L’ÂGE DE LA PIERRE POLIE

La Vendeuse d’ambre

Les1 glaciers2 n’avaient3 pas4 encore envahi5 les Alpes ; les montagnes brunes et noires étaient moins coiffées de neiges6, les cirques ne resplendissaient pas d’une blancheur si éblouissante. Là où on voit aujourd’hui des moraines désolées, des champs neigeux uniformément glacés, avec çà et là des fentes et des crevasses liquides, il y avait des bruyères fleuries parfois et les landes moins stériles, de la terre encore chaude, des brins d’herbe et des bêtes ailées qui s’y posaient. Il y avait les nappes rondes et tremblotantes des lacs bleus, avec leurs cuvettes taillées dans les hauts plateaux ; tandis qu’on a maintenant le regard inquiétant et morne de ces énormes yeux vitreux de la montagne, où le pied, craignant l’abîme, semble glisser sur la profondeur gelée d’insondables prunelles mortes. Les rochers qui ceignaient les lacs étaient de basalte, d’un noir vigoureux ; les assises de granit se couvraient de mousse et le soleil allumait toutes leurs paillettes de mica ; aujourd’hui les arêtes de blocs, obscurément soulevés, confusément groupés, sous le manteau sans plis du givre, défendent leurs orbites pleins de glace sombre, comme des sourcils de pierre.

Entre deux flancs très verts, au creux d’un massif élevé, courait une longue vallée avec un lac sinueux. Sur les bords, et jusqu’au centre, émergeaient des constructions étranges, quelques-unes accotées deux à deux, d’autres isolées dans le milieu de l’eau. Elles étaient comme une multitude de chapeaux de paille pointus sur une forêt de bâtons. Partout, à une certaine distance du rivage, on voyait surgir des têtes de perches qui formaient pilotis : des troncs bruts, déchiquetés, souvent pourris, qui arrêtaient le clapotis des petites vagues. Immédiatement assises sur les extrémités taillées des arbres, les huttes étaient faites avec des branches et la vase séchée du lac ; le toit, conique, pouvait se tourner dans toutes les directions, à cause du trou à fumée, afin qu’elle ne pût être rabattue à l’intérieur par le vent. Quelques hangars étaient plus spacieux ; il y avait des sortes d’échelons plongeant dans l’eau et des passerelles minces qui joignaient souvent deux îlots de pilotis.

Des êtres larges, mafflus, silencieux, circulaient parmi les huttes, descendaient jusqu’à l’eau, traînaient des filets dont les poids étaient des pierres polies et trouées, happaient le poisson en croquant parfois le fretin cru. D’autres, patiemment accroupis devant un cadre de bois, lançaient de leur main gauche à leur main droite un silex évasé, en forme d’olive, avec deux rainures longitudinales, et qui entraînait un fil hérissé de brindilles. Ils serraient avec leurs genoux deux montants qui glissaient sur le cadre ; ainsi naissait dans un mouvement alternatif une trame où les brins se croisaient à distance. On ne voyait pas là d’ouvriers en pierres, qui les éclataient avec des curettes de bois durci, ni de polisseurs à la meule plate, où il y a une dépression centrale pour la paume de la main, ni d’habiles emmancheurs qui voyageaient de pays en pays, avec des cornes de cerfs perforées, pour y fixer solidement au moyen de lanières en peau de renne de jolies haches de basalte et d’élégantes lames de jade ou de serpentine venues de la contrée où le soleil se lève. Il n’y avait pas de femmes adroites à enfiler des dents blanches de bêtes, et des grains de marbre poli, pour en faire des colliers et des bracelets, ni d’artisanes au burin tranchant, qui gravaient des lignes courbes sur les omoplates et sculptaient des bâtons de commandement.

Les gens qui vivaient sur ces pilotis étaient une population pauvre, éloignée des terrains qui engendrent de bons métiers, dépourvue d’outils et de bijoux. Ils se procuraient ceux qu’ils voulaient en les échangeant contre du poisson sec avec les marchands forains qui arrivaient dans des canots grossièrement creusés. Leurs vêtements étaient des peaux achetées ; ils étaient forcés d’attendre leurs fournisseurs en poids de filets et en crochets de pierre ; ils n’avaient ni chiens ni rennes ; seuls, avec un grouillement d’enfants boueux qui clapotaient au ras des perches, ils existaient misérablement dans leurs tanières à ciel ouvert, fortifiées d’eau.

Comme la nuit tombait, les sommets des montagnes autour du lac encore pâlement éclairés, il se fit un bruit de pagayes et on entendit le choc d’une barque contre les pilotis. Saillissant dans la brume grise, trois hommes et une femme s’avancèrent aux échelons. Ils avaient des épieux en main, et le père balançait deux boules de pierre à une corde tendue, où elles tenaient par deux gorges creuses. Dans un canot qu’elle amarrait à un tronc plongeant, une étrangère se dressait, richement vêtue de fourrures, soulevant un panier tressé de joncs. On apercevait vaguement dans cette corbeille oblongue un amas de choses jeunes et luisantes. Cela semblait lourd, car il y avait aussi des pierres sculptées dont on entrevoyait les grimaces. L’étrangère monta néanmoins avec légèreté, le panier cliquetant au bout de son bras nerveux ; puis, comme une hirondelle qui disparaît dans le trou de son nid, près du toit, elle entra d’un bond sous le cône et s’accroupit près du feu de tourbe.

Elle différait extrêmement d’aspect avec les hommes des pilotis. Ceux-ci étaient trapus, pesants, avec d’énormes muscles noueux entre lesquels courraient des sillons le long de leurs bras et de leurs jambes. Ils avaient des cheveux noirs et huileux qui leur pendaient jusqu’aux épaules en mèches droites et dures ; leurs têtes étaient grosses, larges, avec un front plat aux tempes distendues et des bajoues puissantes ; tandis que leurs yeux étaient petits, enfoncés, méchants. L’étrangère avait les membres longs et le port gracieux, une toison de cheveux blonds et des yeux clairs d’une fraîcheur provocante. Au lieu que les gens des pilotis restaient presque muets, murmurant parfois une syllabe, mais observant tout avec persistance et le regard mobile, l’étrangère bavardait sans cesse dans une langue incompréhensible, souriait, gesticulait, caressait les objets et les mains des autres, les tâtait, les tapait, les repoussait facétieusement et montrait surtout une curiosité insatiable. Elle avait le rire large et ouvert ; les pêcheurs n’avaient qu’un ricanement sec. Mais ils regardaient avidement le panier de la vendeuse blonde.

Elle le poussa au centre, et, un copeau de résine allumé, elle présenta les objets à la lueur rouge. C’étaient des bâtons d’ambre travaillé, merveilleusement transparent, comme de l’or jaune translucide. Elle avait des boules où circulaient des veines de lait, des grains taillés à facettes, des colliers de bâtonnets et de billes, des bracelets d’une pièce, larges, où le bras pouvait entrer jusqu’au-dessous de l’épaule, des bagues plates, des anneaux pour les oreilles avec une petite broche d’os, des peignes à chanvre, des bouts de sceptre pour les chefs. Elle rejetait les objets dans un gobelet qui sonnait. Le vieux, dont la barbe blanche pendait en tresses jusqu’à la ceinture, souleva et considéra ardemment ce vase singulier, qui devait être magique, puisqu’il avait un son comme les choses animées. Le gobelet de bronze, vendu par un peuple qui savait fondre le métal, brillait à la lumière.

Mais l’ambre étincelait aussi, et le prix en était inestimable. Cette richesse jaune emplissait l’obscurité de la hutte. Le vieux homme gardait ses petits yeux rivés dessus. La femme tournait autour de l’étrangère, et, plus familière maintenant, passait les colliers et les bracelets près de ses cheveux pour comparer les couleurs. Coupant avec une lame de silex les mailles déchirées d’un filet, un des jeunes hommes jetait vers la fille blonde des regards furieux de désir : c’était le cadet. Sur un lit d’herbes sèches qui craquait à ses mouvements, le fils aîné gémissait lamentablement. Sa femme venait d’accoucher ; elle traînait le long des pilotis, ayant noué son enfant sur le dos, une sorte de chalut qui servait à la pêche nocturne, tandis que l’homme, étendu, poussait des cris de malade. Penchant la tête de côté, renversant la figure, il regardait avec la même avidité que son père le panier plein d’ambre, et ses mains tremblaient de convoitise.

Bientôt, avec des gestes calmes, ils invitèrent la vendeuse d’ambre à couvrir sa corbeille, se groupèrent autour du foyer et firent mine de tenir conseil. Le vieux discourait en paroles pressées ; il s’adressait au fils aîné, qui clignait très rapidement des paupières. C’était le seul signe d’intelligence du langage ; le morne voisinage des bêtes aquatiques avait fixé les muscles de leurs figures dans une placidité bestiale.

Il y avait au bout de la chambre de branches un espace libre : deux poutres mieux équarries que le reste du plancher. On fit signe à la vendeuse d’ambre qu’elle pourrait s’y coucher après qu’elle eut grignoté une moitié de poisson sec. Près de là un filet simple, en poche, devait servir à capter la nuit, sous l’habitation, les poissons qui suivaient le courant très faible du lac. Mais il semblait qu’on n’en ferait pas usage. Le panier plein d’ambre fut placé de leurs bras rassurants à la tête de la dormeuse, en dehors de deux planches où elle s’était étendue. Puis, après quelques grognements, le copeau résineux fut éteint. On entendait couler l’eau entre les pilotis. Le courant frappait les perches de battements liquides. Le vieux dit quelques phrases interrogatives, avec une certaine inquiétude ; les deux fils répondirent par un assentiment, le second, toutefois, non sans quelque hésitation. Le silence s’établit tout à fait parmi les bruits de l’eau.

Tout à coup, il y eut une courte lutte au bout de la chambre, un frôlement de deux corps, des gémissements, quelques cris aigus, et un long souffle d’épuisement. Le vieux se leva à tâtons, prit le filet en poche, le lança, et, tirant soudain dans leur glissière les planches où s’était couchée la vendeuse d’ambre, il découvrit l’ouverture qui servait à la pêche de nuit. Ce fut un engouffrement, deux chutes, un bref clapotis : le copeau de résine, allumé, agité au-dessus du trou d’eau ne laissa rien voir. Alors le vieux saisit le panier d’ambre, et, sur le lit du fils aîné, ils se divisèrent le trésor, la femme quêtant les grains qui roulaient, épars.

Ils ne tirèrent le filet qu’au matin. Ils coupèrent les cheveux au cadavre de la vendeuse d’ambre, puis rejetèrent son corps blanc sur les pilotis, en pâture aux poissons. Quant au noyé, le vieux lui enleva de son couteau de silex une rondelle du crâne, amulette qu’il enfonça dans le cerveau du mort pour lui servir pendant sa vie future. Puis ils le déposèrent hors de la hutte, et les femmes se déchirant les joues et s’arrachant les cheveux, poussèrent les ululations solennelles.

1[Par Luc Massip] test
2[Par Luc Massip] test
3[Par Luc Massip] test
4[Par Luc Massip] test intericonotextualité
5[Par Luc Massip] test 2022/10/11
6[Par Luc Massip] test

L’ÉPOQUE ROMAINE

La Moisson sabine

Le jour de la moisson était arrivé, tout ensoleillé. Les blés1 murs se balançaient, attendant la faucille, aux premières lueurs du matin. L’aurore avait jeté sur les coteaux ses feux roses, et les petits nuages blancs, aux bords enflammés, fuyaient vers l’Ouest le long du ciel bleu. Les paysans sortaient à la brise matinale, le manteau jeté sur les épaules ; ils ne conservaient, pour moissonner sous la chaleur, que la tunique. La moisson durait jusqu’au soir. On ne voyait dans les champs que des dos courbés ; les hommes se couvraient la tête d’une « mappa » blanche et les femmes d’un fichu dont la pointe leur tombait dans le cou. Les uns saisissaient les épis et tranchaient les tiges de leur faucille à mi-hauteur. Les autres les réunissaient en liasses et nouaient l’osier flexible tout autour, ceux-ci, deux gerbes sous les bras, deux autres dans chaque main, les entassaient sur le sol moissonné ; ceux-là les emportaient à mesure vers l’aire à battre sur des chariots faits d’une poutre longue, montée sur quatre roues, et de deux fourches de bois, en avant et en arrière, qui retenaient les gerbes. Les bœufs placides traînaient les tombereaux d’un pas lent et monotone, battant leurs flancs mouillés de leur queue à longs poils, et secouant parfois impatiemment le joug, pour chasser les mouches, tandis qu’ils soufflaient de la vapeur par leurs naseaux. Les essieux criaient, les hommes chantaient, les filles riaient quand les jeunes gens, en passant, leur chatouillaient les côtes. Le chaume dressait dans l’air chaud ses tronçons mutilés, coiffés souvent de têtes de pavots, abattues avec les épis par la faucille ; la terre des sillons, longtemps cachée par le blé, apparaissait, un peu humide dans les creux, couverte d’insectes et de chenilles. Les sauterelles partaient devant les pieds, avec un strident bruissement d’ailes ; les cailles désertaient le champ fauché, avec les perdreaux et les alouettes ; et, s’abattant parmi les champs d’alentour, elles poussaient des piaillements assourdissants, tandis que les pies, qui s’envolaient lourdement de cime en cime, regardaient avec curiosité les moissonneurs, en caquetant.

Puis le midi endormait le travail sous sa pesante chaleur ; les enfants, accrochés à la « castula » de leurs mères, s’assoupissaient le long des haies, la tête enfouie sous les scabieuses et le chèvrefeuille ; hommes et femmes s’accroupissaient sur leurs manteaux au bord du champ, dans le fossé du chemin. On débouchait une amphore qui circulait à la ronde, tandis qu’on mordait dans un morceau de pain beurré de crème, ce qui rendait le vin meilleur. Les bœufs dételés paissaient tranquillement sur les bouts de gazon que le feuillage d’un chêne avait protégés de l’ardeur du soleil ; leurs larges naseaux semblaient humer la terre ; ils saisissaient l’herbe avec leur langue rugueuse et la mâchaient lentement en regardant devant eux, leurs grands yeux figés dans l’indifférence. Puis tout s’anéantissait sous la méridienne ; on sommeillait doucement, étendu sur l’herbe. Les dormeurs, éperdus de chaleur, remuaient les bras et soupiraient violemment ; les femmes se couvraient la figure de leurs fichus, et les hommes de leurs « mappæ » ; les genoux des bœufs se pliaient sous eux, et ils reposaient aussi, couchés à terre.

Quand le soleil, dépassant le zénith, commençait à incliner ses rayons, que l’ombre courte des arbres et des haies s’allongeait encore, tout ce monde endormi s’agitait de nouveau pour se remettre au travail. Et les bœufs traînaient leurs chariots, les moissonneurs tranchaient leurs épis, liaient et transportaient les gerbes ; les femmes riaient encore et les gars les chatouillaient de plus belle jusqu’au coucher rougeâtre derrière les cimes violacées, jusqu’à ce que le chaume vide des guérets eût crépité sous le vent du soir, et que les premières teintes grises de la nuit eussent ombré la terre.

Alors on fêta la reine de la moisson. Etait-elle vraiment jolie ? Elle avait ce que n’ont pas, grands dieux ! les coquettes élevées dans l’ombre des gynécées, la fraîcheur sauvage et le parfum pénétrant des fleurs de la montagne. Le voyageur lassé par une longue route dans le soleil, et qui s’essuie le front après avoir péniblement gravi une côte poudreuse, écoute avec délices le murmure d’une source froide qui vient sourdre au milieu de roches moussues et tombe en cascade argentine sur les feuilles découpées des fougères et sur les rameaux de cornouiller chargés de baies pierreuses. Il y court, et, tendant ses mains en sueur, il les trempe dans le filet d’eau rejaillissante ; il mouille sa figure et boit en plongeant les lèvres à même. Puis il s’étend près de la source chantante et se laisse bercer à son murmure ; oubliant la côte aride avec ses frênes désolés et ses touffes de lavande et de romarin, il refait ses regards du nid de feuillage de la nymphe ; les violettes lui clignotent des yeux au fond de leurs cachettes vertes et les fraisiers sauvages lui montrent des perles rouges entre leurs feuilles dentelées. Les senteurs des bois l’accablent de leur arôme, et il s’abandonne aux caresses de la forêt. Ainsi les citadins alanguis pouvaient se rafraîchir à contempler cette reine du pays Sabin.

Elle était assise au milieu des moissonneurs, sur une pierre plate ; elle tenait aussi une faucille, — mais elle ne travaillait pas, — elle chantait seulement, — et les travailleurs reprenaient tous ensemble le refrain.

Sa chanson triste parlait d’une jeune fille dont le fiancé avait été pris à la conscription par les enrôleurs, et envoyé à la légion. Et puis il partait pour faire la guerre, avec son « maniplus, » très loin, du côté de la Gaule. Et qu’était-ce que la Gaule ? La petite reine ne le savait pas — mais c’était très loin, et les hommes de là-bas étaient grands et féroces.

Or, depuis qu’il était parti, la fiancée n’avait pas eu de nouvelles de son amant. Alors la pauvre jeune fille allait sur le bord de la Via, par où passent les armées, — et elle attendait toujours son fiancé, au milieu de la poussière des chariots, de la cohue des hommes d’armes, des caracolements des chevaux, des insultes des soldats. Et elle attendait longtemps, les yeux rougis de larmes, — si longtemps, qu’elle ne comptait plus les jours ni les mois et qu’elle ne s’apercevait plus du lever du soleil et de la tombée de la nuit. Ses cheveux se blanchissaient dans l’attente ; sa peau se ridait sous le soleil ; et, dans les dures tourmentes de l’hiver, la pluie ruisselait sur son corps, et la gelée faisait craquer ses membres ; mais elle était toujours là, les yeux grands ouverts, attendant son fiancé.

Voyant tant d’hommes passer devant elle, tant de machines de guerre, de fantassins, de cavaliers et de légions, son courage commençait à la quitter, et elle se désespérait.

Voilà qu’un jour elle tressaillit en entendant au loin des « tubæ » qui sonnaient un air connu. C’était un air du pays, un air sur lequel les gars et les filles se chantaient des répons ; elle l’avait chanté avec son amant. Son cœur se mit à battre.

Un bataillon arriva, « maniplus » par « maniplus » par « maniplus, » les frondeurs en tête, puis les piquiers, les porteurs de « pilum, » avec les « centuriones » sur le flanc. Elle se pencha pour voir et reconnut dans un « maniplus » des hommes de son pays, partis jadis avec son fiancé.

Poussant un grand cri, elle s’élança sur la route, en avant des soldats, et elle les retenait en hurlant. Mais eux ne reconnaissaient pas dans cette vieille la riante jeune fille qu’ils avaient quittée ; ils voulaient la repousser, lorsqu’elle demanda en pleurant où était Clodius, Clodius son fiancé.

« Il avait une toge brune, dit-elle, un anneau d’argent au doigt ; il portait à sa poitrine l’écharpe bleue tissée par moi. »

Et l’un d’eux répondit : « Nous connaissions bien Clodius ; il est mort en Bretagne ; les Bretons l’ont tué. Il a gardé son écharpe, pour mourir en l’embrassant ; mais il m’a donné son anneau, pour le rendre à sa fiancée. »

Il mit l’anneau à son doigt, et le bataillon passa. Et quand la jeune fille eut l’anneau, l’anneau d’argent au doigt, — voilà qu’elle tomba au bord du chemin, — et elle était morte.

La reine de la moisson avait les yeux pleins de larmes, en finissant cette chanson ; l’air en était mélancolique et doux, et elle plaignait tant la pauvre fiancée… Mais les gouttes tièdes n’avaient pas eu de temps de rouler le long de ses joues, que déjà des bras vigoureux la soulevaient pour l’asseoir au faîte de la charrette. Les gerbes y avaient été tassées avec soin, et, au centre, on en avait placé trois, l’une en long, pour que la reine pût s’y asseoir, les autres debout, en manière de dossier. Et la reine prit place sur son trône et se couronna gentiment avec la tresse de bleuets qu’elle trouva accrochée au dossier de son siège royal, et elle embrassa son roi de tout cœur sur ses deux joues enflammées, quand il grimpa en haletant, le long des gerbes, pour lui donner une grande chaîne de coquelicots et d’énormes marguerites, qu’elle passa sur l’épaule gauche et noua à la taille. Alors la charrette se mit en marche ; les roues tournaient lentement, en grinçant — et les bœufs avançaient pesamment, la vue embarrassée par les touffes de lierre qui encombraient le joug et leurs cornes. Les moissonneurs entouraient le char de la reine de la moisson ; les plus vieux ouvraient la marche, les jeunes suivaient, et les femmes fermaient le cortège.

Ils chantaient les vieux chants qu’ils tenaient de leurs pères et que ceux-ci avaient reçus de leurs aïeux, où l’on ne parlait pas du cruel Mavors, qui ne se réjouit qu’au son des épées brisées et au fracas des boucliers heurtés, mais seulement de la bienfaisante Terre qui reçoit les semences, et du Soleil qui les féconde par ses baisers. Ils chantaient aussi les génies des champs, qui veillent sur les blés, et les fées amies qui règnent sur les sources et ne les laissent pas tarir, qui entourent les puits rustiques de couronnes de violettes et guident les ruisseaux qui serpentent au flanc des collines. Et principalement ils n’oubliaient pas dans leurs chants la déesse du Nar, qui fécondait le pays de ses bienfaisantes vapeurs, et leur permettait d’aller prendre dans son sein la truite alerte et perfide, couverte de taches rouges, et les écrevisses à la carapace bleuâtre, qui pincent sournoisement, entre les pierres, les doigts des petits enfants. Ils célébraient enfin les danses des Heures qui amènent la moisson, et qui tournent en ronde continuelle, se tenant la main, s’enlaçant et se désenlaçant toujours, pour mener leur farandole depuis l’Hiver, à travers le Printemps, jusqu’à la fin de l’Eté, jusqu’à l’Automne qui distribue les fruits : il jette à profusion du pli de son manteau couleur feuille-morte les pommes rougies, les nèfles brunes, les olives noires et les figues mûres qui frappent la terre et s’ouvrent avec un petit claquement.

1[Par Luc Massip] test

QUATORZIÈME SIÈCLE — Les routiers

Mérigot Marchès

Nous avions battu le pays d’Auvergne, l’espace de trois mois, sans rien y trouver de bon, parce que la terre est désolée. Il n’y a là que de hautes forêts, où les fougères croissent en travers, aussi loin qu’on peut voir ; et les pâturages sont maigres, si bien que les gens du plat pays font juste assez de fromage pour ce qu’ils peuvent manger ; toutes les bêtes sont décharnées, même les sauvages ; on ne voit de-ci de-là que des oiseaux noirs qui s’abattent en criant sur les rochers rouges. Il y a des endroits où le terrain crève parmi les pierres grises, et les bords du trou semblent teints de sang.

Mais le 12 juillet de cette année (1392), comme nous partions de Saignes, qui est devers Mauriac, pour aller à Arches, nous trouvâmes de la compagnie dans une taverne de ces montagnes. C’est un hôtel où on fait mince chère, à l’enseigne du « Pourcelet » ; et la chopine de vin y est si dure qu’elle vous fait peler la bouche. En mangeant un morceau de fromage à tout une tranche de pain noir, nous dîmes quelques paroles à un compagnon qui se trouvait là. Il avait la mine d’avoir servi dans les grandes guerres et peut-être contre le roi : nous le vîmes par son basilaire de façon anglaise qui paraissait usé à force de frapper sur les bassinets de buffle et de torchons. Son nom était Robin le Galois, comme il nous dit, et il avait une manière de parler étrangère, étant d’Aragon. Il nous raconta qu’il avait été dans les Compagnies, efforçant les villes à l’échelle, où ils rôtissaient les bourgeois pour savoir les cachettes d’écus ; et ses capitaines avaient été Geoffroy Tête-Noire et Mérigot Marchès du Limousin. Ce Mérigot Marchés avait été décapité l’an passé aux Halles de Paris ; et son dernier tourment si notable que nous avions vu sa tête au bout d’une lance sur l’échafaud ; une tête couleur de plomb avec du sang caillé au nez et les peaux du cou qui pendaient.

Nous prîmes du cœur sur ce récit et lui demandâmes s’il y avait quelque ressource dans le haut pays pour les gens d’armes. Sur quoi, il nous dit que non pour les grandes pilleries des compagnons qui y avaient été dix ans et plus ; en compagnie desquels il avait bravement rançonné les bourgs et couru les terres tant qu’il ne restait pas la queue d’un cochon à griller. Et comme il semblait qu’il eût bu de ce vin aigre de la contrée d’Auvergne, sa tête s’échauffa, et il nous fit ses plaintes. Il disait qu’en ce monde il n’est temps, ébattement ni gloire que de guerroyer à la façon des Compagnons. « Tous les jours, dit-il, nous avions nouvel argent. Les vilains d’Auvergne et de Limousin nous pourvoyaient et nous amenaient les blés, la farine, le pain tout cuit, l’avoine pour les chevaux et la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis, et les moutons tout gras, la poulaille et la volaille. Nous étions gouvernés et étoffés comme rois ; et quand nous chevauchions, tout le pays tremblait devant nous. Tout était nôtre, allant et retournant. Les capitaines prenaient force argenterie, aiguières, tasses et vaisselle plate. Ils en emplissaient leurs arches ferrées. Quand notre captal, Mérigot Marchès, alla tenir le Roc de Vendas, il en laissa ici bonne provision. Où ? Je vous pleige que j’en sais peut-être quelque chose. Dites, compagnons, sang-Dieu, vous avez été dans les routes de gens d’armes, vous cherchez une compagnie ; nous pouvons faire convention. Allez, la France est notre chambre, c’est le paradis des gens d’armes. Puisqu’il n’y a plus de guerre, il est temps de lever notre argent. Je vous offre partage discret de l’argenterie et vaisselle de Mérigot Marchès ; elle est dans quelque rivière, près d’ici : j’ai grand besoin de vous pour la reprendre. »

Je regardai Jehannin de la Montaigne, qui levait le coude : il me cligna de l’œil. Notre amie Museau de Bregis nous avait si fort pressés que nous n’avions plus un denier dans nos bourses. Nous devions faire argent de tout pour reprendre notre bonne chère au retour. Je parlai donc plus à plein à ce compagnon Robin le Galois, tenant propos pour moi-même et pour Jehannin de la Montaigne. Et nous fîmes une convention que le partage serait équitable si la moitié du trésor revenait à lui, Robin, tandis que nous aurions chacun le quart. Une chopine de vin consacra notre pacte ; et nous sortîmes de l’hôtel environ comme le soleil tombait derrière le rideau de montagnes qui est vers le couchant.

Comme nous marchions, nous entendîmes hucher derrière nous ; à l’ouïe duquel huchement Robin se détourna, disant qu’il reconnaissait le signal de sa compagnie. De fait se présenta sur le côté de la route un homme fort déchiré, à houppelande verte, qui avait la figure blême et l’aumusse rabattue sur les yeux ; dont Robin nous dit qu’il se nommait Le Verdois et qu’il convenait l’emmener avec nous un peu, pour qu’il ne s’aperçût de rien. La nuit tomba rapidement, comme il se fait en pays de montagnes, et, la brouasse s’épaississant, il vint un autre compagnon silencieux, vêtu d’un jaque noir, à chaperon bien troué et quelque peu de barbe, ce qui nous surprit. Ôtant son chaperon par manière d’obéissance, le vis qu’il portait tonsure, comme un clerc. Mais je pense qu’il ne l’était point ; car la seule fois qu’il rompit le silence, il jura le vilain serment. De celui-là Robin ne dit rien ; sinon qu’il hocha la tête et souffrit le Compagnon Silencieux marcher auprès de lui. Nous passions sur des rochers pointus, parmi des brousses ardues, avec une bise aigre qui nous coupait la figure, lorsqu’une main osseuse me saisit le bras, ce dont je reculai soudain. Le nouvel homme avait une mine qui portait la terreur ; ses deux oreilles étaient coupées ras, et il était manchot du bras gauche ; un coup de basilaire avait fendu sa bouche, de sorte que ses lèvres se retroussaient à la manière d’un chien qui ronge un os. Cet homme me tenant contre lui avait un rire féroce, et ne disait rien.

Ainsi nous marchâmes sur le haut sentier d’Arches pendant environ deux heures. Robin le Galois jargonnait toujours, disant qu’il connaissait la route, pour l’avoir faite maintes fois avec Mérigot Marchès, du temps qu’on pendait les paysans aux branches des arbres pour ne pas priver de leurs récoltes les oiseaux du ciel, ou qu’on leur mettait des chapeaux rouges à la tête avec des bâtons de cormier. Donc Mérigot Marchés avait été dépecé aux Halles comme un bœuf, et ses quatre quartiers exposés aux justices du roi, parce qu’il était noble, fils de monseigneur Aimery Marchès du Limousin ; au lieu que lui, Robin, simple homme de guerre, aurait été faire aux fourches patibulaires de notre sire la moue à la lune.

Venant deçà le bourg d’Arches, est une rivière qui coule au fond d’un ravin. Elle se nomme la Vanve et s’élargit environ une lieue au-dessus de la ville. La minuit était déjà venue, et nous cheminions sur la rive de la Vanve, qui est moitié de sable et de boue. De chaque côté sont des fourrés de brousses noires, qui allaient au loin avec des bouquets de genêts jusqu’aux premières collines. La lune donnait une clarté pâle, et nos ombres longues touchaient les brousses comme nous passions. Alors on entendit soudain trembler l’air sous une voix aiguë qui chantait : « Mérigot ! Mérigot ! Mérigot ! » dont on eût facilement dit un oiseau étrange du pays d’Auvergne huant et se plaignant parmi la nuit. Car cette voix était plaintive et comme coupée de sanglots, ressemblant trop aux cris de douleur des femmes qui pleuraient ceux qui étaient morts durant les grandes guerres des Anglais.

Mais Robin le Galois s’arrête quand il ouït le cri de « Mérigot ! » et je vis ses jambes trembler. Pour moi, je n’osais plus avancer ; car je pensais bien que c’était Mérigot Marchés ; et il me semblait voir monter parmi les brouées de la Vanve sa tête couleur de plomb d’où les peaux du cou pendaient.

Le Verdois, le Compagnon Silencieux et le Manchot cependant continuèrent à marcher et entrèrent dans la rivière ; ils y plongeaient jusqu’aux genoux, parmi quelques roseaux. Robin le Galois, ayant pris du cœur, courut à l’eau : il y avait là un chenal singulier, aisé à reconnaître. Ils enfoncèrent leurs bâtons dans la boue ; Jehannin de la Montaigne et moi nous creusions de nos basilaires. Jehannin cria soudain : « Je tiens l’arche ! » Alors nous tirâmes dans la boue sur un coffre de bois à ferrures dont le couvercle, toutefois, parut défoncé sous les mains. Et, la portant à la lune, qui éclaira nos vêtements boueux et nos figures pâles, nous vîmes que l’arche était vide d’argenterie, pleine seulement de limon, de pierres plates et de créatures molles avec du frai d’anguilles.

Soudain, en relevant les yeux, nous vîmes une femme à cotte perse qui pleurait. Et Robin le Galois s’écria que c’était Mariote Marchès, la femme de Mérigot, et qu’elle avait emblé l’argenterie ; le Verdois et le Manchot, jurant sourdement, allèrent vers elle. Mais elle appela « Mérigot !, » et, s’enfuyant vers les brousses, nous cria que c’était le douze juillet. Or, il y avait un an que Mérigot Marchès avait été mené à son dernier tourment. Dont les autres dirent que nous n’avions guère d’espoir de trouver son trésor en une semblable nuit ; parce que les esprits des justiciés volontiers hantent leurs biens terrestres aux jours et heures qu’ils sont trépassés, dans les années de retour. Et nous nous en revînmes le long de la Vanve, laquelle rivière coule en murmurant doucement. Et à coup nous remarquâmes, Robin, la Montaigne, le Verdois, le Manchot et moi, que le Compagnon Silencieux s’était évanoui dans les brousses. Alors Robin se mit à se lamenter ; et nous pensâmes tous que Mariote Marchès l’avait emmené doucement dans les fourrés noirs pour vivre avec elle dans une autre contrée avec les plats, écuelles, coupes couvertes, drageoirs, gobelets, pintes et bassins d’argent que Mérigot Marchès avait enterrés dans la rivière de Vanve et qui valaient bien à tout le compte six ou sept mille marcs.

QUINZIÈME SIÈCLE — Les Bohémiens

Le « Papier-Rouge »

Je feuilletais à la Bibliothèque Nationale un manuscrit du XVe siècle, lorsque mon attention fut éveillée par un nom étrange qui me passait sous les yeux. Le manuscrit contenait des « lays » presque tous copiés dans le Jardin de Plaisance, une farce à quatre personnages, et le récit des miracles de sainte Geneviève ; mais le nom qui me frappa était inscrit sur deux feuillets rapportés à l’aide d’un onglet. C’était un fragment de chronique datant de la première moitié du XVe siècle. Et voici le passage qui avait retenu mon regard :

« L’an quatorze cent trente-sept, l’hiver fut froid, et y eut notable famine pour les récoltes détruites par grosse grêle et forte.

« Item plusieurs du plat pays entrèrent à Paris environ la fête Notre-Seigneur, disant qu’il y avait diables par la campagne ou larrons étrangers, capitaine Baro Pani et ses suppôts, tant hommes que femmes, pillant et troussant gens. Lesquels viennent, comme ils disent, du pays d’Egypte, et ont un langage propre, et leurs femmes ont des jeux dont elles enseignent les simples. Et sont iceux tant larrons et meurtriers que plus ne se peut. Et sont de très mauvais gouvernement. »

La marge du feuillet portait la mention suivante :

« Ledit capitaine de bohémiens et ses gens furent pris par les ordres de monseigneur le prévôt et menés au dernier supplice, excepté toutefois une de leurs femmes qui échappa.

« Item, convient de noter ici que la même année fut appointé maître Étienne Guerrois, clerc criminel de la prévôté en lieu et place de maître Alexandre Cachemarée. »

Je ne puis dire ce qui excita ma curiosité dans cette courte note, le nom du capitaine Baro Pani, l’apparition des Bohémiens dans la campagne de Paris en 1437, ou ce singulier rapprochement que faisait l’auteur des lignes marginales entre le supplice du capitaine, l’évasion d’une femme, le déplacement d’un clerc au criminel. Mais j’éprouvai l’envie invincible d’en savoir plus long. Je quittai donc aussitôt la Bibliothèque, et, gagnant les quais, je suivis la Seine pour aller fouiller les Archives.

En passant dans les rues étroites du Marais, le long des grilles du bâtiment national, sous le porche sombre du vieil hôtel, j’eus un instant de découragement. Il nous est resté si peu de « criminel » du quinzième… Trouverais-je mes gens dans le Registre du Châtelet ? Peut-être avaient-ils fait appel au Parlement… peut-être ne rencontrerais-je qu’une sinistre note au papier rouge. Je n’avais jamais consulté le Papier-Rouge, et je décidai d’épuiser le reste avant d’en venir là.

La salle des Archives est petite ; les hautes fenêtres ont de minuscules carreaux anciens ; les gens qui écrivent sont courbés sur leurs liasses comme des ouvriers de précision ; au fond, sur un pupitre en estrade, le conservateur surveille et travaille. L’atmosphère est grise, malgré la lumière, à cause du reflet des vieux murs. Le silence est profond ; aucun bruit ne monte de la rue : rien que le froissement du parchemin qui glisse sous le pouce et la plume qui crie. Lorsque je tournai la première feuille du registre pour 1437, je crus que j’étais devenu, moi aussi, clerc criminel de monseigneur le prévôt. Les procès étaient signés : AL. CACHEMARÉE. L’écriture de ce clerc était belle, droite, ferme ; je me figurai un homme énergique, d’aspect imposant afin de recevoir les dernières confessions avant le supplice.

Mais je cherchai vainement l’affaire des Bohémiens et de leur chef. Il n’y avait qu’un procès de sorcellerie et de vol dressé contre « une qui a nom princesse du Caire. » Le corps de l’instruction montrait qu’il s’agissait d’une fille de la même bande. Elle était accompagnée, dit l’interrogatoire, d’un certain « baron, capitaine de ribleurs. » (Ce baron doit être le Baro Pani de la chronique manuscrite.) Il était « homme bien subtil et affiné, » maigre, à moustaches noires, avec deux couteaux dans la ceinture, dont les poignées étaient ouvragées d’argent ; « et il porte ordinairement avec lui une poche de toile où il met la droue, qui est un poison pour le bétail, dont les bœufs, vaches et chevaux soudain meurent, qu’ils ont mangé du grain mélangé avec la droue, par étranges convulsions. »

La princesse du Caire fut prise et menée prisonnière au Châtelet de Paris. On voit par les questions du lieutenant criminel qu’elle était « âgée de vingt-quatre ans ou environ » ; vêtue d’une cotte de drap quelque peu semée de fleurs, à ceinture tressée de fil en manière d’or ; elle avait des yeux noirs d’une fixité singulière, et ses paroles étaient accompagnées de gestes emphatiques de sa main droite, qu’elle ouvrait et refermait sans cesse, en agitant les doigts devant sa figure.

Elle avait une voix rauque et une prononciation sifflante, et elle injuriait violemment les juges et le clerc en répondant à l’interrogatoire. On voulut la faire dévêtir pour la mettre à la question, « afin de connaître ses crimes par sa bouche. » Le petit tréteau étant préparé, le lieutenant criminel lui ordonna de se mettre toute nue. Mais elle refusa, et il fallut lui tirer de force son surcot, sa cotte et sa chemise, « qui paraissait de soie, aussi marquée du sceau de Salomon. » Alors elle se roula sur les carreaux du Châtelet ; puis, se relevant brusquement, elle présenta son entière nudité aux juges stupéfaits. Elle se dressait comme une statue de chair dorée. « Et lorsqu’elle fut liée sur le petit tréteau, et qu’on eut jeté un peu d’eau sur elle, ladite princesse du Caire requit d’être mise hors de ladite question et qu’elle dirait ce qu’elle savait. » On la mena chauffer au feu des cuisines de la prison, « où elle semblait trop diabolique ainsi éclairée de rouge. » Lorsqu’elle fut « bien en point, » les examinateurs s’étant transportés dans les cuisines, elle ne voulut plus rien dire et passa au travers de sa bouche ses longs cheveux noirs.

On la fit alors ramener sur les carreaux et attacher sur le grand tréteau. Et « avant qu’on eut jeté peu ou point d’eau sur elle ou qu’on l’eut fait boire, elle qui parle requit instamment et supplia d’être déliée, et qu’elle confesserait la vérité de ses crimes. » Elle ne voulut se revêtir sinon de sa chemise magique.

Quelques-uns de ses compagnons avaient dû être jugés avant elle, car maître Jehan Mautainct, examinateur au Châtelet, lui dit qu’il ne servirait de rien si elle mentait, « car son ami le baron était pendu, aussi plusieurs autres. » (Le Registre ne contient pas ce procès.) Alors, elle entra dans une éclatante fureur, disant que « ce baron était son mari ou autrement, et duc d’Égypte, et qu’il portait le nom de la grande mer bleue d’où ils venaient (Baro pani, signifie en roumi « grande eau » ou « mer. ») Puis elle se lamenta et promit vengeance. Elle regarda le clerc qui écrivait, et supposant, d’après les superstitions de son peuple, que l’écriture de ce clerc était le formulaire qui les faisait périr, elle lui voua autant de crimes qu’il aurait « peint ou autrement figuré par artifice » de ses compagnons sur le papier.

Puis, s’avançant soudain vers les examinateurs, elle en toucha deux à l’endroit du cœur et à la gorge, avant qu’on pût lui saisir les poignets et les attacher. Elle leur annonça qu’ils souffriraient de terribles angoisses dans la nuit, et qu’on les égorgerait par traîtrise. Enfin, elle fondit en larmes, appelant ce « baron » à diverses reprises « et pitoyables » ; et, comme le lieutenant-criminel continuait l’interrogatoire, elle avoua de nombreux vols.

Elle et ses gens avaient pillé « et robé » tous les bourgs du pays parisien, notamment le Montmartre et Gentilly. Ils parcouraient la campagne, s’établissant la nuit, en été, dans les foins, et en hiver dans les fours à chaux. Passant le long des haies, ils les « défleurissaient, » c’est-à-dire qu’ils en ôtaient subtilement le linge qu’on y mettait à sécher. Le midi, campant à l’ombre, les hommes raccommodaient les chaudrons ou tuaient leurs poux ; certains, plus religieux, les jetant au loin, et, en effet, bien qu’ils n’aient aucune croyance, il existe parmi eux une ancienne tradition que les hommes habitent, après leur mort, dans le corps des bêtes. La princesse du Caire faisait mettre à sac les poulaillers, emporter la vaisselle d’étain des hôtelleries, creuser les silos pour prendre le grain. Dans les villages d’où on les chassait, les hommes revenaient, par son ordre, la nuit, jeter la « droue » dans les mangeoires, et dans les puits des paquets noués avec du « drap linge » gros comme le poing, pour empoisonner l’eau.

Après cette confession, les examinateurs, tenant conseil, furent d’avis que la princesse du Caire était « très forte larronnesse et meurtrière et qu’elle avait bien desservi d’être à mort mise ; et à ce la condamna le lieutenant de monseigneur le prévôt ; et que ce fût en la coutume du royaume, à savoir qu’elle fût enfouie vive dans une fosse. » Le cas de sorcellerie était réservé pour l’interrogatoire du lendemain, devant être suivi, s’il y avait lieu, d’un nouveau jugement.

Mais une lettre de Jehan Mautainct au lieutenant-criminel, copiée dans le registre, apprend qu’il se passa dans la nuit d’horribles choses. Les deux examinateurs que la princesse du Caire avait touchés se réveillèrent au milieu de l’obscurité, le cœur percé de douleurs lancinantes ; jusqu’à l’aube ils se tordirent dans leurs lits, et, au petit jour gris, les serviteurs de la maison les trouvèrent pâles, blottis dans l’encoignure des murailles, avec la figure contractée par de grandes rides.

On fit venir aussitôt la princesse du Caire. Nue devant les tréteaux, éblouissant des dorures de sa peau les juges et les clercs, tordant sa chemise marquée au sceau de Salomon, elle déclara que ces tourments avaient été envoyés par elle. Deux « botereaux » ou crapauds étaient dans un endroit secret, chacun au fond d’un grand pot de terre ; on les nourrissait avec de la mie de pain trempée dans du lait de femme. Et la sœur de la princesse du Caire, les appelant par les noms des tourmentés, leur enfonçait dans le corps de longues épingles : tandis que la gueule des crapauds bavait, chaque blessure retentissait au cœur des hommes voués.

Alors le lieutenant-criminel remit la princesse du Caire aux mains du clerc Alexandre Cachemarée avec ordre de la mener au supplice sans plus loin procéder. Le clerc signa le procès de son paraphe accoutumé.

Le registre du Châtelet ne contenait rien de plus. Seul, le Papier-Rouge pouvait me dire ce qu’était devenue la princesse du Caire. Je demandai le Papier-Rouge, et on m’apporta un registre couvert d’une peau qui semblait teinte avec du sang caillé. C’est le livre de compte des bourreaux. Des bandes de toile scellées pendent tout le long. Ce registre était tenu par le clerc Alexandre Cachemarée. Il comptait les gratifications de maître Henry, tourmenteur. Et, en regard des quelques lignes ordonnant l’exécution, maître Cachemarée, pour chaque pendu dessinait une potence portant un corps au visage grimaçant.

Mais au-dessous de l’exécution d’un certain « baron d’Egypte et d’un larron étranger, » où maître Cachemarée a griffonné une double fourche avec deux pendus, il y a une interruption et l’écriture change.

On ne trouve plus de dessins, ensuite, dans le Papier-Rouge, et maître Étienne Guerrois a inscrit la note suivante : « Aujourd’hui 13 janvier 1438 fut rendu de l’official maître Alexandre Cachemarée, clerc, et par ordre de monseigneur le prévôt, mené au dernier supplice. Lequel étant clerc criminel et tenant ce Papier-Rouge, figurant en manière de passe-temps les fourches des pendus, fut pris soudain de fureur. Dont il se leva et alla au lieu des exécutions défouir une femme qui avait été là enterrée le matin et n’était pas morte ; et ne sais si ce fut à son instigation ou autrement, mais la nuit alla dans leurs chambres couper la gorge à deux examinateurs au Châtelet. La femme a nom princesse du Caire ; elle est de présent sur les champs et on n’a pu la saisir. Et a ledit Al. Cachemarée confessé ses crimes sans toutefois son dessein, dont il n’a rien voulu dire. Et ce matin fut traîné aux fourches de notre site pour y être pendu et mis à mort, et illec fina ses jours. »

SEIZIÈME SIÈCLE — Les sacrilèges

Les Boute-feux

L’année devant que le roi fût pris à Pavie, il y eut par le monde de grandes terreurs. Car le jour de la Saint-Sylvestre au soir, entre neuf et dix heures, le ciel devint couleur de sang ; et il semblait qu’il fût ouvert. Toutes choses étaient illuminées par une lueur rouge ; les animaux baissaient la tête, et les plantes étaient couchées à terre. Puis il y eut un souffle de vent, et on vit au firmament une grande comète ; elle avait la figure d’un dragon flamboyant ou d’un serpent de feu. Et peu après elle alla vers les fossés de Saint-Denis, et on ne la vit plus.

Mais le même soir, passé minuit, les gens étant couchés déjà l’espace de quatre heures, parce que au mois de décembre les soirées sont longues, on entendit un émoi par les rues. Et bien y avait-il de quoi s’émouvoir ; car des messagers venus de Troyes en Champagne, disaient que la ville était presque toute brûlée. Or ils parlaient ainsi dans la nuit, sur la place de Saint-Jean-de-Grève, devant l’église ; des petits garçons qui dormaient encore tenaient leurs chevaux ; et leurs ceintures, leurs épées, leurs éperons luisaient aux lanternes. Ils dirent que le feu durait depuis deux jours ; le Marché au Blé était brûlé et la rue du Beffroi avec la grosse cloche fondue, et l’Etape au Vin, et l’hôtellerie du Sauvage, où on mangeait andouilles fermes et grasses, avec vin clairet. Les boute-feux avaient tout allumé, de leur mixtion infernale, qui était de poudre à canon, avec du souffre et de la poix. Personne n’avait pu les voir ou les saisir ; et il était à présumer qu’ils étaient de Naples et qu’ils allaient en grand mystère brûler toutes les bonnes villes du royaume. On disait, environ la Noël, que Paris était plein de Marrabais italiens qui prenaient les petits enfants secrètement et les tuaient pour en avoir le sang. Et semblablement ces boute-feux étaient de la même secte et confession.

Le prévôt et les échevins, vêtus de leurs robes mi-partie, avec les conseillers de la ville, quarteniers, sergents, archers, arbalétriers, et hacquebutiers avec leurs hoquetons, sortirent incontinent, portant des falots ; et aussitôt fut enjoint et déclaré publiquement qu’on mènerait le guet de nuit par les rues, ce qui fut fait. Et le lendemain on conduisit au gibet un homme inconnu, dont il semblait à un tavernier de la rue Saint-Jacques qu’il eût renié Dieu, et qui ne voulut rien dire devant le lieutenant de la prévôté, ni devant le Parlement. Il fut monté sur une mule depuis la Conciergerie, bonnet en tête, vêtu d’une robe de drap frisé, de couleur tannée ou enfumée, avec un sayon de camelot, et on fit son cri en trois fois devant les gens du guet, à cheval ou à pied, et le peuple de Paris. Lui fut baillé pain et vin devant l’église des Filles-Dieu, comme de coutume ; et on lui donna dans la main une croix de bois, peinte de rouge. Puis lui fut son bonnet ôté, pour qu’il montât au gibet tête nue.

Et cette exécution rendue au plaisir de Notre-Seigneur, on fit diligence la nuit avec falots, lampes et chandelles pendues aux portes et gros guet à pied et à cheval de cinq ou six cents hommes de la ville. On ne savait où aller, de peur. La coutume n’étant pas d’avoir les rues et ruelles éclairées, les porches, embrasures, et coulées de pierre semblaient plus noires. Et tantôt il y passait des archers qui secouaient leurs torches. Les lumignons brillaient aux petits carreaux après le couvre-feu, qui était grande nouveauté. Les images de Notre-Dame étaient illuminées d’un falot, avec garde spéciale, certains d’une secte hérétique ayant mutilé les saintes images en divers lieux.

Le lendemain, on dit par les rues et dans les boutiques, mêmement chez les barbiers, qu’il était entré dans la ville quatre ou six hommes que l’on ne pouvait reconnaître, car ils changeaient tous les jours d’habillement. Une fois ils étaient vêtus en marchands, une autre en aventuriers, puis en paysans ; parfois ils avaient des cheveux sur la tête, et parfois ils n’en avaient pas. Et toutes gens dirent qu’ils guetteraient curieusement ces hommes, étant certain qu’ils n’étaient autres que les boute-feux, venus à grand mal et danger. Mais quelque diligence qu’on eût, au soleil levant plusieurs maisons furent trouvées marquées de grandes croix de Saint-André noires, qui avaient été faites, la nuit, par des gens inconnus.

Toute la ville était perdue. Et de par le roi, le cri fut fait à son de trompe, par tous les carrefours, que les aventuriers, gens de peu, faux mendiants et traîneurs de rues, vidassent les lieux, sur peine de la hart. Plusieurs gens du commun fuyaient devant les crieurs ; et, à la fin, il y eut une troupe qu’on mit dehors sur la grand’route, par la porte Baudoyer.

Parmi ce menu peuple, il y en eut trois : Colard de Blangis, Tortigne du Mont-Saint-Jean et Philippot le Clerc, qui, doutant la rigueur de justice royale, restèrent sur la route, hors la ville. Ils étaient d’assez pauvre renommée, mais plus mauvaise mine, et craignaient, le peuple étant inquiet et soulevé par la terreur des boute-feux, d’être meurtris par les rues. Et ils n’avaient pas non plus conscience blanche, pour divers testons et florins au chat frappés à coins non pas royaux, et dont ils avaient échappé bien difficilement à être bouillis sur le Marché aux Pourceaux.

Ces galants donc, après avoir été sur les champs quelques jours en ça, commencèrent à souffrir de faim, soif et froid ; d’autant que le pays étant en friche, et les oiseaux tombant morts par la gelée (ceux qui étaient restés), il n’y avait ni fruits de la terre ni gibier du ciel. Alors les galants mirent bâton au poing et marchèrent de façon guerrière, disant qu’ils allaient aux guerres du roi, ou, autrement, dans les marches de Guyenne, et qu’ils étaient contraints, pour manque de solde, de vivre sur le plat pays et les passants.

« Il est si vrai, disait Tortigne, que je vais en guerre, qu’il me court sur les talons vingt et cinq gens du guet, archers ou arbalétriers, ou autrement je faux. Et ils n’ont point d’autre but que de me joindre et de marcher avec moi ou moi avec eux. Ce sont gens fort polis et prévenants ; ils m’ont déjà fait asseoir dans des chaises, de façon très commode, qu’ils ont et qu’ils nomment ceps.

— N’as-tu point, dit Colard, été tourné au pilori ? C’est une mode nouvelle de choisir femmes ; elles vous viennent regarder, et messire le valet vous tourne vers la figure de chacune d’elles.

— Insigne réjouissance ! reprit Philippot, j’y fus trois fois ; et la dernière j’avais choisi une dame de bonne façon, vêtue à la mode espagnole. Elle avait sur elle un ciel d’or frisé, en tête une crépine de drap, faite de papillons d’or, où étaient ses cheveux qui lui pendaient par derrière, jusqu’aux talons, entortillés de rubans ; un bonnet de velours cramoisi, une robe du même, doublée de taffetas blanc, bouffant aux manches au lieu de la chemise, les manches couvertes de broderies d’or. Sa cotte était de satin blanc, forcé d’argent battu avec nombre de pierreries.

— Et tu eus le loisir, dit Colard, d’examiner et tenir en mémoire ces divers habillements ? Tu mens, par la sanglante mort-Dieu.

— Voire, répondit Philippot, et ne jure qu’à bon escient. Car le valet du bourreau m’arrêta devant la dame, de grande diligence, afin que le page de cette belle dame de mon choix et volonté pût me cracher commodément dans la figure. »

Ainsi devisant dans leurs galles, et plumant la poule sans crier, ils vinrent sur les basses marches du Poitou. Là, ils contrefirent les hommes de guerre jusqu’en une église paroissiale, près de Niort. Ils entrèrent, criant et jurant ; le prêtre disait une messe basse, vêtu de son aube. Ils prirent les vases de cuivre, d’étain et d’argent, quoi qu’il pût leur dire. Puis ils lui commandèrent de monter chercher le saint ciboire, au moins la coupe, qui était d’argent doré. Ce que le prêtre refusa. Sur quoi Tortigne lui attacha son aube sur la bouche, tandis que Philippot prenait le saint ciboire sur l’autel. Et, trouvant dans la coupe le Corpus Domini, ils le mangèrent solennellement tous trois, prétendant avoir faim, et qu’ils communiaient et se remettaient le péché qu’ils venaient de commettre.

Puis ils descendirent dans une auberge basse, où l’on tournait bride à la fourche de deux chemins. Mais voulant boire, Colard vomit le vin ; Tortigne resta comme étonné, son verre dans la main, et Philippot laissa choir le sien. Ils devinrent fort blancs, et, disant qu’ils étaient saouls de ce qu’ils avaient mangé à l’église, ils tombèrent autour de la table en diverses façons. Et, tout à coup, on vit que des fusées de fumée grise, épaisse, puante, jaillissaient de la gorge de Colard, du dos de Tortigne, du ventre de Philippot ; à quoi l’on aperçut qu’ils brûlaient, et bientôt ils furent entièrement consumés, leurs figures et leurs membres étant noirs comme du charbon. Ce qui fut commenté par les gens du pays de manière variée ; mais il est hors de doute que ces trois galants, ayant été marqués pour être punis à cause des boutements de feux, tombèrent, par grâce divine, dans leur sacrilège : car ils furent brûlés.

DIX-HUITIÈME SIÈCLE — La bande à Cartouche

La Dernière Nuit

Sur ses vieux jours, Jean Notairy du Bourguet s’était retiré près d’Aix. Il avait vendu sa boutique après une vie aventureuse à moitié passée aux galères. Toujours vêtu de culottes noires, habit marron, il prisait dans une tabatière d’argent richement armoriée, en plissant sa figure sèche et ridée. Sa femme était aussi ratatinée que lui. On ne savait s’ils étaient mariés. Il ne l’appelait que « madame Bourguignon » et lui témoignait le plus grand respect. Elle avait encore de beaux yeux noirs et regardait fièrement les paysannes. Tous deux vivaient à l’écart ; Jean Notairy du Bourguet avait été accusé de complicité d’assassinat dans la bande à Cartouche ; on n’avait pu le condamner que pour des vols. Il n’en avouait qu’une partie ; mais entre deux verres de blanquette, il racontait volontiers, d’une voix cassée, l’histoire de la fin.

« C’était un terrible homme que ce Cartouche, disait-il. Le jour, il avait une grosse figure blême ; il était superbement mis, et portait toujours un bel habit gris-blanc, à boutons d’argent, avec une épée à fourreau de satin. Mais la nuit, en chasse, il était petit, noiraud, souple comme un furet, méchant comme une gale. C’est lui qui a refroidi Jean Lefèvre, une mouche qui l’avait dénoncé ; il lui a coupé le nez et le cou, ouvert le ventre et tiré les tripes. Charlot le Chanteur a eu une mauvaise idée : il a attaché dessus une carte très bien écrite, avec ces mots : ‹ Ci gît Jean Rebâti, qui a eu le traitement qu’il méritait : ceux qui en feront autant que lui peuvent attendre le même sort. › Après cela, rien n’a plus marché. Auparavant, on rôdait toute la sorgue, avec la figure passée à la suie ; Balagny et Limousin barbotaient les gens trop riches, — et ceux qui criaient on les débarbouillait à l’eau-forte. Mais depuis qu’on eût rebâti cette mouche, il fallait passer à l’aveuglette de tapis en tapis ; ce n’était pas facile ; Cartouche était galant : Mme Bourguignon en sait quelque chose. Il avait toujours au moins deux dames, une à chaque bras, avec de belles robes de damas. Ceci était gênant ; il fallait les faire boire : et tous les cabaretiers nous remouchaient. Ensuite Du Châtelet, qui était aux gardes-françaises, s’est fait arquepincer. Nous étions fort bien, lui et moi ; c’était un garçon de qualité ; mais il a pris peur, et le Ministre de la Guerre, M. Le Blanc, a tout su par lui.

« Dans ce temps-là, j’étais extrêmement affuté, et j’avais l’oreille de Cartouche. Il aimait deux femmes : la petite brune qui a été rouée, et la Chevalière. Je lui dis : ‹ Dominique, nous ne nous tirerons pas de là avec tes deux largues.

« — Sois tranquille, dit Cartouche ; nous ne sommes pas encore pris, et si le moment arrive, Petit Gascon, tu m’en planqueras une. ›

« On ne savait plus où aller. Toutes nos piolles, tous nos cabarets étaient traqués. Les Porcherons ne valaient plus rien. Savard, à la Haute Borne de la Courtille, avait déjà invité les gens d’épée qui nous gaffaient chez sa voisine, madame Ory, à venir souper d’un dindon, avec Cartouche. Ce Savard était un vilain homme, et couard ; il avait été pourtant affranchi ; mais il mangeait aux deux râteliers. Malgré cela, c’était encore le plus sûr. Toute la bande battait la dèche, maintenant que nos coups étaient épiés, et il nous donnait encore à croustiller, avec du bon vin, dans la chambre du haut. On couchait à la Courtille plus souvent qu’on n’en descendait ; et nous restions enfermés, à boire et à jouer aux cartes. Pour Cartouche, il avait ses deux dames ; Blanchard, Balagny et Limousin se rongeaient les doigts de ne rien faire.

« Le dimanche treize octobre — je m’en souviens bien, c’est jour de malheur, — nous montons au Pistolet chez Savard. Cartouche s’était décidé à planquer sa brune dans une maison de la Maubert. Il devait retrouver la Chevalière là-haut. Ce soir-là, le ciel était couvert ; il bruinait.

« ‹ Où est donc Du Châtelet ? › dit Cartouche brusquement.

« Personne ne répondit mot.

« ‹ Savard, où est Du Châtelet ? › répéta Cartouche en entrant dans l’auberge.

« Savard la fouine sourit, en allongeant sa grande figure jaune : ‹ Il doit être de garde ce soir, dit-il.

« — De garde, il n’y aura plus de garde pour lui ! cria Cartouche. Il a mangé le morceau ; tu sais, Savard, si tu es avec lui pour nous coquer, j’ai six pistolets ici, il en restera toujours un pour toi.

« — Là, là, dit Savard, ne vous fâchez pas, maître Dominique, et montez voir la Chevalière, qui vous attend. ›

« Nous montons ; la Chevalière était en haut. Voilà Cartouche qui se regaillardit ; on fait venir des chopines, nous fermons les rideaux, nous allumons les chandelles. Savard chantonnait en rangeant les assiettes pour nous faire souper :

« ‹ J’ai du chenu pivois sans lance
Et du larton savonné,
Une lourde, une tournante,
Lonfa malura dondaine,
Et un pieu pour roupiller,
Lonfa malura dondé. ›

« Quel traître ce Savard ! Sans faire mine de rien, il s’était entendu avec le Lieutenant-Criminel et le Ministre. Cartouche l’avait menacé pour lui faire peur : mais il ne croyait pas être sitôt trahi.

« On soupe donc toute la nuit, on boit à foison ; Cartouche et la Chevalière se disaient des galanteries se saluaient et buvaient ensemble.

« Vers patron-minette, comme on allait se coucher, voilà Messié Flamand qui arrive. Sa figure grasse était blanche de terreur. ‹ Vous savez, vous autres, dit-il, Du Châtelet est pris. Son capitaine sait tout. Il a dit que nous avions étripé Jean Lefèvre. Capistan Dominique, vous êtes filé.

« — Bah ! bah ! dit Cartouche, si Du Châtelet a coqué, nous lui ferons son affaire. Va-t’en si tu veux, Flamand, nous en avons vu de plus dures. À l’hôtel de Soissons, je croyais bien être pris : j’ai fait la nique au guet. Vertu-Dieu ! nous laisserons-nous ceinturer à la Courtille ? Allez ! allez ! Flamand, cachez-vous bien ; nous autres, nous restons. ›

« On boit encore, mais de moins bon cœur. Nous cartonnons sur les tables graisseuses ; je n’avais guère la tête au jeu. Cartouche s’excitait. Quelqu’un frappe à la porte. C’était Saint-Guillain, les cheveux hérissés, rouge et ivre. Il raconte en hoquetant que le guet était sur pied, une compagnie en route avec des ordres du Ministre ; on ne voyait pourtant de soldats nulle part. D’un coup de pied, Cartouche le jeta en bas de l’escalier et reprit rageusement les cartes. Mais ses yeux erraient vers le feu, et il regardait souvent la Chevalière.

« La nuit arriva, et Savard nous monta du rhum. Les petites vitres encastrées de plomb tintaient sous la pluie, et les rafales sifflaient dans les jointures des portes. Charlot le Chanteur se roula dans son manteau et se fourra dans le lit. Balagny et Limousin buvaient chopine près de la cheminée : Cartouche cessa de baiser sa Chevalière et se tourna vers eux : ‹ Ho ! les amis, dit-il, que faisons-nous ? Ces diables n’oseront venir nous prendre ici.

« — Ma foi, capistan, répondirent les autres, à toi le soin. Nous boirons du pive, en attendant. ›

« Là-dessus, Savard fit monter Ferrond, le bras droit de Cartouche. Celui-là dit posément que Du Châtelet menait une troupe en habits gris, avec les sergents de Bernac, la Palme et Languedoc — mais qu’ils ne seraient pas rendus avant onze heures du matin. Nous étions environ huit heures et demie. Le jour d’hiver était encore bas.

« ‹ Bien, dit Cartouche, cette fois-ci c’est sérieux. Ferrond, tu vas descendre gaffer dans la rue Blanche : Balagny et Limousin, vous êtes saouls — vous ne seriez bons à rien ; restez boire chopine au coin du feu et préparez vos jambes. ›

« Puis, se tournant vers moi et mettant le bras autour de la taille de sa maîtresse :

« ‹ Petit Gascon, dit Cartouche, Petit Chevalier, je vous connais pour noble et généreux ; voici la Chevalière, que je vous confie ; s’il vous plaît, ayez-en grand soin — et souvenez-vous de me la rendre quand je viendrai la chercher. Mais avant, belle Chevalière, je veux t’asservir : tu ne seras qu’à moi. Je vais te mettre un suçon qui te fera rester fidèle. ›

« Il tira son couteau et la marqua de la première lettre de son nom à l’épaule. Le sang jaillit, la Chevalière se mordit les lèvres, les larmes aux yeux, mais ne dit mot. »

Quand Jean Notairy du Bourguet en venait là, le regard de Mme Bourguignon brillait d’un soudain éclat ; puis elle se mettait à sangloter dans son mouchoir de batiste.

« Alors, continuait-il, je pris la Chevalière et descendis promptement. Savard était sur le seuil et semblait attendre. Comme nous filions par derrière j’entendis des pas lourds et la voix de Du Châtelet.

« ‹ Y a-t-il quelqu’un là-haut, demanda-t-il ?

« — Non, dit Savard.

« — Petit y est-il ? reprit Du Châtelet.

« — Non, dit Savard.

« — Ces quatre femmes y sont-elles ?

« — Oui, elles y sont, › répondit le traître.

« Sur l’instant, il se fit un bruit de mousquets battant les marches de l’escalier, et je sus que les quatre femmes étaient Blanchard, Balagny, Limousin et Louis-Dominique Bourguignon, dont le faux blaze était Cartouche : C’était le mot du guet, et ils étaient pris. — La Chevalière poussa un cri, et je l’enlevai.

« Je l’ai mise en lieu sûr. J’ai été arrêté après, et jugé aux galères. On dit que Cartouche a été roué et rompu vif ; je n’en crois rien — un tel homme ne peut mourir. Il s’est échappé et reviendra quelque jour me redemander sa maîtresse. Et moi, Petit Gascon, foi de Chevalier, je lui ai fidèlement gardé sa Chevalière — n’est-ce pas, Mme Bourguignon ? »

Alors cette petite vieille ratatinée relevait ses beaux yeux encore noyés de larmes, écartait sa collerette et montrait son épaule gauche, très blanche. Juste au-dessus du sein on voyait deux cicatrices pâlies, dessinant les contours grossiers d’un D et d’un C. Elle portait le dernier coup de couteau de Cartouche.

LA RÉVOLUTION — Les chauffeurs

Fanchon-la-Poupée

Je1 fis connaissance de cette fille en 1789. Et malgré les terribles événements qui m’ont privé de mes biens et de ma , malgré quinze années traînées dans cette ville d’Allemagne où il pleut sans2 cesse, où j’ai froid et faim, son souvenir me cause encore un trouble étrange. J’aime à me figurer, au milieufigure3 des filles blondes, de peau rouge et de corsage mou qui m’entourent, sa forme gracieuse, ses membres nerveux, sa chevelure noire et ses yeux pleins d’ombre. Elle avait une voix douce et railleuse, de charmantes manières. C’était une fille bien au-dessus de sa condition. Ici les servantes d’auberges 4 dans votre verre et vous écrasent sur la bouche leurs lèvres 5 , en vous donnant à boire. Mais cette jolie ravaudeuse avait fréquenté dans le monde ; elle aurait pu, mieux qu’une autre, figurer avec distinctionhttp://litrev.fr à l’Opéra, au ballet ; on eût 6 d’elle au café de la Régence. Elle préféra mener une vie obscure pour perdre ceux qu’elle aimait.

Certes, j’ai cru assez longtemps être l’homme de qualité7 qui occupait ses idées. J’avais la taille agréable, d’assez beaux yeux, un sourire perfide ; ma jambe était bien faite — et n’est-ce pas ce qui séduit une ravaudeuse  ? Mon amour tint aux mailles8 de mon bas de soie, à un baquet rencontré dans la rue Saint-Antoine, à un refrain gaiement roucoulé :

Dans les Gardes-Françaises9,

J’avais un amoureux…

« Vraiment ? dis-je : c’est un bel uniforme.

— Ah ! monsieur, repartit la jolie ravaudeuse, j’en raffole… Ne croyez pas que j’aie un greluchon… Dieu merci ! La Tulipe ne mange pas de ce pain-là... Monsieur, vous avez une maille rompue10 à la jambe.

— De grâce, repris-je, permettrais-je qu’une si jolie main…

— Monsieur, dit la ravaudeuse en levant son aiguille, je ne suis qu’une fille du commun. » Et elle rougit. Tandis qu’elle reprenait la trame, et que sa main fort légère frôlait mon mollet, je lui fis conter ses amours. Je lui dis qu’il était inconcevable qu’une beauté aussi frappante n’eût trouvé des adorateurs ; que le garde-française La Tulipe pouvait être un garçon de cœur — mais qu’il devait sentir la pipe et le vin de barrière. Un chapeau de dentelle, une robe à falbalas, du beau damas, des rubans pour attifer le tout ; quelque petit diamant de prix au doigt, quelque couple de perles aux oreilles, — et l’excellent La Tulipe irait conter ses peines au tambour La Ramée, en buvant un coup de bran-de-vin.

Mais Fanchon — c’était le nom de la jolie ravaudeuse — secouait la tête en riant. Cette fille me parut une sorte de bizarrerie philosophique, une espèce de fée Diogène qui voulait rester dans son baquet, tandis que le monde allait à vau-l’eau. J’eus l’idée de la faire causer : elle parlait d’un fort bon langage ; quoique ravaudeuse elle n’avait point l’horrible ton des Halles et son goût était fortifié par quelque lecture, ce qui me surprit. J’eus le soin de fendre tout le côté de mon bas, à quelques jours de là, pour revoir Fanchon la ravaudeuse. Elle avait les yeux rouges et répondit à peine aux questions que je lui fis. Je la pressai de demandes ; enfin, elle avoua que La Tulipe m’avait vu avec elle.

« Il m’a saboulée, monsieur, » me dit-elle en sanglotant ; et ce mot, que sa vive émotion fit échapper, me donna à entendre toute l’influence que l’affreux La Tulipe possédait sur cette jolie fille.

« Ce sont les autres qui lui apprennent, continua ma tendre ravaudeuse : il n’a pas plus de rancune qu’un agneau. »

Je ne me tins pas de sourire. « Eh quoi, dis-je, un agneau garde-française ?

— Vous vous moquez, monsieur, reprit la jolie ravaudeuse, en s’essuyant les yeux avec un mouchoir fin ; mais La Tulipe11 est bon chanteur, ses camarades l’emmènent au cabaret, et je supporte, hélas ! les leçons qu’on lui donne. »

J’entrepris de consoler Fanchon. Je lui représentai son imprudence ; car il n’était pas douteux que son amant ne cédât à l’entraînement. Les autres soldats l’emmèneraient chez quelque catin, et Fanchonnette paierait la dépense. Elle rougissait et pâlissait tout à tour, voyant que je parlais sérieusement. À la tombée de la nuit, la jolie ravaudeuse quittait son baquet avec deux larmes dans les yeux. Quant à La Tulipe, elle ne le prévint pas de sa trahison. Eut-elle dès lors quelque arrière-pensée ? Tout cela était-il concerté ? Fus-je la dupe d’une cruelle comédie ? Je le croirais… et cependant…

Pendant deux ans, ce fut Fanchon-la-Poupée. J’avais pris un nom d’odeur républicaine ; mes précautions étaient infinies ; mes fermiers payaient à des hommes de paille qui me donnaient du « citoyen. » Toute ma famille avait passé la frontière ; on me pressait de partir. Je restais pour Fanchon-la-Poupée. Nous menions joyeuse vie, tout en nous tutoyant. Il y avait de belles fêtes et des bals étincelants. La machine de Guillotin faisait rage, mais j’avais le cœur plein d’un oubli radieux. Mes amis de plaisir donnèrent à ma jolie ravaudeuse le nom de Fanchon-la-Poupée. Elle était mignarde et remplie d’afféterie, et semblait m’aimer autant que chose qui fût au monde. Mais une poursuite me donna bien du tourment. Nous ne pouvions sortir sans être escortés à quelques pas en arrière par un garde-national maigre, haut, avec un terrible nez en bec d’aigle. C’était La Tulipe. Tantôt cet homme nous considérait en ricanant, quand il était à jeun ; tantôt il se précipitait vers nous en jurant, s’il avait bu. Souvent Fanchon revenait tremblante de chez une amie et me disait, sa jolie figure bouleversée, qu’elle venait d’être pourchassée12 en pleine rue par La Tulipe, brandissant un long couteau. D’autres fois, il nous guettait dans les cabarets des coins de rue, attablé avec des gens de mauvaise mine. La nuit, Fanchonnette se réveillait de frayeur en criant : il n’était pas méchant, disait-elle, mais il voulait lui donner un mauvais coup, parce qu’elle l’avait quitté. Hélas ! serait-elle donc poursuivie à jamais ? — Quelques années auparavant, j’eusse pu facilement me débarrasser de cet homme ; aujourd’hui, il était plutôt mon maître que je n’étais le sien.

Cependant l’argent que je donnais à Fanchon-la-Poupée disparaissait rapidement. Elle ne faisait pas de dépenses exagérées, mais le milieu du mois la trouvait à court, et la fin du mois la surprenait m’implorant13.

« Malheureuse que je suis, pleurait la jolie ravaudeuse, comment voulez-vous, monsieur, que j’arrive avec ce que vous me donnez ; j’étais plus tranquille et plus gaie, l’aiguille à la main ! » Puis, se reprenant : « Ah ! que deviendrais-je si vous m’abandonniez14 ! Il faudrait céder à l’horrible La Tulipe, et ce monstre me tuerait. » Ces larmes m’effrayaient et me faisaient pitié ; je pleurais avec la pauvre Fanchon.

Comme je revenais un soir de la comédie, j’entrebâillai, avant de me mettre au lit, la porte de ma cuisine. Un léger filet de lumière fuyait le long du seuil, et il me semblait entendre un bruit de voix. Par l’ouverture, j’aperçus le dos bleu et les revers rouges d’un garde-national assis sur la table ; ses jambes se balançaient ; et, lorsqu’il tourna la tête vers la chandelle, je reconnus la figure basanée et décharnée de La Tulipe. Il fumait une pipe de terre blanche et buvait du vin à même le pot. Fanchon-la-Poupée, ma jolie ravaudeuse, debout devant lui les mains croisées, le regardait en souriant, les joues rouges et l’œil excité.

J’appuyai l’oreille au chambranle, et voici ce que j’entendis. Le garde-national disait, après avoir tiré l’oreille au cruchon :

« Fanchon, ton vin est bon ; mon pot est vide. Pense à ce que j’ai dit. Il me faut de l’argent demain ; M. le marquis en donnera, ou nous lui parlerons des autorités. » Le drôle était ivre. « Allons, Fanchon, un pas de deux, je t’enlève comme une plume. Je veux

Boire encore un petit coup

De ce tant doux bran-de-vin.

Je veux boire à Fanchonnette,

Buvons donc à ma catin.

Baisons-nous en godinette,

Mon enfant,

Fiche-moi le camp ! »

Il embrassa ma jolie ravaudeuse sur les lèvres15, vida sa pipe à petits coups sur son ongle, cracha en se dandinant, et, debout, se dirigea vers la porte. J’eus à peine le temps de fuir vers l’escalier : le misérable m’eût dénoncé.

« Cruelle, cruelle Fanchonnette ! disais-je en pensant à sa trahison. Est-ce pour cela que j’ai tant souffert, que j’ai tout perdu ! La Tulipe, une valetaille qui sent mauvais ! Hélas ! Fanchon-la-Poupée, pourquoi 16, pourquoi m’avoir fait verser des larmess ? »

Comme j’achevais ces paroles, la jolie ravaudeuse entra. Elle jeta un cri de surprise, vit mes pleurs, et, tremblant, elle comprit tout. Elle voulut parler ; mon regard indigné l’arrêta.

« Oui, dit-elle enfin, je vais rejoindre  celui qui m’aime. À ravaudeuse il faut garde-national.

Baisons-nous en godinette,

Mon enfant,

Fiche-moi le camp ! »

Je demeurai atterré, tandis qu’elle sortait en souriant gracieusement. Toute la nuit, je versai des larmes amères ; mais le matin, au saut du lit, les gens des républicains vinrent m’emmener. Sans doute la cruelle fille m’avait trahi. Je ne le sus jamais. J’ai raconté ailleurs comment j’échappai par miracle, comment je réussis à franchir la frontière et à rejoindre mes parents à Dresde. La Providence ne fut pas étrangère à ma destinée, mais elle punit bien sévèrement la traîtresse Fanchon.

Voici comment j’appris son sort. L’an VIII de la nouvelle ère, on exécuta à Chartres d’affreux brigands qui couraient la campagne. Parmi les juges se trouvait un de nos amis qui nous vint voir en Allemagne. Il me dit qu’il avait été fort remué par une belle fille qui vivait avec ces gens et se nommait Fanchon. Elle avait aidé à dénoncer ses complices ; le lieutenant Vasseur s’en était épris. Mais elle n’avait eu que l’intention de faire saisir un grand homme maigre, au nez en bec d’aigle, qui avait été soldat. Cet homme paraissait avoir été son ennemi ou son amant : car elle exhalait les fureurs d’une femme jalouse. Sitôt ce « chauffeur » arrêté, cette étrange Fanchon disparut.

« Et l’homme au nez en bec d’aigle ? — demandai-je à mon ami.

— Lui ? il alla jouer à la boule sur la grand’place de Chartres. »

Tel est le nom que ces brigands donnaient à la guillotinade.

1[Par Luc Massip] Test
2[Par Luc Massip] test
3[Par OlivierRitz] J'ai utilisé Correction dans CorrectionsEtRegularisation. Un message (en survolant) m'a invité à placer le curseur à l'endroit où je voulais modifier. Mais le curseur n'est plus visible (tant mieux) et par conséquent le mot s'est mis au mauvais endroit. On retrouve aussi le problème des autres fonctions qui modifient le texte : une fois le texte modifié, il n'y a plus de retour en arrière possible.
4lapent
5peaussues
6causé
7[Par OlivierRitz] Gentilhomme, noble.
8[Par OlivierRitz] Test.
9[Par Olivier Ritz] Trop de boutons ! Comment choisir ? J'aimerais mieux un bouton variante, un bouton annotation, un bouton texte à corriger et les boutons de mise en forme (plus peut-être intericonotextualité). Mais j'écris vite sans trop réfléchir. C'est à discuter.
10[Par OlivierRitz] Test annotation concernant un problème.
11[Par Olivier Ritz] Fanfan ?
12[Par Olivier Ritz] Variante. Test.
13
14
15[Par Olivier Ritz] Fonctionne comme une annotation. En revanche le balisage utilisé dans les paragraphes suivants n'est pas modifiable. Il n'est pas nom plus très lisible.
16m’avoir aimé

Podêr

Il s’appelait Jean-François-Marie Podêr, — ou du moins c’était le nom inscrit sur son livret. Les camarades l’appelaient Jean-Marie Nigousse. Il avait des yeux clairs, gris, sans fond, un nez épaté et des dents pointues ; trapu et large d’épaules, il marchait comme un canard. D’ordinaire, il tirait sa flemme sur son lit qu’il avait poussé dans le coin de la chambrée comme le plus ancien. Souvent il manquait à l’appel du soir : c’est qu’il était parti en bombe. Il y restait cinq jours et revenait le sixième, avant d’être porté déserteur. En rentrant, il mettait pantalon de treillis, bourgeron, calot, et allait trouver l’adjudant à la salle des rapports. Le lendemain, il était soûl au balayage, trouvant toujours moyen de se faire apporter une cruche de vin de la cantine à la prison, et à l’œil. Dans le Mazarot, il avait son coin, sa couverte, et son bout de bat-flanc ; et sous le ressaut de bois qui sert d’oreiller sa blague à tabac, un saucisson et une chandelle. Quand l’adjudant râflait le fourniment, il descellait une dalle et se creusait une cave à provisions.

Il était l’ami du trompette Guitô, qui ne parlait presque pas français, un brun maigriot à moustaches naissantes. Le soir, souvent, après l’extinction des feux, ils restaient tous deux à causer du pays, assis sur un lit, les jambes pendantes — Guitô sur le pied — Podêr à califourchon contre le traversin, avec une gamelle de rata dans la fourchette de ses cuisses. Je devins leur compagnon, une nuit qu’on jouait à attraper d’un coup de dents une pomme de terre pendue à la planche à pain, avec une chandelle fichée au milieu. Guitô y mordit d’aplomb, avec son rire breton :
« Toi payer bouteille de rhum ; moi boire comme une vache. »

Et après la bouteille, on sauta le mur. Avec la voiture de la cantine, une corde à fourrages attachée a la galerie extérieure, c’est vite fait. Hors de la grille du quartier, on passa dans l’ombre de la guérite loin de la lanterne du poste — et puis le long du mur. — Et en route pour la Vigne en fleur, pour jouer au trois-sept, boire du rhum, prendre des états-majors, et regarder la petite bonne.

Quand le régiment partit pour le camp, il nous fallut, à Podêr et à moi, nous appuyer la route à pattes. Le soleil de juillet tapait dur ; nos figures rouges et moites étaient plaquées de poussière blanche. C’était une poudre fine qui empâtait la langue et « groulait » sous les dents. Alors Podêr me « tapa au frique, » autrement il me chipait de la braise de bouchon en bouchon pour lamper des bolées. Et il devint mon ami dévoué. Il avait trimardé, le bon Podêr. Il avait mangé de la grand’route à coups de souliers, et dormi dans le fossé, le derrière à l’air. Il avait « croûté » un peu n’importe comment, des fois sur le pouce, des fois pas du tout.

« Vois-tu, bleu, disait-il, les trimardeurs, ça n’a pas de veine. Aujourd’hui qu’il y a des cheminots pour mener le monde dans des wagons, les pétrousquins ne vont plus en campagne. Je voudrais me mettre dans le commerce. Quand la petite sera sortie de condice, nous aurons une roulotte. »

La petite était en condition dans un château près de Quimperlé. Les monsieurs étaient très avares et ne lui donnaient presque jamais à manger — un peu de groux, de temps en temps. C’était de la canaille, des gens qui avaient tant d’instruction !

Podêr me racontait cela en m’enseignant à jouer au foutreau, un jeu terrible qu’il avait appris je ne sais où. M. Foutreau dirige le jeu par l’intermédiaire d’un mouchoir avec un gros nœud. Quand on insulte le Roi-Major, ou d’autres vénérables en cartes, le mandataire de M. Foutreau s’écrie : « Quinze coups gras à Monsieur ! — Quatre coups maigres à Monsieur ! » Et après cette punition, qu’il fixe comme il l’entend : « Honneur à Monsieur Foutreau, et en avant le jeu ! » J’ai su depuis que le foutreau se jouait dans la clique à Cartouche. Podêr y était merveilleusement fort. Les bandes de garçons de cambrousse qui partent à la détrousse des paysans lui avaient donné une solide éducation.

Souvent il s’arrêtait de jouer et songeait un instant ; il murmurait : « Quand la petite sera sortie de condice » ; puis, se reprenant : « Honneur à Monsieur Foutreau, et en avant le jeu ! »

C’était son rêve, cette roulotte. Le bonheur à deux par la nuit noire, dans la campagne, sous la bâche frissonnante, avec une petite femme qu’on tient serrée contre soi. Sans compter qu’on peut gagner dans la partie. Un soir, au camp, il me tira les pieds sous la tente ; il était terriblement saoul.
« La petite est arrivée, me dit-il en hoquetant ; elle est dans la turne de la mère Legras : veux-tu venir la voir ? »

Le cabaret avait un plancher de terre battue ; deux petits cochons y grouillaient ; on tirait le cidre mousseux à même le tonneau. Dans l’âtre, accroupie, était une petite Bretonne aux pommettes saillantes, aux cheveux mêlés, à la taille courte ; elle leva timidement sur moi ses grands yeux noirs.
« T’es encore bu, Jean-François, dit-elle, en l’entourant de ses bras — méchant ! »
Et Podêr alors lui marmotta des paroles tout bas, et s’assit près d’elle. Moi, je buvais du cidre dans les bols de faïence peinte, en regardant les cochons et la mère Legras.

Quand nous sortîmes sous les étoiles, Podêr me disait : « Elle est gironde, la petite, hein ? Mais je n’ose pas ; elle va retourner au château : c’est pas encore le moment de se tirer. Nous aurons une roulotte, tout de même. » Et le long de la route, au clair de la lune qui découpait par les haies de grandes plaques d’ombre sur la poussière blanche, Podêr me parlait de la petite et de la vie qu’ils auraient ! — Et fini de rouler sa bosse — et on aura un chez soi dans sa bagnole — c’est-y-pas vrai ?

Le lendemain soir, à l’appel, mon ami Podêr était parti en bombe. Après, il entra en prison. Je le vis quelques jours, le balai à la main, le calot sur l’oreille, derrière la brouette. Il fit la marche forcée, avec paquetage sur le dos, du camp jusqu’au quartier.

Et puis, un soir, je me réveille dans mon lit, la lueur d’une chandelle sur le nez. Dans le rond de la lumière je vois la figure de Podêr, marbrée de taches rouges avec deux yeux luisants.
« Donne-moi cent sous, bleu, veux-tu ? me soufflait-il. Nous nous tirons avec la petite. »
Machinalement je passai la main sous mon fantassin et je lui tendis la pièce. Puis, me retournant, j’entendis les pas de Podêr, descendant doucement l’escalier ; je pensai : « Il m’a tapé. » Puis, me rendormant, je crus voir filer sur la route blanche, à la lumière de la lune, Podêr et sa petite assis l’un près de l’autre, sur la banquette de leur carriole. Le petit cheval trottinant devant secouait ses deux plumeaux, et l’ombre fugitive de la roulotte courait le long des fossés. Et le trimardeur avec sa copine étaient heureux sous la bâche clapotante.

Je n’ai plus jamais revu depuis Jean-François-MariePodêr.