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L’ÂGE DE LA PIERRE POLIELa Vendeuse d’ambre

Les[Par Luc Massip] test glaciers[Par Luc Massip] test n’avaient[Par Luc Massip] test pas[Par Luc Massip] test intericonotextualité encore envahi[Par Luc Massip] test 2022/10/11 les Alpes ; les montagnes brunes et noires étaient moins coiffées de neiges[Par Luc Massip] test, les cirques ne resplendissaient pas d’une blancheur si éblouissante. Là où on voit aujourd’hui des moraines désolées, des champs neigeux uniformément glacés, avec çà et là des fentes et des crevasses liquides, il y avait des bruyères fleuries parfois et les landes moins stériles, de la terre encore chaude, des brins d’herbe et des bêtes ailées qui s’y posaient. Il y avait les nappes rondes et tremblotantes des lacs bleus, avec leurs cuvettes taillées dans les hauts plateaux ; tandis qu’on a maintenant le regard inquiétant et morne de ces énormes yeux vitreux de la montagne, où le pied, craignant l’abîme, semble glisser sur la profondeur gelée d’insondables prunelles mortes. Les rochers qui ceignaient les lacs étaient de basalte, d’un noir vigoureux ; les assises de granit se couvraient de mousse et le soleil allumait toutes leurs paillettes de mica ; aujourd’hui les arêtes de blocs, obscurément soulevés, confusément groupés, sous le manteau sans plis du givre, défendent leurs orbites pleins de glace sombre, comme des sourcils de pierre.

Entre deux flancs très verts, au creux d’un massif élevé, courait une longue vallée avec un lac sinueux. Sur les bords, et jusqu’au centre, émergeaient des constructions étranges, quelques-unes accotées deux à deux, d’autres isolées dans le milieu de l’eau. Elles étaient comme une multitude de chapeaux de paille pointus sur une forêt de bâtons. Partout, à une certaine distance du rivage, on voyait surgir des têtes de perches qui formaient pilotis : des troncs bruts, déchiquetés, souvent pourris, qui arrêtaient le clapotis des petites vagues. Immédiatement assises sur les extrémités taillées des arbres, les huttes étaient faites avec des branches et la vase séchée du lac ; le toit, conique, pouvait se tourner dans toutes les directions, à cause du trou à fumée, afin qu’elle ne pût être rabattue à l’intérieur par le vent. Quelques hangars étaient plus spacieux ; il y avait des sortes d’échelons plongeant dans l’eau et des passerelles minces qui joignaient souvent deux îlots de pilotis.

Des êtres larges, mafflus, silencieux, circulaient parmi les huttes, descendaient jusqu’à l’eau, traînaient des filets dont les poids étaient des pierres polies et trouées, happaient le poisson en croquant parfois le fretin cru. D’autres, patiemment accroupis devant un cadre de bois, lançaient de leur main gauche à leur main droite un silex évasé, en forme d’olive, avec deux rainures longitudinales, et qui entraînait un fil hérissé de brindilles. Ils serraient avec leurs genoux deux montants qui glissaient sur le cadre ; ainsi naissait dans un mouvement alternatif une trame où les brins se croisaient à distance. On ne voyait pas là d’ouvriers en pierres, qui les éclataient avec des curettes de bois durci, ni de polisseurs à la meule plate, où il y a une dépression centrale pour la paume de la main, ni d’habiles emmancheurs qui voyageaient de pays en pays, avec des cornes de cerfs perforées, pour y fixer solidement au moyen de lanières en peau de renne de jolies haches de basalte et d’élégantes lames de jade ou de serpentine venues de la contrée où le soleil se lève. Il n’y avait pas de femmes adroites à enfiler des dents blanches de bêtes, et des grains de marbre poli, pour en faire des colliers et des bracelets, ni d’artisanes au burin tranchant, qui gravaient des lignes courbes sur les omoplates et sculptaient des bâtons de commandement.

Les gens qui vivaient sur ces pilotis étaient une population pauvre, éloignée des terrains qui engendrent de bons métiers, dépourvue d’outils et de bijoux. Ils se procuraient ceux qu’ils voulaient en les échangeant contre du poisson sec avec les marchands forains qui arrivaient dans des canots grossièrement creusés. Leurs vêtements étaient des peaux achetées ; ils étaient forcés d’attendre leurs fournisseurs en poids de filets et en crochets de pierre ; ils n’avaient ni chiens ni rennes ; seuls, avec un grouillement d’enfants boueux qui clapotaient au ras des perches, ils existaient misérablement dans leurs tanières à ciel ouvert, fortifiées d’eau.

Comme la nuit tombait, les sommets des montagnes autour du lac encore pâlement éclairés, il se fit un bruit de pagayes et on entendit le choc d’une barque contre les pilotis. Saillissant dans la brume grise, trois hommes et une femme s’avancèrent aux échelons. Ils avaient des épieux en main, et le père balançait deux boules de pierre à une corde tendue, où elles tenaient par deux gorges creuses. Dans un canot qu’elle amarrait à un tronc plongeant, une étrangère se dressait, richement vêtue de fourrures, soulevant un panier tressé de joncs. On apercevait vaguement dans cette corbeille oblongue un amas de choses jeunes et luisantes. Cela semblait lourd, car il y avait aussi des pierres sculptées dont on entrevoyait les grimaces. L’étrangère monta néanmoins avec légèreté, le panier cliquetant au bout de son bras nerveux ; puis, comme une hirondelle qui disparaît dans le trou de son nid, près du toit, elle entra d’un bond sous le cône et s’accroupit près du feu de tourbe.

Elle différait extrêmement d’aspect avec les hommes des pilotis. Ceux-ci étaient trapus, pesants, avec d’énormes muscles noueux entre lesquels courraient des sillons le long de leurs bras et de leurs jambes. Ils avaient des cheveux noirs et huileux qui leur pendaient jusqu’aux épaules en mèches droites et dures ; leurs têtes étaient grosses, larges, avec un front plat aux tempes distendues et des bajoues puissantes ; tandis que leurs yeux étaient petits, enfoncés, méchants. L’étrangère avait les membres longs et le port gracieux, une toison de cheveux blonds et des yeux clairs d’une fraîcheur provocante. Au lieu que les gens des pilotis restaient presque muets, murmurant parfois une syllabe, mais observant tout avec persistance et le regard mobile, l’étrangère bavardait sans cesse dans une langue incompréhensible, souriait, gesticulait, caressait les objets et les mains des autres, les tâtait, les tapait, les repoussait facétieusement et montrait surtout une curiosité insatiable. Elle avait le rire large et ouvert ; les pêcheurs n’avaient qu’un ricanement sec. Mais ils regardaient avidement le panier de la vendeuse blonde.

Elle le poussa au centre, et, un copeau de résine allumé, elle présenta les objets à la lueur rouge. C’étaient des bâtons d’ambre travaillé, merveilleusement transparent, comme de l’or jaune translucide. Elle avait des boules où circulaient des veines de lait, des grains taillés à facettes, des colliers de bâtonnets et de billes, des bracelets d’une pièce, larges, où le bras pouvait entrer jusqu’au-dessous de l’épaule, des bagues plates, des anneaux pour les oreilles avec une petite broche d’os, des peignes à chanvre, des bouts de sceptre pour les chefs. Elle rejetait les objets dans un gobelet qui sonnait. Le vieux, dont la barbe blanche pendait en tresses jusqu’à la ceinture, souleva et considéra ardemment ce vase singulier, qui devait être magique, puisqu’il avait un son comme les choses animées. Le gobelet de bronze, vendu par un peuple qui savait fondre le métal, brillait à la lumière.

Mais l’ambre étincelait aussi, et le prix en était inestimable. Cette richesse jaune emplissait l’obscurité de la hutte. Le vieux homme gardait ses petits yeux rivés dessus. La femme tournait autour de l’étrangère, et, plus familière maintenant, passait les colliers et les bracelets près de ses cheveux pour comparer les couleurs. Coupant avec une lame de silex les mailles déchirées d’un filet, un des jeunes hommes jetait vers la fille blonde des regards furieux de désir : c’était le cadet. Sur un lit d’herbes sèches qui craquait à ses mouvements, le fils aîné gémissait lamentablement. Sa femme venait d’accoucher ; elle traînait le long des pilotis, ayant noué son enfant sur le dos, une sorte de chalut qui servait à la pêche nocturne, tandis que l’homme, étendu, poussait des cris de malade. Penchant la tête de côté, renversant la figure, il regardait avec la même avidité que son père le panier plein d’ambre, et ses mains tremblaient de convoitise.

Bientôt, avec des gestes calmes, ils invitèrent la vendeuse d’ambre à couvrir sa corbeille, se groupèrent autour du foyer et firent mine de tenir conseil. Le vieux discourait en paroles pressées ; il s’adressait au fils aîné, qui clignait très rapidement des paupières. C’était le seul signe d’intelligence du langage ; le morne voisinage des bêtes aquatiques avait fixé les muscles de leurs figures dans une placidité bestiale.

Il y avait au bout de la chambre de branches un espace libre : deux poutres mieux équarries que le reste du plancher. On fit signe à la vendeuse d’ambre qu’elle pourrait s’y coucher après qu’elle eut grignoté une moitié de poisson sec. Près de là un filet simple, en poche, devait servir à capter la nuit, sous l’habitation, les poissons qui suivaient le courant très faible du lac. Mais il semblait qu’on n’en ferait pas usage. Le panier plein d’ambre fut placé de leurs bras rassurants à la tête de la dormeuse, en dehors de deux planches où elle s’était étendue. Puis, après quelques grognements, le copeau résineux fut éteint. On entendait couler l’eau entre les pilotis. Le courant frappait les perches de battements liquides. Le vieux dit quelques phrases interrogatives, avec une certaine inquiétude ; les deux fils répondirent par un assentiment, le second, toutefois, non sans quelque hésitation. Le silence s’établit tout à fait parmi les bruits de l’eau.

Tout à coup, il y eut une courte lutte au bout de la chambre, un frôlement de deux corps, des gémissements, quelques cris aigus, et un long souffle d’épuisement. Le vieux se leva à tâtons, prit le filet en poche, le lança, et, tirant soudain dans leur glissière les planches où s’était couchée la vendeuse d’ambre, il découvrit l’ouverture qui servait à la pêche de nuit. Ce fut un engouffrement, deux chutes, un bref clapotis : le copeau de résine, allumé, agité au-dessus du trou d’eau ne laissa rien voir. Alors le vieux saisit le panier d’ambre, et, sur le lit du fils aîné, ils se divisèrent le trésor, la femme quêtant les grains qui roulaient, épars.

Ils ne tirèrent le filet qu’au matin. Ils coupèrent les cheveux au cadavre de la vendeuse d’ambre, puis rejetèrent son corps blanc sur les pilotis, en pâture aux poissons. Quant au noyé, le vieux lui enleva de son couteau de silex une rondelle du crâne, amulette qu’il enfonça dans le cerveau du mort pour lui servir pendant sa vie future. Puis ils le déposèrent hors de la hutte, et les femmes se déchirant les joues et s’arrachant les cheveux, poussèrent les ululations solennelles.

L’ÉPOQUE ROMAINE La Moisson sabine

Le jour de la moisson était arrivé, tout ensoleillé. Les blés[Par Luc Massip] test murs se balançaient, attendant la faucille, aux premières lueurs du matin. L’aurore avait jeté sur les coteaux ses feux roses, et les petits nuages blancs, aux bords enflammés, fuyaient vers l’Ouest le long du ciel bleu. Les paysans sortaient à la brise matinale, le manteau jeté sur les épaules ; ils ne conservaient, pour moissonner sous la chaleur, que la tunique. La moisson durait jusqu’au soir. On ne voyait dans les champs que des dos courbés ; les hommes se couvraient la tête d’une « mappa » blanche et les femmes d’un fichu dont la pointe leur tombait dans le cou. Les uns saisissaient les épis et tranchaient les tiges de leur faucille à mi-hauteur. Les autres les réunissaient en liasses et nouaient l’osier flexible tout autour, ceux-ci, deux gerbes sous les bras, deux autres dans chaque main, les entassaient sur le sol moissonné ; ceux-là les emportaient à mesure vers l’aire à battre sur des chariots faits d’une poutre longue, montée sur quatre roues, et de deux fourches de bois, en avant et en arrière, qui retenaient les gerbes. Les bœufs placides traînaient les tombereaux d’un pas lent et monotone, battant leurs flancs mouillés de leur queue à longs poils, et secouant parfois impatiemment le joug, pour chasser les mouches, tandis qu’ils soufflaient de la vapeur par leurs naseaux. Les essieux criaient, les hommes chantaient, les filles riaient quand les jeunes gens, en passant, leur chatouillaient les côtes. Le chaume dressait dans l’air chaud ses tronçons mutilés, coiffés souvent de têtes de pavots, abattues avec les épis par la faucille ; la terre des sillons, longtemps cachée par le blé, apparaissait, un peu humide dans les creux, couverte d’insectes et de chenilles. Les sauterelles partaient devant les pieds, avec un strident bruissement d’ailes ; les cailles désertaient le champ fauché, avec les perdreaux et les alouettes ; et, s’abattant parmi les champs d’alentour, elles poussaient des piaillements assourdissants, tandis que les pies, qui s’envolaient lourdement de cime en cime, regardaient avec curiosité les moissonneurs, en caquetant.

Puis le midi endormait le travail sous sa pesante chaleur ; les enfants, accrochés à la « castula » de leurs mères, s’assoupissaient le long des haies, la tête enfouie sous les scabieuses et le chèvrefeuille ; hommes et femmes s’accroupissaient sur leurs manteaux au bord du champ, dans le fossé du chemin. On débouchait une amphore qui circulait à la ronde, tandis qu’on mordait dans un morceau de pain beurré de crème, ce qui rendait le vin meilleur. Les bœufs dételés paissaient tranquillement sur les bouts de gazon que le feuillage d’un chêne avait protégés de l’ardeur du soleil ; leurs larges naseaux semblaient humer la terre ; ils saisissaient l’herbe avec leur langue rugueuse et la mâchaient lentement en regardant devant eux, leurs grands yeux figés dans l’indifférence. Puis tout s’anéantissait sous la méridienne ; on sommeillait doucement, étendu sur l’herbe. Les dormeurs, éperdus de chaleur, remuaient les bras et soupiraient violemment ; les femmes se couvraient la figure de leurs fichus, et les hommes de leurs « mappæ » ; les genoux des bœufs se pliaient sous eux, et ils reposaient aussi, couchés à terre.

Quand le soleil, dépassant le zénith, commençait à incliner ses rayons, que l’ombre courte des arbres et des haies s’allongeait encore, tout ce monde endormi s’agitait de nouveau pour se remettre au travail. Et les bœufs traînaient leurs chariots, les moissonneurs tranchaient leurs épis, liaient et transportaient les gerbes ; les femmes riaient encore et les gars les chatouillaient de plus belle jusqu’au coucher rougeâtre derrière les cimes violacées, jusqu’à ce que le chaume vide des guérets eût crépité sous le vent du soir, et que les premières teintes grises de la nuit eussent ombré la terre.

Alors on fêta la reine de la moisson. Etait-elle vraiment jolie ? Elle avait ce que n’ont pas, grands dieux ! les coquettes élevées dans l’ombre des gynécées, la fraîcheur sauvage et le parfum pénétrant des fleurs de la montagne. Le voyageur lassé par une longue route dans le soleil, et qui s’essuie le front après avoir péniblement gravi une côte poudreuse, écoute avec délices le murmure d’une source froide qui vient sourdre au milieu de roches moussues et tombe en cascade argentine sur les feuilles découpées des fougères et sur les rameaux de cornouiller chargés de baies pierreuses. Il y court, et, tendant ses mains en sueur, il les trempe dans le filet d’eau rejaillissante ; il mouille sa figure et boit en plongeant les lèvres à même. Puis il s’étend près de la source chantante et se laisse bercer à son murmure ; oubliant la côte aride avec ses frênes désolés et ses touffes de lavande et de romarin, il refait ses regards du nid de feuillage de la nymphe ; les violettes lui clignotent des yeux au fond de leurs cachettes vertes et les fraisiers sauvages lui montrent des perles rouges entre leurs feuilles dentelées. Les senteurs des bois l’accablent de leur arôme, et il s’abandonne aux caresses de la forêt. Ainsi les citadins alanguis pouvaient se rafraîchir à contempler cette reine du pays Sabin.

Elle était assise au milieu des moissonneurs, sur une pierre plate ; elle tenait aussi une faucille, — mais elle ne travaillait pas, — elle chantait seulement, — et les travailleurs reprenaient tous ensemble le refrain.

Sa chanson triste parlait d’une jeune fille dont le fiancé avait été pris à la conscription par les enrôleurs, et envoyé à la légion. Et puis il partait pour faire la guerre, avec son « maniplus, » très loin, du côté de la Gaule. Et qu’était-ce que la Gaule ? La petite reine ne le savait pas — mais c’était très loin, et les hommes de là-bas étaient grands et féroces.

Or, depuis qu’il était parti, la fiancée n’avait pas eu de nouvelles de son amant. Alors la pauvre jeune fille allait sur le bord de la Via, par où passent les armées, — et elle attendait toujours son fiancé, au milieu de la poussière des chariots, de la cohue des hommes d’armes, des caracolements des chevaux, des insultes des soldats. Et elle attendait longtemps, les yeux rougis de larmes, — si longtemps, qu’elle ne comptait plus les jours ni les mois et qu’elle ne s’apercevait plus du lever du soleil et de la tombée de la nuit. Ses cheveux se blanchissaient dans l’attente ; sa peau se ridait sous le soleil ; et, dans les dures tourmentes de l’hiver, la pluie ruisselait sur son corps, et la gelée faisait craquer ses membres ; mais elle était toujours là, les yeux grands ouverts, attendant son fiancé.

Voyant tant d’hommes passer devant elle, tant de machines de guerre, de fantassins, de cavaliers et de légions, son courage commençait à la quitter, et elle se désespérait.

Voilà qu’un jour elle tressaillit en entendant au loin des « tubæ » qui sonnaient un air connu. C’était un air du pays, un air sur lequel les gars et les filles se chantaient des répons ; elle l’avait chanté avec son amant. Son cœur se mit à battre.

Un bataillon arriva, « maniplus » par « maniplus » par « maniplus, » les frondeurs en tête, puis les piquiers, les porteurs de « pilum, » avec les « centuriones » sur le flanc. Elle se pencha pour voir et reconnut dans un « maniplus » des hommes de son pays, partis jadis avec son fiancé.

Poussant un grand cri, elle s’élança sur la route, en avant des soldats, et elle les retenait en hurlant. Mais eux ne reconnaissaient pas dans cette vieille la riante jeune fille qu’ils avaient quittée ; ils voulaient la repousser, lorsqu’elle demanda en pleurant où était Clodius, Clodius son fiancé.

« Il avait une toge brune, dit-elle, un anneau d’argent au doigt ; il portait à sa poitrine l’écharpe bleue tissée par moi. »

Et l’un d’eux répondit : « Nous connaissions bien Clodius ; il est mort en Bretagne ; les Bretons l’ont tué. Il a gardé son écharpe, pour mourir en l’embrassant ; mais il m’a donné son anneau, pour le rendre à sa fiancée. »

Il mit l’anneau à son doigt, et le bataillon passa. Et quand la jeune fille eut l’anneau, l’anneau d’argent au doigt, — voilà qu’elle tomba au bord du chemin, — et elle était morte.

La reine de la moisson avait les yeux pleins de larmes, en finissant cette chanson ; l’air en était mélancolique et doux, et elle plaignait tant la pauvre fiancée… Mais les gouttes tièdes n’avaient pas eu de temps de rouler le long de ses joues, que déjà des bras vigoureux la soulevaient pour l’asseoir au faîte de la charrette. Les gerbes y avaient été tassées avec soin, et, au centre, on en avait placé trois, l’une en long, pour que la reine pût s’y asseoir, les autres debout, en manière de dossier. Et la reine prit place sur son trône et se couronna gentiment avec la tresse de bleuets qu’elle trouva accrochée au dossier de son siège royal, et elle embrassa son roi de tout cœur sur ses deux joues enflammées, quand il grimpa en haletant, le long des gerbes, pour lui donner une grande chaîne de coquelicots et d’énormes marguerites, qu’elle passa sur l’épaule gauche et noua à la taille. Alors la charrette se mit en marche ; les roues tournaient lentement, en grinçant — et les bœufs avançaient pesamment, la vue embarrassée par les touffes de lierre qui encombraient le joug et leurs cornes. Les moissonneurs entouraient le char de la reine de la moisson ; les plus vieux ouvraient la marche, les jeunes suivaient, et les femmes fermaient le cortège.

Ils chantaient les vieux chants qu’ils tenaient de leurs pères et que ceux-ci avaient reçus de leurs aïeux, où l’on ne parlait pas du cruel Mavors, qui ne se réjouit qu’au son des épées brisées et au fracas des boucliers heurtés, mais seulement de la bienfaisante Terre qui reçoit les semences, et du Soleil qui les féconde par ses baisers. Ils chantaient aussi les génies des champs, qui veillent sur les blés, et les fées amies qui règnent sur les sources et ne les laissent pas tarir, qui entourent les puits rustiques de couronnes de violettes et guident les ruisseaux qui serpentent au flanc des collines. Et principalement ils n’oubliaient pas dans leurs chants la déesse du Nar, qui fécondait le pays de ses bienfaisantes vapeurs, et leur permettait d’aller prendre dans son sein la truite alerte et perfide, couverte de taches rouges, et les écrevisses à la carapace bleuâtre, qui pincent sournoisement, entre les pierres, les doigts des petits enfants. Ils célébraient enfin les danses des Heures qui amènent la moisson, et qui tournent en ronde continuelle, se tenant la main, s’enlaçant et se désenlaçant toujours, pour mener leur farandole depuis l’Hiver, à travers le Printemps, jusqu’à la fin de l’Eté, jusqu’à l’Automne qui distribue les fruits : il jette à profusion du pli de son manteau couleur feuille-morte les pommes rougies, les nèfles brunes, les olives noires et les figues mûres qui frappent la terre et s’ouvrent avec un petit claquement.

LA RÉVOLUTION — Les chauffeurs Fanchon-la-Poupée

Je[Par Luc Massip] Test fis connaissance de cette fille en 1789. Et malgré les terribles événements qui m’ont privé de mes biens et de ma https://www.cnrtl.fr/definition/patrie, malgré quinze années traînées dans cette ville d’Allemagne où il pleut sans[Par Luc Massip] test cesse, où j’ai froid et faim, son souvenir me cause encore un trouble étrange. J’aime à me figurer, au milieufigure[Par OlivierRitz] J'ai utilisé Correction dans CorrectionsEtRegularisation. Un message (en survolant) m'a invité à placer le curseur à l'endroit où je voulais modifier. Mais le curseur n'est plus visible (tant mieux) et par conséquent le mot s'est mis au mauvais endroit. On retrouve aussi le problème des autres fonctions qui modifient le texte : une fois le texte modifié, il n'y a plus de retour en arrière possible. des filles blondes, de peau rouge et de corsage mou qui m’entourent, sa forme gracieuse, ses membres nerveux, sa chevelure noire et ses yeux pleins d’ombre. Elle avait une voix douce et railleuse, de charmantes manières. C’était une fille bien au-dessus de sa condition. Ici les servantes d’auberges lapent dans votre verre et vous écrasent sur la bouche leurs lèvres peaussues , en vous donnant à boire. Mais cette jolie ravaudeuse avait fréquenté dans le monde ; elle aurait pu, mieux qu’une autre, figurer avec distinctionhttp://litrev.fr à l’Opéra, au ballet ; on eût causé  d’elle au café de la Régence. Elle préféra mener une vie obscure pour perdre ceux qu’elle aimait.

Certes, j’ai cru assez longtemps être l’homme de qualité[Par OlivierRitz] Gentilhomme, noble. qui occupait ses idées. J’avais la taille agréable, d’assez beaux yeux, un sourire perfide ; ma jambe était bien faite — et n’est-ce pas ce qui séduit une ravaudeuse  ? Mon amour tint aux mailles[Par OlivierRitz] Test. de mon bas de soie, à un baquet rencontré dans la rue Saint-Antoine, à un refrain gaiement roucoulé :

Dans les Gardes-Françaises[Par Olivier Ritz] Trop de boutons ! Comment choisir ? J'aimerais mieux un bouton variante, un bouton annotation, un bouton texte à corriger et les boutons de mise en forme (plus peut-être intericonotextualité). Mais j'écris vite sans trop réfléchir. C'est à discuter.,

J’avais un amoureux…

« Vraiment ? dis-je : c’est un bel uniforme.

— Ah ! monsieur, repartit la jolie ravaudeuse, j’en raffole… Ne croyez pas que j’aie un greluchon… Dieu merci ! La Tulipe ne mange pas de ce pain-là... Monsieur, vous avez une maille rompue[Par OlivierRitz] Test annotation concernant un problème. à la jambe.

— De grâce, repris-je, permettrais-je qu’une si jolie main…

— Monsieur, dit la ravaudeuse en levant son aiguille, je ne suis qu’une fille du commun. » Et elle rougit. Tandis qu’elle reprenait la trame, et que sa main fort légère frôlait mon mollet, je lui fis conter ses amours. Je lui dis qu’il était inconcevable qu’une beauté aussi frappante n’eût trouvé des adorateurs ; que le garde-française La Tulipe pouvait être un garçon de cœur — mais qu’il devait sentir la pipe et le vin de barrière. Un chapeau de dentelle, une robe à falbalas, du beau damas, des rubans pour attifer le tout ; quelque petit diamant de prix au doigt, quelque couple de perles aux oreilles, — et l’excellent La Tulipe irait conter ses peines au tambour La Ramée, en buvant un coup de bran-de-vin.

Mais Fanchon — c’était le nom de la jolie ravaudeuse — secouait la tête en riant. Cette fille me parut une sorte de bizarrerie philosophique, une espèce de fée Diogène qui voulait rester dans son baquet, tandis que le monde allait à vau-l’eau. J’eus l’idée de la faire causer : elle parlait d’un fort bon langage ; quoique ravaudeuse elle n’avait point l’horrible ton des Halles et son goût était fortifié par quelque lecture, ce qui me surprit. J’eus le soin de fendre tout le côté de mon bas, à quelques jours de là, pour revoir Fanchon la ravaudeuse. Elle avait les yeux rouges et répondit à peine aux questions que je lui fis. Je la pressai de demandes ; enfin, elle avoua que La Tulipe m’avait vu avec elle.

« Il m’a saboulée, monsieur, » me dit-elle en sanglotant ; et ce mot, que sa vive émotion fit échapper, me donna à entendre toute l’influence que l’affreux La Tulipe possédait sur cette jolie fille.

« Ce sont les autres qui lui apprennent, continua ma tendre ravaudeuse : il n’a pas plus de rancune qu’un agneau. »

Je ne me tins pas de sourire. « Eh quoi, dis-je, un agneau garde-française ?

— Vous vous moquez, monsieur, reprit la jolie ravaudeuse, en s’essuyant les yeux avec un mouchoir fin ; mais La Tulipe[Par Olivier Ritz] Fanfan ? est bon chanteur, ses camarades l’emmènent au cabaret, et je supporte, hélas ! les leçons qu’on lui donne. »

J’entrepris de consoler Fanchon. Je lui représentai son imprudence ; car il n’était pas douteux que son amant ne cédât à l’entraînement. Les autres soldats l’emmèneraient chez quelque catin, et Fanchonnette paierait la dépense. Elle rougissait et pâlissait tout à tour, voyant que je parlais sérieusement. À la tombée de la nuit, la jolie ravaudeuse quittait son baquet avec deux larmes dans les yeux. Quant à La Tulipe, elle ne le prévint pas de sa trahison. Eut-elle dès lors quelque arrière-pensée ? Tout cela était-il concerté ? Fus-je la dupe d’une cruelle comédie ? Je le croirais… et cependant…

Pendant deux ans, ce fut Fanchon-la-Poupée. J’avais pris un nom d’odeur républicaine ; mes précautions étaient infinies ; mes fermiers payaient à des hommes de paille qui me donnaient du « citoyen. » Toute ma famille avait passé la frontière ; on me pressait de partir. Je restais pour Fanchon-la-Poupée. Nous menions joyeuse vie, tout en nous tutoyant. Il y avait de belles fêtes et des bals étincelants. La machine de Guillotin faisait rage, mais j’avais le cœur plein d’un oubli radieux. Mes amis de plaisir donnèrent à ma jolie ravaudeuse le nom de Fanchon-la-Poupée. Elle était mignarde et remplie d’afféterie, et semblait m’aimer autant que chose qui fût au monde. Mais une poursuite me donna bien du tourment. Nous ne pouvions sortir sans être escortés à quelques pas en arrière par un garde-national maigre, haut, avec un terrible nez en bec d’aigle. C’était La Tulipe. Tantôt cet homme nous considérait en ricanant, quand il était à jeun ; tantôt il se précipitait vers nous en jurant, s’il avait bu. Souvent Fanchon revenait tremblante de chez une amie et me disait, sa jolie figure bouleversée, qu’elle venait d’être pourchassée[Par Olivier Ritz] Variante. Test. en pleine rue par La Tulipe, brandissant un long couteau. D’autres fois, il nous guettait dans les cabarets des coins de rue, attablé avec des gens de mauvaise mine. La nuit, Fanchonnette se réveillait de frayeur en criant : il n’était pas méchant, disait-elle, mais il voulait lui donner un mauvais coup, parce qu’elle l’avait quitté. Hélas ! serait-elle donc poursuivie à jamais ? — Quelques années auparavant, j’eusse pu facilement me débarrasser de cet homme ; aujourd’hui, il était plutôt mon maître que je n’étais le sien.

Cependant l’argent que je donnais à Fanchon-la-Poupée disparaissait rapidement. Elle ne faisait pas de dépenses exagérées, mais le milieu du mois la trouvait à court, et la fin du mois la surprenait m’implorant
.

« Malheureuse que je suis, pleurait la jolie ravaudeuse, comment voulez-vous, monsieur, que j’arrive avec ce que vous me donnez ; j’étais plus tranquille et plus gaie, l’aiguille à la main ! » Puis, se reprenant : « Ah ! que deviendrais-je si vous m’abandonniez ! Il faudrait céder à l’horrible La Tulipe, et ce monstre me tuerait. » Ces larmes m’effrayaient et me faisaient pitié ; je pleurais avec la pauvre Fanchon.

Comme je revenais un soir de la comédie, j’entrebâillai, avant de me mettre au lit, la porte de ma cuisine. Un léger filet de lumière fuyait le long du seuil, et il me semblait entendre un bruit de voix. Par l’ouverture, j’aperçus le dos bleu et les revers rouges d’un garde-national assis sur la table ; ses jambes se balançaient ; et, lorsqu’il tourna la tête vers la chandelle, je reconnus la figure basanée et décharnée de La Tulipe. Il fumait une pipe de terre blanche et buvait du vin à même le pot. Fanchon-la-Poupée, ma jolie ravaudeuse, debout devant lui les mains croisées, le regardait en souriant, les joues rouges et l’œil excité.

J’appuyai l’oreille au chambranle, et voici ce que j’entendis. Le garde-national disait, après avoir tiré l’oreille au cruchon :

« Fanchon, ton vin est bon ; mon pot est vide. Pense à ce que j’ai dit. Il me faut de l’argent demain ; M. le marquis en donnera, ou nous lui parlerons des autorités. » Le drôle était ivre. « Allons, Fanchon, un pas de deux, je t’enlève comme une plume. Je veux

Boire encore un petit coup

De ce tant doux bran-de-vin.

Je veux boire à Fanchonnette,

Buvons donc à ma catin.

Baisons-nous en godinette,

Mon enfant,

Fiche-moi le camp ! »

Il embrassa ma jolie ravaudeuse sur les lèvres[Par Olivier Ritz] Fonctionne comme une annotation. En revanche le balisage utilisé dans les paragraphes suivants n'est pas modifiable. Il n'est pas nom plus très lisible., vida sa pipe à petits coups sur son ongle, cracha en se dandinant, et, debout, se dirigea vers la porte. J’eus à peine le temps de fuir vers l’escalier : le misérable m’eût dénoncé.

« Cruelle, cruelle Fanchonnette ! disais-je en pensant à sa trahison. Est-ce pour cela que j’ai tant souffert, que j’ai tout perdu ! La Tulipe, une valetaille qui sent mauvais ! Hélas ! Fanchon-la-Poupée, pourquoi m’avoir aimé, pourquoi m’avoir fait verser des larmess ? »

Comme j’achevais ces paroles, la jolie ravaudeuse entra. Elle jeta un cri de surprise, vit mes pleurs, et, tremblant, elle comprit tout. Elle voulut parler ; mon regard indigné l’arrêta.

« Oui, dit-elle enfin, je vais rejoindre  celui qui m’aime. À ravaudeuse il faut garde-national.

Baisons-nous en godinette,

Mon enfant,

Fiche-moi le camp ! »

Je demeurai atterré, tandis qu’elle sortait en souriant gracieusement. Toute la nuit, je versai des larmes amères ; mais le matin, au saut du lit, les gens des républicains vinrent m’emmener. Sans doute la cruelle fille m’avait trahi. Je ne le sus jamais. J’ai raconté ailleurs comment j’échappai par miracle, comment je réussis à franchir la frontière et à rejoindre mes parents à Dresde. La Providence ne fut pas étrangère à ma destinée, mais elle punit bien sévèrement la traîtresse Fanchon.

Voici comment j’appris son sort. L’an VIII de la nouvelle ère, on exécuta à Chartres d’affreux brigands qui couraient la campagne. Parmi les juges se trouvait un de nos amis qui nous vint voir en Allemagne. Il me dit qu’il avait été fort remué par une belle fille qui vivait avec ces gens et se nommait Fanchon. Elle avait aidé à dénoncer ses complices ; le lieutenant Vasseur s’en était épris. Mais elle n’avait eu que l’intention de faire saisir un grand homme maigre, au nez en bec d’aigle, qui avait été soldat. Cet homme paraissait avoir été son ennemi ou son amant : car elle exhalait les fureurs d’une femme jalouse. Sitôt ce « chauffeur » arrêté, cette étrange Fanchon disparut.

« Et l’homme au nez en bec d’aigle ? — demandai-je à mon ami.

— Lui ? il alla jouer à la boule sur la grand’place de Chartres. »

Tel est le nom que ces brigands donnaient à la guillotinade.