Corpus La Femme grenadier

Chapitre 22

Choisir un autre chapitre

chapitre précédent chapitre suivant

Télécharger le texte Editer le texte

Notes originales : Afficher tout Masquer tout


CHAPITRE XXII.

Je vous peindrais difficilement la joie de ces bonnes gens, lorsqu’ils nous revirent. Durand avait été embarrassé de choisir notre demeure : tous, à l’envie, voulaient avoir le plaisir de nous loger. Nous allâmes descendre chez le maire, qui avait épousé la petite veuve. À peine sut-on notre arrivée, que nous fûmes visités par tout le hameau.

Voilà bien la preuve, dit mon frère (en voyant l’accueil qu’on nous faisait), qu’une bonne action obtient toujours sa récompense.

Nous fûmes conduits à notre nouvelle habitation, que nous trouvâmes pourvue de toutes les choses nécessaires à la vie.

La santé de mon frère était languissante ; son heureux caractère n’en était point altéré, toujours aussi égal, et toujours le premier à imaginer ce qui pouvait nous distraire : nous menions une vie paisible ; mais qui, sans lui, eût été fort triste. Le seul plaisir réel dont nous jouissions, était les jours où nous recevions des nouvelles de Dorothée et de mon père. Mon frère lui avait écrit pour lui faire part de notre réunion. Il nous recommandait souvent de tâcher de découvrir le jeune grenadier, qui l’avait fait prisonnier et rendu à la liberté. Si vous le trouvez, nous disait-il, témoignez-lui le plaisir que j’éprouverais, si j’étais assez heureux pour le presser sur mon sein.

Vous veniez de nous quitter, et ma solitude m’était devenue insupportable, quoique l’ami de mon cœur la partageait. Depuis quinze grands jours nous n’avions reçu aucune nouvelle de J… et mon inquiétude croissait toutes les minutes. Durand venait nous voir aussi souvent que son devoir le lui permettait ; chaque fois qu’il arrivait, je consultais ses yeux pour tâcher de découvrir s’il n’avait point reçu quelques mauvaises nouvelles.

Mon frère revint des eaux beaucoup mieux portant ; il s’était fait mettre un œil de verre, un bras postiche[Par Joey Attia] Un bras artificiel. : réellement il pouvait encore plaire.

Sa présence nous rendit un peu de joie ; et ce qui y mit le comble, fut une lettre de mon père que nous reçûmes le lendemain. Je fus, au premier moment, très affectée de n’en point trouver de Dorothée dans le paquet. Lavalé, craignant quelques mauvaises nouvelles, s’en empara ; et après l’avoir parcourue rapidement, il nous lût ce qui suit :

LETTRE DE M. DE SAINT-JULIEN LE PÈRE, à ses enfants.

« Je me reproche votre inquiétude, mes amis ; elle a dû être grande, si j’en juge par celle que j’éprouve quand je ne reçois point de vos nouvelles : rassurez-vous, mes enfants, il ne m’est rien arrivé ni à moi, ni à la bonne, très bonne Dorothée.

Hortense, votre Célestine a été aux portes de la mort : grâces soient rendues à la seconde mère que vous lui avez donnée. Tous ses moments lui ont été prodigués ; elle s’est oubliée elle-même pour ne s’occuper que du dépôt que vous lui avez confié. Dorothée n’a craint ni la perte de ses charmes, si elle gagnait la maladie, ni la perte de sa santé qu’elle a compromise par ses veilles continuelles. Ses soins ont été récompensés : Célestine est hors de danger.

Vous aimiez Dorothée, ma fille ; mais lorsque vous vous en séparâtes, les circonstances ne vous avaient pas mise dans le cas d’apprécier ses rares qualités. Elle se centuple, si je puis me servir de cette expression, pour se rendre utile à tous.

Le matin, au lever de l’aurore, elle va visiter son père et madame Daingreville ; elle revient prodiguer ses soins à l’aimable Célestine, elle a pour moi les attentions les plus délicates. Je puis dire que le destin barbare, qui me prive de la société de mes enfants, a au moins adouci ma peine en me donnant pour compagne la vertueuse Dorothée, Quand donc, mes amis, n’aurons-nous plus à nous plaindre du sort ? Ne jouirai-je plus de la satisfaction d’embrasser mes enfants ? L’honnête Durand m’exhorte à prendre courage, et me fait espérer, que bientôt nos maux finiront. Adieu, mes enfants, adieu, mon cher Lavalé, votre vieil ami vous chérira jusqu’à son dernier soupir ».

Cette lettre nous fit répandre de bien douces larmes, et mit fin à toutes nos inquiétudes. Je ne pouvais me lasser de faire l’éloge de Dorothée. Je m’étais souvent aperçue que mon frère en parlait avec un tendre intérêt, et je le regardais avec une attention scrupuleuse toutes les fois que je prononçais son nom. Tu veux m’arracher mon secret, me dit-il un jour : hé bien ! je vais satisfaire ta curiosité.

Lorsque Dorimond me donna asile dans sa maison, Dorothée me convint. Je formai le projet de lui faire ma cour ; mais l’honneur vint me dire tout bas à l’oreille que mon crime serait impardonnable de séduire la fille de notre bienfaiteur ; je pris assez sur moi pour feindre de l’indifférence. Quand l’amour le plus violent m’embrâsait, je désirais ardemment, et redoutais presqu’autant d’inspirer le même sentiment. La franchise et l’innocence de Dorothée me mettaient quelquefois dans le cas de me flatter d’être payé de retour : mon départ fut résolu, et je n’eus plus aucun doute sur sa tendresse. Jamais je n’ai tant souffert ; mais aussi, jamais je n’ai été si content de moi ; j’eus le courage de partir, sans faire à Dorothée l’aveu de mon amour. J’en fis confidence à notre ami Durand, ayant besoin de soulager mon cœur, et ne voulant pas me priver du plaisir de parler d’elle.

Maintenant que je suis libre, si Dorothée m’a conservé sa tendresse ; et si, comme la belle Sémire, maîtresse de Zadig[Par Joey Attia] Dans Zadig ou la Destinée de Voltaire (1747), Sémire est le premier amour et la fiancée du personnage éponyme. Orcan, jaloux de ce bonheur, enlève la jeune femme. Zadig en s'y opposant est blessé à l'oeil à tel point que Sémire, écoeurée, l'abandonne pour épouser Orcan., elle n’a point d’aversion pour les borgnes, je lui offrirai de partager mon sort. Je ne doute nullement, continua-t-il, que mon père ne nous accorde son agrément. Ainsi, ma chère Hortense, j’aurai été bon prophète : mon ami Lavalé fera ton bonheur ; Dorothée mettra le comble aux miens ; mon père verra croître sous ses yeux ses petits enfants ; madame Daingreville les élévera ; le bon Durand, Dorimond et mon père politiqueront les soirées d’hiver auprès du feu, et nous, nous folâtrerons ; car alors, les malheurs qui nous ont poursuivis seront même effacés de notre mémoire, et nous aurons repris toute notre gaîté. Tu conviendras, ma chère Hortense, que mes rêves valent bien les tiens ; ils sont moins rembrunis, et leur exécution, dût-elle être bien éloignée, me laisse au moins le plaisir d’une riante perspective. Je trouve qu’il est toujours assez temps de se chagriner quand le sujet est près de nous.

Hé bien ! lui dis-je à mon tour, je vais te faire un aveu : je ne sais si tu m’as persuadée, ou si réellement notre réunion s’effectuera ; ou si (comme tu me l’a dit souvent), j’ai ainsi que Socrate un démon familier[Par Alexandra Henry] Socrate pense qu'un daïmon (δαιμόνιον), un génie particulier, lui souffle les arguments de ses réflexions et lui indique certaines décisions à prendre. ; mais je ne regarde plus tes prédictions comme des fables, et je me surprends quelquefois à rêver dans le même sens que toi. Mon frère fut enchanté de m’avoir (ainsi qu’il s’en flatait) convertie.

Notre vie était très monotone ; elle se bornait à la promenade, et le soir à faire des lectures ; Lavalé était le plus occupé de nous trois. Je vous ai dit qu’il était avocat au Parlement, avant la Révolution. La confiance dont ces bons habitants nous honoraient, ne leur permettait pas de faire rien sans nous consulter. Il dressait les contrats de mariage, applanissait tous leurs différents, contribuait, de sa bourse, pour les arranger, et se rendait très utile.

Nous touchions au moment fortuné où un autre ordre de choses allait rendre l’espoir et la confiance à des milliers de familles. Depuis la mort du vertueux Philippeaux[Par Olivier Ritz] Le 16 germinal an II (5 avril 1794)., j’avais renoncé à tous les journaux, et nous étions dans une ignorance parfaite de ce qui se passait dans la capitale.

La chaleur excessive qu’il faisait alors, nous forçait de ne sortir que le soir. Il était près de dix heures lorsque nous rentrâmes au village ; le maire et son épouse venaient au-devant de nous, et nous dirent que plusieurs d’entre eux étaient allés dans les autres routes. Je fus effrayé : rassurez-vous, me dit le maire, la personne qui vous demande ne vous veut point de mal, ce n’est qu’à nous qu’elle en fera. Nous hâtâmes notre marche. Je vis, en approchant de notre chaumière, une jeune femme qui, sitôt qu’elle nous aperçut, vola dans mes bras, et y resta presque sans mouvement. J’étais si étourdie de cette apparition, que je n’avais pas reconnu celle qui me serrait si étroitement.

Le cœur de mon frère l’avait instruit ; mais il n’osait retirer sa bien-aimée de dessus mon sein, où elle était restée sans pouvoir parler. Il craignait de l’interroger ; sa présence, sans que nous en fussions prévenus, cachait peut-être quelques grands malheurs : il n’eut la force que de prononcer son nom. Elle le regarda, et lui tendit la main. Ma surprise fit place à la joie la plus vive : je rendis à Dorothée ses caresses. Pendant une heure nous ne pûmes, ni les uns ni les autres, dire autre chose ; est-il bien vrai ; n’est-ce point un songe ? puis de recommencer à nous embrasser. La joie qui brillait sur tous les traits de Dorothée, avait banni les craintes de mon frère : je vous avoue qu’il ne m’en était pas venu une à la pensée.

Quand notre joie fut un peu plus calme, Dorothée nous dit qu’elle venait nous enlever à nos bons campagnards : je n’ai pas voulu, mes amis, laisser à qui que ce soit le plaisir de vous embrasser avant moi. Aussitôt que j’ai eu le bonheur de réunir mon père et madame Daingreville à M. de Chabry, j’ai pris la résolution de venir vous chercher. J’ai fait comme vous, Hortense, le bon M. Durand a été mon seul confident ; il s’est chargé de m’avoir des passeports pour vous et pour moi. J’ai laissé une lettre à madame Daingreville, pour l’instruire de ma démarche ; je lui ai promis que nous la rejoindrions bientôt. Partons, mes amis, je suis sûre qu’elle compte les minutes.

Nous la priâmes de nous faire part des événements heureux, qui mettaient le comble à notre félicité ; elle s’en acquitta à merveille. Vous les connaissez comme moi. Nous convînmes unanimement, qu’il est une justice éternelle qui, tôt ou tard, dévoile et punit les grands criminels. Ceux que le glaive national[Par Alexandra Henry] La guillotine. venait d’atteindre en étaient la preuve : heureux si l’événement qui abattit leur pouvoir colossal, n’eut duré que vingt-quatre heures : combien de nouvelles victimes eussent été épargnées ![Par Alexandra Henry] Gacon-Dufour fait ici référence à «la réaction thermidorienne», la première terreur blanche qui suit la chute de Robespierre dès 1795, période de vengeances violentes.

Nous allâmes, dès le lendemain, faire nos adieux aux bons villageois qui nous avaient donné asile : nous leur fîmes à tous des présents, qui ne les consolèrent point de notre départ : il fallut que nous les trompassions. Nous partîmes la nuit : nous nous arrêtâmes un jour à Roucheterre, où était toujours le quartier général. Le neuf thermidor[Par Joey Attia] Le 9 Thermidor an II (27 juillet 1794), seule date explicitement indiquée du roman, marque la chute de Robespierre et la fin de la période que l'on commence alors à appeler « La Terreur ». y avait été annoncé par un courrier. Durand et Blançai obtinrent un congé d’un mois, et firent le voyage avec nous.

Nous arrivâmes au bout de cinq jours à J… Nous avions fait tant de diligence, qu’on ne nous attendait que le lendemain.

Nous descendîmes chez notre ami Durand, qui pleura de joie ; il nous précéda chez madame Daingreville. Malgré cette précaution, notre présence fit perdre à mon père l’usage de ses sens ; nos larmes et nos embrassements le rappelèrent à la vie.

Il y avait déjà huit jours que nous étions réunis, que nous nous demandions si ce n’était point une illusion de nos sens.

Nous n’eûmes pas besoin de réclamer l’indulgence de mon père, pour nous être engagés sans son aveu. Il fut le premier à nous dire qu’il ne fallait pas que Blançai et Durand retournassent à l’armée, encore incertains de notre bonheur ; que nous leur devions assez de reconnaissance, pour les prier d’honorer, de leur présence, notre union.

Nous remerciâmes mon père de ses bontés. Mon frère le pria de lui accorder encore une grâce. C’est, lui dit-il, de permettre que Dorothée et moi adoptions Célestine. La nature lui a destiné votre nom, et mon respect pour vous m’en impose la loi. Mon père serra son fils dans ses bras pour toute réponse.[Par Alexandra Henry] L'adoption de Célestine officialise par l'état civil l'alliance, souvent recherchée dans le roman, entre le respect des conventions sociales et le désir du bien : Célestine fille du marquis née hors du mariage, va pourtant porter le nom de son père.

M. Durand fut chargé de tous les préparatifs, qu’il accéléra le plus possible. Peu de jours après, mon père, madame Daingreville, Dorimond et notre ami Durand nous conduisirent au temple, où tous nos vœux furent comblés. Depuis deux ans que nous sommes réunis, notre félicité n’a point été troublée. Dorothée est mère d’un joli petit garçon, qui fait la joie de son grand père : moi j’ai une fille que je nourris. Madame Daingreville prétend qu’elle annonce déjà des dispositions à devenir grenadier comme sa mère. Mon frère dit quelquefois que, sans Blançai et lui, nous serions encore à réfléchir sur ce que nous aurions à faire. Si vous voulez, mon amie, voir l’asile du bonheur, venez passer quelque temps à J…

FIN.


chapitre précédent chapitre suivant Editer le texte