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En arrivant au château du Comte, je ne fus que médiocrement surpris de la magnificence qui frappa mes regards ; quoique je ne fusse jamais sorti de ma ferme, je m’accoutumai facilement aux avantages de ma nouvelle demeure ; je la contemplai sans un excès de joie ni de surprise ; il semblait que je devais m’accoutumer d’avance, avec les changements de position, et me familiariser avec l’inconstance de la fortune. Je paraissais prévoir qu’elle devait par la suite m’accabler et me caresser tour à tour. Le Comte de Stainville, tout en se chargeant de mon instruction, voulut aussi tirer parti de mes services et dès lors il me destina la place de Jockey
Le Comte de Stainville avait une fille que je ne connaissais point encore, et dont j’ignorais même jusqu’à l’existence. À la mort de sa mère, le Comte l’avait confiée aux soins d’une vieille supérieure de couvent, qui même était sa parente ; cette vieille religieuse venait de rendre, à son tour, le tribut dû à la nature, et l’aimable
Pendant les premiers temps de son retour au château, je sentis, d’une manière bien pénible, la distance qui nous séparait, et souvent je rougissais de l’état d’obscurité dans lequel le sort semblait m’avoir condamné. Faut-il, me disais-je en moi-même, que je ne sois que Firmin, fils de Thomassin et jockey de Monseigneur ! si le sort, toujours injuste dans ses partages, m’avait fait naître dans une condition égale à celle de la charmante Sophie, je pourrais peut-être prétendre un jour au bonheur de lui plaire, mais la bassesse de mon extraction pose une barrière insurmontable entre elle et moi, et dans la douleur que me causaient ces réflexions, je pleurais amèrement ; cependant, je parvins à me procurer une sorte de consolation : du moins, me dis-je, si ma destinée s’oppose à mon bonheur, et m’empêche de plaire à jamais à cette fille adorable, du moins je veux obtenir son estime à force de soins et d’égards ; pour être encore plus digne de son attention, je veux devenir savant, et lui laisser apercevoir du moins, que si je prends tant de peine à m’instruire, c’est pour l’amour d’elle. Que sait-on même ? peut-être pourrai-je, par ce moyen, parvenir à toucher son cœur ? on a vu des exemples aussi surprenants de ces sortes d’union ; l’amour ne consulte point les rangs, et Sophie ne serait point la première fille de condition, qui s’aviserait d’aimer un pauvre diable sans naissance et sans fortune
Tout rempli de ces douces chimères, je partageai mes moments entre mes devoirs et mon instruction ; je donnai tous mes soins à l’étude, et je profitai des leçons des différents maîtres que le Comte avait bien voulu me donner. Guidé par le désir de plaire, je ne pouvais manquer de réussir : l’amour est le plus savant des maîtres ; ce fut à lui que je fus redevable de tous mes succès. Déjà je dessinais joliment, et je raisonnais sur la plupart de nos auteurs, avec le ton d’assurance d’un homme vraiment instruit. J’avais déjà lu, ou plutôt parcouru, une grande partie de la bibliothèque de mon bienfaiteur ; je m’occupais aussi des talents agréables : Sophie avait un maître de piano, et j’avais toujours le soin de me trouver présent à ses leçons ; lorsqu’elle était partie, je répétais tout seul ce qu’elle avait appris, et en moins de six mois j’en sus toucher passablement ; j’avais, en outre, une de ces jolies voix, qui sont un don naturel, mais que le ciel n’accorde que rarement ; je m’accompagnai toujours avec une complaisance infinie, et j’avais le soin de choisir, de préférence, les morceaux qui plaisaient à la souveraine de mon âme. Un jour, entre autres, que j’étais occupé à répéter sa romance
Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi, sans que j’osasse laisser rien connaître à la fille du Comte, de la tendresse qu’elle m’avait inspirée ; j’appris par la suite qu’elle avait su pénétrer mon secret, mais pendant les premiers temps, j’eus le soin de lui laisser ignorer ce qui se passait dans mon âme. Un amour délicat est toujours respectueux, et d’ailleurs ma position eût suffi pour me déterminer au silence, en me rappelant la distance qui nous séparait. J’avais à craindre que le moindre aveu ne m’attirât sa colère et son indignation : un seul mot, une seule plainte de sa part, eût suffi pour me faire rentrer dans l’état d’obscurité, dont son père m’avait tiré ; d’ailleurs, était-il à présumer que la fille unique du Comte de Stainville daignât fixer son attention sur le fils de Thomassin, simple villageois et pauvre laboureur ? il fallut donc bien me contenter du bonheur de la voir jusqu’au moment où le hasard lui découvrit mes sentiments.
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