Corpus La Femme grenadier

Chapitre 13

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CHAPITRE XIII.

J’ai toujours remarqué qu’un appareil[Par Victoire Bech] Ensemble des apprêts, des moyens destinés à donner éclat et magnificence à une cérémonie, un événement. L'événement que relate ce chapitre est soigneusement mis en scène par Hortense qui cherche ainsi à lui donner un caractère sacré. imposant vous cause une espèce d’admiration, et vous force même, pour ainsi dire, à approuver, sans trop savoir pourquoi. C’est ainsi que les prêtres de tous les cultes en ont toujours usé pour tromper les faibles mortels[Par Victoire Bech] Alors que Gacon-Dufour se présente globalement comme une modérée, on note ici un anticléricalisme radical qui la rapproche des opinions de Sylvain Maréchal.. Bien convaincue de cette vérité, j’avais éclairé mon cabinet avec des quinquets enveloppés de gaze[Par Victoire Bech] Tissu très fin à l'aspect transparent. Ici, les quinquets sont enveloppés de gaze pour en adoucir la luminosité et donner à la scène une apparence rituelle., ce qui donnait une teinte mélancolique. Mon secrétaire était ouvert ; les portraits de mon père et de mon frère étaient en évidence ; les lettres de Saint-Julien étaient éparses, celles du jeune Durand étaient enveloppées de crêpes[Par Victoire Bech] Etoffe plus ou moins légère et transparente à l'aspect ondulé. Elle est en général utilisée pour cacher le visage des femmes lors d'un deuil..

Je fis asseoir M, Durand et Lavalé en face de moi, et Dorothée à côté. Ensuite je leur dis que l’amitié avait aussi son culte[Par Victoire Bech] Hortense imite ici la forme des cérémonies religieuses mais remplace le culte de la divinité par le culte de l'amitié. Gacon-Dufour affirme la supériorité des valeurs purement humaines telles que l'amour et l'amitié sur les valeurs prônées par le clergé, qu'elle vient d'accuser d'hypocrisie et de manipulation., et que je les en croyais les plus fidèles observateurs.

Jurez, leur dis-je à tous trois, en présence de ces deux portraits, que vous garderez éternellement le secret que je vais vous confier ; et écoutez-moi sans m’interrompre. Ils me le promirent. Après m’être recueillie, je commençai ainsi mon discours :

Vous n’ignorez pas qu’abandonnée de celui que la nature m’avait donné pour protecteur[Par Victoire Bech] C'est-à-dire son père. Durant l'Ancien Régime, les filles restent sous la protection de leur tuteur (père, oncle ou frère) jusqu'à ce qu'elles se marient et passent ainsi sous la tutelle de leur époux., je me trouvai, pour ainsi dire, seule au milieu de l’univers. Le destin, qui semble quelquefois se ralentir, et me faire couler des jours moins amères, me fit rencontrer l’honnête Dorimond, dont les soins et l’amitié seront sans cesse présents à ma mémoire. Il me procura le bonheur de me réunir à mon frère, qui possédait seul alors toutes mes affections. Je vous ai connu, Lavalé, et tout mon être changea ; vous me fîtes abjurer les préjugés de mon enfance ; longtemps j’ai combattu avec l’orgueil, vous l’avez emporté sur lui[Par Victoire Bech] L'amour qu'elle éprouve à l'égard de Lavalé a achevé de faire perdre à Hortense tous ses préjugés.. L’honnête M. Durand m’a tout à fait dessillé les yeux : je me suis dit en abjurant mon erreur ! Les sentiments nobles et délicats ne sont pas tous concentrés dans la caste où je suis née ; je les ai rencontrés au dernier degré, dans les amis que le sort m’a donné. Mon frère, qui avait découvert mes sentiments, me fit promettre, avant de me quitter, que je ne formerais aucun engagement qu’en sa présence[Par Victoire Bech] Que je ne me fiancerais pas en son absence. ; et que, si le sort des combats terminait sa carrière, je garderais mon serment jusqu’à ce que j’eusse la preuve incontestable qu’il n’existait plus. Un voile impénétrable enveloppe cette existence, et je suis liée par mon serment. L’attachement que je porte à mon frère, ou le respect que je dois à sa mémoire, si j’ai eu le malheur de le perdre, m’ont inspiré un projet, hardi sans doute, mais dont rien ne pourra me détourner. J’ai résolu de vous accompagner à l’armée, sous des habits d’homme[Par Victoire Bech] Nouvelle apparition du thème du travestissement, qui permet à Gacon-Dufour de mettre en question la distinction des sexes en fonction non seulement de différences physiologiques mais également des différences de capacités intellectuelles ou morales. ; je suis d’une très grande taille, et je ne paraîtrai pas ridicule dans ce déguisement. Je m’enrôlerai sous les drapeaux de la République[Par Victoire Bech] Dans l'armée républicaine qui défend les acquis de la Révolution contre les puissances étrangères et contre les Vendéens. ; mon frère expie les fautes de mon père[Par Victoire Bech] L'engagement de Saint-Julien auprès des Républicains est présenté ici comme une expiation pour les fautes du père. Or, il semble ici que ces fautes ne sont pas, comme dans le début du roman, simplement le choix de l'émigration mais les fautes de la noblesse en général comme le refus de renoncer à ses privilèges. , je veux partager ses périls : je me mets sous votre protection, et je vous estime assez pour me livrer à vous sans crainte. Vous tenteriez vainement de me faire changer de résolution ; elle est irrévocable. Si vous vous refusiez à m’accompagner, je vous retirerais mon estime, et me hasarderais seule. Vous, M. Durand, si contre mon espoir je ne devais plus jouir du plaisir d’oublier avec vous, et dans le sein de l’amitié, les maux affreux qui nous accablent en ce moment, je vous lègue ma chère Dorothée et Célestine. Je laisse à celle-ci une mère dans mon amie ; elle m’a promis de lui en servir ; et je compte sur sa parole. Secondez ma chère Dorothée dans les consolations qu’elle donnera à madame Daingreville. Chargez-vous de faire exécuter mes volontés, si je ne dois plus vous revoir. Coopérez avec Lavalé à me procurer les habits nécessaires pour exécuter mon projet ; et croyez que ma reconnaissance sera aussi forte que l’attachement que je vous ai voué.

J’avais cessé de parler depuis plus de cinq minutes, et ils m’écoutaient encore. Dorothée me regardait avec un étonnement qui tenait de la stupeur ; Lavalé était combattu entre l’espérance et la crainte ; M. Durand se recueillait[Par Victoire Bech] L'ensemble de ce passage évoque la cérémonie de la prise d'habit religieux dans laquelle la postulante renonçait au monde pour se consacrer à Dieu, cérémonie à laquelle aurait dû participer Hortense puisqu'elle se destinait à devenir religieuse (chapitre 1). Mais ici c'est l'habit de soldat qu'elle revêt. ; il rompit le premier le silence. Moi seul, mademoiselle, ai le droit de vous faire des observations ; M. de Lavalé doit se regarder comme le plus fortuné de tous les hommes. Mademoiselle Dorothée vous aime avec une tendresse qui ne lui permet jamais aucune objection. Mais moi, que vous daignez regarder comme votre ami, je dois vous faire envisager les inconvénients qui viendront en foule vous faire repentir de n’avoir écouté que votre passion.

Figurez-vous une femme au milieu d’un camp, reconnue et exposée aux insultes de gens sans mœurs et sans délicatesse.

— J’ai tout prévu ; je ne suis pas la première[Par Victoire Bech] Gacon-Dufour justifie son invention romanesque par des précédents historiques: plusieurs femmes ont en effet été soldats, sous des habits masculins, pendant la Révolution. qui ait projeté et exécuté ce que j’entreprends.

— Et si le sort vous a ravi votre frère, et qu’il vienne encore vous frapper dans la personne de M. de Lavalé ?

— Je saurai les suivre, et vous me tenir parole. Je compte sur vous, Lavalé ; ayez le courage de me refuser[Par Victoire Bech] Bien qu'elle ait affirmé qu'elle ne prendrait aucun engagement avant le retour de son frère, il semble qu'on assiste ici à des fiançailles symboliques, ce qui explique en partie la mise en scène d'Hortense. ou d’accepter sur-le-champ. Il me prit la main, la posa sur son cœur ; il me dit : il est à vous jusqu’à son dernier battement ; disposez de moi, je ne m’appartiens plus : mon existence entière vous est dévouée.

Allons, M. Durand, dis-je à mon tour, les réflexions sont inutiles ; je compte autant sur vos services que sur votre discrétion. Nous allons nous quitter jusqu’à demain au soir. Peu de jours suffisent pour l’exécution de notre projet. Je ne puis vous aider ; tout doit être fait par vous ; ajoutez cette marque d’amitié à celle dont vous m’avez déjà comblée.

Un secret pressentiment me dit qu’un jour nous serons tous réunis, et que nous ne nous rappellerons des moments actuels que comme d’un songe pénible à qui un beau jour succède.

Je connaissais tant le bon M. Durand, que je lui arrachai son consentement. Ils nous quittèrent, et je leur promis d’aller le lendemain déjeuner à la ferme.

Il me semblait que tous mes maux étaient finis. Dorothée n’avait pas encore eu la force de proférer une parole ; je la serrai contre mon cœur, et lui fis entendre que ce n’était qu’une séparation momentanée ; que j’allais chercher son bien aimé ; que c’était à moi que le destin avait réservé le plaisir de réunir tout ce qui nous était cher ; que je lui confiais le soin de me représenter auprès de nos amis, de servir de mère à ma Célestine ; que tous les embarras que j’allais lui causer obtiendraient leur récompense à notre retour. Enfin je fis si bien, que je parvins à consoler Dorothée, et à lui faire convenir que ma résolution était fort sage. Elle me pria de lui laisser le portrait de mon frère, et me fit promettre de lui écrire aussi souvent que je le pourrais. Je joignis mon portrait à celui de St. Julien ; elle les mit dans son sein[Par Victoire Bech] Contre sa poitrine, dans son corsage., et me jura qu’ils n’en sortiraient que quand nous serions réunis.

Le jour commençait à poindre quand nous nous couchâmes ; je dormis tranquillement ; l’avenir se présentant à moi sous des couleurs très satisfaisantes.


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