Corpus La Femme grenadier

Chapitre 10

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CHAPITRE X.

Le jour commençait à peine à paraître, que je fus réveiller Dorothée ; nous relûmes encore la lettre de mon frère, et nous prîmes la route de la ferme. Dans notre course, nous rencontrâmes plusieurs mères de volontaires, qui nous prièrent de leur lire les lettres qu’elles avaient reçues. Vous pensez bien que nous ne nous y refusâmes pas ; tous parlaient de mon frère, et tous en disaient du bien.

M. Durand avait bien pensé que mon impatience me rendrait matinale. Nous trouvâmes le déjeuner prêt. Je sommai M. Durand de sa promesse : il commença ainsi son récit.

Il y a environ deux ans, qu’une femme d’une belle figure, vint louer une petite maison tout près de cette ferme. Elle avait l’air accablé de chagrin, vivait très retirée, et ne s’occupait que d’élever avec soin un jeune enfant encore à la mamelle ; elle avait acheté une vache, et paraissait très empruntée pour la soigner. Une des filles de la basse-cour allait souvent lui aider, et nous rapportait qu’elle la trouvait toujours en pleurs ; je soupçonnai qu’elle pouvait avoir quelques besoins, et j’allai la voir. Je la trouvai en effet très affligée ; je cherchai à gagner sa confiance, et lui offris mes services. Elle me dit qu’elle avait été élevée chez une dame de qualité ; qu’à sa mort elle était restée dans la maison ; qu’elle avait eu le malheur de se laisser séduire par son maître ; qu’elle était restée chez lui jusqu’au moment où elle était devenue enceinte, qu’alors elle avait quitté l’hôtel ; que son maître lui avait fait douze cents livres de rente, reversibles sur sa fille, mais que la révolution étant venue, le père de sa fille avait émigré, que ses biens étaient séquestrés, et qu’elle se trouvait sans ressource ; que depuis un an elle vendait ses effets pour vivre ; qu’elle sentait bien que sa fin approchait ; que son plus mortel chagrin était de laisser sa fille sans ressource et sans appui dans un si bas âge. Elle me remit son contrat, et me pria de servir de protecteur à sa fille. Je le lui promis ; cette assurance a rendu ses derniers moments moins affreux. Peu de temps après elle me fit appeler, me remit sa fille, en me faisant jurer que je ne la mettrais dans aucun de ces asiles destinés aux enfants abandonnés. Je le lui jurai sur mon honneur : le lendemain elle expira. Vous eûtes la bonté de vous charger de cette infortunée : sans doute un sentiment plus fort que la pitié vous inspira cette bonne action. Lorsque la réquisition vint, votre douleur vous fit m’avouer qui vous étiez ; votre nom que vous me déclarâtes, fût un trait de lumière pour moi ; j’allai consulter le contrat, et je vis que c’était le même ; j’en fis part à monsieur votre frère, qui me recommanda de vous instruire de cet événement. Voici, mademoiselle, le contrat que monsieur votre père fit à la malheureuse Julie ; Célestine est sa fille naturelle, et conséquemment votre sœur.

Je ne pouvais revenir de mon étonnement ; je remerciai M. Durand des soins qu’il avait donnés à cette infortunée, et je pris de nouveau l’engagement de ne jamais abandonner ma petite Célestine.

Je fis promettre à Dorothée de servir, après moi, de mère à Célestine, s’il m’arrivait quelques accidents imprévus[Par Olivier Ritz] Célestine, fille d'une roturière et d'un noble, est élevée d'abord par un paysan, puis par une noble, et maintenant par la fille d'un roturier anobli. Une nouvelle famille se construit, qui réunit ceux que les anciennes distinctions d'ordre séparaient.. De retour chez moi, je fis part à madame Daingreville, et à nos amis, de la naissance de Célestine. Je formai mille projets sur son établissement ; j’allai la chercher dans son lit, et je lui renouvelai les promesses que j’avais faites à M. Durand, comme si elle eût compris ce que je lui disais ; cette pauvre enfant ne voyait que les caresses de sa petite maman, et me les rendait avec une gentillesse admirable. Si M. de Saint-Julien était ici, nous dit Lavalé, il concluerait que tous ces événements sont une suite du conseil qu’il donna à Blançai, d’aller trouver son oncle : madame Daingreville trouvait qu’il avait raison. Nous discourûmes longuement sur l’enchaînement des événements, et nous conclûmes qu’ils se tenaient tous, et se succédaient par une suite inévitable des premiers.

Nous passions les jours aussi agréablement que notre position le permettait. Je m’étais convaincue que l’oisiveté, dans laquelle j’avais passé les premiers moments de ma vie, ne m’avaient procuré que de l’ennui. Dorothée m’apprenait à broder, à toucher du forté-piano[Par Clementine Brengel] Instrument de musique ancêtre du piano actuel. : Lavalé nous montrait la géographie et les mathématiques. Tous nos instants étaient employés utilement, et l’ennui était banni de notre société[Par Clementine Brengel] Dans la préface de son roman Les Dangers de la prévention, Gacon-Dufour dit « J'ai mis tout mon savoir, pour persuader, aux femmes surtout, que le désœuvrement était la cause des maux qui les accablaient; et que de quelque fortune que le sort les eût gratifiées, si elles n'employaient pas les moments de jeunesse à des occupations plus utiles qu'agréables, à orner plus leur esprit que leur figure, elles seraient délaissées dans leur automne, et tout à fait abandonnées dans leur vieillesse. ». Nous commencions déjà à instruire Célestine, qui touchait à son premier lustre. Nous recevions souvent des lettres de mon frère : il nous assurait toujours qu’il était très content : la paix et la confiance régnaient au milieu de nous ; mais ce calme heureux touchait à son terme.

Lavalé et Dorimond faisaient souvent des voyages à Paris ; quand ils étaient obligés d’y séjourner quelques jours, ils ne manquaient pas de nous écrire. Il y en avait huit qu’ils étaient absents, et nous n’avions point entendu parler d’eux. Je fis part de mon inquiétude à M. Durand, qui ne me répondit rien de consolant, et qui était même très contraint, ce qui redoublait mes craintes. Je remarquai aussi que madame Daingreville avait un air de tristesse, qu’elle cherchait en vain à cacher. Je proposai à Dorothée d’aller à Paris : mes moindres désirs étaient des lois pour elle. J’envoyai prier M. Durand de me prêter sa carriole[Par Joey Attia] Véhicule à deux roues, servant au transport de personnes. ; il vint lui même s’informer quelle campagne je projetais. Je lui répondis que le silence de Dorimond et de Lavalé me tourmentait au point que je voulais me convaincre, par moi-même, du sujet qui l’occasionnait. M. Durand s’opposa à mon voyage, m’assura qu’il n’était rien arrivé à mes amis, mais qu’il se passait des choses dans Paris, qui ne me permettaient pas d’y aller ; que je serais compromise, et qu’il exigeait de moi que je restasse à J… Il m’offrit de partir sur-le-champ, et de revenir me donner des nouvelles aussi promptement qu’il le pourrait. Madame Daingreville se joignit à M. Durand, pour me dissuader de ce voyage. Je ne me rendrai à vos raisons, leur dis-je, que quand vous m’aurez démontré le danger que je cours. Alors M. Durand me fit lire un journal dans lequel était le décret qui enjoignait à tous les nobles de sortir de Paris[Par Olivier Ritz] Décret du 27 germinal an II (16 avril 1794) qui stipulait qu'« Aucun ex-noble, aucun étranger ne peut habiter Paris, ni les places fortes, ni les villes maritimes, pendant la guerre. » Il s'agit d'un petit anachronisme, puisque cette partie du roman est supposée se passer avant la mort du représentant Philippeaux, le 16 germinal an II.. M. Dorimond, me dit-il, a acheté une charge qui donnait la noblesse[Par Olivier Ritz] Dorimond est donc devenu noble avant la Révolution, mais sa belle-mère et le neveu de celle-ci, Lavalé, ne le sont pas. : il est sans doute compris dans cette mesure ; mais je vous promets de vous en instruire avant la fin du jour : il partit, en effet, sur-le-champ. Jamais les heures ne me parurent aussi longues. Nous étions à peine sortis de table, que j’engageai Dorothée d’aller sur la route à la rencontre de M. Durand. Nous marchions si rapidement, que nous avions déjà fait plus de deux lieues[Par Joey Attia] Mesure de distance approximativement égale à quatre kilomètres, en vigueur avant l'adoption du système métrique et variable selon les régions ou les domaines dans lesquels elle était usitée., lorsque nous aperçûmes la carriole. M. Durand nous reconnut de loin, et pressa son cheval pour nous joindre ; quand il nous eut abordées, et que je ne vis, dans la voiture, que Dorimond, je demandai, avec effroi, où était Lavalé. M. Durand m’assura qu’il était resté pour veiller aux intérêts de Dorimond, et qu’il se réunirait à nous, au plus tard, le surlendemain. Nous montâmes dans la voiture, et M. Dorimond nous apprit que, forcé par le décret de quitter Paris, il avait passé deux jours entiers à la section pour attendre sa lettre de passe, et que sans les bons offices du président, il y serait encore, quoique le délai fatal expirât aujourd’hui. Il paraissait profondément affecté. Mais Lavalé, disais-je sans cesse, pourquoi reste-il ? Dorimond m’expliqua que cette mesure ayant eu une exécution si prompte, il lui aurait été impossible de mettre ordre à ses affaires, et que Lavalé s’en était chargé : toutes ces raisons ne me satisfaisaient pas.

Notre arrivée calma Madame Daingreville, qui craignait que mon impatience ne m’eût engagé à aller jusqu’à Paris ; elle parut satisfaite de voir Dorimond, mais témoigna comme moi son inquiétude sur le compte de Lavalé.

Lorsque je consultais mes amis sur mes démarches, ils trouvaient toujours des raisons à opposer à mes désirs ; je me déterminai, sans rien dire à personne, à écrire à Lavalé, pour l’engager à venir sur-le-champ. Je fis partir le jardinier à la pointe du jour, et lui ordonnai de ne point revenir qu’il ne lui eût parlé, et qu’il n’en eût obtenu une réponse. J’avais défendu expressément qu’on dit à madame Daingreville que le jardinier était allé à Paris. Jamais je ne fus si active pour prévenir ma bonne tante ; chaque chose qu’elle paraissait désirer, j’allais la demander à la jardinière. Dorothée qui était la seule qui fût dans ma confidence, vint m’aider à cueillir les fruits ; personne ne se doutait de l’absence du jardinier. Il arriva comme nous étions à table : rien n’était plaisant comme l’embarras de sa fille, qui se cachait derrière madame Daingreville pour me faire signe. J’étais si peu accoutumée au mystère, que je me trahis à force de vouloir prendre des soins pour me cacher. Je me levai de table, et allai joindre mon commissionnaire[Par Clementine Brengel] Celui qui est chargé occasionnellement d'une commission par un particulier. qui me donna une lettre que je vous transcris.

LAVALÉ, À Mademoiselle de Saint-Julien.

« Combien je vous dois de remerciements, mademoiselle, de votre aimable sollicitude ; ma vie entière ne suffira pas pour vous témoigner la reconnaissance que j’éprouve de vos bontés. Je suis le plus fortuné des hommes, puisque j’ai pu vous intéresser ; je vais hâter, le plus qu’il me sera possible, les affaires de notre ami, et je vole à vos pieds vous jurer un attachement à toute épreuve. Disposez de mon existence, elle vous appartient ; je ne la prise que depuis l’instant où vous avez daigné me montrer quelqu’intérêt ».

En lisant cette lettre, je sentais mon cœur palpiter de joie ; mais je me repentais des expressions de la mienne, qui avait pu m’attirer une semblable réponse. Je n’osais la montrer à madame Daingreville ! Vous ne lui apprendrez rien, me dit Dorothée, il est impossible qu’elle n’ait pas lu dans votre cœur. L’inquiétude que vous avez témoignée depuis l’arrivée de mon père, l’a sans doute éclairée sur vos sentiments, quoique vous cherchiez à vous tromper vous-même. Le mérite de Lavalé a vaincu votre froideur. Croyez-moi, n’affligez point madame Daingreville par un manque de confiance qui lui causerait beaucoup de chagrin. Je sentais bien que Dorothée avait raison, mais je ne voulais pas en convenir ; néanmoins je me déterminai à donner cette lettre à madame Daingreville qui, après l’avoir lue, me la rendit sans faire aucune réflexion. Elle se contenta de dire qu’elle était enchantée de savoir que Lavalé n’était point retenu pour des affaires qui pussent le compromettre.


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