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NOUVELLE HISTORIQUE,
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An IX. 1801.
C’est une espèce de confession que vous exigez de moi, mon amie
Ignorant tous les événements qui s’étaient succédés avec tant de rapidité, je m’étais imaginée qu’en sortant de l’abbaye d’Hieres
Pour une jeune personne élevée dans les préjugés de la haute noblesse, cette chute était affreuse. La visite qu’on fit dans notre voiture, les passeports qu’on demanda, un homme qui n’en avait point et qu’on arrêta devant nous
Nous descendîmes chez l’honnête Dorimond, dont la maison était gouvernée par sa belle-mère. Il avait une fille à peu près de mon âge ; le caractère de ces deux femmes contrastait si fort, que je n’ai jamais pu concevoir comment elles avaient consenti à rester ensemble, seulement un quart d’heure.
Dorimond nous présenta à madame Lavalé (sa belle-mère), comme ses alliées ; il dit à sa fille qu’il espérait qu’elle ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour rendre à sa jeune compagne le séjour de Paris aussi agréable que les circonstances le permettaient. À cette époque, les dénominations d’aristocrate et de patriote
Jamais position ne fut plus embarrassante. Je quittais un asile où j’avais toujours été regardée avec une sorte de respect ; madame l’abbesse, qui était parente de mon père, et qui connaissait ses intentions, n’avait cessé de me représenter que, si je faisais mes vœux de bonne heure, je pouvais espérer d’avoir son abbaye ; que le sort d’une abbesse était digne d’envie. Je me voyais déjà fêtée, honorée, comme madame ; je commandais à l’avance à toute l’abbaye
Je n’avais, de ma vie, vu d’assemblée nombreuse, mais j’étais loin de me faire une idée de celle où l’on me conduisit ; aucune de mes idées n’était encore assise, lorsque Dorimond monta à la tribune, et rendit compte à l’assemblée que, malgré toutes ses recherches, il n’avait pu découvrir le fils du ci-devant
Le court espace que nous avions à parcourir avant de rentrer chez Dorimond, et un de ceux qui était secrétaire de l’assemblée, l’ayant abordé, ne me permit pas de lui témoigner toute l’indignation que m’inspirait sa conduite. Je ne connaissais point mon frère, je ne l’avais jamais vu ; mais le respect qu’on nous inspirait, dès l’enfance, pour le chef de notre famille, m’attachait à lui par préjugé, et la raison me disait : c’est le seul protecteur qui te reste. Arrivés chez Dorimond, Dorothée nous plaisanta sur les plaisirs de notre soirée ; un de ses parents (en uniforme national
J’attendais, avec impatience, le moment où, retirée dans ma chambre, avec ma gouvernante, je pourrais épancher mon cœur gonflé des scènes déchirantes qui s’étaient succédées dans la journée. Madame Lavalé ne rentrait pas ; Dorothée s’efforçait d’animer la conversation ; Dorimond était pensif, je craignais de rencontrer ses regards, ne voulant pas lui laisser apercevoir le mépris et la colère qu’il m’inspirait ; le garde national me regardait avec une curiosité scrupuleuse ; ma gouvernante gardait un morne silence.
Pour un observateur, notre société eût pu donner matière à beaucoup de conjectures ; j’étais prête à succomber aux efforts que je me faisais de paraître tranquille, quand Dorimond, rompant tout-à-coup le silence, ordonna à Dorothée de nous conduire dans notre appartement ; que sûrement nous avions besoin de repos, et que sa mère avait sans doute oublié qu’elle avait de la compagnie. Cet ordre fit lever le siège au garde national qui se retira, et, à mon grand contentement, je quittai Dorimond, dont la présence me devenait si importune, que je n’avais plus la force de me contraindre.
Seule avec ma gouvernante, je donnai un libre cours à mes larmes. Est-il possible, m’écriai-je, que le sort me poursuive au point d’être redevable d’un asile au bourreau de mon frère ? Était-ce pour m’en rendre spectatrice qu’il m’a offert ses services ? Quel raffinement de cruauté ! Ma gouvernante chercha inutilement à me calmer ; je passai la nuit dans les pleurs ; je voulais aller me dénoncer moi-même, et mettre au grand jour l’atrocité de la conduite de Dorimond ; je voulais sortir à l’instant de sa maison, dussé-je m’exposer au plus grand péril, ne soupçonnant pas de supplice comparable à celui d’être l’obligée d’un perfide qui ne m’avait accueillie, sans doute, que pour me sacrifier plus sûrement.
Le sommeil, ce bienfait de la nature, qui tempère tous les maux, vous les fait oublier un moment, et quelquefois vous prolonge vos jouissances
La reconnaissance me fit répandre des larmes moins amères que celles de la veille ; je n’étais pas dans une position à commander aux circonstances, il fallut m’y soumettre ; je consentis à me réunir à la famille pour le déjeuner. Dorimond m’aborda avec beaucoup de civilités, me demanda pardon de me quitter, mais qu’il venait de recevoir une lettre de sa sœur, dont le mari avait été régisseur des terres de mon père, qui lui annonçait l’arrivée d’une fille unique qu’elle avait, et que des raisons importantes la forçaient d’envoyer dans la capitale ; qu’il allait à sa rencontre à la diligence
À peine avions-nous eu le temps de nous concerter, ma gouvernante et moi, que Dorimond rentra avec une grande fille d’une fort mauvaise tournure, un air gêné, un teint basané, gauche dans toutes ses manières. Quand Dorimond se fut assuré que sa mère et sa fille étaient sorties, il dit à cette grande fille : Angélique, voici mademoiselle de Chabry et sa gouvernante ; Angélique se jeta dans mes bras avec un transport que j’eus beaucoup de peine à réprimer : puis, me quittant, elle fut embrasser ma gouvernante, en l’appelant par son nom ; Angélique n’eût pas plutôt parlé que ma gouvernante la serra dans ses bras ; elle nous y mit toutes les deux, et, suffoquée de joie, elle me dit d’embrasser mon frère
Mes craintes sur le sort de mon frère n’existaient plus ; mais je ne pouvais me dissimuler combien il courait de dangers dans une maison où la maîtresse accueillait tout ce qu’elle croyait être patriote, et sans examen.
Quand madame Lavalé rentra, Dorimond lui présenta la grande Angélique qui avait déjà avec nous un air de familiarité très-remarquable ; à toute minute elle se trompait ; au lieu d’appeler Dorimond mon oncle, elle lui disait, mon ami ; à moi, ma chère Hortense ; à ma gouvernante, ma chère madame Bontems ; mais ce qui me fit trembler, c’est lorsque nous passâmes dans la salle à manger, Angélique fut offrir la main à madame Lavalé ; son parent, le garde national, qui était en possession d’être l’écuyer
Dorimond n’avait osé refuser à sa mère la compagnie d’Angélique, dans la crainte de lui donner quelques soupçons : le malheureux était sur les épines ; en effet, dans un moment où tout était suspect, mener à l’Opéra un homme proscrit et dénoncé par lui, déguisé en femme, cela était fort dangereux ; d’un autre côté, mettre madame Lavalé dans la confidence, c’était vouloir divulguer notre secret ; il fallut risquer le tout pour le tout, et attendre du destin qui nous avait déjà réunis, la fin de cette aventure qui pouvait devenir très-tragique.
Heureusement, à la sortie de l’Opéra, nous ne trouvâmes pas cette foule de domestiques empressés de faire avancer les voitures ; le jeune Lavalé
Dorimond fut encore plus d’une heure à reparaître ; mon inquiétude devint si grande, que le jeune Lavalé me proposa d’aller s’informer où il pouvait être ; je le remerciai, et lui répondis que la visite de ces messieurs causait seule mon inquiétude ; que nous étions dans un temps où toutes les craintes étaient permises ; que je ne me pardonnerais jamais d’avoir été la cause immédiate du moindre désagrément qui pourrait arriver à monsieur Dorimond ; que notre intention n’étant pas d’habiter Paris, je le prierais, dès demain, de me chercher un asile à la campagne, où nous étions résolues de nous fixer.
Le jeune Lavalé parut atterré de ma résolution ; il mit tout en œuvre pour me rassurer, et partit sur-le-champ se mettre à la recherche de son parent.
Madame Lavalé me plaisanta et de mon inquiétude, et de l’intérêt que j’inspirais à son neveu. Elle prit de là occasion de me faire son éloge, et finit par me dire qu’elle concevait l’espoir de m’appartenir
Hortense, me dit-il, je suis fâché que ma maison ne soit pas plus grande, et d’être dans l’impossibilité de vous offrir un appartement seul : l’arrivée inattendue de ma nièce en est cause ; il faut que vous occupiez, avec madame Bontems, la même chambre, ayant destiné celle que vous habitez depuis votre séjour ici, à Angélique.
Je souscris, sans répugnance, à son arrangement ; mais il n’en fut pas de même de madame Lavalé, qui voulait absolument que madame Bontems et sa nièce ne fussent point gênées, disant qu’Angélique et Dorothée pouvaient loger dans la même chambre, que le lit de Dorothée était même assez grand pour les deux cousines, et que cela nous gênerait beaucoup moins. Mon frère pouvait à peine se contraindre : un fol rire s’était emparé de lui : l’idée de le faire coucher avec Dorothée lui paraissait si plaisante, qu’il m’a avoué depuis, qu’il avait été tout près de l’accepter.
Dorimond qui en savait plus long que sa mère, décida impérativement que nous logerions comme il l’avait arrangé. Nous prîmes tous congé les uns des autres, et à mon grand contentement, je me trouvai enfermée avec ma gouvernante et mon frère.
Après de longues souffrances, un quart d’heure de bonheur est saisi avec empressement : telle était ma position ; depuis deux jours, j’avais passé successivement des craintes les plus vives aux sensations les plus douces.
Angélique ne se vit pas plutôt seule avec nous, qu’elle se débarrassa de ses habits de femme ; elle défit une perruque si artistement arrangée, que l’on eût juré que c’était ses cheveux : à la vérité la perruque était blonde et sa figure très brune, ce qui faisait un contraste frappant. Angélique avec des traits réguliers était fort laide, et le vicomte de Chabry
Enfin, le lecteur affidé
Après qu’il eut fini sa lecture, il en tira la quintessence d’un ton ampoulé*
Madame Bontems représenta à mon frère qu’il était impossible qu’il restât encore longtemps avec son déguisement, que madame Lavalé qui était dans la bonne foi, l’exposerait sans cesse à des inconvénients ; qu’elle croyait qu’il serait plus prudent de sortir de cette maison, et, sous un nom supposé, aller habiter un village à quelques distances de Paris. Vos conseils sont excellents, ma chère amie, lui dis-je, mais comment faire ? Je ne crois pas que votre fortune soit assez considérable pour nous trois, en supposant que nous consentions à vous être importuns ; et celle de notre père n’est plus en notre disposition. Je possède environ trois mille francs en assignats*
Quand j’aurais la possibilité de quitter mon pays, reprit mon frère, avec la certitude d’y rentrer victorieux, je me croirais un monstre d’aller me joindre aux ennemis de ma patrie ; je respecte les préjugés de mon père, mais jamais je ne partagerai ses erreurs ; je suis jeune, je puis embrasser le métier des armes ; toi, ma chère Hortense, avec la dot que mon père t’a laissée, tu peux vivre heureuse, et m’offrir un asile si je survis aux dangers qu’entraîne avec soi le sort des combats. J’ai du plaisir à penser que mon père, abjurant ses erreurs, viendra finir ses jours au milieu de ses enfants, et m’approuvera de lui avoir désobéi ; il conviendra alors qu’un citoyen n’a rien de plus cher que sa patrie, et qu’il s’avilit à ses propres yeux quand il est ingrat envers elle, tel tort apparent qu’elle puisse avoir.
Madame Bontems embrassa mon frère et nous pronostiqua un avenir heureux. Nous nous couchâmes dans cette espérance, qui répandit un baume consolateur dans nos âmes, et nous fit passer une excellente nuit.
Ô consolante espérance, tu es le plus grand bienfait de la nature ; sans toi, l’homme accablé par la douleur succomberait sous le poids de ses maux ; tu lui donnes du courage, tu rends à son âme l’énergie nécessaire pour parer aux événements, et l’avenir que tu lui montres sous de riantes couleurs, lui fait presque oublier qu’il est malheureux !
Telle était notre position à notre réveil. Nous passâmes un temps infini, madame Bontems et moi, à composer le maintien et la toilette de la fausse Angélique. Dorothée était déjà venue vingt fois écouter à notre porte
Trop de précaution devient quelquefois nuisible, et nous en eûmes la preuve. La froideur que mon frère témoignait à Dorothée, lui occasionna de vifs reproches de la part de madame Lavalé, qui menaça Angélique d’en écrire à sa mère, ce qu’elle exécuta à l’insu de son gendre.
Depuis huit jours je gardais l’appartement, une indisposition m’y ayant forcée ; mon frère et madame Bontems me tenaient fidèle compagnie. Le jeune Lavalé s’était fait des querelles sans nombre avec sa tante en refusant de l’accompagner à toutes ses assemblées. Dorothée, sous le prétexte de me rendre des soins, ne sortait pas d’auprès de moi ; mais le vrai motif était ce sentiment beaucoup trop vif pour notre repos, que sa grande cousine lui avait inspiré.
L’assiduité de Lavalé et de Dorothée donnait beaucoup d’humeur à la grand-mère qui, née avec un caractère très franc, nous la laissait apercevoir sans beaucoup de contrainte.
Un soir que nous étions tous réunis, on apporta des lettres à madame Lavalé, qui ne les eut pas plutôt lues, qu’elle lança un regard foudroyant à son gendre ; c’était réellement un tableau à faire que toutes nos figures, madame Lavalé posant ses lunettes avec gravité, Dorimond tout étonné de la colère de sa belle-mère, Dorothée attendant avec impatience le résultat de cette scène muette, et mon frère riant à gorge déployée de toutes nos figures. Ces rires immodérés
Cela n’est pas difficile, madame, répondit-elle avec aigreur. Je viens de recevoir une lettre de la sœur de M. Dorimond, en réponse à une que je lui ai écrite ; elle nie formellement avoir envoyé sa fille à Paris, et cela lui serait bien difficile, ajoute-t-elle, puisqu’elle n’a qu’un fils qui a été obligé de fuir les persécutions
À mesure que Dorimond fabriquait ce conte, la sérénité se répandait dans mon âme ; je regardais madame Lavalé pour tâcher de découvrir quelle impression cette histoire faisait sur elle ; peu à peu elle parut se calmer, mais elle déclara formellement, que ne voulant pas se compromettre, il fallait que le neveu sortit à l’instant de sa maison. On eut beau lui représenter le danger auquel elle allait l’exposer, rien ne put la faire changer de résolution. J’étais dans une anxiété affreuse ; Dorothée fondait en larmes, Dorimond était bouffi de colère ; mon frère ne savait quelle contenance faire et gardait un morne silence ; Lavalé était pensif et semblait chercher à lire dans mes yeux : c’était le seul qui fut calme. Apparemment qu’il s’aperçut de mon embarras, car pendant que ma gouvernante pérorait madame Lavalé, il s’approcha de moi et me dit : rassurez-vous, mademoiselle, et donnez-moi votre confiance, je vous prouverai que je la mérite. Banissez toute crainte, je me charge d’Angélique et je vous en réponds sur ma tête. Je lui pris la main affectueusement.
Il demanda à madame Bontems la permission de proposer un arrangement qui mettrait tout le monde d’accord ; madame Lavalé voulut lui imposer silence, mais sans beaucoup l’écouter, il dit à Dorimond qu’il avait un appartement assez grand pour en offrir la moitié à son neveu ; qu’il croyait même qu’il serait beaucoup plus en sûreté chez lui, qui, comme garçon
Madame Lavalé s’opposa formellement à cet arrangement, ne voulant pas, disait-elle, que son neveu fut compromis ; elle tenait si fort à son opinion, qu’elle alla jusqu’à le menacer de le dénoncer, et qu’heureusement elle avait pour preuve la lettre de la sœur de Dorimond.
À cette menace, notre indignation fut au comble ; Dorimond lui fit les reproches les plus durs, et lui déclara, qu’il allait la quitter, lui et sa fille. La crainte qu’il n’exécutât sa menace, l’apaisa ou parut l’apaiser. Lavalé envoya chercher une voiture
Nous quitâmes à l’instant madame Lavalé qui paraissait avoir envie de continuer sa conversation. Dorimond nous conduisit à notre appartement, et après nous être assuré que nous pouvions causer sans crainte, je lui témoignai toute ma reconnaissance de la conduite généreuse qu’il tenait avec nous, mais que je me croirais coupable si je consentais à rester plus longtemps chez lui ; que madame Lavalé ne pouvait plus avoir de confiance en nous, que nous serions extrêmement gênées avec elle ; qu’il me serait presqu’impossible de voir mon frère, le seul bonheur dont je pusse jouir dans la position où le sort m’avait réduite ; que pour parer à tous les inconvénients, je croyais qu’il était prudent de nous retirer à la campagne ; que madame Bontems serait la maîtresse de la maison, que mon frère y serait mon frère, et que nous passerions pour ses neveux ; qu’alors, la contrainte serait moins grande ; qu’il ne m’en coûterait pas beaucoup pour donner à madame Bontems les soins d’une parente : l’attachement qu’elle nous portait, m’engageant à la regarder comme une seconde mère, que le destin m’avait donné pour apporter un peu de soulagement aux maux qui nous accablaient.
Dorimond, approuva ma résolution, et nous convînmes que, dès le lendemain, muni des petites affiches, il irait visiter les environs de Paris, et nous chercher une habitation. Le bon Dorimond nous offrit sa bourse en nous assurant qu’il se croirait trop heureux dans tous les temps de partager sa fortune avec nous.
Madame Bontems lui fit part de la ressource que nous avions, et qui nous mettait à l’abri du besoin ; Dorimond nous en témoigna sa satisfaction, et se chargea de nous vendre une partie de mes diamants.
La diligente aurore n’avait pas été plus matinale que moi ; il y avait plus de quatre heures que je me promenais dans ma chambre, à former mille projets dont l’un détruisait l’autre, quand madame Bontems se réveilla ; elle parut étonnée de me voir toute habillée : je lui fis part de ma dernière résolution, qui était d’accompagner Dorimond dans ses recherches pour notre habitation et de nous y fixer à l’instant même. Toutes les raisons de madame Bontems ne purent m’ébranler : je lui dis que c’était le dernier jour que je commandais, et que je voulais être obéi ; que dans notre nouvelle demeure, je lui promettais autant de soumission que j’avais aujourd’hui de volonté.
Madame Bontems me connaissait assez pour être convaincue qu’elle ne gagnerait rien sur moi, et elle consentit, ne pouvant faire autrement.
À peine étions-nous d’accord, que Dorothée vint nous avertir que son papa, désirant aller en campagne, nous priait de permettre qu’on déjeûnât de meilleure heure. Nous passâmes chez madame Lavalé, qui était encore de si mauvaise humeur de la veille, qu’elle dédaigna de nous répondre le bonjour. J’avais à peine fait part à Dorimond de l’intention où j’étais, que la domestique, entrant toute effrayée, nous dit qu’un grand hussard
Dorimond avait tenté inutilement de lui imposer silence. Blançai était confondu, les menaces de madame Lavalé m’avaient inspiré la plus grande frayeur, madame Bontems seule conservait un air calme. La fureur de madame Lavalé ne lui en imposa point ; elle lui dit, avec beaucoup de fermeté, que sa conduite justifiait la défiance que M. Dorimond avait eue sur son compte ; qu’elle, en particulier, se glorifiait d’avoir eue autant de réserve ; qu’elle pouvait effectuer toutes ses menaces, qu’elles nous effrayaient peu, puisque d’un mot elle pouvait faire retomber toute la noirceur de sa conduite sur elle-même ; que M. de Blançai et M. de Lavalé étaient tous deux dans l’erreur du nom du jeune homme qui avait habité quelques jours la maison de M. Dorimond, mais qu’elle avait eu ses raisons pour lui faire prendre celui du vicomte[Par Olivier Ritz] Dans l'édition originale : marquis. de Chabry, espérant, s’il lui restait quelques sentiments généreux, que la reconnaissance lui imposerait la loi de respecter le fils de son bienfaiteur ; qu’elle se repentait de l’avoir jugée si favorablement ; qu’elle était très fâchée que cela eût occasionné quelques désagréments à M. Dorimond, pour qui elle avait la plus profonde estime ; que nous allions à l’instant quitter sa maison, emportant avec nous notre secret, sans craindre que sa fureur nous l’arrachât, Madame Bontems se leva dans le même moment, et me fit signe de la suivre.
Sa fermeté en avait imposé à madame Lavalé ; Dorimond ne daigna pas lui adresser la parole. Nous passâmes dans notre appartement pour prendre l’écrin
Quand nous rentrâmes dans le salon, nous trouvâmes Dorimond, sa belle-mère, sa fille et Blançai, dans la même attitude où nous les avions laissés.
Comme nous allions prendre congé de Dorimond, mon frère et Lavalé entrèrent ; ils parurent étonnés de nos figures. Mon frère toujours prêt à rire de tout, allait faire des plaisanteries à madame Lavalé, quand Dorimond lui dit : il n’est plus temps de feindre, monsieur, madame Lavalé croit savoir la moitié de votre secret, et est prête à sacrifier toute sa famille pour apprendre l’autre moitié ; il faut lui éviter un crime, et la laisser en proie au repentir d’avoir pu un instant en former le projet. Vous, Lavalé, je vous crois assez prudent pour taire ce qu’il faut faire en sorte que toute la terre ignore ; restez avec votre tante, pour tâcher de la ramener à la raison, j’aurai soin de vous instruire du lieu que j’aurai choisi pour ma retraite ; je vous remets mon portefeuille pour subvenir aux besoins de votre tante et de votre cousine. Dorothée se jeta dans les bras de son père, et le conjura de ne pas l’abandonner. Madame Lavalé était suffoquée et prête à s’évanouir ; j’eus pitié de la position dans laquelle elle était ; je lui donnai des secours, et fis signe à madame Bontems de chercher à calmer Dorimond. À force de soins et de prières, nous parvînmes à remettre un peu de calme dans tous les esprits. Dans un moment très pathétique, mon original de frère prit les mains de madame Lavalé et lui dit : allons, ma chère, je vois bien que votre plus grand défaut est la curiosité, et que nous avons un tort irréparable vis à vis de vous, c’est de ne vous avoir pas fait confidence de tous nos petits secrets ; mais consolez-vous, je vous jure qu’avant peu ce sera celui de la comédie, et que vous serez au fait comme les autres. Cette folie nous fit rire, quoique nous n’en eussions point d’envie.
Madame Bontems avait fait entendre à Dorimond que la prudence exigeait qu’il ne quittât pas sa belle-mère, et qu’il la surveillât même jusqu’à ce que nous fussions à l’abri de ses recherches ; que la seule chose qui pouvait lui en imposer, était la crainte de se séparer de lui, et qu’il fallait garder cet épouvantail ; qu’il était nécessaire, avec des esprits comme celui de madame Lavalé, d’avoir un frein à leur imposer. Il goûta ces raisons, et consentit à rester, après que sa belle-mère eut promis de garder beaucoup de circonspection, et de s’abstenir de parler de rien qui pût donner le moindre soupçon. Il fut arrêté que Lavalé nous accompagnerait dans la recherche que nous allions faire d’une nouvelle habitation ; nous promîmes à madame Lavalé de venir la prendre pour passer quelques temps avec nous à la campagne que nous allions chercher, et de lui raconter toutes nos aventures. Mon frère avait eu réellement raison de lui dire que son plus grand défaut était la curiosité, car cette promesse acheva de la calmer. Dorothée ne nous quitta pas sans répandre beaucoup de larmes ; mon frère prétendait que si on avait laissé Dorothée dans l’erreur, et qu’elle eût été plus longtemps sa cousine, il l’aurait consolée ; Lavalé fut nous chercher un remise
Après une matinée très orageuse, nous nous trouvions, absolument parlant, sans autre asile que le carrosse de remise que Lavalé nous avait loué ; en montant dans la voiture, il avait donné l’ordre de nous mener à la barrière du Trône
Tout en arrangeant, nous prîmes notre parti ; la pluie cessa, et Lavalé ne pouvant plus nous consulter, donna ordre au cocher de nous mener chez lui ; le temps, ajouta-t-il, n’étant pas assez beau pour aller en campagne.
Nous voici donc rentrés dans le cœur de Paris, sans trop savoir comment nous en sortirions ; et à la merci du jeune Lavalé qui, à la vérité, mettait tant de délicatesse dans sa conduite, que nous lui accordions toute notre confiance.
Lavalé paya la journée du cocher, qui demanda si nous en avions encore besoin ; on lui répondit que non, et fort heureusement cet incident nous arriva, car notre cocher fut questionné par Dorothée et sa grand-mère, pour savoir où il nous avait menés : la grand-mère, par curiosité ; et la pauvre Dorothée, pour satisfaire son cœur. Nous passâmes la journée chez Lavalé ; le soir devint fort embarrassant ; Lavalé n’avait qu’un lit qu’il avait partagé avec mon frère ; mais nous étions quatre ; nous décidâmes de passer la nuit : mon frère exigea que madame Bontems et moi nous nous couchassions et que lui et Lavalé passeraient fort bien la nuit sur des fauteuils. Il fallut consentir à cet arrangement. À la pointe du jour, Lavalé fut chercher lui-même notre déjeuner, et nous amena un juif fort honnête homme, qui nous acheta pour mille louis de diamants ; nous lui en vendîmes aussi pour des assignats.
Lavalé nous proposa d’acheter une carte de sûreté
La pluie affreuse qui nous avait pensé mettre dans l’embarras la veille, nous servit supérieurement ; la sentinelle
Au bout de deux heures, nous arrivâmes à J…
Lavalé, qui était avocat au parlement de Paris, avant la révolution, rédigea l’acte, et nous fîmes venir le tabellion
Dès le même soir, notre vendeur voulut nous laisser libres dans notre nouvelle demeure ; nous fîmes mille instances pour l’engager à rester encore quelques jours, mais rien ne put l’y faire consentir ; il profita du fiacre qui nous avait amenés, et nous quitta ; depuis ce jour nous n’en avons plus entendu parler. La porte cochère n’était pas encore refermée, que mon frère avait déjà fait une vingtaine de sauts dans le salon : il tenait la tête de notre bonne Daingreville dans ses mains, et la serrait de manière à l’étouffer.
Nous voici donc chez nous, s’écriait-il ; ah ! ma chère, nous allons mener une vie de patriarches. Nous cultiverons notre jardin
Mon frère ne voulut pas attendre au lendemain pour visiter la maison, que nous n’avions vue qu’en courant, notre désir d’acheter surpassant, s’il était possible, celui du propriétaire de vendre sur-le-champ. Nous forçâmes madame Daingreville de prendre l’appartement le plus commode ; nous assignâmes celui de Lavalé et du bon Dorimond ; mon frère voulait toujours que celui de Dorothée fût près du sien, si elle venait nous voir : toutefois, ajouta-t-il, si notre ami Lavalé ne s’y oppose pas.
Lavalé lui répondit fort sérieusement, que quand bien même il aurait eu des vues sur Dorothée, que tous les événements qui lui étaient arrivés depuis un mois, auraient bien changé ses projets, et qu’il voyait trop que sa destinée le condamnait au célibat pour toute sa vie. En finissant sa phrase, il me regarda : je me sentis émue malgré moi, et la rougeur qui couvrit mon front, lui apprit trop, sans doute, que je comprenais son discours, malgré la précaution qu’il prenait pour l’entortiller. Mon frère, dont l’esprit était très pénétrant, prit la main de son ami, et lui dit : mon cher, encore quelques temps, et tout cela s’accommodera : depuis deux ans, nous avons vu des choses plus extraordinaires.
On nous servit un souper du produit de notre jardin, qui nous parut délicieux.
Nous avions été si occupés depuis la scène occasionnée par le jeune Blançai, qu’il ne m’avait pas été possible de demander pourquoi ce jeune homme était venu comme une bombe au milieu de nous, occasionner tout ce tintamarre. Dès ma première question, mon frère s’empressa de disculper son ami : c’est moi, dit-il, qui ai conseillé à Blançai d’aller trouver notre bonne tante, en l’assurant qu’elle était très prudente, et de bon conseil ; et qu’assurément les choses s’arrangeraient à merveille, si elle consentait de s’en charger. Je suis, je te le jure, continua-t-il, enchanté que tout cela ait tourné de cette manière ; les plus petits événements amènent de grandes choses ; et sans mon étourderie, (ainsi que Lavalé l’a qualifiée) nous ne serions pas ici : madame Daingreville aurait voulu mettre des procédés avec cette vieille Lavalé : Dorimond n’est pas aussi expéditif que notre ami ; je n’aurais pas une carte de citoyen ; je ne saurais encore quel nom prendre ; je ne bêcherais pas demain notre jardin, je ne mangerais pas ce soir d’excellents légumes et des fruits divins qui viennent du sol destiné à nous nourrir, vêtir, etc. Tu vois, ma chère sœur que Pangloss
Cette philosophie est fort aimable, reprit madame Daingreville ; mais mon cher neveu, n’oubliez pas que la prudence prévient de grands maux.
Oh ! si vous voulez lui parler sérieusement, vous ne gagnerez rien avec lui, nous dit Lavalé. Croiriez-vous qu’il a failli me quereller lorsque je rentrai, et que j’improuvai sa conduite quand il me raconta qu’il venait d’envoyer Blançai chez Dorimond, en lui conseillant de dire que c’était de ma part et de la sienne ? Mais comment, Blançai vous connaît donc ? Sans doute, il est le fils du régisseur
Comme la chose avait tourné plus avantageusement que nous ne pouvions l’espérer, mon frère prétendit se justifier par les résultats.
Nous passâmes le reste de la soirée à converser agréablement, et nous nous séparâmes fort satisfaits de notre journée.
À la campagne, une belle matinée est plus séduisante qu’à la ville ; nous étions dans les commencements du printemps, les premiers rayons du soleil venaient me caresser, je regardais autour de moi avec ce contentement de l’âme qu’on sent bien vivement, mais qu’il est difficile d’exprimer ; je repassais dans mon imagination tout ce qui m’était arrivé depuis ma sortie de l’Abbaye, et je bénissais le destin qui nous avait conduits dans cette habitation qui m’avait paru délicieuse, malgré la pluie qui nous avait privés du plaisir de la parcourir. Tandis que je m’abandonnais avec une douce mélancolie à toutes ces réflexions, mon frère impatient de se promener seul, et qui avait déjà fait deux ou trois fois le tour du jardin, m’appela de toutes ses forces ; il me donna à peine le temps de m’habiller. Viens donc, me disait-il, j’ai cueilli deux jolis bouquets de violettes
Mon frère s’était déjà pourvu de tous les outils de jardinage qu’il croyait lui être nécessaires. Il avait envoyé une des filles acheter des volailles en grande quantité, et avait écrit une lettre fort honnête au fermier, pour le prier de passer à la maison, ou lui indiquer l’heure à laquelle il pourrait le trouver chez lui. J’avais peine à me faire à ces politesses ; mon frère était bien plus affable que moi ; je conservais cette hauteur dans laquelle j’avais été élevée, et j’éloignais, par mon air dédaigneux, ceux qui auraient pu me rendre de grands services. Je me suis surprise vingt fois (tant les préjugés de l’enfance s’effacent difficilement) à remercier Dorimond et Lavalé, avec un air de protection fort déplacé, vu les services signalés qu’ils nous rendaient. Mon frère me représenta avec douceur, qu’il fallait que je me corrigeasse de ce défaut qui m’attirerait des ennemis
À peine mon frère nous donna-t-il le temps de déjeuner : il voulait conduire madame Daingreville à la basse-cour, au jardin, lui faire tout voir en un clin-d’œil ; il était au comble de la joie : rien ne pouvait plus, disait-il, altérer notre bonheur ; je le désirais aussi fortement que lui ; mais un certain je ne sais quoi me disait : tu n’as pas encore tout éprouvé.
Quand Saint-Julien eut tout fait examiner à madame Daingreville, nous entrâmes dans la maison. Lavalé et notre bonne tante adoptive s’étaient occupés de nous pendant que nous les croyions dans les bras du sommeil. Madame Daingreville nous remit une contre-lettre bien cimentée, par Lavalé, dans laquelle elle déclarait que la maison nous appartenait, quoiqu’elle parut en être la propriétaire
Lavalé, qui avait eu grand soin de flatter l’amour-propre du tabellion, et qui avait eu ses raisons, ayant appris qu’il était maire du village, engagea mon frère à lui aller faire une visite, afin d’obtenir une carte
Combien l’homme est lui-même son plus cruel ennemi ! À peine est-il délivré d’un malheur, qu’il s’en forge de nouveaux, ne fut-ce que pour se plaindre. Je ne sais si c’est par une bizarrerie de la nature, mais j’ai souvent remarqué qu’on avait plus de plaisir à maudire son sort, qu’à convenir qu’on était heureux.
Telle était ma position. J’avais désiré ardemment un asile où je fusse réunie avec mon frère ; j’y étais, et je me plaignais. Les jours, me disais-je, vont me paraître bien longs : que ferai-je ici ? Je connais déjà notre jardin par cœur : cette basse-cour, tous ces détails de maison me sont insipides ; me voilà donc destinée à finir mes jours dans cette solitude ! O inconstance de l’espèce humaine ! Hier, mon habitation faisait mes délices ; aujourd’hui elle me paraît ennuyeuse ; je cherchais à me dissimuler ce motif de ma mélancolie : le véritable était l’absence de Lavalé. Je rejetais loin de moi toute idée d’union avec lui : la noblesse de mon sang ne me permettant pas de m’allier à un roturier
Nous avions déjà passé trois grands jours seuls, mon frère ne paraissait pas s’ennuyer. Il était tout le jour avec son jardinier ; il gâtait autant d’arbres qu’il en touchait, mais enfin il s’amusait ; et moi, je poussais de gros soupirs, qu’il ne faisait pas semblant d’entendre. Madame Daingreville s’amusait à faire de la tapisserie
Je serais tombée malade sans un petit événement qui me tira de ma léthargie. Le bon M. Durand vint implorer notre pitié pour une petite orpheline dont la mère venait de mourir : elle restait sans appui et sans aucune existence. M. Durand tâchait de réunir une petite somme pour la placer dans une maison jusqu’à ce qu’elle eût atteint l’âge d’apprendre un métier, et de donner les plus belles années de sa jeunesse à celle qui le lui montrerait. Madame Daingreville se disposait à satisfaire à la demande de M. Durand ; mais je m’y opposai, et je priai qu’on nous amenât cette pauvre enfant, observant que n’ayant rien à faire, je l’éléverais et lui assurerais un sort plus doux. Mon frère me prit dans ses bras et me dit : Hortense, tu seras heureuse, car, à part quelques petits ridicules
Mais, enfin, vous savez qu’on s’y prend mal d’abord, puis mieux, puis bien. La première robe que Célestine porta, où j’avais cousu, pour ma part, au plus un quart, me parut un chef-d’œuvre. J’y avais passé deux jours, et deux jours sans m’ennuyer. Cette petite avait des manières tout à fait aimables. Je me plaisais à la faire causer : son petit jargon était tout drôle ; et quand j’avais pu réussir à lui faire bégayer quelques mots, qu’elle écorchait, je riais aux éclats.
Il y avait huit grands jours que nous n’avions entendu parler ni de Lavalé, ni de Dorimond. Mon frère en était inquiet, et projetait d’envoyer le jardinier à Paris, si l’on n’avait point de leurs nouvelles dans la journée. M. Durand devait y aller le lendemain ; il se chargea de nos commissions pour Lavalé. Nous ne voulûmes pas l’envoyer chez Dorimond, pour éviter qu’il ne fût assailli par les questions de madame Lavalé ; mais la précaution était inutile : cette pauvre femme n’était plus en état de nous nuire. M. Durand nous rapporta une lettre de Lavalé, ainsi conçue :
LETTRE DE LAVALÉ,
Huit jours se sont écoulés depuis que je me suis séparé de vous, et je les ai passés bien tristement. En arrivant à Paris, je me rendis chez Dorimond, que je soupçonnais être inquiet ; il ne me fut pas possible de lui parler une minute seuls : ma tante nous obséda au point que nous fûmes obligés de sortir, pour pouvoir causer à notre aise. Elle avait commencé par me demander ce que j’avais fait de madame Bontems et de ses parents ; ma réponse ne l’ayant pas satisfaite, l’humeur s’était emparé d’elle ; mais il lui fut impossible de se contenir, quand elle nous vit disposés à la lui laisser exhaler ; elle courut après nous jusqu’à la grande porte, nous menaça de nous faire arrêter au premier corps-de-garde. Dorothée faisait de vains efforts pour la calmer : Dorimond voulait absolument la quitter ; le danger, me disait-il, n’est plus le même. Elle ignore, et ignorera toujours ce que cette malheureuse famille est devenue. Je ne puis plus vivre avec votre tante ; elle me fait mourir. Je les fis tous remonter, et je sermonai ma tante de la belle manière ; rien, me dit-elle, ne m’appaisera ; rien ne me fera garder le silence, si vous continuez à vous cacher de moi ; confiez-moi tous vos secrets, et je vous promets de les garder aussi fidèlement que vous.
J’avais souvent entendu dire qu’il y avait des femmes curieuses ; mais je ne me serais jamais douté qu’elles portassent ce défaut aussi loin. Je lui promis de la satisfaire, si elle voulait se calmer, et surtout éviter des scènes semblables à celles qui venaient de se passer. Enfin, je lui fis le conte que vous étiez à une lieue de Pontoise ; que je vous avais promis de la mener avec Dorothée passer quelques jours à votre campagne. Je lui en fis le détail très circonstancié ; elle m’écoutait avec beaucoup d’attention, en me regardant fixement.
Voilà tout ce que je voulais savoir, me dit-elle ; vous me trompez comme les autres : la maison est bien telle que vous me la dépeignez : je la connais. La seule chose sur laquelle vous ne dites pas la vérité, est l’endroit où elle est située : cette maison est à J… je connais le vendeur ; il est venu me voir en arrivant. C’est vous qui avez rédigé le contrat ; vous avez fait un écrit double pour les meubles ; je l’ai vu ; il est de votre écriture. J’ai voulu me convaincre que vous étiez de moitié pour me tromper. Je sais que cette madame Bontems a encore changé de nom ; que ses prétendus neveux ne portent pas non plus les mêmes que quand ils ont quitté cette maison : ces gens-là sont plus que suspects : il est de mon devoir de les faire connaître.
Heureusement, Dorimond était passé dans son appartement pendant tout ce colloque
J’étais tombé dans un état de stupeur : la colère avait glacé Dorimond, Dorothée était anéantie. Madame Lavalé profitant de notre silence, continuait à insinuer les soupçons les plus violents au président qui, heureusement, est un des plus honnêtes hommes que je connaisse, assez éclairé pour distinguer les méchants d’avec ceux que le sort poursuit, et né avec des vertus qui ne permettent point d’abjurer le sentiment de la reconnaissance.
Dorimond ne pouvant plus se contenir, interrompit sa belle-mère, et dit au président : madame ne vous a instruit qu’à moitié, monsieur ; je vais vous dire toute la vérité. Je suis né sans fortune, mon heureuse destinée me fit rencontrer, au collège où j’étais externe, le marquis de Chabry qui me prit en amitié. Lorsqu’il eut fini ses études, son père le fit voyager : il obtint que je l’accompagnerais.
À l’âge de dix-sept ans, je parcourus toutes les cours étrangères avec mon protecteur. À son retour en France, il fit un mariage avantageux ; il me proposa d’être son secrétaire, avec cent louis d’appointements
Rassurez vous, M. Dorimond, lui dit le président, votre conduite sera approuvée de tous les gens honnêtes ; il n’y a que des forcenés
Après cet entretien il nous quitta, en rassurant Dorimond sur les suites de cette aventure, et lui promit de l’instruire de tout ce qui pourrait compromettre votre tranquillité.
La colère à laquelle madame Lavalé s’était livrée, et les reproches du président, qu’elle croyait pouvoir mettre de son parti, allumèrent son sang au point qu’elle eut, la même nuit, une fièvre très violente. Dorothée avertit son père de la maladie de ma tante ; Dorimond m’envoya chercher. Sa tête fut prise presque en même temps que la maladie se fut déclarée. Tous les secours de l’art lui ont été prodigués en vain : elle a expiré dans nos bras, sans avoir recouvré la raison. Dorimond se propose d’aller vous voir sous peu de jours, et vous prie de permettre qu’il vous mène Dorothée, qui perd dans sa grand-mère, la seule protection qu’elle eut en femme. J’aurai infiniment de plaisir à vous savoir bien établis dans votre nouvelle demeure. Je prie madame Daingreville et mademoiselle de Saint-Julien, de recevoir l’assurance de mon respect et de mon éternel attachement.
La mort de madame Lavalé nous affecta sensiblement. Madame Daingreville nous demanda si nous consentions à ce qu’elle offrit à Dorimond de garder sa fille avec nous ; nous l’approuvâmes dans ce dessein ; et dès le même soir, nous écrivîmes à Dorimond, pour le prier de ne point chercher d’autre asile pour Dorothée.
L’horizon politique se noircissait tous les jours : nous ne nous en doutions pas ; mais nos amis veillaient pour nous. La loi qui forçait les jeunes gens depuis dix-huit ans jusqu’à vingt-cinq, d’aller aux frontières, vint frapper mon frère
Mon frère avait prévenu Lavalé que son départ était fixé au lendemain. Il lui recommanda de ne point me quitter que je ne fusse accoutumée à son absence.
M. Durand et ses deux fils vinrent souper avec nous. Dorimond qui avait visité notre habitation, en était enchanté. Je faisais mille amitiés à Dorothée qui, depuis qu’elle me connaissait, était beaucoup plus réservée avec moi. La pauvre petite n’osait lever les yeux sur mon frère ; je l’enhardissais le plus qu’il m’était possible. Jamais soirée ne fut plus gaie : j’étais loin de penser que le jour qui lui succéderait, me plongerait dans la plus affreuse douleur. Dorothée et moi étions les seules qui fussions dans l’erreur. Son père avait fait apporter sa harpe et son piano. Mon frère la pria de permettre que nous fussions ses écoliers. Destinée au cloître, on avait négligé de me donner des talents agréables. J’avais une assez belle voix, mais je ne connaissais pas même la musique. Dorothée m’accompagna avec beaucoup de complaisance. Mon frère qui jouait fort agréablement de la flûte, se mêla à notre concert : tout le monde était content ou paraissait l’être.
Saint-Julien, qui pressait toujours l’heure du coucher, cherchait à prolonger la soirée le plus qu’il pouvait. De temps en temps, il me prenait dans ses bras, me fixait avec attendrissement, et m’assurait qu’il reviendrait sans avoir éprouvé aucun accident. Enfin, cette charmante soirée finie, nous nous séparâmes tous, fort contents les uns des autres.
J’avais à peine dormi une heure, que je fus réveillée par le tambour
Je ne recevais que des consolations et des marques d’amitié de tous ceux qui m’entouraient, mais j’étais inconsolable. Ma pauvre petite Célestine, que je n’avais pas vue depuis huit jours, criait sans cesse après sa maman. Un matin, Lavalé me l’amena. Allez embrasser votre belle maman, Célestine, et priez-la de se conserver pour tous ceux qui la chérissent. Les caresses de cette aimable enfant, ses larmes qui baignaient mes joues et se confondaient avec les miennes, apportèrent un baume consolateur dans mon âme ; je la pressai contre mon cœur, et lui promis de me consoler pour lui donner mes soins. Je repris mes occupations auprès de ma chère Célestine, et ma douleur se changea en une douce mélancolie. Dorothée m’était devenue nécessaire par l’attachement qu’elle portait à mon frère ; le bon M. Durand était mon confident le plus intime. Ses deux fils avaient promis de suivre Saint-Julien par tout, et de le garantir de tout leur pouvoir, des périls auxquels il allait être exposé.
M. Durand avait donné un de ses charretiers et une voiture pour conduire les effets de nos volontaires. Tous les jours, Dorothée et moi étions sur la route, pour attendre son retour. Quand nous étions bien fatiguées, nous envoyions Lavalé sur les hauteurs, à la découverte.
Un jour nous le vîmes accourir en grande hâte, il tenait à sa main un paquet qu’il nous montrait de loin. Nous allâmes à sa rencontre. Il avait atteint le charretier au bas de la montagne, lui avait pris ses lettres, et nous les apportait.
Je ne fis attention ni à la suscription, ni à l’écriture ; je rompis le cachet, et m’emparai d’une qui m’était adressée. Voici ce que mon frère me mandait.
SAINT-JULIEN,
Pardonne-moi, ma chère amie, si je suis parti sans te serrer dans mes bras. J’ai voulu nous éviter à tous deux les angoisses d’une séparation indispensable. Je suis arrivé en très bonne santé : l’exercice que j’ai pris à J… m’a été très utile. Je n’ai point été fatigué de la route ; les fils de M. Durand ont pour moi les plus grands égards, et cherchent à m’éviter toutes les fatigues de mon nouvel état ; c’est celui qui me convenait, mon amie, dès le jour de ma naissance. J’y fus destiné
J’avais déjà parcouru cette lettre vingt fois, sans avoir pu déchiffrer un seul mot ; les larmes obscurcissaient mes yeux. Lavalé me pria de permettre qu’il en fit lecture ; je l’interrompais à chaque phrase, et la lui faisais recommencer. À l’article où Saint-Julien parlait de Dorothée, elle sanglota et se jeta dans mes bras. Pendant ce temps, le charretier était monté la côte ; nous l’accablâmes de questions. Il avait vu mon frère depuis nous ; il était un être précieux. Lavalé nous fit observer que M. Durand devait être impatient de recevoir des nouvelles de ses fils. Nous regagnâmes le village ; je remis à M. Durand ses lettres, et l’engageai à descendre chez nous. Je distribuai, dans ma route, les lettres des autres volontaires. Madame Daingreville pleurait de joie ; nous fîmes venir le charretier, à qui je recommençai toutes mes questions. M. Durand passa la soirée avec nous, la seule agréable depuis le départ de nos jeunes gens.
Je lisais la lettre de mon frère à toute minute : nos amis, qui avaient la complaisance de m’écouter, devaient la savoir par cœur. J’allai au lit de ma Célestine ; je la réveillai pour lui faire baiser la lettre de son petit papa : cette jolie enfant se prêtait à toutes mes folies. Je demandai à M. Durand s’il était instruit de l’espèce de mystère qui enveloppait Célestine. Oui, mademoiselle, me répondit-il, c’est moi qui l’ai appris à monsieur votre frère. Si vous voulez me faire l’honneur de venir demain déjeuner à la ferme, je vous en ferai part. Je le lui promis, et nous rejoignîmes la compagnie à qui je relus, pour la vingtième fois, ma lettre.
Le jour commençait à peine à paraître, que je fus réveiller Dorothée ; nous relûmes encore la lettre de mon frère, et nous prîmes la route de la ferme. Dans notre course, nous rencontrâmes plusieurs mères de volontaires, qui nous prièrent de leur lire les lettres qu’elles avaient reçues. Vous pensez bien que nous ne nous y refusâmes pas ; tous parlaient de mon frère, et tous en disaient du bien.
M. Durand avait bien pensé que mon impatience me rendrait matinale. Nous trouvâmes le déjeuner prêt. Je sommai M. Durand de sa promesse : il commença ainsi son récit.
Il y a environ deux ans, qu’une femme d’une belle figure, vint louer une petite maison tout près de cette ferme. Elle avait l’air accablé de chagrin, vivait très retirée, et ne s’occupait que d’élever avec soin un jeune enfant encore à la mamelle ; elle avait acheté une vache, et paraissait très empruntée pour la soigner. Une des filles de la basse-cour allait souvent lui aider, et nous rapportait qu’elle la trouvait toujours en pleurs ; je soupçonnai qu’elle pouvait avoir quelques besoins, et j’allai la voir. Je la trouvai en effet très affligée ; je cherchai à gagner sa confiance, et lui offris mes services. Elle me dit qu’elle avait été élevée chez une dame de qualité ; qu’à sa mort elle était restée dans la maison ; qu’elle avait eu le malheur de se laisser séduire par son maître ; qu’elle était restée chez lui jusqu’au moment où elle était devenue enceinte, qu’alors elle avait quitté l’hôtel ; que son maître lui avait fait douze cents livres de rente, reversibles sur sa fille, mais que la révolution étant venue, le père de sa fille avait émigré, que ses biens étaient séquestrés, et qu’elle se trouvait sans ressource ; que depuis un an elle vendait ses effets pour vivre ; qu’elle sentait bien que sa fin approchait ; que son plus mortel chagrin était de laisser sa fille sans ressource et sans appui dans un si bas âge. Elle me remit son contrat, et me pria de servir de protecteur à sa fille. Je le lui promis ; cette assurance a rendu ses derniers moments moins affreux. Peu de temps après elle me fit appeler, me remit sa fille, en me faisant jurer que je ne la mettrais dans aucun de ces asiles destinés aux enfants abandonnés. Je le lui jurai sur mon honneur : le lendemain elle expira. Vous eûtes la bonté de vous charger de cette infortunée : sans doute un sentiment plus fort que la pitié vous inspira cette bonne action. Lorsque la réquisition vint, votre douleur vous fit m’avouer qui vous étiez ; votre nom que vous me déclarâtes, fût un trait de lumière pour moi ; j’allai consulter le contrat, et je vis que c’était le même ; j’en fis part à monsieur votre frère, qui me recommanda de vous instruire de cet événement. Voici, mademoiselle, le contrat que monsieur votre père fit à la malheureuse Julie ; Célestine est sa fille naturelle, et conséquemment votre sœur.
Je ne pouvais revenir de mon étonnement ; je remerciai M. Durand des soins qu’il avait donnés à cette infortunée, et je pris de nouveau l’engagement de ne jamais abandonner ma petite Célestine.
Je fis promettre à Dorothée de servir, après moi, de mère à Célestine, s’il m’arrivait quelques accidents imprévus
Nous passions les jours aussi agréablement que notre position le permettait. Je m’étais convaincue que l’oisiveté, dans laquelle j’avais passé les premiers moments de ma vie, ne m’avaient procuré que de l’ennui. Dorothée m’apprenait à broder, à toucher du forté-piano
Lavalé et Dorimond faisaient souvent des voyages à Paris ; quand ils étaient obligés d’y séjourner quelques jours, ils ne manquaient pas de nous écrire. Il y en avait huit qu’ils étaient absents, et nous n’avions point entendu parler d’eux. Je fis part de mon inquiétude à M. Durand, qui ne me répondit rien de consolant, et qui était même très contraint, ce qui redoublait mes craintes. Je remarquai aussi que madame Daingreville avait un air de tristesse, qu’elle cherchait en vain à cacher. Je proposai à Dorothée d’aller à Paris : mes moindres désirs étaient des lois pour elle. J’envoyai prier M. Durand de me prêter sa carriole
Notre arrivée calma Madame Daingreville, qui craignait que mon impatience ne m’eût engagé à aller jusqu’à Paris ; elle parut satisfaite de voir Dorimond, mais témoigna comme moi son inquiétude sur le compte de Lavalé.
Lorsque je consultais mes amis sur mes démarches, ils trouvaient toujours des raisons à opposer à mes désirs ; je me déterminai, sans rien dire à personne, à écrire à Lavalé, pour l’engager à venir sur-le-champ. Je fis partir le jardinier à la pointe du jour, et lui ordonnai de ne point revenir qu’il ne lui eût parlé, et qu’il n’en eût obtenu une réponse. J’avais défendu expressément qu’on dit à madame Daingreville que le jardinier était allé à Paris. Jamais je ne fus si active pour prévenir ma bonne tante ; chaque chose qu’elle paraissait désirer, j’allais la demander à la jardinière. Dorothée qui était la seule qui fût dans ma confidence, vint m’aider à cueillir les fruits ; personne ne se doutait de l’absence du jardinier. Il arriva comme nous étions à table : rien n’était plaisant comme l’embarras de sa fille, qui se cachait derrière madame Daingreville pour me faire signe. J’étais si peu accoutumée au mystère, que je me trahis à force de vouloir prendre des soins pour me cacher. Je me levai de table, et allai joindre mon commissionnaire
LAVALÉ,
« Combien je vous dois de remerciements, mademoiselle, de votre aimable sollicitude ; ma vie entière ne suffira pas pour vous témoigner la reconnaissance que j’éprouve de vos bontés. Je suis le plus fortuné des hommes, puisque j’ai pu vous intéresser ; je vais hâter, le plus qu’il me sera possible, les affaires de notre ami, et je vole à vos pieds vous jurer un attachement à toute épreuve. Disposez de mon existence, elle vous appartient ; je ne la prise que depuis l’instant où vous avez daigné me montrer quelqu’intérêt ».
En lisant cette lettre, je sentais mon cœur palpiter de joie ; mais je me repentais des expressions de la mienne, qui avait pu m’attirer une semblable réponse. Je n’osais la montrer à madame Daingreville ! Vous ne lui apprendrez rien, me dit Dorothée, il est impossible qu’elle n’ait pas lu dans votre cœur. L’inquiétude que vous avez témoignée depuis l’arrivée de mon père, l’a sans doute éclairée sur vos sentiments, quoique vous cherchiez à vous tromper vous-même. Le mérite de Lavalé a vaincu votre froideur. Croyez-moi, n’affligez point madame Daingreville par un manque de confiance qui lui causerait beaucoup de chagrin. Je sentais bien que Dorothée avait raison, mais je ne voulais pas en convenir ; néanmoins je me déterminai à donner cette lettre à madame Daingreville qui, après l’avoir lue, me la rendit sans faire aucune réflexion. Elle se contenta de dire qu’elle était enchantée de savoir que Lavalé n’était point retenu pour des affaires qui pussent le compromettre.
Combien les choses avaient changé dans notre asile ! Un mois auparavant, je le regardais comme le temple du bonheur, mais bientôt les soucis, les inquiétudes nous assaillirent. Je n’avais pas assez du tourment que me causait Lavalé, il falait encore que mon inquiétude fut au comble sur le sort de mon frère. Depuis plus de quinze jours nous n’avions reçu de ses nouvelles ; tous les soirs j’allais à la poste attendre le courrier. Cette pauvre Dorothée me cachait la peine qu’elle éprouvait, afin de ne pas augmenter la mienne ; nous nous regardions tristement, et nos larmes étaient nos seuls discours.
Lavalé fut encore deux jours à Paris. Dieux ! combien je souffris, et quel plaisir j’éprouvai quand je le vis ouvrir la grille de notre jardin ! Mes yeux étaient malgré moi toujours fixés de ce côté ; c’était aussi par-là que nous allions à la rencontre du courrier. Je fus soulagée de la moitié de mes maux par la présence de Lavalé. Mon trouble décela la position de mon cœur ; il m’aborda avec un respect qui me le fit chérir davantage ; il me prit la main en tremblant, et je la lui laissai avec confiance. Nous descendîmes lentement ; Lavalé me soutenait, j’en avais grand besoin. Il me demanda s’il trouverait M. Durand ; qu’il était bien aise de lui témoigner toute sa gratitude, mais il me cachait le véritable motif.
Madame Daingreville accueillit avec bonté notre jeune ami ; Dorimond s’enquit de tout ce qu’il avait fait pour lui. M. Durand vint un moment après ; Lavalé et lui furent se promener au jardin. Je les suivais de loin avec la fidèle Dorothée ; j’épiais tous leurs gestes. Un secret pressentiment me disait de me préparer à de grands malheurs. Je vis M. Durand, après avoir écouté un moment Lavalé, mettre sa tête dans ses deux mains, avec les marques de la plus vive douleur. J’étais prête de les joindre
Je demandai à Lavalé le sujet de son entretien avec M. Durand. Vos moindres désirs sont des ordres pour moi, mademoiselle, me répondit-il ; mon intention était pourtant de chercher à vous cacher le malheur qui m’arrive, connaissant la bonté que vous avez de prendre quelque intérêt à mon sort. M. Dorimond a été dénoncé à sa section ; j’ai cru devoir prendre sa défense, et je suis parvenu à le justifier ; mais son dénonciateur voyant qu’il avait échoué contre les bonnes raisons que j’avais alléguées, a tourné toute sa haine contre moi ; il m’a dénoncé à mon tour, il a peint mes voyages, à la campagne, de marches contrerévolutionnaires, j’ai été épié ; on a su que je venais chez madame Daingreville : tout paraît suspect aux esprits soupçonneux. L’on a écrit à votre comité pour qu’il rendît compte de vos actions, des personnes que vous receviez, de votre moralité, et du genre de vos occupations. Heureusement, la lettre est tombée entre les mains de M. Durand, qui, sans perdre de temps, est venu lui-même rendre, de madame Daingreville, le meilleur témoignage ; a exalté la conduite de son neveu, qui avait équipé et défrayé
Lavalé aurait pu parler encore une heure sans que je l’interrompisse ; j’avais le cœur gonflé de douleur, j’étais si oppressée que je ne pouvais pleurer. Lavalé me prit les mains et les baigna de larmes ; il fit un mouvement pour nous quitter, qui me tira de l’espèce de léthargie
Lavalé avait raison de désirer de se retirer. À peine était-il rendu chez M. Durand, que le maire vint l’appeler ; il ne répondit pas sur-le-champ, afin de donner à Lavalé le temps de se cacher ; et à lui de se déshabiller, pour faire croire qu’il était couché. Il ouvrit enfin, et montra un visage très calme. Le maire était accompagné d’un membre du comité. Monsieur le procureur-syndic
À la voix de M. Durand, les portes s’ouvrirent sans difficulté ; un signe qu’il fit au jardinier, à qui il avait eu la précaution de recommander le secret, suffit pour lui imposer silence. Il posa une sentinelle
Ces messieurs firent la visite la plus exacte : lorsqu’ils entrèrent dans ma chambre, je tenais ma petite Célestine dans mes bras, qui semblait prévoir ses malheurs, par les cris perçants qu’elle jetait. Voilà, monsieur, dit le bon Durand au membre du comité, la petite orpheline que mademoiselle a adoptée. Je n’osai lever les yeux sur ce vilain homme ; l’air de ma chambre me paraissait étouffant depuis qu’il le respirait avec moi. Enfin, après quatre heures de recherches et d’interrogations à tous nos domestiques en particulier, nous en fûmes débarrassés. Ils firent beaucoup d’excuses à madame Daingreville, et lui dirent que, dans leurs recherches, ils voudraient toujours trouver des personnes aussi irréprochables.
Le soleil était déjà sur les montagnes, que Dorothée et moi n’avions point encore pensé à prendre le moindre repos ; elle cherchait à me consoler, et elle-même avait besoin qu’on partageât ses douleurs : je ne savais que la moitié des maux qui m’accablaient. Un des fils de M. Durand avait écrit que Saint-Julien avait été blessé dans une bataille, qu’on ne savait ce qu’il était devenu ; qu’on soupçonnait qu’il était prisonnier ; que l’armée ayant reculé de plusieurs lieues, il était possible qu’il fût à l’hôpital, mais qu’on ignorait absolument son sort ainsi que celui de son frère aîné, qui n’avait point quitté M. de Saint-Julien. Cette bataille avait été très meurtrière ; plusieurs des enfants de la commune avaient péri : il priait qu’on n’en parlât point aux mères de ces infortunés. M. Durand avait fait part de ces tristes nouvelles à madame Daingreville, qui les avait communiquées à Lavalé, ce qui lui avait fait prendre la résolution d’aller à l’armée où servait mon frère, afin de savoir son sort ; s’il était blessé, lui prodiguer ses soins ; s’il était prisonnier, aller partager sa captivité. Dorothée ignorait la résolution de Lavalé ; mais elle savait que Saint-Julien était ou prisonnier, ou mort. Elle passait les jours et les nuits à pleurer ; et devant moi elle se contraignait, pour que j’ignorasse, aussi longtemps que cela se pourrait, ce malheureux événement.
La fatigue de la journée, la nuit orageuse que nous avions passée, les larmes amères que nous répandions, nous avaient affaissées
Dans la jeunesse, deux heures de repos réparent bien des fatigues. Lorsque nous nous réveillâmes, nous crûmes sortir d’un songe pénible ; il était midi. Célestine, qui était dans un petit lit près du mien, n’avait osé remuer, quoique l’heure de son déjeuner fût plus que passée ; quand elle me vit descendre du lit, elle me tendit ses petits bras, et me dit : maman, j’ai bien faim. Je me hâtai d’habiller mon petit ange et de la descendre. Je trouvai Dorimond et ma tante réunis, et qui paraissaient fort affligés ; ils voulurent prendre un air plus serein en me voyant ; mais je leur dis que la feinte était inutile ; que je savais tous nos malheurs, et que j’espérais avoir autant de courage qu’eux pour les supporter. Madame Daingreville me dit qu’il ne fallait pas nous faire les maux plus grands ; que l’incertitude, à la vérité, était affreuse, mais que Lavalé se disposant à aller retrouver Saint-Julien, et apprendre, à tel prix que ce fut, ce qu’il était devenu, à coup sûr, nous aurions sous peu des nouvelles satisfaisantes.
Je ne m’attendais à rien moins qu’à ce discours ; je tombai, sans connaissance, dans les bras de Dorothée, qui, me croyant morte, perçait l’air de ses cris. Je restai dans cet état d’immobilité plus de deux heures ; en rouvrant les yeux, je me vis entourée de Dorothée et de M. Durand. Madame Daingreville était dans un coin de l’appartement, dans un abattement difficile à peindre ; Dorimond, les bras croisés et l’air pensif, cherchait à recueillir mes soupirs pour s’assurer de mon existence. Un domestique, qui m’était inconnu, me soutenait ; ses larmes brûlantes tombaient sur mon sein. À son agitation, à la joie qu’il témoigna quand je repris mes sens, je reconnus Lavalé[Par Olivier Ritz] À son tour Lavalé est contraint de déguiser son identité en changeant provisoirement de condition sociale. ; je tournai mes regards languissants sur lui et le remerciai, par un geste, de ses tendres soins. Madame Daingreville s’approcha de moi, me serra dans ses bras, et me demanda pardon d’avoir causé mon accident ; mais que je lui avais persuadé, par mon air résigné, que j’étais instruite : j’exigeai qu’on me rendît un compte exact de tout ce qu’on savait. M. Durand me donna la lettre de son fils ; Lavalé me jura que, sous peu, il me donnerait des nouvelles de son ami. Peu à peu je revins de ce spasme affreux. Dorothée, qui n’avait plus de raison de se contraindre avec moi, m’avoua que, depuis huit jours, elle avait souffert le martyre, quand je la menais à la poste chercher des lettres, qu’elle savait bien ne pas devoir arriver. Je la priai de dire à son cousin et à M. Durand, que je voulais absolument leur parler ce soir même dans mon appartement ; que s’il arrivait encore quelques visites, notre maison ayant plusieurs issues, il serait facile de se garantir.
Mon indisposition me fournit un prétexte de me retirer de bonne heure ; et tout le monde ayant besoin de repos, je me trouvai bientôt libre. J’attendais avec impatience l’arrivée de Lavalé et de M. Durand qui, dans la crainte de faire naître des soupçons, s’était retiré avant le souper, et avait emmené avec lui son prétendu domestique.
Dorothée me dit que c’était elle qui avait envoyé chercher M. Durand, quand elle m’avait vue sans connaissance, espérant qu’il amènerait avec lui son cousin, et que les soins d’un ami étaient précieux dans la circonstance où j’étais. Je la remerciai de son attention, et la prévins que j’allais mettre son attachement à une dure épreuve. Elle me regarda fixement, en me priant avec instance de lui dire quels étaient les nouveaux projets que j’avais formés. Quand nos amis seront arrivés, ma chère Dorothée, je vous instruirai de ma résolution. Mais sachez, lui dis-je, à l’avance, que dans l’exécution de mes projets, je n’oublierai pas ma fidèle compagne ; et que si le destin me favorise, j’espère lui prouver que mon bonheur sera sans cesse lié au sien. Je lui dis cela avec tant de tranquillité, que je lui inspirai de la confiance. Je me fis répéter encore tous les détails de la lettre que le jeune Durand avait écrite à son père, et la conjurai de me dire s’il en avait reçu de postérieures. Elle m’assura qu’elle l’ignorait absolument, et me promit, s’il en arrivait, de m’en instruire sur-le-champ.
Deux heures s’étaient déjà écoulées depuis que nous étions retirés dans notre appartement, et Lavalé ne venait pas. Mon imagination active commençait à travailler. Je me déterminai à aller à la ferme. Nous étions à la moitié du jardin, la nuit était d’un sombre effrayant, le mouvement des feuilles me faisait frissonner; je crus entendre le bruit de la grille, je pris le bras de Dorothée et m’arrêtai court. Je cherchais à démêler dans l’ombre si je ne découvrirais pas quelque chose ; mon cœur palpitait, je n’osais respirer. Nos robes blanches nous firent remarquer de nos amis, qui, en effet, avaient ouvert la grille ; ils vinrent à nous, eurent la précaution de nous parler de loin afin de ne pas nous épouvanter. M. Durand proposa de rester au jardin, mais Lavalé lui fît observer que la nuit était fraîche, et que cela pourrait m’être contraire. Nous regagnâmes tous quatre mon appartement, occupés diversement du sujet qui nous réunissaient.
J’ai toujours remarqué qu’un appareil
Je fis asseoir M, Durand et Lavalé en face de moi, et Dorothée à côté. Ensuite je leur dis que l’amitié avait aussi son culte
Jurez, leur dis-je à tous trois, en présence de ces deux portraits, que vous garderez éternellement le secret que je vais vous confier ; et écoutez-moi sans m’interrompre. Ils me le promirent. Après m’être recueillie, je commençai ainsi mon discours :
Vous n’ignorez pas qu’abandonnée de celui que la nature m’avait donné pour protecteur
J’avais cessé de parler depuis plus de cinq minutes, et ils m’écoutaient encore. Dorothée me regardait avec un étonnement qui tenait de la stupeur ; Lavalé était combattu entre l’espérance et la crainte ; M. Durand se recueillait
Figurez-vous une femme au milieu d’un camp, reconnue et exposée aux insultes de gens sans mœurs et sans délicatesse.
— J’ai tout prévu ; je ne suis pas la première
— Et si le sort vous a ravi votre frère, et qu’il vienne encore vous frapper dans la personne de M. de Lavalé ?
— Je saurai les suivre, et vous me tenir parole. Je compte sur vous, Lavalé ; ayez le courage de me refuser
Allons, M. Durand, dis-je à mon tour, les réflexions sont inutiles ; je compte autant sur vos services que sur votre discrétion. Nous allons nous quitter jusqu’à demain au soir. Peu de jours suffisent pour l’exécution de notre projet. Je ne puis vous aider ; tout doit être fait par vous ; ajoutez cette marque d’amitié à celle dont vous m’avez déjà comblée.
Un secret pressentiment me dit qu’un jour nous serons tous réunis, et que nous ne nous rappellerons des moments actuels que comme d’un songe pénible à qui un beau jour succède.
Je connaissais tant le bon M. Durand, que je lui arrachai son consentement. Ils nous quittèrent, et je leur promis d’aller le lendemain déjeuner à la ferme.
Il me semblait que tous mes maux étaient finis. Dorothée n’avait pas encore eu la force de proférer une parole ; je la serrai contre mon cœur, et lui fis entendre que ce n’était qu’une séparation momentanée ; que j’allais chercher son bien aimé ; que c’était à moi que le destin avait réservé le plaisir de réunir tout ce qui nous était cher ; que je lui confiais le soin de me représenter auprès de nos amis, de servir de mère à ma Célestine ; que tous les embarras que j’allais lui causer obtiendraient leur récompense à notre retour. Enfin je fis si bien, que je parvins à consoler Dorothée, et à lui faire convenir que ma résolution était fort sage. Elle me pria de lui laisser le portrait de mon frère, et me fit promettre de lui écrire aussi souvent que je le pourrais. Je joignis mon portrait à celui de St. Julien ; elle les mit dans son sein
Le jour commençait à poindre quand nous nous couchâmes ; je dormis tranquillement ; l’avenir se présentant à moi sous des couleurs très satisfaisantes.
Je fus réveillée par un message de M. Durand, qui me priait de remettre notre visite à l’après-midi, étant forcé d’aller à Corbeil faire quelques emplettes. Il avait eu la précaution de m’envoyer sa lettre par son nouveau domestique ; les nôtres nous étaient entièrement dévoués, et nous pouvions, chose extrêmement rare alors, compter sur leur discrétion
Lavalé fut étonné du calme de Dorothée ; elle paraissait aussi tranquille que si elle eut dû être du voyage. Je lui expliquai cette espèce d’énigme, et il m’avoua que personne n’avait l’art comme moi de faire adopter son opinion. Nous causâmes longtemps de nos nouveaux projets ; il me dit que M. Durand était allé nous acheter tout ce qui nous était nécessaire, et qu’il croyait que nous serions en état de partir sous très peu de jours.
Pour éviter que Lavalé ne fût vu des personnes étrangères qui auraient pu venir, et qui se seraient aperçu qu’il n’était pas un domestique, nous passâmes la journée dans mon appartement ; sur la brune
Il me serait difficile de vous peindre la joie que me causa cette lettre. J’avais un point fixe ; je pouvais en très peu de temps me réunir à mon frère, sans courir les hasards d’une recherche inutile. Dorothée partageait mon bonheur, et se persuadait que notre retour serait très prochain. M. Durand revint peu de temps après ; je lui fis mes excuses d’avoir décacheté le paquet qui lui était adressé ; mais que mon impatience ne m’avait pas permis de réfléchir que je commettais une indiscrétion.
Il trouva mon pardon dans mon inquiétude, qui était fort naturelle. Il était comme nous très satisfait d’avoir des nouvelles de ses enfants. Il faut avouer, me dit-il, que le sort vous sert bien mieux que la raison.
M. Durand avait fait toutes les emplettes nécessaires pour notre voyage ; et il avait, de plus, amené avec lui un tailleur. J’envoyai Lavalé chercher un des habits de mon frère, que je revêtis, afin de faire prendre ma mesure. Je ne paraissais point empruntée dans ce déguisement ; et je vous assure que ma grande taille élancée était moins ridicule en homme qu’en femme.
Madame Daingreville et Dorimond vinrent nous rejoindre chez M. Durand, où nous passâmes le reste de la soirée. Les nouvelles que nous avions reçues de mon frère, nous avaient causé à tous de la joie ; et nous ne paraissions pas être les mêmes personnes qui, la veille, étaient accablées de chagrin.
Il s’écoula une semaine entière avant notre départ ; nous passions toutes les soirées ensemble, et le jour à faire nos préparatifs ; mais cela allait lentement, parce que nous étions obligés de nous cacher de Dorimond et de madame Daingreville. Enfin, le moment tant désiré arriva. Je vous avoue que j’aurais été beaucoup moins affectée, si j’eusse parti aussitôt que j’en formai le projet.
M. Durand, comme procureur de la commune, pouvait écrire sur les registres sans consulter le maire, qui, heureusement, se trouvait absent pour quelques jours ; il nous inscrivit tous deux comme deux volontaires allant à la Vendée, sous le nom de Bontems
Il fit un écrit dans lequel il déclarait notre intention d’aller rejoindre Saint-Julien à l’armée de la Vendée. Il y mettait nos véritables noms, et les raisons qui nous forçaient à les cacher. Un des notables qui avait une grande confiance en lui, qui ne savait point lire, mais qui signait, accola son nom à côté des nôtres. Je suivis avec Dorothée la même marche qui avait été observée lors du départ de mon frère ; je la trompai sur le jour de notre séparation ; je redoutais sa douleur, qui aurait inquiété son père et ma tante, surtout dans un moment où rien ne paraissait devoir nous alarmer. Je lui écrivis deux lettres, une ostensible et une pour elle seule : je lui en laissai une pour madame Daingreville.
À deux heures du matin, M. Durand et Lavalé vinrent me prendre ; j’allai au lit de ma Célestine, que je pressai contre mon cœur, en la baignant de mes larmes. Je ne pus me refuser au plaisir d’aller voir ma bonne Dorothée, et je lui dis adieu tout bas, cherchant à m’excuser par cette démarche de l’avoir trompée.
J’ai su depuis que sa douleur avait été si forte à son réveil, quand elle aperçut les lettres que j’avais déposées sur son lit, que Dorimond et madame Daingreville avaient été convaincus qu’elle ignorait comme eux ma résolution. M. Durand nous accompagna jusqu’à Versailles
Pour bien se faire une idée de ma position, il faut se représenter une jeune personne de vingt ans, élevée dans la mollesse
Nous fîmes six lieues à notre première journée ; l’étape que nous reçûmes nous fût d’une grande ressource. Dans tous les villages où nous avions passé, il nous avait été impossible de nous procurer du pain.
Nous fûmes logés chez une vieille dévote
Nous ôtâmes le matelas que Lavalé mit par terre ; il arrangea nos habits sur la paillasse, m’enveloppa de la couverture ; il se fit un oreiller de nos havre-sacs, et se coucha sur le matelas, qui n’avait pas quatre pouces d’épaisseur. Allons, mon ami, lui dis-je, à la guerre comme à la guerre. Tâchons de dormir, nous avons besoin de nous reposer pour recommencer demain notre route.
Le lendemain nous étions moulus ; mon lit m’avait plus fatiguée que la marche de la veille. Nous quittâmes notre hôtesse sans lui dire adieu, tant nous avions d’humeur contre elle.
Notre bonne étoile nous fit rencontrer, en sortant du bourg
La position où se trouvent les individus, change leur opinion, et les sentiments qui les animent, leur font blâmer ou approuver les événements. Nous avions été reçus par des domestiques, et leurs injures nous avaient peu affectés ; mais les mauvais traitements de la maîtresse de la maison, nous furent très sensibles ; elle ordonna qu’on ne nous donnât que ce qu’il faudrait pour nous empêcher de mourir ; qu’on nous fît coucher dans l’écurie, et que personne ne communiquât avec nous jusqu’à ce que nous eussions consenti à nous joindre au parti qui protégeait la religion. Une espèce de prêtre hibernois
Qu’on vienne nous dire que le sang parle, et qu’un certain je ne sais quoi nous entraîne vers nos proches parents. Je vous jure qu’il n’en est rien. Madame de Roucheterre continua de me traiter malgré l’explication avec beaucoup de froideur. Elle se fit apporter le portrait de mon père, fut un peu émue, et me dit que puisque notre intention n’était point de nous joindre
Nous nous regardâmes, Lavalé et moi ; il avait l’air de me dire, vous l’avez voulu : je me repends d’y avoir consenti. Je compris parfaitement son silence, et je le rassurai : Une seule chose m’inquiète, lui dis-je, nous sommes sans argent. Il me fit un signe rassurant, et paraissait craindre de me parler, de peur d’être surpris ; nous traversâmes en hâte l’avenue du château ; et quand nous en fûmes sortis, nous dévorâmes notre pain de sarrasin : depuis la veille, nous n’avions pris aucune nourriture.
Convenez, mon ami, dis-je à Lavalé, que l’appétit est un excellent cuisinier ; si l’on m’eût offert ce pain, pendant que nous étions a J… je l’aurais rejeté loin de moi ; aujourd’hui, il me paraît délicieux.
Lavalé était étonné de mon courage et de ma sécurité.
J’ai tremblé de tout mon corps, me dit-il, quand nous avons paru devant madame de Roucheterre. J’avais une frayeur mortelle que vous ne vous compromissiez ; votre tante ne vous aurait jamais pardonné, si elle vous eût reconnu, et j’aurais été chassé impitoyablement. Je vous avoue, repris-je, qu’elle m’a révolté avec sa hauteur. Dites-moi, mon ami, j’étais donc aussi ridicule avant que les sentiments que vous m’avez inspirés m’eussent corrigée ? Il me baisa la main pour toute réponse. La nuit commençait à nous envelopper de son ombre, que nous n’avions encore rencontré que quelques paysans cachés derrière des haies, et qui semblaient attendre les passants. Enfin, nous aperçûmes une espèce de hameau ; nous nous hasardâmes d’y entrer. Le curé fût aussitôt averti de notre arrivée, et vint nous interroger.
À son aspect mélancolique, à son teint blafard, je le pris pour un énergumène
Nous étions entrés chez une jeune femme qui, entendant les souhaits que son curé nous faisait, nous prodigua ses soins ; elle nous fit à souper, fut nous chercher de quoi nous rafraîchir en attendant. Elle nous dit qu’elle ne pouvait nous offrir de lit, parce que son mari dormait depuis trois jours, et qu’elle ne pouvait le déranger ; que demain il devait se réveiller, que son curé le lui avait assuré. Je demandai à voir ce dormeur ; j’en fus effrayé : la putréfaction
Cette malheureuse femme nous contait cela avec une bonne foi, qui m’inspirait pour elle infiniment de pitié. Dans toute autre circonstance, j’aurais cherché à la dissuader ; mais dans celle où nous nous trouvions, le silence était tout ce que nous avions à observer. Je me contentai intérieurement de gémir sur les opinions des hommes, qui pour satisfaire leur haine, se livrent à des passions qui déshonorent l’humanité. Je blâmais dans mon cœur les Vendéens ; j’abhorrais leurs prêtres, et je détestais ceux qui leur avait mis le poignard à la main.
Nous nous couchâmes dans la grange sur de la paille fraîche. Il y avait à peine une heure que nous y étions, qu’un grand bruit se fit entendre : nous y courûmes ; les cris des femmes et des enfants se confondaient ; nous voyions, à la lueur de la lune, le brillant des armes ; le tumulte était à son comble. Lavalé aperçut un uniforme national ; il me prit par la main, et nous nous jetâmes au milieu du peloton, en demandant protection. C’était en effet un détachement de gardes nationaux, qui venait délivrer plusieurs de leurs camarades, qui avaient été conduits dans ce hameau. On alla les chercher ; ils étaient enchaînés dans la cave du curé qui nous avait interrogés. On leur avait coupé les cheveux : le lendemain ils devaient être faits mourir
Le curé avait pris la fuite aussitôt qu’il avait été instruit de l’arrivée de la troupe ; c’était un parti fort sage, car la fureur était si grande du mauvais traitement qu’il avait fait aux volontaires, que je suis convaincue qu’il en aurait été puni bien cruellement.
Quand on eût délivré les prisonniers, on s’éloigna du hameau, et nous fûmes réunis au bataillon
Toutes les actions des hommes sont blâmées ou approuvées selon le point de vue d’où elles sont examinées, et tel dont on exalte la conduite, encourrait le blâme si l’on scrutait dans son cœur, et si l’on découvrait le motif qui le fait agir ; il en est bien peu, il n’en n’est point, peut-être, qu’un intérêt personnel n’excite.
Je faisais cette réflexion en écoutant les louanges que le commandant nous prodiguait de notre dévouement à la chose publique. Nous le priâmes de nous enrôler dans la compagnie de Durand. Il me fit observer que je n’étais pas d’une taille à être grenadier
Nous allions presque tous les jours à la découverte des chouans ; Durand et Lavalé me couvraient de leurs corps. Je me battais, je vous jure, aussi bien que mes camarades ; je n’étais pas très-hardie au sabre, mais j’ajustais un coup de fusil avec autant d’assurance que le plus vieux soldat.
Mon intention n’est pas de vous rendre compte des opérations militaires, et des combats qui furent livrés de part et d’autre : mon but est de satisfaire votre curiosité sur mes aventures.
Nous fûmes renforcés par l’armée de Mayence
Un détachement qui nous avait précédé, nous avait aplani
Un penchant irrésistible, qui entraîne un sexe vers l’autre, l’avait fait me distinguer. Je lui avais inspiré une sorte de confiance ; il s’adressa à moi ; et me demanda si j’étais en état de lui rendre le service de dresser son procès-verbal. Je lui dis que je ferais mon possible pour m’en acquitter selon ses désirs. Il me dicta fort bien ; et à nous deux nous remplîmes parfaitement son objet.
Il présenta son compte au général, qui en fût très satisfait.
La loyauté est ordinairement compagne de la bravoure ; mon commandant ne voulut pas s’approprier les louanges qui m’appartenaient ; il eut la générosité de dire au général qu’il ne savait pas écrire ; que ce travail était fait par un jeune grenadier, qui annonçait autant d’intrépidité que de savoir. Le général me fit venir, me donna beaucoup d’éloges, et me promut au grade de caporal
Dès le même jour, je me trouvai à la tête d’un petit détachement, qui fut à la découverte dans le hameau où nous avions été si bien accueillis, Lavalé et moi, par cette pauvre femme qui croyait à la résurrection de son mari. Cette malheureuse guerre ne ressemblait en rien aux autres ; on se battait pour s’assassiner, piller, et commettre tous les crimes qu’enfante le fanatisme de toutes les opinions
Le langage de la raison a un empire absolu, même sur ceux qui la connaissent le moins ; je calmai mes camarades ; nous parcourûmes le hameau plus en amis qu’en ennemis. Ces malheureux venaient en foule nous offrir tout ce qu’ils possédaient. Nous allâmes chez le curé qui, trop criminel pour espérer de l’indulgence, avait fui ; nous trouvâmes chez lui des croix d’or, des claviers
La conduite équitable que j’avais tenue vis-à-vis de ces malheureux, leur avait inspiré pour moi une sorte de respect ; aucun n’empêcha l’arrestation de cet homme : je laissai un piquet
Mes soldats fort contents du butin qu’ils avaient fait, étaient bien éloignés de porter des plaintes contre moi. Je rendis compte de mes démarches au commandant, qui m’embrassa, et me promit de me faire avancer. Il me présenta sur-le-champ au général, à qui je dis que je croyais qu’il était nécessaire d’envoyer plus de troupes dans le hameau, parce qu’il était un passage continuel des chouans, qui n’auraient pas beaucoup de difficultés à s’emparer de dix hommes de garde que j’y avais laissés. Il commanda sur-le-champ cent hommes : je lui conseillai de choisir un officier, qui eût des sentiments humains, ayant la preuve que la douceur que j’y avais mise, avait beaucoup contribué à faire rentrer les habitants dans leurs devoirs. Cette action me valut d’être sergent.
Lavalé et Durand vinrent me féliciter sur les heureux résultats de ma journée. Ils me remîrent une lettre de mon frère, qui me témoignait toutes les craintes que le parti que j’avais entrepris pouvait lui suggérer. Il me conjurait de retourner auprès de madame Daingreville, querellait Lavalé d’avoir consenti à une pareille démarche, et se proposait de venir incessamment nous rejoindre, pour me déterminer à un prompt départ.
La vie que je menais ne me déplaisait pas du tout ; mon cœur était satisfait : Lavalé prévenait mes moindres désirs, m’épargnait, autant qu’il était en son pouvoir, les fatigues de mon état ; les nouvelles que je recevais de la santé de mon frère, me faisaient espérer sa prompte guérison ; le souvenir des amis que j’avais laissés à J… empoisonnait quelquefois mon bonheur ; mais l’amour heureux fait supporter, avec constance, les chagrins causés par l’amitié. Ce sentiment bien plus durable, préférable même, à tous égards, n’est pas apprécié, quand la passion nous gouverne ; et il fallait que la mienne fût bien forte pour m’avoir déterminée à quitter une vie agréable dans le sein d’amis qui me chérissaient, et que j’aimais avec ardeur, pour courir des hasards où je ne pouvais éprouver que malheurs et fatigues. Souvent je jetais un regard sévère sur ma conduite ; je me représentais le chagrin de madame Daingreville, de Dorimond, et de l’excellente Dorothée ; j’avais honte de moi-même. Un moment d’entretien avec Lavalé me faisait oublier le chagrin de mes amis, le ridicule de mes démarches : je ne pensais plus qu’au bonheur de le voir. Il faut convenir que nous aimons beaucoup mieux, et avec plus de constance que les hommes ; et qu’à-coup-sûr, le premier crime d’infidélité n’a pas été commis par une femme
J’avais oublié mon prisonnier ; je fus le soir le visiter, et m’informer si l’on avait eu soin de lui donner la nourriture nécessaire.
Quand je l’abordai, je le trouvai plongé dans la plus affreuse douleur ; je fus frappée du désespoir auquel il se livrait. Je cherchai à lui donner quelques consolations, et l’assurai que je ferais mon possible pour le faire comprendre dans l’amnistie
Pendant que le prisonnier me parlait, je l’avais reconnu. Un froid mortel m’avait saisi ; j’avais été obligée de m’asseoir sur la paille à côté de lui ; heureusement l’obscurité de sa prison l’avait empêché de s’apercevoir de mon trouble ; je le laissai se plaindre du sort, aussi longtemps qu’il le voulût, pour me donner celui de me remettre. Je commençai par le rassurer sur le compte de madame de Roucheterre ; je lui dis que je n’étais pas connue de lui, mais que je le connaissais parfaitement ; que s’il voulait accepter ma proposition, je le ferais conduire, sous un nom supposé, à quelques lieues de Paris, dans une maison où il serait accueilli, et même chéri ; qu’il y trouverait des gens de sa connaissance intime. Je lui nommai Dorimond, et lui offris de le faire causer avec Lavalé, le parent de Dorimond. Je lui peignis, en termes si énergiques, le plaisir qu’il aurait de se réunir à d’anciens amis, et de concevoir l’espérance de n’être plus étranger dans son pays : que je lui fis répandre des larmes ! Il me serra tendrement dans ses bras, et m’avoua qu’il jouissait du seul moment heureux qu’il eût éprouvé depuis son départ de France.
Je ne voulus pas laisser refroidir le sentiment qui l’affectait ; j’allai chercher Lavalé, à qui je confiai ce qui venait de se passer entre mon prisonnier et moi. Jugez, mon ami, lui dis-je, de ma douleur et de ma joie, quand j’ai reconnu mon père ; allez le voir, et le consoler. Gardez-vous de lui dire que c’est sa fille qui l’a mis dans les fers
Lavalé croyait à peine ce qu’il entendait. Il connaissait particulièrement M. de Chabry ; il vola à sa prison ; et moi, je me rendis chez le général, à qui je fis demander audience, pour lui communiquer une affaire importante.
Notre général était affable, et doué d’une sensibilité peu commune dans un homme de guerre
« Vous savez, général, que j’ai été assez heureux pour conquérir tout un village, sans avoir la douleur d’en venir aux mains avec des Français. La défiance m’inspira de prendre un otage pour garant de leur sincérité. Un homme d’un certain âge me parut posséder la confiance de tous les habitants ; ce fut lui que je désignai. Il se livra à moi de la meilleure foi du monde. Je l’ai amené au quartier-général, et l’ai confié à la garde de mon ami Lavalé. J’ai voulu voir, le soir, l’homme qui avait consenti avec tant de générosité, à payer de sa tête l’infidélité de gens que le fanatisme peut encore égarer. Jugez de mon étonnement, quand j’ai reconnu dans ce vieillard, un ami intime de celui qui m’a servi de père, et garanti des plus grands périls ; un vieillard innocent des crimes auxquels ces malheureuses contrées sont en proie, qui ne s’est trouvé parmi les chouans que par l’infidélité de ses conducteurs ; qui a son fils dans l’armée : son fils que j’aime, et que je traite en frère, qui dans ce moment est à l’hôpital de Rennes, couvert de blessures, qui a équipé, à ses frais, vingt volontaires, dont Durand, le premier sergent de ma compagnie, en est un. Jugez, dis-je, de mon étonnement et de ma douleur, de le voir sans cesse sous le couteau de la vengeance. J’ai recours à votre humanité. Accordez à Durand (qui depuis deux ans combat sous les drapeaux de la République), un congé d’un mois, pour aller embrasser son père avant qu’il descende au tombeau ; permettez que Saint-Julien le père aille avec lui attendre, au milieu de ses amis, que la guérison de son fils lui permette de cueillir de nouveaux lauriers : je m’offre pour otage à sa place ».
Ce général m’écoutait avec une attention pleine d’intérêt. Jeune homme, me dit-il, j’aime à voir dans un soldat des sentiments aussi respectables ; je suis loin de blâmer votre demande : j’admire avec vous la générosité du père Saint-Julien ; j’estime trop son fils, que j’ai vu souvent combattre à mes côtés, pour ne pas venir à son secours. Allez à l’état-major faire expédier le congé de Durand et le passeport de M. de Saint-Julien ; et dites lui de ma part que les vertus et les talents militaires de son fils, lui ont acquis l’estime de ses chefs et l’amitié de ses camarades : c’est la plus grande consolation qu’un père vertueux puisse recevoir.
Je rougissais de tromper le général ; mais la position de mon père le commandait impérativement. Je courus à l’état-major : j’endoctrinai Durand ; je lui rermis cinquante louis pour faire sa route. Je voulus absolument qu’il prît la poste ; je frissonnais, quand je pensais qu’une heure de retard pouvait compromettre l’existence de mon père. J’allai le trouver ; je lui remis son passeport, à peine lui donnai-je le temps de me remercier. Il nous serra dans ses bras, sans pouvoir parler. Je le fis monter en voiture avec Durand, et ne respirai que quand je le vis hors du camp.
Combien une bonne action rend heureux, et que je plains ces cœurs froids qui n’éprouvent aucune jouissance du bonheur des autres ! Je partageais celui dont Durand allait jouir en revoyant son père. Je me faisais un délicieux plaisir de la réunion du mien avec madame Daingreville et Dorimond. Il allait être chez lui, accueilli et préservé de tout accident, par notre ami Durand. Un avenir heureux s’offrait à mon imagination ; j’étais d’une si grande joie, que je voulus la faire partager à tous les soldats de ma compagnie, en leur donnant à dîner. Une compagnie de grenadiers n’est pas toute composée d’hommes moraux. Je I’épprouvai ; cela me corrigea pour longtemps de mes expansions de joie : en voici le sujet.
Un homme de cinq pieds neuf pouces, avec des moustaches proportionnées à sa taille, se trouvait à table près de moi ; il avait essayé vainement de me faire partager son goût pour la débauche
Cet homme, avant d’être soldat, avait été au service de ci-devant grands-seigneurs, jouissant d’une réputation plus que dépravée : peut-être avait-il partagé leurs vices
J’avais été souvent exposée à des scènes très désagréables, pour une femme élevée dans les principes les plus sévères ; mais jamais je ne m’étais trouvée à une aussi scandaleuse. Elle fut poussée au point que Lavalé, ne pouvant plus se contenir, imposa silence à ce vilain homme, et invita tous nos camarades à le chasser de la compagnie. La bravoure est la fidèle compagne de l’honneur ; mais, à la honte de l’humanité, elle se trouve aussi accolée avec le vice. Le grenadier à moustaches trouva fort mauvais qu’on lui fît des leçons : pour toute réponse, il jeta son assiette à la tête de Lavalé, qui tomba à la renverse baigné dans son sang. Il tira en même temps son sabre, et offrit de tenir tête à tous ceux qui se présenteraient. Je donnais mes soins à Lavalé, qui était blessé dangereusement, et m’inquiétais fort peu de ce qui se passait. Le jeune Marseillais, qui avait le premier essayé de faire taire le perturbateur, le prit au collet
Celle de Lavalé, pansée par son amie, ne tarda pas à être guérie.
L’on rendit compte au général de ce qui venait de se passer : il nous consigna tous au quartier, et me fit venir pour savoir les détails d’une scène, dont le résultat était la mort d’un homme, et la tête d’un autre à moitié fracassée.
Encore toute émue du danger qu’avait couru Lavalé, je peignis le mort sous des couleurs si défavorables, que la colère du général diminua de moitié. Il fit conduire le Marseillais en prison, seulement pour vingt-quatre heures, et nous défendit de sortir du quartier avant qu’il nous en eût donné l’ordre.
Les plus petites choses amènent de grands événements ! Un dîner donné à mes camarades pensa dissoudre le bataillon : l’envie et la jalousie se liguèrent pour perdre le général ; l’indiscipline en fut le motif : le désir d’avoir sa place le seul but.
Rentrée au quartier, je fis part à mes camarades des ordres du général. Le mécontentement se manifesta dans toute la compagnie : il fut au comble quand on vit venir quatre fusiliers pour conduire en prison le Marseillais ; tous s’opposèrent à ce qu’on l’arrêtât. Les quatre hommes furent désarmés et bafoués ; ils en rendirent compte au général, qui ordonna qu’on employât la force. Il fût décidé qu’on la repousserait ; et que le dernier grenadier expirerait avant qu’on saisît un de leurs camarades, qui n’avait fait que repousser l’injure, et punir un insolent de sa témérité. Je voulus leur faire entendre raison ; ma voix se perdait au milieu du bruit épouvantable qui se faisait ; je ne pris conseil que de moi : je forçai la sentinelle qui était à la porte du quartier, et je me rendis chez le général, dans l’espoir de l’apaiser. Projet fou ! espoir mal fondé ! Il ne voulut pas m’écouter, et ordonna qu’on me conduisît au cachot. J’y fus à l’instant renfermée ; le bruit s’en répandit sur-le-champ. Le petit grenadier est au cachot, fut répété de proche en proche, et parvint en moins de rien au quartier.
Lavalé écumait de colère ; il engagea tous nos camarades à rompre les arrêts et à venir me délivrer. L’éclair est moins rapide que ne le fut leur décision : ils s’arment tous, traversent le camp comme des fous, arrivent à la porte de mon cachot, se la font ouvrir, et me rendent à la liberté.
Lavalé me prend dans ses bras, et m’emporte en triomphe au quartier, escorté de toute ma compagnie.
L’idignation des chefs fut à son comble. Ils assemblèrent un conseil de guerre, qui décida que nous serions jugés
Le lendemain, quand on m’apporta mon pain et mon pot d’eau, je priai qu’on dît au général que j’avais des choses de la plus grande importance à lui communiquer. Un moment après, un aide de camp
Mon cachot était obscur, et je ne pouvais discerner les objets ; néanmoins je reconnaissais le son de voix ; je cherchais à m’en ressouvenir : peut-être, me disais-je, est-ce une illusion ; mais, certainement, cette voix ne m’est pas inconnue. À ma première réponse, l’aide de camp m’interrompit pour me demander mon nom, et depuis quel temps j’étais au service. Je satisfis à sa demande. Au nom de tout ce que vous avez de plus cher, me dit-il, avouez-moi votre véritable nom ; ou si vous craignez de vous confier à moi, dites-moi seulement si vous connaissez Dorimond, Lavalé, madame Bontems, son neveu, sa nièce ? À mon tour, lui répondis-je, je vous supplie de me dire qui vous êtes, et comment vous savez que les noms que vous venez de prononcer sont gravés dans mon cœur !
Je ne me suis donc pas trompé, s’écria-t-il ; vous êtes Hortense de Chabry ? J’étais restée confondue, en entendant mon véritable nom : mon silence confirma son soupçon. Non, je ne me trompe point, reprit-il ; reposez-vous sur moi, je vous sauverai, je vous le jure. Il me quitta à l’instant, sans me dire qui il était, et me laissa dans une anxiété difficile à rendre.
CHAPITRE XIX.
Je passai le reste du jour dans une inquiétude mortelle ; le moindre bruit me faisait frissonner ; je me perdais dans mes réflexions. Au milieu de l’armée, mon nom et mon sexe connus ! Ce ne pouvait être le jeune Durand ; Dorothée m’avait mandé dans sa dernière lettre, qu’il avait eu une jambe emportée ; qu’il avait obtenu son congé, et était auprès de son père. Ce n’était pas Lavalé qui avait trahi mon secret : dans quelle intention, et pour quel motif ? Plus je cherchais à asseoir mes idées, moins j’en venais à bout.
Je tombai dans une espèce d’anéantissement. Je n’avais rien pris depuis la veille ; mon pain et mon pot d’eau étaient restés sans que j’y eusse touché ; j’étais épuisée, et mon imagination ardente, à force de travailler, avait usé les ressorts de ma pensée.
J’étais dans cet état de faiblesse, quand l’aide de camp reparut dans mon cachot ; il était accompagné d’un officier.
Grenadier, me dit-il, j’ai obtenu du général qu’on vous transférât dans une autre prison ; votre jeunesse et votre faible complexion ont plaidé en votre faveur : suivez-moi. J’entendais bien cette voix consolatrice, mais je ne pouvais faire aucun mouvement, mon épuisement était total. Il fut effrayé, appela le geôlier, et me fit sortir du cachot. L’air pur, quelques gouttes spiritueuses
Je reprenais difficilement mes sens. L’aide de camp s’adressa à l’officier qui l’accompagnait, et le pria d’aller rendre compte au général que le jeune grenadier était dans un état qui demandait de prompts secours ; dites-lui, camarade, que je le prie de permettre qu’il soit conduit à l’hôpital ; l’humanité doit marcher à côté de la justice.
L’officier nous quitta pour remplir sa commission. L’aide de camp, se voyant seul avec moi, me dit : Mademoiselle, j’ai vu avec plaisir que vous ne m’aviez pas reconnu ; la moindre expansion de votre part vous eut perdue, et m’aurait ravi le bonheur de vous servir. Je suis Blançai
Il est des êtres privilégiés qui inspirent la confiance au premier abord. Les vertus qu’ils professent sont un sûr garant qu’ils n’abuseront pas des aveux qu’on peut leur faire. Philippeaux est du petit nombre de ces êtres
Je ne trouvais pas de termes assez expressifs pour témoigner à Blançai toute ma reconnaissance ; je lui promis de suivre ponctuellement ses avis, je le priai de ne pas faire savoir à mon frère l’embarras dans lequel nous nous trouvions.
L’officier revint avec l’ordre de me faire transférer à l’hôpital ; je fus recommandée par Blançai, et parfaitement traitée.
Trois jours s’écoulèrent encore sans que ce représentant arrivât ; l’inquiétude que je témoignais de ce retard confirma le récit de Blançai ; je ne le voyais pas, mais il nous servait avec une chaleur et un zèle qui prouvaient incontestablement l’attachement qu’il nous portait.
Enfin l’arrivée de Philippeaux mit la joie et le désordre dans mon âme ; je craignais et je désirais ardemment de l’entretenir. Blançai me fit dire que le représentant m’entendrait le lendemain. Je passai la nuit à m’étudier ; la renommée de Philippeaux ne me laissait pas la moindre pensée de lui trahir la vérité ; il fallait tout lui avouer, même ma faiblesse pour Lavalé. Si ma conduite, me disais-je, est improuvée de cet homme estimable, ma franchise réclamera son indulgence ; d’ailleurs, le sentiment que m’inspirait Lavalé était trop pur, trop dégagé de tout ce qui tient à la faiblesse humaine, pour que je ne crusse pas qu’il y avait une sorte de gloire à en faire l’aveu. Je m’endormis dans cette douce idée, et le lendemain je parus devant le représentant avec une confiance proportionnée à sa réputation.
Blançai était avec lui lorsqu’on m’annonça : il se leva, me salua avec respect, et me dit : je vous ai, mademoiselle, aplani les premières difficultés. Le représentant m’a promis de vous écouter avec bienveillance : après cet avis, Blançai se retira.
Une physionomie où se peignait la candeur
J’entrai sur-le-champ en matière, et lui rendis compte de tout ce qui m’était arrivé depuis ma sortie de l’abbaye, sans omettre la moindre circonstance.
Quand j’eus fini mon récit, il me dit fort obligeamment, vous oubliez, mademoiselle, que par votre douceur et vos discours persuasifs, vous avez conquis à la République des amis. J’ai passé hier dans un village où tous les habitants sont les plus zélés défenseurs de la liberté et de la justice ; surpris de trouver au milieu d’un pays insurgé des gens aussi fidèles, j’en ai témoigné mon étonnement ; ils m’ont répondu qu’ils avaient donné leur parole au plus petit grenadier de l’armée, et qu’ils n’y manqueraient pas, quand ils devraient tous mourir. Blançai m’a dit que c’était vous qui aviez opéré ce miracle.
J’admirai la générosité de Philippeaux qui oubliait mes fautes, pour me louer d’une bonne action.
Vous pouvez, continua-t-il, vous reposer sur moi ; je vous donne ma parole, que vous et vos camarades en serez quittes pour la peur ; néanmoins, je vous engage à vous retirer du service, c’est un métier qui ne convient ni à votre sexe, ni à votre manière de penser. Au milieu d’un camp, vous avez dû être souvent exposée à rougir ; la dernière scène qui met votre ami si fort en danger, en est une preuve incontestable. Si vous étiez officier, vous éviteriez ces inconvénients ; mais dans l’ordre des choses actuelles, vous ne pouvez l’espérer que par une action d’éclat ; et cette action vous exposerait peut-être à divulguer votre sexe : la jalousie du nôtre ne permettrait pas qu’on vous sût gré de votre dévouement ; on ne voudrait voir que l’amante pour oublier l’héroïne
Blançai m’avait devancé à l’hôpital, sous le prétexte de visiter les malades. Aussitôt qu’il m’aperçut, il me fixa avec inquiétude ; ma physionomie rayonnante de joie, le rassura ; il continua son inspection, et évita de me parler.
Dès le même jour, l’honnête Philippeaux vint à l’hôpital, rien n’échapait à son œil vigilant ; il entrait dans les plus petits détails, écoutait avec attention toutes les demandes qu’on lui faisait. Il délivra des congés à des blessés, et y joignit des gratifications
Philippeaux sortit de l’hôpital accompagné des bénédictions de tous ceux qui se pressaient sur son passage, pour avoir le plaisir de contempler un homme aussi juste.
La noire jalousie, armée des poignards de la haine que l’homme vicieux conçoit pour la vertu, fit un crime à cet être sensible et de sa clémence, et de sa franchise. Il est tombé sous les coups de la calomnie et de la méchanceté, mais ses accusateurs sont en exécration
Pardonnez-moi cette petite digression, la reconnaissance m’impose la loi bien douce pour moi, de faire connaître ce que cet homme vertueux a fait de bien. Le faible hommage que je lui rends est au-dessous de son mérite ; il faudrait une âme comme la sienne pour le bien peindre[Par Olivier Ritz] Ce portrait très élogieux de Philippeaux, qui constitue effectivement une digression unique dans le roman, peut être lue comme une profession de foi politique: Gacon-Dufour célèbre un révolutionnaire engagé, républicain et Montagnard, et pourtant célèbre pour son indulgence..
Dès le même soir je fus réunie à Lavalé ; notre joie était égale au bonheur dont nous jouissions, honneur d’autant mieux senti, que nous avions été au moment le plus périlleux, et que nous en sortions par une espèce de miracle ! Blançai vint nous rejoindre, il se précipita dans les bras de Lavalé, et me témoigna combien il était satisfait de l’issue de notre affaire. C’est à vous seul, lui dis-je, que nous en sommes redevables : un bon ami est le plus grand trésor que le destin puisse donner.
Nous allâmes remercier Philippeaux qui, d’après ce que Blançai lui avait dit, nous conseilla d’attendre un temps plus opportun pour nous réunir à nos amis ; votre frère est beaucoup plus tranquille à l’armée, que près de la capitale ; votre père y vit ignoré, cela seul fait sa sûreté. Je vous en conjure par l’intérêt que vous m’avez inspiré, restez dans ces parages, il viendra un temps où la clémence fera place à la férocité, vous serez ici au milieu des factions et à l’abri de toutes.
Le discours que Philippeaux nous avait tenu, avec beaucoup d’émotion, m’inspira une tristesse qui empoisonna la joie que ces bons offices m’avait causée. Nous le quittâmes en le priant d’être convaincu que notre reconnaissance serait éternelle.
Blançai nous retint à souper. Je lui demandai si quelques raisons particulières avaient engagé le représentant à nous donner le conseil de fuir les environs de Paris. Oui, nous répondit-il, pendant que le malheur vous accablait, je me serais cru coupable de l’augmenter par le récit de ce qui se passe à J… Dorimond et madame Daingreville sont en arrestation, votre père est sous la garde de M. Durand, qui a trompé tous les argus
Je priai Blançai de faire venir Durand, qui n’attendait que l’instant où nous serions prévenus pour venir nous embrasser. Cet intéressant jeune homme mêla ses larmes aux nôtres, et nous pria, de la part de son père, de nous tranquilliser, nous dit qu’il veillait sur tout ; il nous remit deux cent louis que M. Durand nous envoyait : ce respectable homme faisait valoir notre bien comme le sien propre. Il avait eu le soin de s’emparer des bijoux, et dans les besoins urgents il en vendait, mais avec une discrétion qui, dans le moment où je vous écris, fait le sujet de notre étonnement, de voir qu’avec si peu, il ait fait autant. Durand me remit une lettre de Dorothée ; un petit billet de ma Célestine y était joint : Vous verrez, mon amie, me disait cette excellente fille, que je n’ai rien négligé pour l’éducation de votre aimable enfant.
Nous résolûmes de prier Philippeaux de nous donner un passeport pour aller à Rennes voir mon frère. Durand était commandé pour un détachement qui se rendait aussi dans cette ville ; nous nous arrangeâmes pour partir avec eux. Blançai nous promit de venir nous rejoindre aussitôt qu’il aurait rempli sa mission auprès du général et du représentant. Philippeaux nous donna le passeport que nous demandions, et nous partîmes le lendemain pour Rennes.
Au lever de l’aurore nous nous mîmes en route : mon cœur palpitait de joie en pensant que j’allais revoir mon frère ; mais je vous peindrais difficilement le bonheur et la satisfaction que j’éprouvai quand nous traversâmes le hameau où j’avais arrêté mon père. Les habitants vinrent au-devant de nous avec l’expression du plaisir : un d’eux demanda des nouvelles du petit grenadier. Durand me prit par la main, et me présenta à ces bonnes gens, qui firent éclater une joie indicible
Le soir, nous quittâmes le village comblés de bénédictions. Je leur promis que je les reverrais bientôt. En effet j’avais conçu le projet, en recevant leurs témoignages d’amitié, de venir au milieu d’eux passer le temps d’orage qui grondait sur la tête de mes amis. Heureuse inspiration ! puisque c’est dans cet asile de paix où j’ai retrouvé l’amie de mon cœur
Deux jours après nous arrivâmes à Rennes. Dans les différents pays que j’ai parcourus, j’ai bien rencontré des gens divisés d’opinion, et se vouant une haine implacable en raison de tel ou tel vœu, émis souvent plutôt par orgueil que par sentiment ; mais je n’en n’ai jamais trouvé qui se détestassent plus cordialement que les habitants de Rennes. Dans tous les quartiers que vous visitiez, il fallait changer de langage, de costume, de manière de vous présenter, sous peine d’être honnis
Nous entrâmes dans la ville à la nuit tombante ; les portes en furent fermées, parce que Rennes était en état de siège
Lavalé fut porter une lettre à un aide de camp ami de Blançai, dans laquelle il le priait d’avoir pour nous les égards que nos malheurs exigeaient de tout être sensible. Je restai avec notre ami Durand pour attendre Lavalé. Un instant après il revint avec l’aide de camp, qui nous invita de venir passer la soirée chez une dame où il logeait, et qui recevait fort bonne compagnie.
Depuis si longtemps, repris-je, que je ne me suis trouvée en société, j’y serai fort gauche : dispensez m’en, je vous prie.
Il nous pria avec tant d’instances, que nous nous rendîmes à son invitation.
Nous trouvâmes, ainsi qu’il nous l’avait annoncé, un cercle nombreux ; la maîtresse de la maison était affable
Depuis l’instant où la révolution a commencé, il est rare de voir plusieurs individus réunis sans qu’ils parlent des nouvelles du jour, de celles anciennes, des résultats qu’elles ont amenés, et des probabilités pour l’avenir. Il était question alors de pamphlets
Un monsieur de la société, trouvait fort mauvais qu’on arrêtât l’essor de la pensée. À quoi sert donc, disait-il, la liberté de la presse, si nous ne pouvons, comme autrefois, écrire que sur tel et tel sujet.
Permettez-moi, monsieur, repris-je, de vous faire une observation. Une liberté illimitée deviendrait fort dangereuse et dégénérerait en licence ; un gouvernement qui permettrait tous les sarcasmes
J’approuve vos raisons,
Vous tombez en contradiction avec vous même, lui dis-je, monsieur ; et tout en disant que vous
Le ton ferme et honnête avec lequel je prononçai cette dernière phrase, imposa silence à l’auteur du pamphlet, car j’ai su, depuis, qu’il défendait son enfant. L’aide de camp, qui nous avait menés dans cette maison, fût enchanté de ce que j’avais tenu tête à ce monsieur, qui était l’ennemi déclaré de tous ceux qui annonçaient tant soit peu de raison.
Le lendemain, aux portes ouvrantes, nous nous rendîmes à l’hôpital ; l’aide de camp, à qui Blançai nous avait adressés, nous donna une lettre pour l’officier qui commandait le poste ; il voulut bien aller prévenir mon frère, que deux de ses amis désiraient le voir : il eût l’adresse de l’amener par gradation, à nous nommer lui même : après quoi il nous introduisit.
Il était nécessaire que je susse que c’était mon frère que j’allais embrasser ; jamais je ne l’eusse reconnu, si l’on ne m’eût pas dit, voilà Saint-Julien. Je me précipitai dans ses bras, nos larmes se confondirent ; Lavalé était resté anéanti, heureusement nous lui donnâmes le temps, par nos embrassements réitérés, de se remettre de son étonnement. Les deux amis s’embrassèrent avec ce plaisir sincère qui n’appartient qu’à des cœurs vraiment purs.
Vous avez vu le portrait de mon frère, et vous savez qu’il était d’une superbe figure ! Hé bien ! je le retrouvai avec un œil de moins, un coup de sabre au travers du visage, et un bras emporté ; ainsi mutilé, vous pensez qu’il avait le droit d’obtenir son congé ; aussi n’attendait-il que l’arrivée du commandant.
Saint-Julien avait sollicité les invalides
La gaîté de Saint-Julien ne l’avait point abandonné : j’en fis l’observation. C’est elle, nous dit-il, qui m’a fait supporter tous les maux dont j’ai été accablé. Durand vint nous rejoindre dans la journée ; je vous jure qu’elle fût une des plus heureuses que j’aie passées de ma vie.
Je proposai, et il fut résolu que nous fixerions notre demeure dans ce village, que vous connaissez, en attendant que le calme nous permît de nous réunir. Durand se chargea de nous y louer une chaumière, en retournant au quartier général.
Peu de jours après, le commandant expédia le congé de mon frère, et nous reprîmes la route du hameau du bonheur.
C’est ainsi que Saint-Julien le nomma, lorsque sa santé le força de nous quitter pour aller aux eaux. Il y était encore lorsque mon heureuse destinée vous y amena.
Je vous peindrais difficilement la joie de ces bonnes gens, lorsqu’ils nous revirent. Durand avait été embarrassé de choisir notre demeure : tous, à l’envie, voulaient avoir le plaisir de nous loger. Nous allâmes descendre chez le maire, qui avait épousé la petite veuve. À peine sut-on notre arrivée, que nous fûmes visités par tout le hameau.
Voilà bien la preuve, dit mon frère (en voyant l’accueil qu’on nous faisait), qu’une bonne action obtient toujours sa récompense.
Nous fûmes conduits à notre nouvelle habitation, que nous trouvâmes pourvue de toutes les choses nécessaires à la vie.
La santé de mon frère était languissante ; son heureux caractère n’en était point altéré, toujours aussi égal, et toujours le premier à imaginer ce qui pouvait nous distraire : nous menions une vie paisible ; mais qui, sans lui, eût été fort triste. Le seul plaisir réel dont nous jouissions, était les jours où nous recevions des nouvelles de Dorothée et de mon père. Mon frère lui avait écrit pour lui faire part de notre réunion. Il nous recommandait souvent de tâcher de découvrir le jeune grenadier, qui l’avait fait prisonnier et rendu à la liberté. Si vous le trouvez, nous disait-il, témoignez-lui le plaisir que j’éprouverais, si j’étais assez heureux pour le presser sur mon sein.
Vous veniez de nous quitter, et ma solitude m’était devenue insupportable, quoique l’ami de mon cœur la partageait. Depuis quinze grands jours nous n’avions reçu aucune nouvelle de J… et mon inquiétude croissait toutes les minutes. Durand venait nous voir aussi souvent que son devoir le lui permettait ; chaque fois qu’il arrivait, je consultais ses yeux pour tâcher de découvrir s’il n’avait point reçu quelques mauvaises nouvelles.
Mon frère revint des eaux beaucoup mieux portant ; il s’était fait mettre un œil de verre, un bras postiche
Sa présence nous rendit un peu de joie ; et ce qui y mit le comble, fut une lettre de mon père que nous reçûmes le lendemain. Je fus, au premier moment, très affectée de n’en point trouver de Dorothée dans le paquet. Lavalé, craignant quelques mauvaises nouvelles, s’en empara ; et après l’avoir parcourue rapidement, il nous lût ce qui suit :
LETTRE
« Je me reproche votre inquiétude, mes amis ; elle a dû être grande, si j’en juge par celle que j’éprouve quand je ne reçois point de vos nouvelles : rassurez-vous, mes enfants, il ne m’est rien arrivé ni à moi, ni à la bonne, très bonne Dorothée.
Hortense, votre Célestine a été aux portes de la mort : grâces soient rendues à la seconde mère que vous lui avez donnée. Tous ses moments lui ont été prodigués ; elle s’est oubliée elle-même pour ne s’occuper que du dépôt que vous lui avez confié. Dorothée n’a craint ni la perte de ses charmes, si elle gagnait la maladie, ni la perte de sa santé qu’elle a compromise par ses veilles continuelles. Ses soins ont été récompensés : Célestine est hors de danger.
Vous aimiez Dorothée, ma fille ; mais lorsque vous vous en séparâtes, les circonstances ne vous avaient pas mise dans le cas d’apprécier ses rares qualités. Elle se centuple, si je puis me servir de cette expression, pour se rendre utile à tous.
Le matin, au lever de l’aurore, elle va visiter son père et madame Daingreville ; elle revient prodiguer ses soins à l’aimable Célestine, elle a pour moi les attentions les plus délicates. Je puis dire que le destin barbare, qui me prive de la société de mes enfants, a au moins adouci ma peine en me donnant pour compagne la vertueuse Dorothée, Quand donc, mes amis, n’aurons-nous plus à nous plaindre du sort ? Ne jouirai-je plus de la satisfaction d’embrasser mes enfants ? L’honnête Durand m’exhorte à prendre courage, et me fait espérer, que bientôt nos maux finiront. Adieu, mes enfants, adieu, mon cher Lavalé, votre vieil ami vous chérira jusqu’à son dernier soupir ».
Cette lettre nous fit répandre de bien douces larmes, et mit fin à toutes nos inquiétudes. Je ne pouvais me lasser de faire l’éloge de Dorothée. Je m’étais souvent aperçue que mon frère en parlait avec un tendre intérêt, et je le regardais avec une attention scrupuleuse toutes les fois que je prononçais son nom. Tu veux m’arracher mon secret, me dit-il un jour : hé bien ! je vais satisfaire ta curiosité.
Lorsque Dorimond me donna asile dans sa maison, Dorothée me convint. Je formai le projet de lui faire ma cour ; mais l’honneur vint me dire tout bas à l’oreille que mon crime serait impardonnable de séduire la fille de notre bienfaiteur ; je pris assez sur moi pour feindre de l’indifférence. Quand l’amour le plus violent m’embrâsait, je désirais ardemment, et redoutais presqu’autant d’inspirer le même sentiment. La franchise et l’innocence de Dorothée me mettaient quelquefois dans le cas de me flatter d’être payé de retour : mon départ fut résolu, et je n’eus plus aucun doute sur sa tendresse. Jamais je n’ai tant souffert ; mais aussi, jamais je n’ai été si content de moi ; j’eus le courage de partir, sans faire à Dorothée l’aveu de mon amour. J’en fis confidence à notre ami Durand, ayant besoin de soulager mon cœur, et ne voulant pas me priver du plaisir de parler d’elle.
Maintenant que je suis libre, si Dorothée m’a conservé sa tendresse ; et si, comme la belle
Hé bien ! lui dis-je à mon tour, je vais te faire un aveu : je ne sais si tu m’as persuadée, ou si réellement notre réunion s’effectuera ; ou si (comme tu me l’a dit souvent), j’ai ainsi que Socrate un démon familier
Notre vie était très monotone ; elle se bornait à la promenade, et le soir à faire des lectures ; Lavalé était le plus occupé de nous trois. Je vous ai dit qu’il était avocat au Parlement, avant la Révolution. La confiance dont ces bons habitants nous honoraient, ne leur permettait pas de faire rien sans nous consulter. Il dressait les contrats de mariage, applanissait tous leurs différents, contribuait, de sa bourse, pour les arranger, et se rendait très utile.
Nous touchions au moment fortuné où un autre ordre de choses allait rendre l’espoir et la confiance à des milliers de familles. Depuis la mort du vertueux Philippeaux
La chaleur excessive qu’il faisait alors, nous forçait de ne sortir que le soir. Il était près de dix heures lorsque nous rentrâmes au village ; le maire et son épouse venaient au-devant de nous, et nous dirent que plusieurs d’entre eux étaient allés dans les autres routes. Je fus effrayé : rassurez-vous, me dit le maire, la personne qui vous demande ne vous veut point de mal, ce n’est qu’à nous qu’elle en fera. Nous hâtâmes notre marche. Je vis, en approchant de notre chaumière, une jeune femme qui, sitôt qu’elle nous aperçut, vola dans mes bras, et y resta presque sans mouvement. J’étais si étourdie de cette apparition, que je n’avais pas reconnu celle qui me serrait si étroitement.
Le cœur de mon frère l’avait instruit ; mais il n’osait retirer sa bien-aimée de dessus mon sein, où elle était restée sans pouvoir parler. Il craignait de l’interroger ; sa présence, sans que nous en fussions prévenus, cachait peut-être quelques grands malheurs : il n’eut la force que de prononcer son nom. Elle le regarda, et lui tendit la main. Ma surprise fit place à la joie la plus vive : je rendis à Dorothée ses caresses. Pendant une heure nous ne pûmes, ni les uns ni les autres, dire autre chose ; est-il bien vrai ; n’est-ce point un songe ? puis de recommencer à nous embrasser. La joie qui brillait sur tous les traits de Dorothée, avait banni les craintes de mon frère : je vous avoue qu’il ne m’en était pas venu une à la pensée.
Quand notre joie fut un peu plus calme, Dorothée nous dit qu’elle venait nous enlever à nos bons campagnards : je n’ai pas voulu, mes amis, laisser à qui que ce soit le plaisir de vous embrasser avant moi. Aussitôt que j’ai eu le bonheur de réunir mon père et madame Daingreville à M. de Chabry, j’ai pris la résolution de venir vous chercher. J’ai fait comme vous, Hortense, le bon M. Durand a été mon seul confident ; il s’est chargé de m’avoir des passeports pour vous et pour moi. J’ai laissé une lettre à madame Daingreville, pour l’instruire de ma démarche ; je lui ai promis que nous la rejoindrions bientôt. Partons, mes amis, je suis sûre qu’elle compte les minutes.
Nous la priâmes de nous faire part des événements heureux, qui mettaient le comble à notre félicité ; elle s’en acquitta à merveille. Vous les connaissez comme moi. Nous convînmes unanimement, qu’il est une justice éternelle qui, tôt ou tard, dévoile et punit les grands criminels. Ceux que le glaive national
Nous allâmes, dès le lendemain, faire nos adieux aux bons villageois qui nous avaient donné asile : nous leur fîmes à tous des présents, qui ne les consolèrent point de notre départ : il fallut que nous les trompassions. Nous partîmes la nuit : nous nous arrêtâmes un jour à Roucheterre, où était toujours le quartier général. Le neuf thermidor
Nous arrivâmes au bout de cinq jours à J… Nous avions fait tant de diligence, qu’on ne nous attendait que le lendemain.
Nous descendîmes chez notre ami Durand, qui pleura de joie ; il nous précéda chez madame Daingreville. Malgré cette précaution, notre présence fit perdre à mon père l’usage de ses sens ; nos larmes et nos embrassements le rappelèrent à la vie.
Il y avait déjà huit jours que nous étions réunis, que nous nous demandions si ce n’était point une illusion de nos sens.
Nous n’eûmes pas besoin de réclamer l’indulgence de mon père, pour nous être engagés sans son aveu. Il fut le premier à nous dire qu’il ne fallait pas que Blançai et Durand retournassent à l’armée, encore incertains de notre bonheur ; que nous leur devions assez de reconnaissance, pour les prier d’honorer, de leur présence, notre union.
Nous remerciâmes mon père de ses bontés. Mon frère le pria de lui accorder encore une grâce. C’est, lui dit-il, de permettre que Dorothée et moi adoptions Célestine. La nature lui a destiné votre nom, et mon respect pour vous m’en impose la loi. Mon père serra son fils dans ses bras pour toute réponse.
M. Durand fut chargé de tous les préparatifs, qu’il accéléra le plus possible. Peu de jours après, mon père, madame Daingreville, Dorimond et notre ami Durand nous conduisirent au temple, où tous nos vœux furent comblés. Depuis deux ans que nous sommes réunis, notre félicité n’a point été troublée. Dorothée est mère d’un joli petit garçon, qui fait la joie de son grand père : moi j’ai une fille que je nourris. Madame Daingreville prétend qu’elle annonce déjà des dispositions à devenir grenadier comme sa mère. Mon frère dit quelquefois que, sans Blançai et lui, nous serions encore à réfléchir sur ce que nous aurions à faire. Si vous voulez, mon amie, voir l’asile du bonheur, venez passer quelque temps à J…
FIN.
J’ai fait l’appel, pendant la nuit,
Sylvain M***.