Corpus Firmin ou le Jouet de la fortune

Chapitre I-11

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CHAPITRE XI.

Pour faire fortune, je m’avise de prendre le métier d’auteur[Par Carole Landa] Le lien établi entre le personnage et l'auteur est de plus en plus évident..

Sa mémoire nous arracha des larmes : il avait des droits à notre estime, et je le regrettai sincèrement ; je m’aperçus même que Sophie en était singulièrement touchée : elle avait un cœur excellent, et elle se reprocha sa mort, quoiqu’elle n’en fût que la cause innocente. Pour la distraire, je l’éloignai de son quartier, et nous prîmes un logement reculé dans le faubourg Saint-Germain[Par Marie Meyer-Vacherand] Au 18e siècle, le faubourg Saint-Germain était une agglomération de Paris située hors de ses murs. Il s'agit aujourd'hui d'un quartier localisé dans le septième arrondissement. ; nos moyens, d’ailleurs, étaient trop bornés, pour nous permettre la moindre dépense. L’état de peintre que j’avais exercé à Liège ne m’offrait à Paris aucune ressource ; le nombre des artistes, supérieurs en talent, était trop considérable, pour qu’il me fût possible d’en tirer parti ; il fallait pourtant exister. Dans une ville immense où chacun ne pense qu’à soi, où l’homme n’accueille son semblable que lorsqu’il en a besoin, je ne pouvais pas espérer de grands secours ; je ne connaissais personne qui pût nous tendre une main secourable ; d’ailleurs, les gens riches, pour l’ordinaire, ont le cœur dur en proportion de leurs richesses. La livrée[Par Marie Meyer-Vacherand] Livrée : vêtement qu'un souverain ou un seigneur faisait porter à ses gens et qui rappelait ses couleurs et ses armoiries. Par extension : habit symbolisant un état, une condition. de la misère ne saurait jamais inspirer de l’intérêt, et nous nous trouvions seuls, abandonnés au milieu d’une ville immense, sans protection et sans ressources, et mon embarras augmentait avec ma détresse ; il fallut bien, cependant, prendre un parti quelconque. Pour faire fortune, je me décidai à entreprendre le métier d’auteur ; mais cet état, jadis considéré, cet état, autrefois aussi honorable qu’indépendant, était tombé dans un état d’avilissement qui se ressentait du bouleversement général. Cependant, je n’avais pas de choix à faire ; la carrière littéraire était la seule qui me convînt, la seule qui fût à ma portée, et qui m’offrît quelques consolations : je m’y déterminai donc sans balancer,[Par Elise Frenois] Sans balancer : sans hésiter. et je la choisis de préférence, autant par goût que par nécessité.

Dès ma plus tendre jeunesse, je trouvais un plaisir indicible à rendre les diverses sensations que mon cœur éprouvait, ou à célébrer dans la romance[Par Marie Meyer-Vacherand] Romance : pièce de vers, d'inspiration populaire, naïve, qui traite de sujets élégiaques, amoureux et qui peut être mise en musique et l’idylle[Par Marie Meyer-Vacherand] Idylle : petit poème du genre bucolique ou pastoral qui a pour sujet les amours des bergers. Trois ans après Firmin, Rosny publie un poème en prose intitulé Le Bonheur rural ou Tableau de la vie champêtre., la félicité champêtre. Élevé au milieu des champs et parmi ses paisibles habitants, je fus, dès mon enfance, témoin de leurs vertus et enthousiaste de leur bonheur[Par Marie Meyer-Vacherand] Firmin est adopté par Thomassin et Marianne et passe les premières années de sa vie auprès d'eux, dans la ferme de M. de Stainville qu'ils exploitent.. Le chant des bergères retentissait jusque dans mon âme, leurs mœurs et leur simplicité avaient à mes yeux un mérite nouveau ; aussi Gesner[Par Marie Meyer-Vacherand] Salomon Gessner est un poète suisse du 18ème siècle qui renouvelle le genre de l'idylle. Il est cité par Jean-Pierre Claris de Florian dans son Essai sur la pastorale pour la vertu et la morale de ses oeuvres. et Florian[Par Marie Meyer-Vacherand] Joseph Rosny fait de Jean-Pierre Claris de Florian, auteur de quatre oeuvres pastorales, un modèle d'écriture. Un an avant Firmin, il a publié une Vie de J.-P. Florian. tenaient-ils la première place dans ma petite bibliothèque ; et lorsque mon imagination voulait décorer mes villageoises, je leur prêtais les charmes d’Amarillis ou de GalatéePar Marie Meyer-Vacherand] Amaryllis et Galatée sont deux nymphes de la tradition poétique grecque et romaine, caractérisées par leur grande beauté.. La muse pastorale fut la première qui m’offrit des attraits[Par Marie Meyer-Vacherand] Joseph Rosny éprouve lui-même une inclination pour la littérature pastorale, qui relate la vie et les amours des bergers dans le cadre conventionnel de la douceur champêtre. Il publie en 1800 son premier roman explicitement pastoral, Claude et Claudine ou l’Amour au village. , et mon premier ouvrage respira ce goût décidé pour ces jouissances, tout à la fois douces et vives, mais que l’on n’éprouve que dans le sein de la nature[Par Carole Landa] La mise en abyme est frappante et complexe : les personnages de Rosny se sont d'abord essayé au mode de vie pastoral avant d'y renoncer. Désormais, le personnage tente d'écrire lui-même un roman pastoral. Il échoue à nouveau.. Avec quelques dispositions que M. de Stainville s’était plu à cultiver, peut-être eussé-je acquis ce degré de célébrité si nécessaire pour enchaîner les suffrages[Par Marie Meyer-Vacherand] Entraîner les suffrages : connaître le succès. et la fortune, et surtout indispensable, lorsque l’on en veut faire son état ; mais dans ma position je n’y pouvais prétendre. En effet, je plains l’homme de lettres qui est obligé de travailler pour vivre, et d’enchaîner les muses pour soutenir son existence ; non seulement ses productions se ressentent de la stérilité de sa bourse, mais encore il est forcé de lutter contre une troupe de vampires affamés qui calculent leur fortune sur sa détresse. Les libraires furent[1] de tout temps pour l’auteur infortuné, autant de sangsues qui ne vivent qu’à ses dépens, et qui se disputent à l’envi sa substance ; il est pour presque tous ces mercenaires, l’instrument dont ils se servent pour corriger la fortune. Ils lui achètent, à vil prix, le travail de plusieurs années, et encore pour la plupart font-ils de ses productions un commerce frauduleux, qu’ils achèvent de déshonorer par leur mauvaise foi, leur turpitude[Par Marie Meyer-Vacherand] Turpitude : laideur morale, ignominie qui résulte d'un comportement indigne, honteux. et leur ignorance. [1] Je déclare ici que mon intention n’est point d’attaquer en général la classe des libraires ; si j’ai été forcé d’en fronder le plus grand nombre, je dois convenir aussi qu’il en est quelques-uns de probes[Par Marie Meyer-Vacherand] Probe : qui a soin de respecter le bien d'autrui, de remplir les devoirs de la justice., instruits et dignes, à tous égards, de la considération dont jouissait l’ancienne librairie ; mais ils sont si rares que dans tout Paris on en compterait tout au plus une vingtaine, à qui l’on puisse réellement donner le nom de libraire. Les autres ne sont à proprement parler, que de misérables brocanteurs qui savent à peine distinguer l’édition originale de la contre-façon ; cependant la plupart d’entre eux, pour ajouter à leur commerce une branche de plus, se sont rendus éditeurs et même propriétaires des productions de nos meilleurs auteurs : j’en ai connu qui achetaient les manuscrits au poids et à la livre, et qui les marchandaient avec autant d’impudeur qu’ils auraient fait d’un objet qu’ils se seraient procurés au marché ou dans une salle de vente[Par Carole Landa] Au lieu de différencier l'opinion de l'auteur de celle du narrateur comme annoncé, la note permet de redoubler la harangue contre les libraires..

Cependant l’indigence[Par Marie Meyer-Vacherand] Indigence: situation de besoin, de manque. me menaçait de trop près pour faire le difficile, et je me décidai à supporter tous les désagréments et toutes les humiliations que je devais nécessairement attendre dans la nouvelle carrière que je venais d’embrasser. L’embarras consistait à choisir un genre lucratif et dont le succès fût assuré. Celui du roman me parut réunir ces deux avantages ; j’avais longtemps étudié le caractère du français, et je savais que le genre romanesque était le seul qui l’occupait sérieusement[Par Marie Meyer-Vacherand] Les romans rencontrent un immense succès dans la deuxième moitié du 18e siècle, essentiellement auprès des bourgeois.. Toutes les cheminées étaient couvertes de ces productions futiles[Par Marie Meyer-Vacherand] Le genre romanesque est généralement déprécié, taxé de futilité et de frivolité, surtout parce qu'il était considéré comme une lecture féminine.[Par Marie Meyer-Vacherand] À l'époque, les habitations sont parfois peu meublées et l'on range les livres sur les rebords de cheminée. ; tous les quais, toutes les promenades publiques, étaient tapissées de ces brochures nouvelles, et alors une bibliothèque n’eût pas été bien composée, si elle n’eût offert la collection des romans à la vogue. Cette passion pour les choses extraordinaires et pour les grands événements ne faisait pas l’éloge du siècle, mais le français fatigué de politique, ne se piquait pas alors d’érudition ; il ne voulait qu’être amusé, qu’on le fît rire ou pleurer ; je sentis la nécessité de lui complaire, et je me déterminai à prendre la plume.


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