Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 1 - Chapitre 20

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XX Les enrôlements volontaires[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans les numéros du Siècle du 22 et du 23 janvier 1870.

Pendant les trois ou quatre heures que Jacques Mérey avait passées chez Danton et chez Camille Desmoulins, Paris, surtout en se rapprochant des quartiers du centre, avait complètement changé d’aspect. On se serait cru dans quelqu’une[Par GaelleGuilissen] [quelqu'une] "quelques-unes" de ces places fortes menacées par l’approche de l’ennemi.

Partout des bureaux d’enrôlement, c’est-à-dire des plates-formes pareilles à des théâtres, s’étaient élevées comme si le génie de la France n’avait eu qu’à frapper avec sa baguette le sol de Paris pour les en faire sortir.

À chaque angle de rue, des factionnaires répétaient pour mot d’ordre, les uns : La patrie est en danger[Par GaelleGuilissen] [La patrie est en danger] Cette parole est en italique dans le journal. ; les autres : Souvenez-vous des morts du 10 août.

Danton avait fixé au même jour cette fête funèbre et les enrôlements volontaires, afin que le deuil rejaillît sur la vengeance.

Il n’avait pas fait fausse route. Cet appel des sentinelles à tous ceux qui passaient, ce cortège de veuves et d’orphelines qui sillonnaient les rues de la capitale, le saint et terrible drapeau du danger de la patrie, drapeau noir dont les longs plis flottaient à l’hôtel de ville et qu’on retrouvait sur tous les grands monuments publics, inspiraient un sentiment de solidarité profond à toutes les classes de la société. C’était à qui se ferait recruter[Par GaelleGuilissen] [à qui se ferait recruter] "à qui se ferait recruteur" pour la patrie, offrant des uniformes, allant de maison en maison. Les enrôlés volontaires, tout enrubannés, parcouraient les rues en tous sens et en criant : « Vive la nation ! Mort à l’étranger ! »

Tout autour des théâtres où l’on s’inscrivait, c’étaient des embrassements, des larmes[Par GaelleGuilissen] [des embrassements, des larmes] "des embrassements, des cris, des larmes", des chants patriotiques, au milieu desquels éclatait la Marseillaise, connue à peine.

Puis, d’heure en heure, un coup sourd, un de ces bruits qui retentissent dans toutes les âmes, un coup de canon, se faisait entendre, rappelant à chacun, si on avait pu l’oublier, que l’ennemi n’était plus qu’à soixante lieues de Paris.

Jacques Mérey avait été droit à l’hôtel de ville, c’est-à-dire à la Commune. Danton venait d’en sortir. Il allait à l’Assemblée, disait-on, c’est-à-dire à côté des Feuillants.

L’hôtel de ville était encombré de jeunes gens qui venaient s’enrôler ; l’immense drapeau noir flottait à la fenêtre du milieu et semblait envelopper tout Paris.

La Commune était en permanence.

On sentait que c’était là le cœur de la Révolution ; l’air que l’on y respirait donnait l’amour de la patrie, l’enthousiasme de la liberté.

Mais là était le côté brillant, le mirage, si l’on peut dire, de la situation ; là étaient les beaux jeunes gens pleins d’ardeur, se grisant à leurs propres cris de « Vive la nation ! Mort aux traîtres ! » Mais ce qu’il eût fallu voir pour se faire une idée du sacrifice, c’était l’appartement, c’était la mansarde, c’était la chaumière d’où le volontaire sortait ; c’était le père sexagénaire qui, après avoir remis aux mains de son enfant le vieux fusil rouillé, était retombé sur son fauteuil, faible, en face de l’abandon ; c’était la vieille mère au cœur brisé, aux sanglots intérieurs, faisant le paquet du voyage, et quel voyage que celui qui mène à la bouche du canon ennemi ! et ramassant les quelques sous épargnés à grand- peine sur sa propre nourriture, et les nouant au coin du mouchoir avec lequel elle s’essuie les yeux.

Hélas ! nos mères, matrones de la République, femmes de l’Empire, ont toutes eu deux accouchements : le premier, joyeux, qui nous mettait au jour ; le second, terrible, qui nous envoyait à la mort.

Tous ne mouraient pas[Par GaelleGuilissen] [Tous ne mouraient pas] "Tous ne mourraient pas", je le sais bien ; beaucoup revenaient mutilés et fiers, quelques- uns avec la glorieuse épaulette ; mais combien dont on n’entendait plus parler et dont on attendait inutilement des nouvelles[Par GaelleGuilissen] [des nouvelles] "les nouvelles", pendant de longs mois, pendant de longues années !

La Sibérie, qui l’eût cru ? était devenue un espoir.

Après cette désastreuse campagne de Russie, où de six cent mille hommes il en revint cinquante mille, on se disait :

Il aura été fait prisonnier par les Russes et envoyé en Sibérie. Il y a si loin de la Sibérie en France, qu’il lui faut bien le temps de revenir, à ce pauvre enfant.

Et la mère ajoutait en frissonnant :

On dit qu’il fait bien froid en Sibérie !

Puis, de temps en temps, on entendait dire en effet qu’un échappé de cet enfer de glaces était arrivé dans telle ville, dans tel village, dans tel hameau.

C’étaient cinq lieues, c’étaient dix lieues, c’étaient vingt lieues à faire. Qu’importe ! on les faisait, à pied, à âne, en charrette. On arrivait dans la famille joyeuse. –Où est-il ? – Le voilà.

Et l’on voyait un spectre hâve, décharné, aux yeux creux, à qui, maintenant qu’il était arrivé, les forces manquaient.

En restait-il encore après vous ? demandait la mère haletante.

Oui, l’on m’a dit qu’il y avait encore des prisonniers à Tobolsk, à Tomsk[Par GaelleGuilissen] [Tomsk] Le nom est orthographié "Thomsk"., à Irkoutsk ! Peut-être votre enfant est-il dans l’une de ces trois villes. J’en suis bien revenu, pourquoi n’en reviendrait-il pas, lui ?

Et la mère s’en allait moins triste, et, au retour, répétait à ses voisins, qui l’accueillaient avec sollicitude, les paroles qu’elle avait entendues.

Il en est bien revenu ! pourquoi mon enfant n’en reviendrait-il pas ?

Et la mort chaque jour faisait un pas vers elle, et, sur son lit d’agonie, s’il survenait quelque bruit inusité, la pauvre vieille se soulevait encore et demandait :

Est-ce lui ?

Ce n’était pas lui.

Elle retombait, poussait un soupir et mourait.[Par GaelleGuilissen] [Elle retombait, poussait un soupir et mourait.] Fin de la partie du chapitre publiée dans Le Siècle du 22 janvier.

Donner leurs enfants à cette guerre implacable du monde entier contre la France, à ce gouffre de Curtius[Par AnneBolomier] [ce gouffre de Curtius] : Tite-Live raconte dans Histoire romaine, au livre 7, comment Marcus Curtius se voua aux dieux infernaux pour sa patrie. Un large gouffre s'étant ouvert au milieu du Forum Romain, et l'oracle ayant déclaré qu'il ne se refermerait que lorsque Rome y aurait sacrifié ce qui faisait la principale force de son peuple, Curtius, jeune guerrier renommé, se précipita tout armé dans l'abîme : le gouffre, dit-on, se ferma aussitôt. qui engloutissait des victimes par milliers et ne se refermait pas, quelques-unes s’y résignaient, mais la plupart ne pouvaient supporter cette pensée et tombaient dans des accès de rage et de maudissement.

Aussi Danton, revenant de l’hôtel de ville à l’Assemblée nationale, forcé de traverser les halles, tomba-t-il dans un groupe de ces femmes furieuses.

Il fut reconnu.

Danton, c’était la Révolution faite homme. Sa face bouleversée, sillonnée, labourée par les passions, en portait à la fois les beautés et les ravages. Dans ce visage couvert de scories, comme les abords d’un volcan, à peine les yeux étaient-ils visibles, excepté lorsqu’ils lançaient des éclairs. Le nez s’efface presque sous la grêle de la petite vérole. La bouche s’ouvre terrible, entre les puissantes mâchoires de l’homme de lutte. Dans ce tempérament tout sensuel, où domine la chair, il y avait du dogue, du lion et du taureau[Par ShanonPomminville] [du lion et du taureau] Ce passage est tiré du Chapitre III « L'invasion - Terreur et fureur du peuple » du Livre VII de l'Histoire de la Révolution française de Michelet, qui a largement inspiré Dumas pour la rédaction de cette scène opposant Danton aux femmes de la Halle : « Ce prodigieux orateur, instinctif et calculé, avait pour base populaire un tempérament sensuel et fort, tout à fait pour l'amour physique, où dominait la chair, le sang. Danton était d'abord et avant tout, un mâle ; il avait en lui du lion et du dogue, beaucoup aussi du taureau. » Jules Michelet, Ibid., t. 5, p. 16. ; enfin, derrière cette laideur sublime, beaucoup de cœur. Un cœur généreux, dit Béranger ; un cœur magnanime, dit Royer-Collard.

Ah ! te voilà ! lui crièrent les femmes, toi qui as fait insulter le roi le 20 juin ! toi qui as fait mitrailler le palais le 10 août ! (Les dames de la halle étaient en général royalistes.) Aujourd’hui, tu nous prends nos enfants ; on voit bien que tu es aveugle de passer par les halles ; te voici entre nos mains, tu n’en sortiras plus !

Et deux d’entre elles allongèrent le bras pour porter la main sur Danton.

Mais lui les repoussa du geste.

Bacchantes du ruisseau ! s’écria-t-il avec son rire terrible qui ressemblait à un rugissement, ne savez-vous donc point qu’on ne touche pas à Danton sans tomber mort ? Danton, c’est l’arche. Le 20 juin, votre roi, si c’eût été un vrai roi, il fût mort plutôt que de mettre le bonnet rouge. Je ne suis pas roi, Dieu merci ! mais essayez de me le mettre malgré moi, votre bonnet rouge, et vous verrez ! Le 10 août ! mais, si celui que vous appelez votre roi eût été un homme, il se serait fait tuer avant qu’un seul d’entre nous eût mis le pied[Par GaelleGuilissen] [avant qu'un seul d'entre nous eût mis le pied] "avant qu'un seul d'entre nous n'eût mis le pied" dans son palais ! Votre roi ! Est-ce que c’est moi qui vous prends vos enfants ? C’est lui.

Comment, lui ? interrompirent cent voix.

Oui, lui ! Contre qui vont-ils marcher, vos enfants ? Contre l’ennemi. Qui a attiré l’ennemi en France ? C’est le roi. Qu’allait-il faire hors de France, lorsque de braves patriotes l’ont arrêté à Varennes ? Chercher l’ennemi ! Eh bien, l’ennemi est venu. Faut-il l’accueillir comme on l’a fait à Longwy ? Faut-il lui ouvrir les portes de Paris ? Faut-il devenir Prussien, Autrichien, Cosaque ? Ô folles créatures ! peut-être les attendez-vous avec impatience, ces assassins, ces brûleurs, ces violeurs ! et dans le geste que vous faites pour les inviter à venir, peut-être y a-t-il encore plus d’obscénité que de trahison.

Que dis-tu donc là ? s’écrièrent les femmes.

Ce que je dis ? reprit Danton en montant sur une borne, je dis que, si vous croyez, parce que vous les avez portés dans votre ventre, parce qu’ils sont sortis de vos entrailles, parce que vous les avez nourris de votre lait, si vous croyez que vos enfants sont à vous, vous vous trompez étrangement ! Vos enfants sont à la patrie. L’amour, la génération, l’enfantement, tout cela est pour la patrie ! La maternité individuelle n’est qu’un moyen de donner des défenseurs à la mère commune, la France ! Ah ! misérables renégates que vous êtes ! la France se met d’un côté, et vous de l’autre ; la France crie : « À moi ! à l’aide ! au secours ! » Vos enfants s’élancent à ce cri et vous les retenez ! Il ne vous suffit pas d’être des mères lâches, vous êtes des filles impies. Oh ! moi aussi, j’ai deux enfants, nés dans des heures sacrées ; que la France me les demande, je lui dirai[Par GaelleGuilissen] [que la France me les demande, je lui dirai] "que la France me les demande et je lui dirai" : « Mère, les voilà ! » J’ai une femme que j’adore ; que la France me la demande, je lui dirai[Par GaelleGuilissen] [que la France me la demande, je lui dirai] "que la France me la demande et je lui dirai" : « Mère, la voilà ! » Et que, après mes enfants et ma femme, la France me crie : « À ton tour ! » je bondirai au-devant du gouffre en disant : « Mère, me voici ! »

Les femmes se regardèrent étonnées.

Ô sainte liberté ! s’écria Danton, moi qui croyais le jour du sacrifice arrivé, et le jour de la fraternité près d’éclore, je me trompais donc ! Ô natures perverses, c’était à vous qu’il était réservé de me briser le cœur, c’était à vous qu’il était donné de faire une chose plus difficile que de tirer le sang de mes veines, c’était à vous qu’il était donné de me tirer les larmes des yeux ! Malheur à qui fait pleurer Danton, car il fait pleurer la Liberté même !

Et des larmes, de vraies larmes d’amour pour la France, commencèrent de couler sur les joues de Danton.

C’est qu’en effet Danton était la voix sombre et sublime de la patrie ; ce n’était point à tort qu’il disait : Celui qui fait pleurer Danton fait pleurer la Liberté. L’acte chez lui était au service de la parole ; il dit de sa voix énergique et profonde : « Que la Révolution soit ! » et la Révolution fut.

Née de lui, la Révolution mourut avec lui.

À la vue de ces pleurs roulant sur le visage de Danton, les femmes bouleversées n’y purent tenir plus longtemps : les unes l’arrachèrent de la borne et le serrèrent entre leurs bras ; les autres s’enfuirent en cachant leur visage dans leur tablier.

Jacques Mérey avait vu toute cette scène depuis le commencement jusqu’à la fin[Par GaelleGuilissen] [depuis le commencement jusqu'à la fin] "depuis son commencement jusqu'à sa fin". D’abord, il s’était tenu à l’écart, prêt à porter secours à son ami, si besoin était ; puis il avait admiré cette prodigieuse éloquence qui savait se plier à toutes les circonstances, parlementaire à la tribune, populaire sur la borne ; il avait entendu ses premières paroles burlesques, violentes, obscènes ; il avait vu ce masque effrayant s’animer et s’embellir de sa fureur vraie ou simulée ; il avait senti pénétrer jusqu’au fond de son cœur ces syllabes brusques dardées comme des coups d’épée ; puis, quand Danton pleura, lui, laissa tout naturellement couler ses larmes.

Danton, débarrassé de ces femmes, s’essuya le visage, vit Jacques Mérey à dix pas de lui, le reconnut et se précipita dans ses bras.

Danton, nous l’avons dit, se rendait à l’Assemblée nationale. Les premiers mots, les premières preuves d’affection échangées entre les deux amis : – Il n’y a pas de temps à perdre, dit Danton à Jacques ; je vais à l’Assemblée pour y provoquer une mesure de la plus haute importance ; viens avec moi.

L’Assemblée était dans une grande agitation : des nouvelles venaient d’arriver de Verdun. L’ennemi était à ses portes et le commandant Beaurepaire avait fait le serment[Par GaelleGuilissen] [fait le serment] "fait serment" de se faire sauter la cervelle plutôt que de se rendre. Mais on assurait qu’il y avait dans la ville un comité royaliste qui forcerait la main au commandant Beaurepaire.

À la vue de Danton, un grand murmure se fit.[Par GaelleGuilissen] [un grand murmure se fit.] Il y a ici un retour à la ligne dans le journal. Danton ne parut pas même l’entendre.

Il monta à la tribune, et, sans trouble, sans hésitation, il demanda les visites domiciliaires[Par ShanonPomminville] [les visites domiciliaires] Voir la note sur les visites domiciliaires au chapitre précédent. .

Une opposition très vive éclata, on parla de la liberté compromise, du domicile violé, du secret du foyer mis au grand jour.

Danton laissa dire avec un calme dont on l’eût cru incapable ; puis, quand la tempête fut apaisée : – Quand une armée étrangère est à soixante lieues de la capitale, quand une armée royaliste est au cœur de Paris, il faut que ceux qui sont sous la main de la France sentent peser cette main sur eux[Par GaelleGuilissen] [sur eux] "sur elle" (sic). Vous êtes tous d’avis que sans la Révolution nous péririons, que la Révolution seule peut nous sauver.[Par GaelleGuilissen] [que la Révolution seule peut nous sauver.] "que la Révolution seule peut nous sauver..." Eh bien, si je représente comme ministre de la Justice la Révolution, il faut que je connaisse les obstacles qu’on nous oppose et les ressources qui nous restent. Que venez-vous me parler de liberté compromise, de domicile violé, de secrets mis au grand jour ! Quand la patrie est en danger, tout appartient à la patrie, hommes et choses. Au nom de la patrie, je demande, j’exige les visites domiciliaires !

Danton l’emporta. Les visites domiciliaires furent décrétées, et, pour qu’on n’eût pas le temps de rien cacher aux visiteurs, on décida qu’elles commenceraient la nuit même.

Jacques Mérey se chargea d’aller tranquilliser madame Danton ; quant à lui, Danton, il se rendrait sans perdre un instant au ministère de la Justice, où il donnerait ses ordres, et où il prendrait ses mesures pour qu’ils fussent exécutés.

Il invitait madame Danton, si elle craignait quelque chose, à venir l’y rejoindre.

La pauvre femme craignait tout ; elle fit charger une voiture de ses effets les plus nécessaires, et se décida, ce qu’elle n’avait pu faire encore, à aller habiter le sombre hôtel avec son mari.

Jacques Mérey l’y conduisit. Madame Danton voulait le retenir à l’hôtel ; elle pensait que plus il y aurait d’hommes dévoués autour de son mari, moins il y aurait à craindre pour lui.

Mais il était quatre heures du soir ; la générale commençait de battre dans toutes les rues, et chacun était averti de rentrer chez soi à six heures précises.

En un instant, la population disparut comme par enchantement ; on entendit ce fatal claquement des portes qui se ferment, claquement que nous avons si souvent entendu depuis ; toutes les fenêtres suivirent l’exemple des portes. Des sentinelles furent mises aux barrières, la Seine fut gardée, et, quoique les visites ne dussent commencer qu’à une heure du matin, chaque rue fut interceptée par des patrouilles de soixante hommes.

Jacques Mérey ne voulait pas, pour son début à Paris, commencer par désobéir à la loi. Au milieu de la solitude la plus absolue, il rentra à l’hôtel de Nantes, et, mourant de faim, se fit servir à dîner.

On lui apporta sur une assiette un billet proprement plié et cacheté de cire noire.

Le cachet représentait une cloche fêlée avec cette devise : Sans son.

À ce cachet noir, à ce jeu de mots lugubre qui servait à indiquer que l’épître venait du bourreau, Jacques Mérey devina ce que contenait la lettre.

C’était l’éclaircissement qu’il avait demandé à l’exécuteur sur la persistance de la vie après la séparation de la tête et du corps.

Il ne se trompait pas. Voici la brève explication que contenait la lettre :« Citoyen,» J’ai fait l’épreuve moi-même. Ayant tranché la tête à un condamné nommé Leclère,[Par GaelleGuilissen] [J'ai fait l'épreuve moi-même [...] un condamné nommé Leclère] La ponctuation est un peu différente : "J'ai fait l'épreuve moi-même, ayant tranché la tête à un condamné nommé Leclère ;" j’ai saisi, au moment où elle allait tomber dans le panier, la tête par les cheveux, et ayant approché son oreille de ma bouche, j’ai crié son nom.[Par GaelleGuilissen] [j'ai crié son nom.] Il y a ici un retour à la ligne dans le journal. L’œil fermé s’est rouvert avec l’expression de l’effroi, mais s’est refermé presque aussitôt.» L’épreuve n’en est pas moins décisive ; la vie persiste, c’est du moins mon avis[Par ShanonPomminville] [c'est du moins mon avis] Réponse tout à fait prévisible puisque Dumas, dans l'ensemble de son oeuvre, retient la thèse de la persistance de la vie chez les décapités. La lecture de cette récurrence doit cependant se faire en dehors des limites de la science elle-même et se prolonger dans le champ du symbolique. Que peut symboliser cette persistance de la vie après la mort ? Qu'engendre dans l'imaginaire du XIXe siècle ce prolongement improbable ? Question difficile, pourtant, l'hypothèse de la Révolution se prolongeant indéfiniment doit être approfondie. La succession des régimes politiques tout au long du XIXe siècle et le retour systématique des auteurs à ce point originel de la fondation de la Première République permettent d'envisager le traitement de la décollation chez Dumas comme l'indice d'une conception de la Révolution incapable d'aboutir à son point d'achèvement, d'une conception de la Révolution qui dépasse le contexte révolutionnaire à proprement dit, pour englober tout le XIXe siècle en cours. .» Celui qui n’ose se dire votre serviteur,» SANSON. »

Cette presque certitude flatta l’amour-propre de Jacques Mérey, puisqu’elle confirmait son opinion ; mais elle lui ôta quelque peu de son appétit.

Il voyait toujours dans la pénombre de sa chambre cette tête sanglante aux mains du bourreau, l’œil gauche démesurément ouvert et écoutant avec la double expression de l’angoisse et de l’effroi.


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