Corpus La Femme grenadier

Chapitre 2

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CHAPITRE II.

Le sommeil, ce bienfait de la nature, qui tempère tous les maux, vous les fait oublier un moment, et quelquefois vous prolonge vos jouissances[Par Victoire Bech]Commencer un chapitre par la formulation d'une vérité générale est un procédé récurrent de Gacon-Dufour dans ce roman., vint enfin apporter un peu de calme à mon esprit agité. L’on était près de se réunir pour le déjeuner[Par Victoire Bech] À cette époque, le déjeuner correspond à notre actuel petit-déjeuner., lorsque je m’éveillai ; ma fidèle gouvernante me prit dans ses bras : je ne chercherai point, me dit-elle, à vous donner des consolations, mais à vous inspirer du courage ; vous allez revoir Dorimond, prenez assez de force sur vous-même pour feindre de n’avoir point entendu hier son discours, et laissez-moi le temps de chercher d’anciennes connaissances qui pourront vous donner un asile qui vous convienne mieux ; ma chère Hortense, permettez-moi de vous servir de mère ; vous fûtes confiée à mes soins quand le sort vous priva de celle qui vous aurait guidée dans tout le cours de votre vie[Par Victoire Bech]Dans ses écrits relatifs à la défense des femmes, Gacon-Dufour insiste sur le rôle éducatif de celles-ci : la mère est celle qui est chargée de guider ses enfants. Mais la maternité est plus sociale que naturelle, comme le montrent les nombreuses mères de substitution du roman. ; je remplirai avec soin la tâche que je me suis imposée, et j’espère, si vous voulez me seconder, vous faire couler des jours, sinon heureux, au moins paisibles.

La reconnaissance me fit répandre des larmes moins amères que celles de la veille ; je n’étais pas dans une position à commander aux circonstances, il fallut m’y soumettre ; je consentis à me réunir à la famille pour le déjeuner. Dorimond m’aborda avec beaucoup de civilités, me demanda pardon de me quitter, mais qu’il venait de recevoir une lettre de sa sœur, dont le mari avait été régisseur des terres de mon père, qui lui annonçait l’arrivée d’une fille unique qu’elle avait, et que des raisons importantes la forçaient d’envoyer dans la capitale ; qu’il allait à sa rencontre à la diligence[Par Victoire Bech]Ancienne voiture tirée par des chevaux assurant un service régulier et public de transport de voyageur.. C’est une nouvelle hôte que je vais vous amener, ma mère, dit-il à madame Lavalé : pendant mon absence, je vous prie d’avoir pour ma jeune parente, les égards que j’aurais pour quelqu’un qui aurait l’avantage de vous appartenir[Par Victoire Bech] Comme quelqu'un qui appartiendrait à votre famille.. Je dois dire à la louange de madame Lavalé, qu’elle mettait tout en œuvre pour dissiper la mélancolie qui m’accablait, mais cette pauvre femme le faisait avec des manières si plaisantes, qu’elle aurait fait rire une personne moins profondément affectée. Elle me proposa de me mener à la convention nationale[Par Victoire Bech] La Convention nationale est le nom donné à l'Assemblée nationale durant la Première République. Elle fut élue au suffrage universel masculin et siégea du 21 septembre 1792 au 26 octobre 1795. ; l’essai que j’avais fait, la veille, de son assemblée de section, m’avait ôté toute envie d’en revoir aucune autre ; je refusai positivement. Dorothée m’assura que ce n’était pas la même chose que celle de la veille ; qu’il y avait des gens d’un grand mérite, et qui me feraient beaucoup plus de plaisir ; que souvent elle y allait, elle qui ne voudrait pas pour tout au monde aller aux autres. Toutes ces raisons ne me firent point changer, je persistai dans mon refus, et madame Lavalé, qui serait tombée malade de chagrin, si elle avait manqué une occasion d’entendre politiquer[Par Victoire Bech] Raisonner sur des questions politiques, parler de politique., quoiqu’elle n’y comprît rien, y fut avec Dorothée.

À peine avions-nous eu le temps de nous concerter, ma gouvernante et moi, que Dorimond rentra avec une grande fille d’une fort mauvaise tournure, un air gêné, un teint basané, gauche dans toutes ses manières. Quand Dorimond se fut assuré que sa mère et sa fille étaient sorties, il dit à cette grande fille : Angélique, voici mademoiselle de Chabry et sa gouvernante ; Angélique se jeta dans mes bras avec un transport que j’eus beaucoup de peine à réprimer : puis, me quittant, elle fut embrasser ma gouvernante, en l’appelant par son nom ; Angélique n’eût pas plutôt parlé que ma gouvernante la serra dans ses bras ; elle nous y mit toutes les deux, et, suffoquée de joie, elle me dit d’embrasser mon frère[Par Victoire Bech] Première apparition du thème du travestissement qui aura une très grande importance dans la suite du roman. ; je reculai d’étonnement, et pouvais à peine la croire. Dorimond, que je regardais, en cherchant à lire dans ses yeux, mit fin à mon étonnement, en m’apprenant qu’il avait été forcé, pour sauver mon frère, de le dénoncer et de demander, comme une grâce, le privilège de l’arrêter. Je pressais Dorimond contre mon cœur, et cherchais, par mes caresses[Par Victoire Bech]Ici, le mot caresses a pour sens « marque d'estime ou de bienveillance qui se manifeste en paroles »., à effacer l’injure que je lui avais faite de le soupçonner. Après avoir recommencé nos embrassements, je considérai mon frère, qui était la vivante image de mon père, dont j’avais le portrait à mon col[Par Victoire Bech]Autour du cou.. Il fut décidé, vu l’a parfaite ressemblance, que je me priverais de porter ce bijoux. Dorimond nous assura qu’il était essentiel, pour la sûreté de notre secret, que sa mère et sa fille l’ignorassent. Heureusement l’assemblée où madame Lavalé et sa fille étaient, se prolongea assez pour nous donner le temps de réparer la toilette d’Angélique, et lui faire prendre des manières moins gauches ; c’était surtout la révérence qui était risible ; nous la lui fîmes faire au moins vingt fois sans succès ; nous fûmes obligées de convenir que je me moquerais d’elle, avec Dorothée, sur son air provincial.

Mes craintes sur le sort de mon frère n’existaient plus ; mais je ne pouvais me dissimuler combien il courait de dangers dans une maison où la maîtresse accueillait tout ce qu’elle croyait être patriote, et sans examen.

Quand madame Lavalé rentra, Dorimond lui présenta la grande Angélique qui avait déjà avec nous un air de familiarité très-remarquable ; à toute minute elle se trompait ; au lieu d’appeler Dorimond mon oncle, elle lui disait, mon ami ; à moi, ma chère Hortense ; à ma gouvernante, ma chère madame Bontems ; mais ce qui me fit trembler, c’est lorsque nous passâmes dans la salle à manger, Angélique fut offrir la main à madame Lavalé ; son parent, le garde national, qui était en possession d’être l’écuyer[Par Victoire Bech] Qui est en droit, du fait de son statut de neveu, de servir à sa tante d'écuyer, c'est-à-dire ici, de la tenir par la main jusqu'à la table. de sa tante, fut presque culbuté par la robuste Angélique, à qui Dorimond dit : ma nièce, les manières de la capitale sont différentes de celles de la province. Angélique but et mangea comme quatre, elle paraissait rayonnante de joie ; moi-même je ne pouvais contenir la mienne ; madame Bontems était rajeunie ; nous étions tous contents, à l’exception de Dorothée qui nous examinait avec beaucoup d’attention. Nous étions heureusement à la fin de l’hiver, ce qui empêcha madame Lavalé de nous proposer la promenade, mais nous ne pûmes nous refuser de l’accompagner à l’Opéra, où l’on donnait la Rosière républicaine[Par Victoire Bech] Opéra en un acte de André-Ernest-Modeste Gétry connu également sous les titres de La Fête de la Vertu ou La Fête de la Raison et dont le livret est de Sylvain Maréchal. Cet opéra prône le culte de la Raison contre le fanatisme. Il fut présenté pour la première fois le 26 décembre 1793 au Théâtre des Arts à Paris qui est ici nommé «l'Opéra» puisque, suite à l'incendie de son théâtre d'accueil, la troupe de l'Opéra y est hébergée. Ce théâtre était situé rue de la Loi (aujourd'hui rue de Richelieu), à l'emplacement actuel du square Louvois dans le 2e arrondissement parisien. ; cette pauvre Angélique cherchait à se rapetisser le plus qu’elle pouvait ; malgré tous ses efforts, elle était, pour une femme, d’une taille gigantesque.

Dorimond n’avait osé refuser à sa mère la compagnie d’Angélique, dans la crainte de lui donner quelques soupçons : le malheureux était sur les épines ; en effet, dans un moment où tout était suspect, mener à l’Opéra un homme proscrit et dénoncé par lui, déguisé en femme, cela était fort dangereux ; d’un autre côté, mettre madame Lavalé dans la confidence, c’était vouloir divulguer notre secret ; il fallut risquer le tout pour le tout, et attendre du destin qui nous avait déjà réunis, la fin de cette aventure qui pouvait devenir très-tragique.

Heureusement, à la sortie de l’Opéra, nous ne trouvâmes pas cette foule de domestiques empressés de faire avancer les voitures ; le jeune Lavalé[Par Olivier Ritz] Gacon-Dufour introduit peu ses personnages. Le neveu de Madame Lavalé surgit dans le texte sans être présenté, alors qu'il va jouer un grand rôle par la suite. me donna le bras, ainsi qu’à sa tante ; Dorothée accompagna ma gouvernante, et la fausse Angélique eut pour écuyer le bon Dorimond ; nous regagnâmes, sans accident, la maison de madame Lavalé. De temps à autre je regardais derrière moi, pour m’assurer si mon frère et Dorimond nous suivaient ; je n’étais pas maîtresse d’un secret pressentiment, et la satisfaction que j’avais éprouvée à l’Opéra était mêlée d’une inquiétude qui paraissait sur ma physionomie. Madame Bontems, accoutumée à lire dans mon âme, s’aperçut bientôt de ce qui m’agitait ; elle fut la première à demander ce que pouvait être devenu monsieur Dorimond ; qu’il fallait qu’il eût pris un chemin différent, puisque déjà nous étions rendues, et qu’il ne paraissait pas. Madame Lavalé n’était pas inquiète, et cela me rassura pour un moment. Chaque mouvement de la porte me faisait tressaillir ; mais jugez de ma terreur quand je vis entrer deux gendarmes et un officier de police qui demanda monsieur Dorimond, et qu’on eût à lui rendre compte des personnes qui habitaient sa maison. Je devins tremblante comme une feuille ; heureusement madame Lavalé, qui ne savait rien, ne put que répéter les contes qu’on lui avait faits, et avec une assurance qui en imposa aux visiteurs ; elle nous présenta comme deux parentes de son gendre ; elle donna le nom de madame Bontems. Quand on me demanda le mien ; je fus prête à décliner le véritable, heureusement ma gouvernante ne m’en laissa pas le temps, et déclara que je me nommais Hortense Bontems. Et cette autre grande fille qui était avec Dorimond, reprit l’officier ? Je m’empressai de répondre qu’elle s’appelait Angélique Dorimond ; vous vous trompez, reprit madame Lavalé, c’est la fille de la sœur de mon gendre, elle ne peut porter le nom de son oncle, on la nomme Angélique Blançai ; elle est arrivée ce matin par la diligence de Bourges, et il est aisé de s’apercevoir, à son air gauche, qu’il y a fort peu de temps qu’elle habite la Capitale. Autant j’avais désiré le retour de Dorimond, autant je le redoutai pendant la présence de ces trois hommes, qui semblaient chercher à deviner ce que nous avions grand intérêt de cacher. Ils parurent se contenter de la réponse de madame Lavalé, et sa réputation de patriotisme nous sauva d’un grand embarras.

Dorimond fut encore plus d’une heure à reparaître ; mon inquiétude devint si grande, que le jeune Lavalé me proposa d’aller s’informer où il pouvait être ; je le remerciai, et lui répondis que la visite de ces messieurs causait seule mon inquiétude ; que nous étions dans un temps où toutes les craintes étaient permises ; que je ne me pardonnerais jamais d’avoir été la cause immédiate du moindre désagrément qui pourrait arriver à monsieur Dorimond ; que notre intention n’étant pas d’habiter Paris, je le prierais, dès demain, de me chercher un asile à la campagne, où nous étions résolues de nous fixer.

Le jeune Lavalé parut atterré de ma résolution ; il mit tout en œuvre pour me rassurer, et partit sur-le-champ se mettre à la recherche de son parent.

Madame Lavalé me plaisanta et de mon inquiétude, et de l’intérêt que j’inspirais à son neveu. Elle prit de là occasion de me faire son éloge, et finit par me dire qu’elle concevait l’espoir de m’appartenir[Par Victoire Bech] Mme Lavalé manifeste ici son désir de voir Hortense épouser son neveu.. J’écoutais impatiemment tous ces discours, j’allais même lui en témoigner mon mécontentement, lorsque monsieur de Lavalé rentra avec précipitation, nous annonça l’arrivée de Dorimond et de sa nièce. Je le remerciai affectueusement ; le pauvre jeune homme me baisa la main avec une expression si forte, qu’il me fit apercevoir que madame Lavalé n’avait que trop bien jugé. Dorimond mit fin à notre situation par sa présence ; sa mère lui fit de vifs reproches, et lui rendit compte de la visite que nous venions de recevoir. Tout cela s’arrangera demain, dit Dorimond ; en attendant, allons nous reposer.

Hortense, me dit-il, je suis fâché que ma maison ne soit pas plus grande, et d’être dans l’impossibilité de vous offrir un appartement seul : l’arrivée inattendue de ma nièce en est cause ; il faut que vous occupiez, avec madame Bontems, la même chambre, ayant destiné celle que vous habitez depuis votre séjour ici, à Angélique.

Je souscris, sans répugnance, à son arrangement ; mais il n’en fut pas de même de madame Lavalé, qui voulait absolument que madame Bontems et sa nièce ne fussent point gênées, disant qu’Angélique et Dorothée pouvaient loger dans la même chambre, que le lit de Dorothée était même assez grand pour les deux cousines, et que cela nous gênerait beaucoup moins. Mon frère pouvait à peine se contraindre : un fol rire s’était emparé de lui : l’idée de le faire coucher avec Dorothée lui paraissait si plaisante, qu’il m’a avoué depuis, qu’il avait été tout près de l’accepter.

Dorimond qui en savait plus long que sa mère, décida impérativement que nous logerions comme il l’avait arrangé. Nous prîmes tous congé les uns des autres, et à mon grand contentement, je me trouvai enfermée avec ma gouvernante et mon frère.


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