Corpus La Femme grenadier

Chapitre 8

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CHAPITRE VIII.

Combien l’homme est lui-même son plus cruel ennemi ! À peine est-il délivré d’un malheur, qu’il s’en forge de nouveaux, ne fut-ce que pour se plaindre. Je ne sais si c’est par une bizarrerie de la nature, mais j’ai souvent remarqué qu’on avait plus de plaisir à maudire son sort, qu’à convenir qu’on était heureux.

Telle était ma position. J’avais désiré ardemment un asile où je fusse réunie avec mon frère ; j’y étais, et je me plaignais. Les jours, me disais-je, vont me paraître bien longs : que ferai-je ici ? Je connais déjà notre jardin par cœur : cette basse-cour, tous ces détails de maison me sont insipides ; me voilà donc destinée à finir mes jours dans cette solitude ! O inconstance de l’espèce humaine ! Hier, mon habitation faisait mes délices ; aujourd’hui elle me paraît ennuyeuse ; je cherchais à me dissimuler ce motif de ma mélancolie : le véritable était l’absence de Lavalé. Je rejetais loin de moi toute idée d’union avec lui : la noblesse de mon sang ne me permettant pas de m’allier à un roturier[Par Alexandra Henry] Qui n'est pas noble.. La révolution avait eu beau anéantir tous les préjugés, les miens me restaient ; et en repassant dans mon imagination tout ce que Lavalé avait fait pour nous, j’avais l’injustice de croire que c’était un devoir qu’il avait rempli, et que je lui devais beaucoup moins que je ne me l’étais figuré. Mon frère me donnait beaucoup d’humeur[Par Clementine Brengel] Mauvaise humeur, irritation. quand il exaltait les services de Dorimond et de Lavalé.

Nous avions déjà passé trois grands jours seuls, mon frère ne paraissait pas s’ennuyer. Il était tout le jour avec son jardinier ; il gâtait autant d’arbres qu’il en touchait, mais enfin il s’amusait ; et moi, je poussais de gros soupirs, qu’il ne faisait pas semblant d’entendre. Madame Daingreville s’amusait à faire de la tapisserie[Par Olivier Ritz] Elle tisse ou brode. ; moi, je ne faisais rien, parce qu’on ne m’avait rien appris qui pût me faire passer le temps sans ennui. J’allais cent fois par jour dans le jardin : ma fierté ne me permettait pas d’adresser la parole à nos domestiques, et mon frère toujours occupé ne faisait pas grande attention à mon oisiveté.

Je serais tombée malade sans un petit événement qui me tira de ma léthargie. Le bon M. Durand vint implorer notre pitié pour une petite orpheline dont la mère venait de mourir : elle restait sans appui et sans aucune existence. M. Durand tâchait de réunir une petite somme pour la placer dans une maison jusqu’à ce qu’elle eût atteint l’âge d’apprendre un métier, et de donner les plus belles années de sa jeunesse à celle qui le lui montrerait. Madame Daingreville se disposait à satisfaire à la demande de M. Durand ; mais je m’y opposai, et je priai qu’on nous amenât cette pauvre enfant, observant que n’ayant rien à faire, je l’éléverais et lui assurerais un sort plus doux. Mon frère me prit dans ses bras et me dit : Hortense, tu seras heureuse, car, à part quelques petits ridicules[Par Clementine Brengel] Défauts, travers qui rendent ridicule., tu as un excellent cœur. Madame Daingreville y consentit, et M. Durand fut chercher cette pauvre petite, trop jeune encore pour sentir la perte de sa mère. On la nommait Mariette ; ce nom me parut commun, et je voulus qu’on la nommât Célestine, du nom de ma mère. Ma pauvre petite était à peu près nue. Point de couturières dans le village : comment faire ? Madame Daingreville m’offrit de travailler à son petit trousseau[Par Alexandra Henry] Ensemble de linge, de vêtements, d'une enfant ou d'une jeune fille., et me proposa de lui aider. Le plaisir de contribuer à la parure de ma fille adoptive, me donna le courage de m’abaisser à faire des chemises, jupons, etc. : j’étais fort gauche en commençant.

Mais, enfin, vous savez qu’on s’y prend mal d’abord, puis mieux, puis bien. La première robe que Célestine porta, où j’avais cousu, pour ma part, au plus un quart, me parut un chef-d’œuvre. J’y avais passé deux jours, et deux jours sans m’ennuyer. Cette petite avait des manières tout à fait aimables. Je me plaisais à la faire causer : son petit jargon était tout drôle ; et quand j’avais pu réussir à lui faire bégayer quelques mots, qu’elle écorchait, je riais aux éclats.

Il y avait huit grands jours que nous n’avions entendu parler ni de Lavalé, ni de Dorimond. Mon frère en était inquiet, et projetait d’envoyer le jardinier à Paris, si l’on n’avait point de leurs nouvelles dans la journée. M. Durand devait y aller le lendemain ; il se chargea de nos commissions pour Lavalé. Nous ne voulûmes pas l’envoyer chez Dorimond, pour éviter qu’il ne fût assailli par les questions de madame Lavalé ; mais la précaution était inutile : cette pauvre femme n’était plus en état de nous nuire. M. Durand nous rapporta une lettre de Lavalé, ainsi conçue :

LETTRE DE LAVALÉ, AUX HABITANTS DE J.…

Huit jours se sont écoulés depuis que je me suis séparé de vous, et je les ai passés bien tristement. En arrivant à Paris, je me rendis chez Dorimond, que je soupçonnais être inquiet ; il ne me fut pas possible de lui parler une minute seuls : ma tante nous obséda au point que nous fûmes obligés de sortir, pour pouvoir causer à notre aise. Elle avait commencé par me demander ce que j’avais fait de madame Bontems et de ses parents ; ma réponse ne l’ayant pas satisfaite, l’humeur s’était emparé d’elle ; mais il lui fut impossible de se contenir, quand elle nous vit disposés à la lui laisser exhaler ; elle courut après nous jusqu’à la grande porte, nous menaça de nous faire arrêter au premier corps-de-garde. Dorothée faisait de vains efforts pour la calmer : Dorimond voulait absolument la quitter ; le danger, me disait-il, n’est plus le même. Elle ignore, et ignorera toujours ce que cette malheureuse famille est devenue. Je ne puis plus vivre avec votre tante ; elle me fait mourir. Je les fis tous remonter, et je sermonai ma tante de la belle manière ; rien, me dit-elle, ne m’appaisera ; rien ne me fera garder le silence, si vous continuez à vous cacher de moi ; confiez-moi tous vos secrets, et je vous promets de les garder aussi fidèlement que vous.

J’avais souvent entendu dire qu’il y avait des femmes curieuses ; mais je ne me serais jamais douté qu’elles portassent ce défaut aussi loin. Je lui promis de la satisfaire, si elle voulait se calmer, et surtout éviter des scènes semblables à celles qui venaient de se passer. Enfin, je lui fis le conte que vous étiez à une lieue de Pontoise ; que je vous avais promis de la mener avec Dorothée passer quelques jours à votre campagne. Je lui en fis le détail très circonstancié ; elle m’écoutait avec beaucoup d’attention, en me regardant fixement.

Voilà tout ce que je voulais savoir, me dit-elle ; vous me trompez comme les autres : la maison est bien telle que vous me la dépeignez : je la connais. La seule chose sur laquelle vous ne dites pas la vérité, est l’endroit où elle est située : cette maison est à J… je connais le vendeur ; il est venu me voir en arrivant. C’est vous qui avez rédigé le contrat ; vous avez fait un écrit double pour les meubles ; je l’ai vu ; il est de votre écriture. J’ai voulu me convaincre que vous étiez de moitié pour me tromper. Je sais que cette madame Bontems a encore changé de nom ; que ses prétendus neveux ne portent pas non plus les mêmes que quand ils ont quitté cette maison : ces gens-là sont plus que suspects : il est de mon devoir de les faire connaître.

Heureusement, Dorimond était passé dans son appartement pendant tout ce colloque[Par Alexandra Henry] Entretien entre deux ou plusieurs personnes., car la scène eût recommencé. Il n’y avait plus moyen de feindre ; je lui fis observer que le désir immodéré qu’elle avait montré de savoir qui vous étiez, avait fait naître votre défiance ; mais que du moment qu’elle aurait donné sa parole de garder le secret, je ne voyais plus d’inconvénient à lui tout dire. — C’est un nouveau piège dans lequel vous voulez me faire tomber ; mais je ne serai plus votre dupe ; toutes mes batteries[Par Alexandra Henry] Réunion de plusieurs pièces d'artillerie. Ici employé métaphoriquement. sont prêtes, et bientôt vous serez à ma discrétion. — À peine avait-elle cessée de parler, qu’on annonça le président de la section. Dorothée, qui croyait faire plaisir à son père, fut le chercher ; il entra dans le moment où ma tante racontait tout ce qu’elle savait sur votre compte ; et sans aucun ménagement, m’accusait, ainsi que Dorimond, d’être complices avec vous.

J’étais tombé dans un état de stupeur : la colère avait glacé Dorimond, Dorothée était anéantie. Madame Lavalé profitant de notre silence, continuait à insinuer les soupçons les plus violents au président qui, heureusement, est un des plus honnêtes hommes que je connaisse, assez éclairé pour distinguer les méchants d’avec ceux que le sort poursuit, et né avec des vertus qui ne permettent point d’abjurer le sentiment de la reconnaissance.

Dorimond ne pouvant plus se contenir, interrompit sa belle-mère, et dit au président : madame ne vous a instruit qu’à moitié, monsieur ; je vais vous dire toute la vérité. Je suis né sans fortune, mon heureuse destinée me fit rencontrer, au collège où j’étais externe, le marquis de Chabry qui me prit en amitié. Lorsqu’il eut fini ses études, son père le fit voyager : il obtint que je l’accompagnerais.

À l’âge de dix-sept ans, je parcourus toutes les cours étrangères avec mon protecteur. À son retour en France, il fit un mariage avantageux ; il me proposa d’être son secrétaire, avec cent louis d’appointements[Par Clementine Brengel] Rémunération fixe et périodique d'un employé.. Il fut, depuis, ambassadeur en Espagne et en Angleterre ; il me fit nommer secrétaire d’ambassade, fut ma caution dans plusieurs affaires commerciales que j’entrepris, et me fit gagner une fortune considérable. La révolution est venue ; M. de Chabry a cru devoir abandonner son pays ; il me proposa de le suivre. Je ne pensai pas que la reconnaissance exigeait un aussi grand sacrifice, mais je me dévouai tout entier aux deux infortunés qu’il abandonnait. J’ai donné asile à son fils et à sa fille, qui ne peuvent être responsables des fautes de leur père. Si je suis coupable, qu’on me punisse ; je sacrifierais volontiers ma vie pour ma patrie, mais je ne dois point lui sacrifier le sentiment de reconnaissance qui m’attache à la famille de mon bienfaiteur[Par Olivier Ritz] Comme tous les personnages vertueux du roman, Dorimond respecte à la fois ses devoirs vis-à-vis de la patrie et ceux que lui dicte sa conscience.. Voilà mon crime, monsieur ; je le répète, qu’on me punisse, mais qu’on épargne deux innocentes victimes que la méchanceté la plus noire vous présente comme coupables.

Rassurez vous, M. Dorimond, lui dit le président, votre conduite sera approuvée de tous les gens honnêtes ; il n’y a que des forcenés[Par Clementine Brengel] Personne en proie à une crise de folie furieuse. qui puissent vous faire un crime d’une vertu bien précieuse et bien rare. Je vous conseille, madame, dit-il à ma tante, d’être plus circonspecte dans vos dénonciations : la loi punit les coupables, mais respecte le malheur. Il est étonnant que vous, qui partagez avec votre gendre les bienfaits de M. de Chabry, vous soyez la plus cruelle ennemie de ces malheureux enfants : une conduite comme la vôtre est inexcusable.

Après cet entretien il nous quitta, en rassurant Dorimond sur les suites de cette aventure, et lui promit de l’instruire de tout ce qui pourrait compromettre votre tranquillité.

La colère à laquelle madame Lavalé s’était livrée, et les reproches du président, qu’elle croyait pouvoir mettre de son parti, allumèrent son sang au point qu’elle eut, la même nuit, une fièvre très violente. Dorothée avertit son père de la maladie de ma tante ; Dorimond m’envoya chercher. Sa tête fut prise presque en même temps que la maladie se fut déclarée. Tous les secours de l’art lui ont été prodigués en vain : elle a expiré dans nos bras, sans avoir recouvré la raison. Dorimond se propose d’aller vous voir sous peu de jours, et vous prie de permettre qu’il vous mène Dorothée, qui perd dans sa grand-mère, la seule protection qu’elle eut en femme. J’aurai infiniment de plaisir à vous savoir bien établis dans votre nouvelle demeure. Je prie madame Daingreville et mademoiselle de Saint-Julien, de recevoir l’assurance de mon respect et de mon éternel attachement.

La mort de madame Lavalé nous affecta sensiblement. Madame Daingreville nous demanda si nous consentions à ce qu’elle offrit à Dorimond de garder sa fille avec nous ; nous l’approuvâmes dans ce dessein ; et dès le même soir, nous écrivîmes à Dorimond, pour le prier de ne point chercher d’autre asile pour Dorothée.


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