus tranquille quand je lui eus dit. Ces dames étant venues à la maison depuis mon arrivée, il les avait vues ; je crois qu’il avait besoin de cette instruction ; il y a des situations où l’on est effrayé de tout, où l’on ose se livrer aux choses mêmes qui nous flattent le plus ; dans ces instants, nos mouvements sont aussi tremblants que notre cœur, et je m’aperçois bien qu’il éprouve souvent cette contrainte qui resserre l’âme ; surtout quand mon père n’y est pas, il semble alors que sa confiance l’abandonne ; et moi, ma chère, qui ai toujours été si bien avec maman, même encore quand je suis seule avec elle, hé bien, sitôt qu’il est là, tout change ; je sors de ma place pour me mettre à la sienne ; je deviens sa compagne26, je partage ses incertitudes, et la pauvre Louise souffre autant que lui. Tu vois, chère cousine, combien cet état est pénible ; il me faudrait un tiers entre ma mère et moi, et ce tiers ne peut être que toi ; tu as beau m’écrire les meilleurs avis, me donner même un abrégé de ce que tu comptes faire près de ma mère, et tes espérances ; malgré tout cela, nous ne pouvons nous entendre ; le secret que l’on me fait de tes lettres, le peu que tu m’en envoies, le vague qui y règne, ne me donne que des aperçus qui augmentent les ténèbres qui m’environnent ; d’ailleurs, les détails que je rapproche le plus scrupuleusement que je puis, pour t’instruire, ne vont peut-être point au but que je leur suppose ; peut-être ne signifient-ils rien ; peut-être n’aperçois-je pas ceux dont les rapports ont plus de vraisemblance, et qui, en t’éclairant davantage, te traceraient une route plus facile et plus sûre ; mais, ma chère, que peux-tu attendre d’une tête aussi malade que le cœur ? mon courage meurt et renaît selon qu’elle le guide ; toute ma raison, tendue au même objet, ne me montre pas plus la route que je dois suivre ; et si l’espérance de te voir n’était pas là, bien loin de désirer avancer l’avenir, je voudrais retenir le temps ; chaque jour me semble gagner sur les chagrins qui m’attendent ; ma bonne Clémence, m’entends-tu ? mes idées sont tellement confuses, que je crains que ton amitié ne se fatigue ; toi, indulgente autant qu’aimable, que ne te dois-je pas ? que serais-je sans toi ?27 quand j’ai pensé avec toi, je me sens soulagée en te faisant partager les agitations de mon cœur ; je les trouve plus excusables ; et j’ai tellement besoin du tendre intérêt qui reçoit ma confiance, que je m’applaudis que tu vailles mieux que moi ; en te voyant descendre de ta dignité pour me conduire, mon erreur, si c’en est une, me devient plus chère et plus sacrée ; je sens que telle chose qui puisse arriver, son souvenir, lié à tout ce que tu fais aujourd’hui pour moi, embellirait encore les derniers moments glacés de ma vieillesse ; mon cœur y reviendrait en les regrettant, en s’enorgueillissant28 même de t’avoir eu pour témoin, de ce qu’il a éprouvé. Il me semble que l’avenir est là ; mes rêveries m’y conduisent sans cesse, en traversant toutes les peines que je prévois ; je reviens plus heureuse au moment où je suis ; je me hâte de jouir de tout le charme qui m’environne ; quand il cessera, quand il n’existera plus, tendre amie, je retrouverai ton sein pour pleurer ce qui ne pourra revenir pour moi ; je t’en parlerai, je te dirai tout que ce que j’ai fait, tout ce qu’il a fait lui-même pour notre commun bonheur ; tu verras que nous en étions digne l’un et l’autre. Ah ! sans doute, comme il n’y aura plus rien pour moi, il n’y aura plus rien pour lui ; il souffrira peut-être plus encore ; il n’aura point d’ami pour le plaindre, pour pleurer avec lui ; où le trouverait-il ? dans son sexe, il n’y a point de Clémence29, le ciel n’en a mis qu’une seule sur la terre, et me la donna pour adoucir mes peines, et me forcer encore à reconnaître sa bonté. Oh ! si j’étais seule à souffrir alors ! ton cœur, en me restant, vivifierait dans le mien cette douce mélancolie que laisse les souvenirs à ceux qui ont tout perdu ; mais ma chère, il serait malheureux pour toujours, lui : quel prix, de ce que je lui dois, et combien cette pensée verserait d’amertume sur ma vie ; ses soins, son amour, ses espérances, indignement trahis, ne poursuivraient-ils pas les auteurs de ses maux. Homme honnête et sensible ; puisses-tu, après moi, retrouver une autre âme qui soit digne de la tienne, et te rappelle celle que tu avais choisie. Je crois qu’il y a des félicités 30trop grandes, que les faibles humains ne peuvent atteindre ; et la nôtre eut été la plus pure, la plus parfaite et la plus sentie dont le ciel eut jamais fait son ouvrage ; il eut été le tien aussi, toi, l’ange dont il se sert pour ranimer mon courage, me guider et me faire conserver encore tous les charmes de l’espérance. Que n’es-tu avec moi ? ne te verrai-je que lorsque je n’aurai plus que des larmes à répandre ; il me serait si doux de verser ce moment de repos dans ton sein, de le partager avec celle qui me l’a donné. Tendre cousine, je suis si heureuse de te le devoir : puissé-je le filer31 jusqu’au temps qui te ramènera près de nous ; et si je ne puis le prolonger, s’il faut qu’il finisse, fais du moins que ta Louise retrouve ton cœur, pour y pleurer sa misère32.
Plouën, 12 frimaire, an 4 républicain1.
Explique-moi, je te prie, une conversation que je viens d’avoir avec ma mère ; nous avions déjeuné en famille : Maurice y était ; les hommes sortirent ensuite ensemble. Nous restâmes seules ; nous prîmes chacune notre ouvrage2 ; je brodai, et maman s’établit à son métier de tapisserie. Là, sans lever les yeux de dessus son canevas3, elle m’a fait de suite plusieurs questions, que je vais tâcher de me rappeler, dans leur ordre. — Louise, savez-vous quelque chose des projets de M. Maurice ? il est honnête, et paraît avoir reçu de l’éducation. — J’ignore ses projets, maman ; vous savez qu’après son affaire4, il ne peut reparaître à son corps, ni à son pays. — Oh ! oui, mais cette affaire doit finir par s’arranger ; … il faut qu’il ait les passions bien vives, pour avoir pris vos intérêts avec tant de chaleur.5 — Je n’avais plus d’intérêt, et je pense aussi qu’il eût été plus sage… — Mais plusieurs jours s’étaient déjà passés, depuis cette singulière aventure ; il ne vous prévint donc pas ? vous ne pûtes rien deviner de ses intentions ? — Il ne l’apprit que par hasard, et ne se donna pas un moment de réflexion. — Ici ma voix s’altéra ; je rougis, et ma mère me regardant fixement, me dit : — qu’avez-vous ? êtes-vous incommodée ? — Je l’assurai que non. — Il est extraordinaire, dit-elle, qu’ayant pu lui taire un tel événement, qui selon ce que vous m’avez dit, a dû faire du bruit, vous n’ayez pu prévenir cette saillie6 de jeune homme ; car c’est un coup de tête. — Maman, je suis loin de l’approuver ; cependant le motif était excusable. — Oh ! les jeunes personnes aiment les aventures dont elles sont l’objet. — Maman, je vous assure que j’aurais beaucoup préféré que celle-là n’eut point eu lieu. — Je le crois, d’autant que tant de reconnaissance peut embarrasser. — Il n’a jamais paru la faire valoir. — C’est chez un oncle, curé, je crois, qu’il a été élevé7. — Son père le destinait à cet état. — Je m’en serais doutée ; il est fort bien ; cependant, ne lui trouves-tu pas l’air un peu empesé8, il marche avec de grands mouvements ; je crains toujours qu’il ne heurte les murailles9. — Il est peut-être embarrassé ; vous lui en imposez, maman, et le respect ?… — Oh ! le respect ne fait pas marcher plus vite ; d’ailleurs, il doit nous connaître ; sans doute tu lui as sûrement parlé de nous ?… — Sans doute, maman, et c’est une raison pour qu’il vous respecte davantage. — Il ne paraît pas très à son aise, avec votre frère. — Ils se sont vus peu de jours. — À propos, je compte t’envoyer bientôt voir ta cousine Clémence ; tu seras charmée, j’imagine, de la revoir, si elle ne peut quitter sa mère ; pendant ce temps, nous verrons ici à arranger les affaires de ce jeune homme ; à ton retour, tu trouveras cela terminé. Eh bien ! est-ce que cela ne te convient pas ? nous retarderons. — Tout ce que vous déciderez de moi, maman, sera toujours ce qui me conviendra le mieux. — Mais il ne s’agit pas de moi ; tu verras toi-même… Votre père me paraît goûter10 beaucoup M. Maurice. — Je crois, maman, que mon père l’estime, et lui sait gré. — Oh ! nous lui savons tous gré ; notre seul embarras est de lui en donner des preuves. Tu lui as bien dit, sûrement, combien nous étions reconnaissants de sa conduite envers toi ; et tu dois l’être aussi ; je serais fâchée de te trouver ingrate. Ce n’est que la manière qui nous embarrasse : lui faire des offres d’argent… — Oh ! maman, je crois être sûre que vous l’humilieriez beaucoup, et qu’il n’accepterait pas. — Je le pense de même ; on pourrait lui acheter un bien, près celui de son père. — Vous savez, maman, qu’il n’y peut pas retourner. — Ou tâcher de l’avancer au service. — Après son affaire, il ne peut plus y rentrer. — Ah ! c’est vrai… C’est vraiment embarrassant. Tu devrais y penser, et m’en parler. — Maman, vous saurez mieux que moi… — Non, tu le connais davantage, et imaginerais mieux que nous ce qui pourrait lui convenir ; penses-y, et parle-moi, ou à ton père… Louise, va me chercher mon étui à aiguille, dans le salons. — Je crois,… je t’avoue, ma chère, que jamais commission ne vint plus à propos. En rentrant, ma mère n’y était plus ; je la vis qui se promenait dans le parterre.
Plouën, 14 frimaire, an 4 républicain11.
Et tu crois vraiment, ma chère, que ma mère m’a deviné, et que notre conversation à laquelle tu fais une si prompte et obligeante réponse, n’est qu’une épreuve. Mais crois-tu donc, que ma mère eût pris tant de détours avec moi ; elle connaît sa fille ; et si elle voulait tirer un secret de son cœur, elle n’aurait pas besoin de le surprendre. Moi-même, j’ai vingt fois été tentée de tomber à ses pieds, et de lui avouer tout12; la seule crainte d’un empressement trop hâté, m’a retenue ; et puis, tu connais ma mère : sa dignité rassure mais sa bonté en impose ; elle est froidement bonne, et gaîment sévère ; quand elle gronde, elle est si aimable, que l’on ne peut que l’apaiser ; sa sensibilité et ses caresses ont un sang froid, et sont si graves, qu’elles inspirent la réserve avec la reconnaissance. Dans tout cela, l’abandon de la confiance, ne sait où se mettre et ne trouve point de place. Hier, après dîner, pendant sa lecture ordinaire, elle eut, ou feignit, je crois, un affaiblissement dans la vue ; elle passa son livre à Maurice, et le pria de continuer ; il s’en acquitta fort bien, et plaisanta même avec grâce sur les leçons du curé, son oncle ; ma mère parut y prendre plaisir, et le fit causer assez longtemps ; puis elle s’endormit dans son fauteuil. J’étais si contente de la scène, que je craignis de la gâter en la prolongeant. Je fis signe à Maurice de sortir, dans la crainte, lui dis-je, d’éveiller ma mère. Je ne sais si elle me vit ou m’entendit ; il avait à peine fermé la porte, qu’elle me dit, sans ouvrir les yeux : — où va-t-il donc ? — En vérité, ma chère, je suis dans un état d’anxiété que je ne puis te peindre. Il me semble que je suis ici aux ordres et à la merci de tout le monde : je demanderais volontiers aux domestiques que je rencontre : — comment avez-vous trouvé aujourd’hui, M. Maurice ; en êtes-vous content ? — Cet état ne peut pas durer ; mon père me semble celui qui procède le plus rondement : il s’empare de Maurice tous les matins, et le promène du jardin au parc, du parc au bois. Il veut lui faire connaître tout en détail ; il a, dit-il, des vues sur lui ; il lui parle culture, économie ; et mêle tout cela de témoignages d’affection et de confiance qui ne me rassurent point. Il ne lui vient pas même dans l’idée, qu’un soldat puisse aimer sa fille. — J’aime beaucoup ton M. Maurice, me disait-il, dernièrement : ce jeune homme a l’esprit très juste ; je voudrais que nous puissions le fixer13 à la maison ; tu devrais lui en parler ; vous êtes ensemble dans une habitude de confiance, qui le mettrait plus à son aise pour répondre. — Je n’y étais guère, moi-même ; je l’assurais que je croyais Maurice trop attaché à ses parents, pour se séparer d’eux par le seul motif d’intérêt. — Eh bien, dit mon père, à son âge, on pourrait lui trouver ici un établissement ; c’est une idée que j’ai depuis quelque temps ; et si je m’y connais, je crois qu’il n’en serait pas éloigné — Comment, mon père ? — Oui, j’ai remarqué… Tu es trop jeune, pour prendre garde à ces choses-là. Il paraît faire beaucoup d’attention à Agathe. — La fille de notre procureur fiscal14, ci-devant15 ? — Oui ; celle qu’on dit qui te ressemble. Il ne la quittait pas des yeux, dimanche, à la messe ; ça lui conviendrait ; je leur donnerai la régie de tout ceci, quand nous retournerons à Bois-Guéraut : elle est de ton âge ; un an de plus, je crois ; c’est sage, bien élevé, cela conviendrait fort. Si tu ne veux pas t’en charger, je lui en parlerai ; je crois même que la jeune Agathe n’en serait pas trop fâchée. — Heureusement, mon frère vint finir ce bel entretien ; pour lui, il est toujours le même : une politesse insouciante et légère, que Maurice lui rend plus gravement. Maman t’a écrit il y a peu de jours ; j’ai vu l’adresse de sa lettre : je n’imagine pas qu’elle te parle de moi. Si cependant… ton amitié ne me laisserait rien ignorer de tout ce qui m’intéresse. Adieu, cousine ; aime-moi pour notre bien commun ; ton amitié sera dans tous les temps, mon bonheur, ou m’en tiendra lieu.
Plouën, 17 frimaire, an 4 républicain16.
Quand tu auras lu ceci, bonne Clémence, tu te moqueras de moi, et regretteras de n’avoir pas été témoin : ta malice se serait bien exercée. Je vais te raconter ; mais je ne te promets pas d’être aussi vraie que mon visage l’était alors, ou plutôt que tu m’aurais devinée. Je crois, ma chère, qu’il y a peu de cœurs à l’abri de petites faiblesses ; nous autres femmes, nous savons les cacher, la fierté de notre sexe nous aide souvent ; mais nous souffrons encore plus. J’en juge par quelques moments dont je ris aujourd’hui, mais qui, pourtant, ont été pénibles. Mon père, comme je te l’ai dit, avait parlé un peu devant Maurice, de sa filleule Agathe ; et tu sais qu’ordinairement tous ses projets, hors ceux de bâtiments, ont peu de suite ; mais comme il porte beaucoup d’affection à Maurice, et désire le fixer près de lui ; que d’ailleurs, il aime Agathe presque autant que moi, j’oserais dire, si je ne craignais que tu ne m’accuses d’être jalouse17, même de l’amitié paternelle ; cette jalousie pourtant, serait la plus raisonnable : comme j’avais oublié tout ce qu’il avait dit à ce sujet, hier soir, il proposa d’aller faire un déjeuner chez le maire ; il me reprocha même de n’y avoir point encore été. — Agathe est ton aînée, me dit-il, et c’était à toi à faire la première visite ; je les ai vus ce matin, et toute la famille m’a dit de te gronder : il faut y aller demain. — Ma mère dit qu’il faisait un peu froid pour elle ; et il fut convenu que nous les ramènerions dîner. Je ne sais pourquoi, mais je passai la nuit à m’inquiéter de cette journée : j’étais triste ; et l’aspect d’un beau jour, dans les premiers froids ces beaux lointains bleuâtres, dorés d’un soleil voilé par la rosée ; ce tableau, qui tant de fois rendit mes promenades délicieuses, me trouva insensible ; c’est peut-être le seul jour, où une course champêtre, faite dans ce temps, n’ait pas exalté mon âme ; mais alors j’étais tranquille. Te dire avec quel plaisir nous fûmes reçues, est inutile. Tu connais ces bonnes gens, et l’aimable harmonie qui règne entre le père et les enfants ; Agathe, depuis la mort de sa mère, quoiqu’elle était bien jeune encore, a tenu la maison, avec une prudence bien au-dessus de son âge ; il y règne un ordre qui annonce le bonheur tranquille dont ils jouissent ; et l’honnêteté du père a paru si irréprochable, que le démon révolutionnaire18 n’a pu l’atteindre. De l’aveu de ses concitoyens, il remplit sa charge, aux vœux de tous, et en est le plus digne, sans cependant avoir jamais dérogé à sa charge d’honnête homme. Aussi mon père a-t-il pour lui une parfaite estime, jointe à l’amitié qu’il a toujours porté à cette famille ; car tu sais combien il a regretté la mère, et quel chagrin lui a donné sa perte. Je lui en ai toujours entendu parler avec attendrissement ; j’ai même cru apercevoir que maman ne partageoit pas son amitié, ni ses tendres souvenirs. Je te dis cela, ma chère, parce que toi et Louise, ne peuvent avoir une pensée au-delà de ce qu’elle doit être ; et comme ma mère a toujours été l’épouse la plus chérie et la plus honorée, je la crois un peu injuste ; mais ma Clémence, je crains d’avoir un moment, partagé ses torts, et je veux te dire tout, afin que tu aies le droit de me gronder ; peut-être me guériras-tu pour toujours ; je dis pour toujours, ne pouvant répondre de l’avenir ; car, pour le moment, le mal est passé, bien passé. Je ferais volontiers amende honorable ; et la bonne Agathe, je suis sûre, me pardonnerait. Le croirais-tu, Clémence, en entrant dans sa maison, en voyant la tendre affection de mon père, les louanges, qu’il lui donnait, et plus encore la surprise de Maurice, de trouver tant de simplicité et de vertus réunies dans une personne, du reste, toute charmante et remplie de grâces ; car si Agathe me ressemble, c’est en beau : de grands yeux noirs relèvent son teint, qui pour être un peu brun, n’en est pas moins uni et moins frais : le reste du visage, à peu près semblable au mien, si l’on peut se juger soi-même. Mon frère prétend qu’elle est près de moi, le modèle dont je ne suis que l’image soignée par un habile artiste, qui a négligé les premières beautés, pour embellir les détails, et rendre son ouvrage plus délicat et plus achevé. Tu conviendras que cette idée est trop galante, surtout pour un frère ; mais, tout en lui en sachant gré, je m’arrête au sentiment que j’éprouvai ; je crois qu’il ne nous trompe jamais ; je me sentais petite, et Agathe, Agathe, avec son simple vêtement, qui va si bien à la candeur de son maintien, et au noble emploi de ses journées, me rappelait la belle Rachel19, pour qui Jacob n’avait pas craint de servir sept années, et puis sept années encore, pour obtenir d’être son époux : tableau charmant de la pureté des mœurs antiques ! tout ce qui nous y ramène, nous laisse de douces impressions. Je ne pus éloigner les réflexions sur moi ; je me voyais si loin d’Agathe, que je me persuadai que tout ce que j’avais dans l’esprit, Maurice l’éprouvait aussi ; et je ne saurais te dire combien j’étais peinée. Pour elle, sa confiance était la même que dans ces jours de notre enfance, où nos jeux nous faisaient sentir le besoin d’être ensemble. Avec quelle gaîté, quelle bonne amitié elle m’entraînait avec elle dans son héritage ; me montrait les endroits où ses souvenirs nous revoyaient. Celui de sa mère, mêlé à nos anciens plaisirs, prêtait tous les charmes de la sensibilité à l’expression de sa physionomie20 ; elle était plus jolie encore. Ce mélange de gaîté et de peine, dans des yeux où brillent quelques larmes, ne peut jamais se voir avec indifférence. Maurice étudiait ses mouvements, et semblait vouloir suivre leur rapidité, pour ne rien échapper. Agathe lui faisait oublier ses chagrins ; jamais, je crois, ne l’avoir vu avec autant de sérénité. À cet examen, mon cœur se serrait si fortement, que j’eus beaucoup de peine à m’empêcher de pleurer. Pendant le déjeuner, il voulut absolument partager avec elle, le petit service. Jamais mon rôle de demoiselle, ne me fut si incommode ; il fallait que je me tinsse sur ma chaise, bien tranquillement, tandis que je les entendais rire avec mon frère, en faisant leurs petites courses ; car alors, je représentais maman, pour monsieur le maire, qui ne voulait pas que je prisse la moindre peine. J’étais si mal à mon aise, que quand ils furent revenus, il me fut impossible de manger ; je dis que j’avais un grand mal de tête, et couvris ainsi la peine secrète qui me tourmentait ; combien j’étais folle ; je rougis dans ce moment d’avoir été capable d’une pareille erreur.
La leçon fut complète, ma chère, et la journée ne s’acheva pas, sans que je sentisse mes torts ; je fus assez heureuse pour que personne ne s’en aperçut, pas même Maurice. Il est bien loin de craindre de pareilles inquiétudes ; je t’avoue qu’il me serait affreux d’avoir à rougir avec lui : combien il me trouverait petite. Le cœur dit tout à l’amitié ; elle peut tout entendre et tout pardonner ; son caractère saint et sublime ne s’altère jamais que par le manque de confiance ; mais il n’en est pas ainsi de l’amour ; sa délicatesse est si grande, qu’une lumière trop vive le blesserait, si un moment il n’a pas son bandeau ; il faut que le demi-jour qui l’éclaire, lui en fasse l’illusion et qu’il ne puisse s’apercevoir de ce qu’il a perdu.
Revenue à moi, tu juges bien qu’Agathe a retrouvé son amie ; avant de nous quitter, elle a repris tous ses droits. Je trouvai du bonheur à lui faire le sacrifice du petit chagrin qu’elle m’avait donné. Sa franchise se livra a mes caresses ; son bon cœur, sûrement, ignore encore le mal qu’elle peut faire.
Voilà, chère Clémence, la confession entière de ta pauvre amie ; conviens au moins que je sais réparer mes torts ; pour toi, qui n’en eus jamais de cette espèce, ne sois pas trop fière ; il est beau d’avoir de l’indulgence pour des faiblesses qu’on n’a point ; mais je te promets de n’être plus jalouse que pour toi : oh ! cela, je ne pardonnerais à personne de vouloir occuper ma place dans ton cœur ; fut-ce un mari ; et tu m’entends ; c’est que jamais dans le mien, la tienne ne sera prise. Oui, ma chère, si ma destinée me rend épouse et mère, je me souviendrai toujours de ce que tu fus pour moi, dans ma jeunesse ; et la seconde mère de mes enfants n’aurait qu’un titre de plus, qui resserrerait encore des nœuds si chers. Adieu, ma bonne cousine, ange de mes affections ; que le ciel veille sur toi, comme je t’aime.
Plouën, 17 frimaire, an 4 républicain21.
Tiens, cousine, il se trouve ici quelque chose contre moi, et je ne sais quel instinct me dit que tu es complice 22; qu’est-ce, je te prie, qu’un gros paquet que ma mère a reçu de toi ? j’ai très bien reconnu ta main sur l’enveloppe, malgré tes lettres majuscules. Maman a mis le paquet dans sa poche ; et quand je lui ai demandé si ce n’était pas de tes nouvelles, elle m’a répondu de lui approcher son métier de tapisserie ; je ne veux point m’inquiéter : puisque c’est de toi, c’est bien ; ma curiosité cependant est piquée, et maintenant j’aime mieux dérober ton secret, que de te le devoir. Je ne sais si c’est l’effet de ta lettre : ma mère, depuis, semble rechercher davantage Maurice : ce matin, elle prit son bras, l’a mené au potager, et s’y est promenée longtemps avec lui. Tu penses bien que je n’ai pas manqué, au retour, d’interroger le promeneur : tout s’est passé, m’a-t-il dit, en choses générales ; beaucoup de questions sur lui, sur sa famille, sur l’emploi de sa jeunesse ; ensuite elle lui a beaucoup parlé de moi, du temps que j’avais été avec lui, de notre genre de vie ; elle sait cependant tous ces détails par moi ; enfin, cette phrase singulière, qu’il m’a rendue mot pour mot : — il est heureux pour une jeune personne, d’être tombée aux mains d’un honnête et galant homme ; mais cela même pourrait devenir dangereux pour elle. — Voulait-elle encourager sa confiance, ou pressentir et préparer son éloignement ? je ne puis le croire ; que deviendrait-il ? où irait-il ? Ma mère n’ignore pas qu’il ne peut encore reparaître ; elle a fini par le presser beaucoup sur les motifs qui l’avaient engagé à me demander à la municipalité de Cholet23 : il est extraordinaire, disait-elle, que sans raison antérieure, sans la connaître, vous vous soyez tout à coup décidé à cette démarche ; Maurice a longtemps parlé humanité, bienfaisance24 ; enfin, pressé par elle, il lui a répondu, m’a-t-il dit, et même un peu brusquement : — je vous avoue, madame, que je la crus alors, une jeune fille abandonnée de ses parents, sans naissance et sans fortune. — En disant cela, il a pris congé d’elle, prétextant que mon père l’attendait. Que dis-tu de cette réponse, cousine ? je ne puis m’en fâcher, d’autant qu’il m’a semblé que ma mère ne lui en faisait pas plus mauvaise mine. Je t’ai oui dire que les mamans aiment toujours que l’on soit amoureux de leurs filles. Tu vois que mon pauvre cœur, prêt à se noyer, s’attache aux moindres branches.
Depuis ce moment, je ne sais si mon imagination fait tous les frais de mon inquiétude ; mais il me semble que l’on se cache de moi ; mon père n’a plus cette bonne et douce familiarité qui me mettait si à l’aise avec lui. Je le vois souvent qui me regarde avec des yeux étonnés et secs, qui font baisser les miens ; plusieurs fois il m’a semblé qu’au moment où j’entrais, les trouvant ensemble, l’entretien finissait ou changeait. On ne m’observe, ni ne me surveille assurément, mais je parais de trop entre eux : hier ils restèrent longtemps enfermés dans leur chambre ; tu sais que la mienne est à côté, et je te confesse que je n’ai pu sortir, de peur d’être tentée de prêter l’oreille : mon père parlait d’un ton vif et animé, et ma mère, froidement, et par longs discours ; je n’ai rien pu distinguer. Mon père, en sortant, est entré chez moi ; il avait l’air préparé, mais il a fait cinq ou six tours dans la chambre, et est sorti sans me rien dire. Oh ! que n’es-tu ici ? quoi ! nul moyen, nulle espérance de te voir ?
Maurice est parti ; il est parti ce matin ; je l’ai appris à mon réveil : hier j’ai lu dans ses yeux un sentiment pénible, et je l’ai interrogé inutilement ; en se retirant, le soir, comme il montait l’escalier avec nous, il prit furtivement ma main et le pressa sur ses lèvres ; ce mouvement m’étonna ; je le regardai, et lui répondis par un serrement de main ; il resta en arrière, redescendit, et je ne l’ai plus revu ; peut-être ne le reverrai-je jamais. C’est la nourrice qui me l’a appris ce matin : elle était chargée, par lui, de me dire seulement, qu’il était obligé de s’éloigner, et que je le plaindrais et l’approuverais, s’il lui était permis de me dire ses motifs. La nourrice l’a questionné inutilement, sur le terme et la durée de son absence ; elle n’a pu en savoir davantage. Ce départ secret a l’air d’une fuite. Pourquoi m’en inquiéterai-je ? apparemment qu’il a ses raisons ; rebuté, peut-être, des incertitudes et des délais, il m’accuse, sans doute ; qu’importe s’il a tort ; ai-je rien à me reprocher ? oh ! non, mon cœur était à lui, ah ! tout à lui : puisse-t-il être heureux ; puisse mon souvenir l’accompagner ; je garderai le sien ; il me restera ; des jours si heureux passés ensemble ! mais, tout cela est fini ; conserve mes lettres ; je serai peut-être bien aise un jour de les revoir. Je regrette la prairie de Cholet, l’hôpital de Mauléon, la forêt, le voyage, la maison de la nourrice, le camp ; si jamais je revois ces lieux, je rechercherai les places ; je veux m’y reposer, m’y asseoir. J’avais du plaisir à m’entretenir avec toi, et voilà que l’on m’importune ; ma mère me fait dire de descendre : qu’ont-ils besoin de moi ? il faut que je me lève. Je t’écris dans mon lit… la nourrice s’est en allée… je remonterai dès que je serai libre, et je t’écrirai… Je vais cacher ma lettre ; on me l’ôterait peut-être, et je veux l’achever… la tête me fait mal… Me voilà libre, enfin… comme ils me regardaient tous… si je suis incommodée ? ce que j’ai… je n’ai rien… les yeux rouges, l’air abattu ; … et pourquoi ?… j’ai fort bien dormi… Je ne déjeune pas ; … hé bien, je souffre,… je souffre de la tête, voilà tout… Maurice est à la chasse avec mon père ; … hé bien, ils reviendront… Je suis bien aise d’être seule… ah ! voilà ma mère qui monte, je l’entends,… je cache mon papier ; mais dès que je serai libre, je reviens à toi, ma Clémence, mon amie ; c’est toi qui as un cœur d’ange ; tu sais aimer, toi ; tu ne quittes pas ceux qui t’aiment… La voilà…
La nourrice reste seule avec moi ; je reprends ma lettre ; ils ne l’ont pas vue… On m’a fait coucher ; … à la bonne heure ; je puis t’écrire au lit, et la nourrice, la bonne nourrice, m’a bien promis de t’envoyer ma lettre ; elle me donnera aussi ta réponse ; car tu m’écriras ; je n’ai plus que toi, et Maurice ; comme il était doux ; comme il me soignait dans la route. Je t’ai tout dit ; tout ce que mon cœur a éprouvé ; le tien est le dépositaire de tous mes secrets… Cela me fait du bien, de t’écrire, ma bonne Clémence… Il avait l’air triste, la dernière fois que je l’ai vu ; ses yeux brillaient à travers un voile humide ; je crois qu’il avait pleuré ; tu le verras ; tu reviendras avec lui ; prends garde ; tu sais bien qu’il y a danger pour lui, s’il était reconnu : c’est moi qui en suis cause ; sans moi, il n’eût jamais été exposé ; que d’embarras je lui occasionne ; mais il n’y a point de regret ; son cœur est si bon, si pur, si honnête… — Oh ! ma mère, quand vous le connaîtrez, vous l’aimerez aussi ; j’aurais été si heureuse ! qu’il le soit, du moins… On m’inquiète, on me tourmente ; je ne puis être seule un instant… Pourquoi tant de monde autour de mon lit ?… Toujours cacher mon papier, et le reprendre ; c’est le seul repos que j’aie, de t’écrire, ma Clémence ; de causer avec toi : mon cœur se dilate, ma tête se repose ; je suis mieux, quand je t’ai parlé. Crois-tu que nous nous revoyons bientôt ? combien de temps s’est passé depuis que je ne t’ai vue ; et combien de choses ? j’en ai pour longtemps à te dire : tu m’écouteras, tu m’entendras, tu me sentiras ; je n’ai plus que toi… ils ne m’entendent plus… Ma mère est toujours là ; elle y était encore tout à l’heure ; mais elle ne m’entend pas ; je n’ose lui parler ; j’aurais eu tant de plaisir cependant à lui ouvrir mon cœur ; mais je n’ose. Qui sait ? elle s’en prendrait peut-être à Maurice ; cependant, tu le sais, ce n’est pas sa faute : il ne me connaissait pas quand il m’a pris ; il m’a sauvée, sans savoir qui : il me croyait une pauvre fille, délaissée, condamnée ; je suis sûre qu’il s’afflige. Où est-il allé ? il m’aimait tant ! oh ! il m’aimait ! il ne m’aurait pas quittée, malade, souffrante, malheureuse ; il serait là ; il me consolerait, il me soignerait, comme je le soignais à l’hôpital. Je vois tant de monde autour de moi, et je ne le vois pas ; il est peut-être avec mon père ; car je ne le vois pas non plus, et cependant il aime sa fille… La tête me brûle ; je me sens fatiguée, affaissée, comme engourdie ; je crains que tu ne trouves pas mes idées nettes ; j’ai tant souffert ; tout à l’heure encore, ma mère pleurait auprès de moi. Pourquoi pleure-t-elle ? je ne lui ai pas causé de peine ; je ne lui ai pas parlé de Maurice ; elle ignore tout ; s’il faut lui en faire le sacrifice, hé bien ! j’en mourrai ; mais je ne l’affligerai pas ; elle doit me plaindre, elle ne doit pas me haïr. La nourrice pleure aussi ; qu’est-ce donc qu’il y a ? tout est malheureux autour de moi ; qu’ai-je fait ? je suis la seule à plaindre ; je souffre, mais je ne me plains pas, je n’accuse personne26. Oh ! si tu étais ici, tout s’arrangerait ; tu leur dirais tout ; cela te serait bien plus aisé qu’à moi : je n’ai rien à cacher ; mon cœur est à lui ; mais mon cœur est pur. Je t’avouerais de tout ce que tu dirais : on te croirait, et je ne te démentirais pas. Oh ! pourquoi n’es-tu pas venue… Un nuage couvre tout ce qui m’environne : mes yeux voient à peine ce que je t’écris ; mes doigts quittent ma plume ; je fais des efforts pour achever ; je ne puis. Je crois que je vais dormir : à mon réveil, je t’écrirai,… si je m’éveille : je me sens appesantie27 : je t’aime… j’aime…28
Plouën, 24 frimaire, an 4 républicain1.
Je rouvre les yeux à la lumière ; ma première pensée est à toi. On me dit que j’ai été deux jours absente de moi-même, et je m’éveille d’un sommeil léthargique2 de seize heures. Mes premiers regards l’ont vu, lui, Maurice3, à genoux auprès de mon lit… J’obtiens avec peine de te tracer ces deux lignes ; on n’a osé me le refuser, mais on me défend d’en jouir plus longtemps… Je revis, ma Clémence ; et je revis pour toi ; pour toi, pour eux tous, pour tout ce que mon cœur aime.
Plouën, 25 frimaire, an 4 républicain4.
C’est une épouse qui t’écrit ; c’est une heureuse épouse. Je t’ai dit qu’il était là, près de moi, à mon réveil : avec lui, étaient mon père et ma mère, la nourrice, les médecins, tous les domestiques de la maison. J’eus d’abord peine à me retrouver ; le moindre bruit m’affectait : mes yeux étaient ouverts ; je regardais sans voir, ou plutôt, je voyais sans reconnaître. Cet état, je m’en souviens, était doux ; il ne me semblait pas tenir à la terre ; je sens une de mes mains fortement pressée, je tourne la tête, et mes yeux rencontrent ceux de mon ami : je puis dire maintenant de mon époux, de mon amant, de mon mari ; un mouvement prompt me porta vers lui, et je jetai un cri, auquel répondit tout ce qui m’environnait : en même temps cette voix si connue : Louise, ah ! Louise, retentit à mon cœur, et me rappelle tout à fait à la vie. Je ne pouvais encore parler ; mes pensées et mes sentiments se pressaient et ne pouvaient sortir ; j’étais oppressée ; le médecin me fit donner des cordi5aux, et je ne trouvais pas des paroles pour exprimer tout ce que j’éprouvais. Ma mère était assise au chevet de mon lit : — mon enfant, dit-elle, reviens à nous ; ta mère a causé tes souffrances ; elle vient les finir ; pardonne ses torts, elle vient les réparer : voilà celui à qui nous te devons ; qu’il soit notre fils, ton époux, et qu’il n’oublie jamais qu’en te donnant à lui, nous lui rendons tout ce qu’il a fait pour toi et pour nous. — Maurice, apparemment, n’était pas préparé à ce moment de bonheur ; il baisait les mains de ma mère, les miennes, et ne pouvait parler ; mon père le releva et lui dit, en l’embrassant : — mon gendre, je vous ai tenu ma parole ; je ne veux pas vous faire attendre : un ministre de nos autels, est prévenu ; laissons ma fille un moment à elle-même ; elle ne pourrait soutenir tant d’émotions. — Maurice revint à moi ; il sortit les yeux gonflés de larmes, et en me regardant. Deux heures furent données aux soins du médecin. Ensuite il voulut que l’on me levât et qu’on m’habillât : tu le connais, c’est Côte ; celui qui a toujours été embarqué avec mon père. Je vis ensuite faire des préparatifs dans ma chambre ; on apporta un livre sur la table ; on para un autel6 ; et pendant ces préparatifs, Côte ne me quitta point : il me fit prendre quelques aliments, et me répéta plusieurs fois que la cérémonie de mon union avec Maurice, allait se faire. Un moment, je fus si émue, que je tombai de mon siège, sur mes genoux, les bras levés vers le ciel ; et la nourrice me les soutenait, car j’étais encore faible ; je dis à haute voix, cette prière : — Ô mon Dieu ! faites que je sois toujours digne du bonheur que vous m’envoyez, en me rendant à la vie. — Peu de temps après, je vis entrer l’auguste appareil : le prêtre, revêtu de ses habits, était suivi de ma famille : Maurice était au milieu d’eux, et les paroles sacr7amentelles de notre union, ont été prononcées sur nous.8 Je suis à lui, j’appartiens à l’homme que mon cœur a aimé et choisi ; le ciel même en est garant. Ton heureuse amie, ne désire plus que toi. Tout cela s’est passé hier ; cette nuit Maurice est resté dans ma chambre, avec ma mère, la nourrice et le médecin : le calme de l’âme m’a rendu le repos du corps, et des forces. Ils me laissent t’écrire, mais je sens combien de détails te manquent, et que ma tendre amitié a besoin de te donner. Ma mère t’écrit les faits ; mais elle me laisse à te dire les sentiments, les affections, le charme qui les accompagne et qui les anime : demain, on me promet plus de liberté, et de ne plus me compter mes lignes. Clémence, à demain : ah ! quand ne te dirai-je plus à demain ! quand te verrai-je9 ?
27 frimaire, an 4 républicain10.
Le bonheur est un baume, ma douce amie ; les maux de l’âme se guérissent, dès qu’ils cessent, ils ne laissent point de convalescence ; et dès que le cœur ne souffre plus, toutes ses plaies sont fermées. Je me trouvai si bien hier, après la sainte cérémonie du matin, que le médecin voulut que je restasse habillée, et voulut même me faire descendre pour le dîner, et que je me rendisse aux usages habituels de la vie. Tous les cœurs étaient heureux de mon bonheur. Maurice était le fils de la maison ; mon père semblait fier de son ouvrage ; maman était presque aux excuses avec son gendre ; mon frère le traitait en frère ; tous nos gens comme leur jeune maître : il était à table à côté de moi, le docteur de l’autre ; et tout le régime qui m’était prescrit, me semblait doux à suivre. La joie de Maurice était toute dans ses yeux ; ses manières n’étaient changées que pour moi : une aisance aimable avait remplacé la contrainte, et sa reconnaissance, toujours respectueuse et tendre, remerciait nos parents, dans tous ses mouvements et dans toutes ses paroles. Tu as su, par maman, la cause de nos peines ; aurais-tu cru qu’elles pussent me venir de toi ; vois, où la trahison conduit ? et au lieu de te la par donner, il faut que je te rende grâce de ta bienfaisante perfidie, qui a fait nos maux, et qui les a finis. Ton excellent esprit avait deviné juste ; jamais je n’eûsse pu prendre sur moi de faire un aveu, et surtout de l’accompagner des détails et des circonstances qui l’excusaient ; ta savante amitié a tout prévu, et le ciel a béni ta pieuse fraude11. La collection de mes lettres a appris à maman ce que je n’aurais pu jamais lui dire ; elle a pu juger les circonstances et nous ; sa tendre prudence se prescrivait alors une épreuve, celle d’exiger de Maurice son éloignement ; s’il m’eut désobéi ou trompé, m’a-t-elle dit, ce n’était plus qu’un homme ordinaire, et notre reconnaissance pouvait s’acquitter sans toi ; ou du moins, vous laissant libre de tout engagement, nous remettions aux lois le droit de vous laisser disposer de vous-même ; mais si elle eut lieu d’être satisfaite de la généreuse résignation de Maurice, elle était loin, m’a-t-elle dit, d’en prévoir l’effet. C’est alors que mon père n’écoutant que sa bonté et sa tendresse, partit : en éloignant Maurice, on avait pourvu à sa sûreté, et il avait dû être reçu dans une ferme à nous ; mon père ne l’y trouva point ; il fallut alors des recherches pour découvrir sa route : il avait pris le chemin de la mer ; mon père l’atteignit et le ramena ; ils étaient revenus peu d’heures avant mon réveil, ou plutôt ma résurrection ; il fallut l’emporter de ma chambre, lorsqu’il me vit sans connaissance et sans mouvement.
Ses premiers élans furent de la frénésie ; son emportement alla jusques à dire à ma mère : — madame, voilà votre ouvrage ; — et ma bonne mère lui a pardonné ; nous avons passé ainsi hier le reste de la journée, dans les doux épanchements de l’amour et de l’amitié. Le soir, je ne me sentais point faible ; je voulus rester, on me ramena dans ma chambre après souper, et il fut décidé que la nourrice, le médecin et mon mari, y passeraient la nuit, comme hier. Je fus un peu surprise d’un mouvement de Maurice ; au moment où ma mère se retirait, il mit un genou en terre, devant elle, et lui demanda, sa bénédiction ; vers le milieu de la nuit, je me suis réveillée ; Maurice était resté seul. Mon amie, ce matin, il était déjà assez tard lorsque mon père est entré dans notre chambre, et il a béni ses enfants… Mais toute cette félicité t’appelle, te demande, te réclame : tu y ajoutes encore, en pensant que je te le dois, ma Clémence ; viens le partager, l’embellir ; la santé de ta mère est meilleure, et mon bonheur ne peut plus se passer de toi.
Plouën, 4 nivôse, an 4 républicain12.
Mon cœur me reproche d’avoir été deux jours sans causer avec toi. Ils ne m’ont laissé aucun instant ; ils craignaient encore une rechute ; mais je sens bien que tout le danger est passé avec les causes du mal ; d’ailleurs, ma Clémence, j’aurais tant de choses à te dire, à t’exprimer, que pour la première fois, je sens qu’il me sera difficile de te peindre tout, cousine ; j’aimerais bien mieux que tu fusses avec moi ; rien ne te serait échappé, et peut-être ne serais-je pas aussi précise que tu le voudrais. Comment pouvoir te rendre toute la félicité dont je jouis : entourée des soins de ma famille entière, de ceux d’un amant avoué, d’un époux qui m’est si cher : je ne vois rien, je n’ai pas une pensée qui ne soit du bonheur ; et si je n’étais forcée de répondre à celui qu’ils éprouvent tous, je crois que je m’abandonnerais, sans retour sur moi-même, à la religieuse sensibilité que je dois à l’Éternel, pour tant de bienfaits. Malgré cet enchantement, mon ange, je te cherche ; ta tendre amitié, absente, laisse une place, qu’aucun sentiment ne peut remplir ; jusqu’à présent mes chagrins, mes souffrances, m’avaient tellement resserré l’imagination, que n’osant penser devant moi, j’étais assez occupée du moment présent, pour être morte à tout le reste. Je te désirais, mais ce n’était pas ici ; j’aurais voulu être dans une solitude avec toi, pour oublier tout, pour m’oublier moi-même. Comment aurais-je pu voir ta tendre pitié, tes tendres soins (repoussés peut-être), sans mourir de douleur ; aujourd’hui que le jour est si beau pour moi, je ne puis m’empêcher de remercier la providence de ce qu’elle a arrangé ; ce que j’ai souffert en augmente le prix ; ceux que j’aime m’en tiennent compte aujourd’hui ; tous les plus tendres sentiments viennent m’en dédommager : je vois père, mère, frère, époux, s’empresser de me faire oublier mes chagrins ; ils m’accablent de soins et de bontés ; les expressions de ma reconnaissance ne me suffisent pas ; mon cœur même ne me semble plus pouvoir contenir tout mon bonheur ; il me faut le tien, ma chère, il faut qu’il le partage ; que la douceur de ton amitié vienne affermir celle de la familiarité et de l’innocence dont nous commençons à jouir : nous avons aussi besoin de tes grâces touchantes, pour recevoir les hôtes que nous attendons. Mon père a écrit aux parents de Maurice ; mon frère est allé porter lui-même la lettre ; il doit se détourner, à son retour, pour aller prendre les cousines de Mauléon ; c’est maman, c’est moi et Maurice qui les prions, avec les plus tendres sollicitations, de se rendre ici pour la fête de mon mariage. Ma famille voudrait que tout cela soit arrêté ; pour moi, ma chère, je les laisse faire, je n’ai plus le droit de rien exiger ; et malgré tout mon désir de t’y voir, je serai peut-être forcée de prendre les engagements civils, sans que tu sois ici, si tu tardes encore à t’y rendre. Maurice n’ose me presser ; mais mon père assure que la décence et les convenances l’exigent.
Mes regrets augmentent, en apprenant dans ta dernière, que bientôt ta mère pourra se livrer à nos soins, et que ce voyage, tant désiré, ne peut tarder plus de quinze jours. Tu nous annonces encore quelques petits embarras à terminer, que tu nous diras à ton retour ; ah ! ma chère, s’il était vrai que des motifs plus que raisonnables, aient en effet, éloigné nos plaisirs, si cela est, je n’ai pas besoin de te dire combien j’en serais heureuse : je n’oserais même me fâcher de ta réserve ; ma pauvre tête te semblait sûrement si malade, que peut-être, tu ne m’as pas cru digne de t’entendre, cousine ; tu jugeais fort mal. Si quelque chose pouvait, en m’éloignant de ma situation, anéantir mes chagrins, c’était de m’occuper de toi ; mais tu veux avoir tous les avantages : tu veux que je reconnaisse toujours que tu vaux mieux que moi, ta scrupuleuse vanité ne se contente pas que je le sente, et veut m’en donner des garants que je ne puisse jamais oublier. Je me soumets avec respect à tout ce que tu as voulu, à tout ce que tu voudras encore ; songe seulement qu’aujourd’hui, j’ai changé de rôle ; et que si je ne suis pas, comme toi, le mentor qui te guidera, au moins, je suis l’amie qui a partagé tes inquiétudes, qui les partagera, si elles existent encore, et si, comme je crois le deviner, elles cessent bientôt, et ne mettent plus d’obstacles aux désirs de ta famille ; songe à tes promesses, et ne fais pas languir notre bonheur, qui ne peut être complet qu’avec le tien : depuis si longtemps, c’est le vœu de tous ceux qui t’aiment, que ta raison même doit être d’accord avec nos cœurs, et le tien, chère cousine… je ne veux pourtant pas prêcher le censeur13 ; mais je ne puis croire ton cœur étranger à aucun des sentiments que tu fais naître, et que tu es sûre de conserver toujours.
Plouën, 9 nivôse, an 4 républicain14.
Tous nos amis sont arrivés, ma Clémence ; rien n’a dérangé nos desseins : le père de Maurice, avec sa fille ; ma bonne cousine de Parthenay15, avec les siennes. Si tu étais ici, les murs qui m’environnent, renfermeraient tout ce que j’ai de plus cher au monde ; rien au-delà, n’appellerait mon cœur ; leur enceinte serait l’univers pour moi : hâte-toi, ma chère, de venir réunir toutes les félicités du ciel, dans un petit coin de la terre : tu y trouveras d’anciens amis, de nouveaux, qui s’empresseront tous de te faire aimer leur séjour. Je ne te parle pas de ta Louise ; point de joie pure, point de plaisir pour elle, si tu ne le partages ; aussi, ma chère, la grande fête ne se fera qu’à ton retour ; elle ne sera qu’en famille. Tous les cœurs s’entendront ; l’aimable simplicité, compagne de l’aisance et de la douce familiarité, donnera tous les charmes à notre bonheur : tu sais combien ces fêtes nous plaisaient ; j’imagine qu’aujourd’hui elles nous seront encore plus chères. Jamais, ma Clémence, nous n’avons été réunies, sans que la bonté de mes parents n’ait arrangé ces journées selon les désirs de mon cœur ; et cette fois, ce sera encore pour toi, mon ange ; et la modeste cousine sera forcée de reconnaître combien sa présence est nécessaire à la joie commune, et combien elle l’augmente. Avec tous tes retards, méchante, il faut pourtant, sans toi, faire demain, toutes les cérémonies ; car c’est demain que je vais promettre civilement à Maurice, de le reconnaître pour mon seigneur et maître16. Mon frère, ce matin, en plaisantant, l’engageait à prendre un ton plus grave, et à n’être plus tant aux petits soins ; tu vois, ma chère, que si je ne t’ai pas bientôt, pour me défendre, il faudra tout à fait abandonner mon rôle. C’est hier que la famille de Maurice est arrivée ; nous étions encore à déjeuner, quand nous les aperçûmes qui traversaient la terrasse : tout le monde fut aussitôt levé. Maurice était sorti un moment avec mon frère ; ainsi il ne fut pas présent au tendre accueil de mes parents ; je vis que les siens y étaient sensibles : en un instant ils furent de la famille, et le ton de la bonne confiance existait déjà entre nous, quand mon mari et mon frère revinrent ; après leurs embrassements, Maurice me prit la main, et me présenta à son père, qui lui dit : — mon fils, vous m’avez bien de l’obligation de vous avoir mis au monde, et de vous avoir fait un honnête homme ; nous en recevons aujourd’hui la récompense, et je bénis le ciel de m’avoir donné un fils qui rend mes derniers jours si beaux. — Madame, en s’adressant à ma mère, vous permettez que j’embrasse ma fille, et que je vous présente celle que j’ai élevée dans ma chaumière. — Je reçus son embrassement paternel, dans toute la sensibilité de mon cœur, et partageai, avec ma mère, les plus tendres caresses à la jeune sœur, qui d’abord, embarrassée et timide, n’osait les recevoir. Maurice était aux cieux ; tous ces mouvements, prompts et vifs, montraient l’émotion de son âme, partagée entre son père et moi : ses yeux me disaient : — tu es bonne, et je suis bien heureux. — Ah ! ma chère, je l’étais bien aussi, et je jouissais doublement de son bonheur. La journée se passa délicieusement ; mes cousines m’aidèrent à dissiper la timidité de ma petite belle-sœur, qui, à la fin de la journée, était, parfaitement liée avec la plus jeune des cousines : il paraît même s’être établie, entre elles, une grande amitié : pour l’aînée, mon frère se charge de la distraire ; le voyage l’a mis en connaissance ; et depuis trois jours qu’elles sont arrivées, il ne nous a presque pas quittées ; les séances de famille ne l’ennuient plus : il reste même souvent assis, près d’un quart d’heure, quand il est auprès d’elle. Qu’en dis-tu, cousine, si elle allait faire la grande métamorphose, et que mon frère devienne raisonnable ; j’aurais bien de la peine à ne pas me venger un peu de ce qu’il m’a fait souffrir, et d’être à mon tour, la sœur qui ferait acheter son appui ; mais je crois qu’il n’aurait pas besoin de nos leçons ; et que la chère impérieuse s’en acquitterait fort bien sans nous ; il règne, dans toute sa personne, une dignité dont je suis bien sûre qu’elle ne rabattra rien ; et mon pauvre frère sera tout étonné de craindre sa cousine. Surtout, garde le secret de cette découverte. Quand tu seras ici, tu reprendras ton rôle, et je crois, ma chère, que tous les plus tendres intérêts te seront confiés.
À propos, n’oublie rien dans tes emballages17 ; cette campagne18 sera plus longue que les autres ; et malgré la noce, je n’ai point perdu le goût de nos ouvrages, ou plutôt de nos plaisirs : rapporte la collection de tes recherches19 ; nous les classerons avant la fin de l’hiver ; et ce printemps, nous apprendrons à Maurice à nous être utile, à moins que tu ne veuilles l’exclure, comme profane ; mais, cousine, je t’avertis, j’aurai le même droit, et j’en userai peut-être ; je crois cependant que tu seras moins sévère ; car ce n’est pas toi qui peux jamais craindre que l’habitude use le bonheur. Vas, Clémence, fais partager tout à ton époux, tes amis ; plus ils seront près de toi, plus cette douce habitude deviendra un besoin ; et tu sais bien que celui qui serait assez fou pour t’obéir, te ferait un grand sacrifice ; et tous tes beaux secrets, pour conserver l’amitié conjugale, dont tu débites les maximes avec tant de grâces, ne te serviront jamais ; oserai-je dire, à moi aussi. Oui, oui, ma chère, j’ai de l’orgueil ; mais il n’est pas enveloppé si adroitement que le tien, je pense ; tout haut, je te dis que mon mari me verra tous les jours, partagera mes amusements, et recevra encore comme une grâce, d’y être admis ; que je l’aimerai de tout mon cœur, qu’il en sera persuadé ; et que cependant, il me trouvera aimable, et me rendra tout ce que je ferai pour lui. Adieu, cousine ; à toutes les leçons de froideur, je suis ton maître aujourd’hui, et ne fais peut-être que te deviner ; et comme tu fus la plus tendre amie, tu seras la plus tendre épouse ; ton cœur ne fera jamais rien à demi.
Plouën, 10 nivôse, an 4 républicain20.
Personne n’avait dormi, et personne ne s’en plaignait ; le lever du soleil, annonçait une belle matinée d’hiver ; la gelée blanchissait encore la terre, lorsque nous nous réunîmes tous au salon, pour le déjeuner : tu sais que c’est chez nous un repas de famille ; cette fois elle était beaucoup augmentée, et cependant elle était loin d’être complète ; on t’y désirait, ma Clémence ; ta place était vide, et je la voyais partout ; je te ferais une relation imparfaite : tu me manquais, et partout je me trouvais seule ; j’étais partout sans toi. Mes bonnes hôtesses de Mauléon, arrivées, comme je te l’ai annoncé, étaient tout bonheur et toute joie ; les deux filles ne touchaient pas la terre, et leur mère semblait nous avoir mariées. Ce qui s’était pu rassembler de nos voisins, prenait part à la joie commune, et l’augmentait. Chacun avait l’air heureux du bonheur des autres ; et le plaisir partagé, doublait pour tous. Vers midi, on vint nous avertir que tout était prêt à la maison commune : on avait d’abord voulu nous traiter avec une indulgente distinction21 ; et nous apporter les registres : mon père s’y était absolument opposé. Tu sais qu’il aime assez les représentations publiques, et qu’il ne hait pas le cérémonial22 ; il était revêtu de son grand uniforme de la marine, et sa noble gravité sut donner le ton de dignité convenable. Tu t’attends à des détails ; je ne te ferai grâce d’aucuns ; mon cœur en a autant besoin que ta curiosité : tu penses bien que la marche fut ouverte par le tambour et les cornemuses23 du canton : venait ensuite mon père, donnant le bras à la mère des cousines ; puis mon mari, qui me donnait le bras d’un côté, et son père de l’autre ; mon frère et les deux nouvelles cousines ; nos parents et amis suivaient ; ensuite les domestiques de la maison, dans leur plus belle parure, et autour de nous, tous les enfants du pays, je crois, tenant des branches vertes de sapin, et criant : au gui, l’an neuf24, comme tu sais l’usage ; car notre fête se trouvait ce même jour, le premier de l’an25. Nous trouvâmes les officiers civils assemblés à la municipalité, dans un ordre très décent et très digne : notre maire, à cheveux blancs, prononça les paroles de la loi, et remplit les fonctions civiles avec beaucoup de révérence et de majesté : nous signâmes tous, et fûmes reconduits, dans le même ordre, par tous les officiers municipaux, malgré les instances de mon père, qui les retint tous à dîner : tous les chefs de famille de la commune, y étaient aussi invités. Je vois que tu me demandes où se trouvait maman, ma Clémence, elle était un peu incommodée dès la veille, et ne put venir : ne fais plus de question, et contente-toi de sourire, si tu le veux. Elle nous reçut tous au retour, avec cette grâce que tu lui connais, et fit placer à table le maire à côté d’elle avec mon beau-père. Le dîner a été aussi splendide que le permettent les circonstances. Nous étions environ cinquante convives. La gaîté, l’aisance, la satisfaction, y ont régné ; je crois même m’être aperçu que la circonstance n’y a pas nui ; un instinct civil et politique voyait avec plaisir la noce du gendarme et de la demoiselle26 ; mais je dois dire aussi que la réserve, loin d’y perdre quelque chose, y gagnait beaucoup ; le vin et la danse n’ont pas occasionné un seul moment de cette bruyante familiarité, qu’exclu ce que nous appelons le bon ton, et que les mœurs honnêtes n’admettent pas. On a bu beaucoup de santés : on a toasté à la paix et à la fraternité républicaine : nos têtes bretonnes, se sont réchauffées, ont maudit les anglais et juré leur mort, s’ils osaient toucher nos côtes. Mon père a sagement annoncé le bal à propos : Maurice, et moi, l’avons ouvert, suivant la coutume ; il danse avec beaucoup d’aisance ; ensuite on s’est mêlé et pris indistinctement : je n’ai pas été épargnée ; et sans le docteur, je l’eusse été encore moins. Après la contredanse, les bourrées du pays ont eu leur tour ; deux jeunes paysans, citoyens voulais-je dire, ont demandé la place, pour exécuter des danses de caractères et du pays telles que : la Matelote, le Moissonneur, le Gagne-petit, et autres ; maman a voulu fermer le bal avec le maire, qui s’en est acquitté avec les applaudissements de l’assemblée. Elle s’est terminée à dix heures ; et nous avons reçu les bénédictions, les compliments, les remerciements, les témoignages de bienveillance et de cordialité de tous nos convives. Nous nous sommes bien appelés citoyens ; et je t’assure que je trouve ce mot très commode ; le Monsieur étonne toujours les gens de village ; le nom propre, tout court, sied mal, dans la bouche des femmes ; le mot citoyen, sauve tout cela, et se prête à tout27. Je n’ai pas fini mes remarques, et je te les dois : d’abord, mon jeune frère n’a dansé qu’avec l’aînée des cousines ; il s’en est despotiquement emparé, dès le commencement du bal ; et si je m’y connais, il serait préféré au prétendu de Mauléon ; elle ne serait point du tout effarouchée d’un beau-frère gendarme. Leur bonne mère n’a pas quitté la mienne, qui lui répondait juste assez, pour ne pas la priver du plaisir de causer. Elles doivent nous rester huit jours, et mon frère a déjà parlé de les reconduire ; les parents de Maurice passent un mois avec nous ; tu penses bien qu’il a été question d’eux, lui absent ; ils ne veulent point quitter leur ferme ; et comme elle vient d’une abbaye religieuse d’Angers, il a été à peu près conclu qu’à leur retour, ils la trouveront devenue leur propriété28. La jeune sœur de Maurice, âgée de 12 à 13 ans, est bien la plus jolie villageoise et la plus aimable enfant que j’aie vue : nous la gardons ; le ciel et le temps feront le reste. La bonne nourrice, comme tu penses bien, a joui de la fête, autant que moi ; elle était à table, près de Maurice, et ne mangeait pas d’aise. Nous voudrions bien qu’elle pût ne pas nous quitter ; mais ce mari n’est pas libre. Maurice, qui est tout prévoyance, la destine déjà, dans le temps, à l’éducation de ses enfants ; et Lapointe, qui a renforcé l’orchestre, pendant tout le bal, est établi ici, garde-chasse, par l’autorité de mon père. Selon les arrangements pris, cette terre-ci, qui vient de ma mère, nous reste ; et nous y demeurerons tous, jusqu’à ce que Bois-Guéraut soit réparé : personne ne se pressera, j’espère. Enfin, chère amie, toutes les félicités de ce monde sont réunies ici ; celles du ciel y seraient, si tu y étais ; mais si tu tardes trop, nous irons à toi ; et bientôt, outre le besoin de mon cœur, je craindrais de perdre tout le bonheur que la Providence29 m’a accordé, et par une juste punition, si je pouvais plus de quinze jours en jouir, sans t’avoir vu. Maurice, qui me voit écrire, se joint à moi, et me prendrait ma plume, si je pouvais la céder à quelqu’un au monde, quand je t’écris. Nous sommes toujours, Maurice et Louise, l’un pour l’autre ; j’aime en lui un sentiment qui le met au niveau de son bonheur ; car j’ai la prétention de lui en supposer beaucoup : il laisse voir cette noble estime de soi, qui sait qu’elle mérite ce qu’elle a obtenu ; et je ne t’ai pas encore dit que nous sommes à peu près tranquilles sur cette malheureuse affaire30. Les cousines nous ont appris, d’après leurs informations, que le commandant, pénitent, sans doute, mais par un mouvement généreux, a répondu, dans les poursuites judiciaires, qu’il n’avait pas reconnu le cavalier qui l’avait attaqué31. Il a été récompensé, ont-elles dit, par l’approbation et l’estime de tout son corps, et il en avait besoin.
Au faîte du bonheur, viens, ma chère, viens nous aider à n’en pas descendre ; ta main seule, qui nous y a conduits, peut nous y soutenir ; et si nous éprouvons le sort commun des choses humaines, nos souvenirs nous resteront toujours ; et ton amitié, que nous ne pouvons perdre, nous dédommagerait encore longtemps.