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Lavalé et Durand vinrent me féliciter sur les heureux résultats de ma journée. Ils me remîrent une lettre de mon frère, qui me témoignait toutes les craintes que le parti que j’avais entrepris pouvait lui suggérer. Il me conjurait de retourner auprès de madame Daingreville, querellait Lavalé d’avoir consenti à une pareille démarche, et se proposait de venir incessamment nous rejoindre, pour me déterminer à un prompt départ.
La vie que je menais ne me déplaisait pas du tout ; mon cœur était satisfait : Lavalé prévenait mes moindres désirs, m’épargnait, autant qu’il était en son pouvoir, les fatigues de mon état ; les nouvelles que je recevais de la santé de mon frère, me faisaient espérer sa prompte guérison ; le souvenir des amis que j’avais laissés à J… empoisonnait quelquefois mon bonheur ; mais l’amour heureux fait supporter, avec constance, les chagrins causés par l’amitié. Ce sentiment bien plus durable, préférable même, à tous égards, n’est pas apprécié, quand la passion nous gouverne ; et il fallait que la mienne fût bien forte pour m’avoir déterminée à quitter une vie agréable dans le sein d’amis qui me chérissaient, et que j’aimais avec ardeur, pour courir des hasards où je ne pouvais éprouver que malheurs et fatigues. Souvent je jetais un regard sévère sur ma conduite ; je me représentais le chagrin de madame Daingreville, de Dorimond, et de l’excellente Dorothée ; j’avais honte de moi-même. Un moment d’entretien avec Lavalé me faisait oublier le chagrin de mes amis, le ridicule de mes démarches : je ne pensais plus qu’au bonheur de le voir. Il faut convenir que nous aimons beaucoup mieux, et avec plus de constance que les hommes ; et qu’à-coup-sûr, le premier crime d’infidélité n’a pas été commis par une femme
J’avais oublié mon prisonnier ; je fus le soir le visiter, et m’informer si l’on avait eu soin de lui donner la nourriture nécessaire.
Quand je l’abordai, je le trouvai plongé dans la plus affreuse douleur ; je fus frappée du désespoir auquel il se livrait. Je cherchai à lui donner quelques consolations, et l’assurai que je ferais mon possible pour le faire comprendre dans l’amnistie
Pendant que le prisonnier me parlait, je l’avais reconnu. Un froid mortel m’avait saisi ; j’avais été obligée de m’asseoir sur la paille à côté de lui ; heureusement l’obscurité de sa prison l’avait empêché de s’apercevoir de mon trouble ; je le laissai se plaindre du sort, aussi longtemps qu’il le voulût, pour me donner celui de me remettre. Je commençai par le rassurer sur le compte de madame de Roucheterre ; je lui dis que je n’étais pas connue de lui, mais que je le connaissais parfaitement ; que s’il voulait accepter ma proposition, je le ferais conduire, sous un nom supposé, à quelques lieues de Paris, dans une maison où il serait accueilli, et même chéri ; qu’il y trouverait des gens de sa connaissance intime. Je lui nommai Dorimond, et lui offris de le faire causer avec Lavalé, le parent de Dorimond. Je lui peignis, en termes si énergiques, le plaisir qu’il aurait de se réunir à d’anciens amis, et de concevoir l’espérance de n’être plus étranger dans son pays : que je lui fis répandre des larmes ! Il me serra tendrement dans ses bras, et m’avoua qu’il jouissait du seul moment heureux qu’il eût éprouvé depuis son départ de France.
Je ne voulus pas laisser refroidir le sentiment qui l’affectait ; j’allai chercher Lavalé, à qui je confiai ce qui venait de se passer entre mon prisonnier et moi. Jugez, mon ami, lui dis-je, de ma douleur et de ma joie, quand j’ai reconnu mon père ; allez le voir, et le consoler. Gardez-vous de lui dire que c’est sa fille qui l’a mis dans les fers
Lavalé croyait à peine ce qu’il entendait. Il connaissait particulièrement M. de Chabry ; il vola à sa prison ; et moi, je me rendis chez le général, à qui je fis demander audience, pour lui communiquer une affaire importante.
Notre général était affable, et doué d’une sensibilité peu commune dans un homme de guerre
« Vous savez, général, que j’ai été assez heureux pour conquérir tout un village, sans avoir la douleur d’en venir aux mains avec des Français. La défiance m’inspira de prendre un otage pour garant de leur sincérité. Un homme d’un certain âge me parut posséder la confiance de tous les habitants ; ce fut lui que je désignai. Il se livra à moi de la meilleure foi du monde. Je l’ai amené au quartier-général, et l’ai confié à la garde de mon ami Lavalé. J’ai voulu voir, le soir, l’homme qui avait consenti avec tant de générosité, à payer de sa tête l’infidélité de gens que le fanatisme peut encore égarer. Jugez de mon étonnement, quand j’ai reconnu dans ce vieillard, un ami intime de celui qui m’a servi de père, et garanti des plus grands périls ; un vieillard innocent des crimes auxquels ces malheureuses contrées sont en proie, qui ne s’est trouvé parmi les chouans que par l’infidélité de ses conducteurs ; qui a son fils dans l’armée : son fils que j’aime, et que je traite en frère, qui dans ce moment est à l’hôpital de Rennes, couvert de blessures, qui a équipé, à ses frais, vingt volontaires, dont Durand, le premier sergent de ma compagnie, en est un. Jugez, dis-je, de mon étonnement et de ma douleur, de le voir sans cesse sous le couteau de la vengeance. J’ai recours à votre humanité. Accordez à Durand (qui depuis deux ans combat sous les drapeaux de la République), un congé d’un mois, pour aller embrasser son père avant qu’il descende au tombeau ; permettez que Saint-Julien le père aille avec lui attendre, au milieu de ses amis, que la guérison de son fils lui permette de cueillir de nouveaux lauriers : je m’offre pour otage à sa place ».
Ce général m’écoutait avec une attention pleine d’intérêt. Jeune homme, me dit-il, j’aime à voir dans un soldat des sentiments aussi respectables ; je suis loin de blâmer votre demande : j’admire avec vous la générosité du père Saint-Julien ; j’estime trop son fils, que j’ai vu souvent combattre à mes côtés, pour ne pas venir à son secours. Allez à l’état-major faire expédier le congé de Durand et le passeport de M. de Saint-Julien ; et dites lui de ma part que les vertus et les talents militaires de son fils, lui ont acquis l’estime de ses chefs et l’amitié de ses camarades : c’est la plus grande consolation qu’un père vertueux puisse recevoir.
Je rougissais de tromper le général ; mais la position de mon père le commandait impérativement. Je courus à l’état-major : j’endoctrinai Durand ; je lui rermis cinquante louis pour faire sa route. Je voulus absolument qu’il prît la poste ; je frissonnais, quand je pensais qu’une heure de retard pouvait compromettre l’existence de mon père. J’allai le trouver ; je lui remis son passeport, à peine lui donnai-je le temps de me remercier. Il nous serra dans ses bras, sans pouvoir parler. Je le fis monter en voiture avec Durand, et ne respirai que quand je le vis hors du camp.
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