CHAPITRE IX.
Monsieur de Stainville se laisse mourir en route. J’épouse sa fille. Nous arrivons à Liège. Une nouvelle disgrâce nous force d’en sortir.
Il faut avoir aimé pour se figurer ce qui se passa dans mon cœur lorsque je reçus les témoignages de reconnaissance des deux personnes les plus chères que j’eusse sur la terre. Le Comte, sensible au service important que je venais de lui rendre, avait converti sa haine en tendresse[Par Anastasia Lobbe] Le Comte de Stainville avait chassé Firmin, dans le chapitre VI, après avoir découvert qu'il entretenait une passion amoureuse secrète avec sa fille Sophie. , et plusieurs fois il me répéta qu’il n’était que sa fille qui pût reconnaître un pareil bienfait. Quelle satisfaction n’éprouvai-je pas, lorsque je vis ma chère Sophie confirmer les intentions de son père ! elle me lança un regard approbatif, en me serrant la main avec transport. Quelques larmes d’attendrissement furent ma seule réponse. Mon cœur faiblissait sous le poids de l’allégresse. Tout plein de mon bonheur, je songeais à peine à l’avenir. Nous n’étions cependant point absolument hors de périls. La France entière était alors en proie aux maux de l’anarchie : chaque ville, chaque bourg, avait son comité révolutionnaire. On appelait étrangers tous ceux qui ne se trouvaient point dans leur commune, et cette qualité seule suffisait fort souvent pour entraîner leur perte. Fort heureusement j’avais eu la précaution de nous munir de passeports, et nous parvînmes sans difficulté jusqu’aux frontières. Nous marchâmes jours et nuits sans nous arrêter, et nous arrivâmes à Givet[Par Anastasia Lobbe] Givet est une commune française des Ardennes, à la frontière de la Belgique., sans avoir pris le moindre repos ; nous eussions même été plus loin encore, si le Comte n’eût éprouvé une indisposition subite qui nous força d’interrompre notre voyage. La fatigue l’avait beaucoup incommodé, et les révolutions qu’il avait éprouvées n’avaient pas peu contribué à augmenter son mal. Reposons-nous ici quelques heures, nous dit-il, je me sens extrêmement fatigué, je ne saurais aller plus loin. Nous descendîmes dans une des auberges du faubourg de Givet, et je m’empressai de faire venir un chirurgien qui fit mettre le malade au lit, et lui prodigua ses soins. Mais, hélas ! il était dit que tous les secours de l’art devaient être inutiles ! Pendant trois jours le mal ne fit que des progrès rapides, et malgré mes vœux, malgré les larmes de Sophie, le ciel termina ici les jours de son père : il rendit le dernier soupir entre nos bras, et nous laissa seuls, abandonnés à la merci de la fortune et des événements, avant d’avoir pu mettre son projet à exécution[Par Carla Chevillard] Son projet était de laisser Firmin et Sophie se marier. . Les services que je lui avais rendus, et la position où nous nous trouvions, plus que tous les raisonnements de la nature et de la philosophie[Par Olivier Ritz] Firmin précise bien que si le Comte change d'avis, ce n'est pas en raison d'une réelle réflexion, mais plutôt par nécessité. L'auteur critique ainsi l'obstination d'une partie de la noblesse., avaient modéré son éloignement pour toute espèce d’égalité[Par Olivier Ritz] Firmin, fils adoptif de fermiers, et le Comte n'ont pas le même statut social. C'est d'ailleurs pour cette raison que Firmin est chassé quand le Comte découvre les sentiments qu'il éprouve pour Sophie.. L’infortune nous avait rapprochés, et sans considération pour la distance chimérique qui nous séparait, son intention était de nous unir, aussitôt que nous serions arrivés dans le pays étranger, mais l’impitoyable mort vint en cette occasion reculer cette heureuse époque, déranger nos projets, et nous préparer une nouvelle chaîne d’infortunes
[Par Carla Chevillard] Ce passage est particulièrement révélateur de la versatilité de l'infortune. Elle peut paradoxalement être source de bonheur, en rapprochant Firmin et le Comte, mais elle entraîne aussitôt les personnages vers de nouveaux malheurs..
Dans cette situation critique, nous n’avions d’autre parti à prendre que celui de continuer notre route. Nous n’étions point en sûreté dans une ville où tout paraissait suspect. Nous nous décidâmes donc à en partir, après avoir rendu les derniers devoirs à mon bienfaiteur[Par Olivier Ritz] Firmin et Sophie passent la frontière. L'«histoire d'un émigré» annoncée par la page de titre du roman commence donc ici, mais l'émigration des personnages n'occupera qu'une portion réduite du roman.. Sophie en fut plusieurs jours inconsolable : sa perte lui fut d’autant plus sensible, qu’il consentait à notre union, lorsque sa destinée marqua le terme de sa vie ; elle n’avait plus que moi d’appui sur la terre, il était bien juste que je lui servisse tout à la fois d’époux, de père et de consolateur. Le besoin qu’elle avait de mes soins me la rendit encore plus chère. Aussitôt notre arrivée à Liège[Par Anastasia Lobbe] Liège est une ville belge en Wallonie, région francophone., nous nous empressâmes de faire confirmer par l’église, des vœux que nos cœurs avaient formés depuis longtemps. Dès lors je goûtai dans les bras de mon épouse un bonheur indicible. Quoique proscrits, errants, fugitifs et sans connaissance, dans un pays éloigné, nous y trouvâmes des jouissances que l’amour seul peut procurer. Nous n’avions pour toute ressource que les faibles débris[Par Anastasia Lobbe] Débris, ici au sens figuré : biens qui restent à un homme après un grand revers de fortune. que monsieur de Stainville avait sauvés de sa fortune. Le reste de ses biens avait été séquestré, et nous-mêmes nous étions portés sur la liste des émigrés[Par Carla Chevillard] Les émigrés qui étaient inscrits sur cette liste étaient considérés comme hors-la-loi et n'avaient pas le droit de revenir en France.. Nous apprîmes par la suite que nous en étions redevables à Britannicus, qui, pour se venger de lui avoir échappé, nous avait porté le dernier coup qui fût en son pouvoir. Il avait accusé d’intelligence avec nous, son collègue Caton, mais celui-ci parvint à prouver son innocence, ou plutôt à assoupir l’affaire, en accusant à son tour Britannicus de forfaiture dans ses fonctions.
Pendant une année entière que nous passâmes à Liège, nous y vécûmes parfaitement ignorés et assez heureux, s’il est possible de l’être loin de sa patrie[Par Carla Chevillard] Le regret de la patrie est un lieu commun de toute la littérature de l'exil. Il prend aussi un sens plus judiciaire ici : l'émigré, fût-il un personnage de roman, doit exprimer son attachement à la patrie pour convaincre les autorités de le laisser revenir.. Je m’annonçai dans cette ville pour un peintre français voyageant pour son instruction ; ma femme prit le métier de brodeuse, et s’y livra d’aussi bon cœur que si elle l’eut fait toute sa vie. Moi je dessinais assez joliment et je possédais surtout l’art de bien saisir la ressemblance. Mes portraits nous faisaient vivre et nous procuraient une existence, sinon brillante, du moins douce et tranquille ; mais la fortune aussi injuste dans la répartition de ses revers, que dans celle de ses bienfaits, ne nous laissa pas jouir longtemps de notre heureuse obscurité ; ce furent les charmes de mon épouse qui nous entraînèrent dans de nouveaux malheurs. Un certain richard, habitant de Liège, dont tout le mérite consistait dans ses grands biens, s’avisa de s’emmouracher de Sophie ; il s’était procuré l’entrée de la maison, sous le prétexte de faire faire son portrait, et bien persuadé que la vertu ne pouvait résister à l’appât des richesses, il avait débuté auprès de ma femme par faire briller son or à ses yeux ; mais celle-ci en le repoussant avec mépris, n’avait fait qu’augmenter son amour. S’apercevant qu’il avait employé un mauvais moyen de séduction, il changea de batterie, et se décida à jouer le sentiment. Cette seconde tentative ne lui ayant pas plus réussi que la première, cet être immoral, irrité par les obstacles, jura de sacrifier tout à sa passion[Par Carole Landa] Un scenario très similaire à celui qui engageait Thomill se reproduit ici : un personnage éconduit devient un opposant. La suite confirme cette ressemblance.. Sophie pour s’en débarrasser s’était vue forcée de me charger du soin de le mettre à la porte, et dans la vivacité, bien excusable en pareil cas, je le fis d’une manière un peu violente, sans réfléchir que cet homme possédait notre secret et qu’il pouvait nous nuire. Cette réflexion, quoique tardive, vint assez à temps pour parer les coups qui nous furent portés. Les Français depuis peu étaient entrés à Liège triomphants[Par Olivier Ritz] Les frontières changent avec les guerres révolutionnaires : les personnages vont être contraints de fuir plus loin pour échapper à nouveau aux autorités françaises. ; et les autorités constituées de cette ville avaient contracté l’engagement de leur livrer tous les émigrés qui se réfugieraient dans leur commune. Le misérable, dont je viens de parler, fut assez lâche pour être notre dénonciateur. Il alla faire sa déposition, et aussitôt la force armée se rendit à notre logement pour nous arrêter. Fort heureusement Sophie et moi nous en étions sortis depuis le matin pour nos affaires ; en rentrant nous vîmes de loin la porte de notre maison obstruée par une troupe de soldats. N’entrez pas, nous dit une voisine en courant au-devant de nous, on vous cherche ; gardez-vous bien de vous faire voir, vous seriez perdus ; on fait chez vous une visite exacte, et vous n’avez pas de temps à perdre, si vous voulez échapper aux poursuites. Il n’y avait pas à balancer ; mais sans argent, sans ressources, sans vêtements pour se déguiser, la fuite n’était pas facile. Cependant les moments étaient précieux, nous préférâmes abandonner nos effets et conserver notre liberté. Pour l’assurer nous fûmes forcés de nous travestir, et grâce à la bonne vieille qui nous avait avertis si généreusement, nous réussîmes à nous soustraire à toutes les perquisitions ; nous étions consignés à toutes les portes, il s’agissait de tromper la vigilance des sentinelles ; ce fut sous des habits de paysan que nous parvînmes à sortir de la ville. La vieille avait procuré à Sophie un habillement de laitière, et afin de rendre son déguisement plus complet, elle lui fit avoir un âne, muni de son bât, et de ses paniers ; moi de mon côté, j’étais vraiment méconnaissable, je m’étais affublé d’une grosse veste de laine bleue et d’un vieux chapeau tout percé ; un grand pantalon de toile couvert de pièces acheva mon déguisement ; avec une pioche sur l’épaule, je passai pour un journalier qui se rendait aux champs[Par Olivier Ritz] Par sa situation et par son accoutrement, Firmin redescend au plus bas de la société : simple journalier sans ressources, il est encore moins bien loti qu'au début du roman.. Sophie, assise sur son âne, allait en avant accompagnée de la vieille ; quoiqu’elle-même fût déjà passée lorsque j’atteignis les barrières, elle faillit s’évanouir de frayeur, quand elle me vit parler à un factionnaire, à qui, pour ôter toute défiance, je demandai l’heure qu’il était. En la rejoignant l’instant d’après, je la trouvai pâle et défaite, semblable à une femme qui vient de se trouver mal. Lorsque je l’eus rassurée je congédiai la vieille, pour faire perdre la trace du chemin que nous avions pris ; nous marchâmes le reste du jour sans nous arrêter, et le soir nous arrivâmes au bourg de Vissec[Par Anastasia Lobbe] Vissec est probablement le bourg de Visé, longeant le fleuve La Meuse, à mi-chemin entre Liège et Maastricht.. Sophie était extrêmement fatiguée, et quoique nous n’eussions que fort peu d’argent, je lui fis préparer un lit dans la première auberge qui s’offrit à nos regards, et malgré les inquiétudes qui nous suivaient, nous y passâmes une nuit délicieuse.