CHAPITRE III.
Après de longues souffrances, un quart d’heure de bonheur est saisi avec empressement : telle était ma position ; depuis deux jours, j’avais passé successivement des craintes les plus vives aux sensations les plus douces.
Angélique ne se vit pas plutôt seule avec nous, qu’elle se débarrassa de ses habits de femme ; elle défit une perruque si artistement arrangée, que l’on eût juré que c’était ses cheveux : à la vérité la perruque était blonde et sa figure très brune, ce qui faisait un contraste frappant. Angélique avec des traits réguliers était fort laide, et le vicomte de Chabry[Par Chloe Thevret] Le frère de l'héroïne, fils et héritier du marquis de Chabry, porte le titre de vicomte. était un fort joli garçon. Je le priai de nous dire quelle raison l’avait retenu si longtemps loin de nous : il me répondit que dans toute autre circonstance il en aurait éprouvé beaucoup de satisfaction, mais que dans celle où il se trouvait, il avait été trois heures dans une anxiété difficile à décrire. En sortant de l’opéra, nous[Par Olivier Ritz] À partir d'ici et pendant plusieurs lignes, c'est le frère de la narratrice principale qui raconte au discours direct ce qui lui est arrivé. fûmes acostés par un des membres de notre section, qui plaisanta Dorimond sur sa compagne ; as-tu envie, continua ce mauvais plaisant, de donner des frères naturels à Dorothée[Par Victoire Bech]À l'époque, on distinguait les enfants naturels et les enfants légitimes, les premiers désignant les enfants nés hors mariage. Cette distinction restera inscrite dans la loi jusqu'en 2006. ? Dorimond s’empressa de lui dire que j’étais sa nièce ; il allait nous quitter, quand, par malheur, un maudit colporteur[Par Victoire Bech]Vendeur ambulant. se mit à crier une victoire remportée par l’armée de Sambre et Meuse[Par Chloe Thevret] Armée de la Révolution française ayant notamment participé à la conquête de la Hollande.. Notre importun acheta le journal, et nous força d’entrer dans un café pour en entendre la lecture. La foule était grande, beaucoup de nouvellistes[Par Victoire Bech]Ici, lecteurs réguliers des journaux plutôt que journalistes. La Révolution française s'est accompagnée d'un grand mouvement d'expansion de la presse écrite qui s'est poursuivie au XIXe siècle. Il n'était pas rare que les hommes se réunissent pour lire ensemble les journaux. Il semble que l'on assiste à une scène de ce genre. s’étaient réunis ; chacun parlait diversement et de la victoire et de la position de l’armée. Une femme au milieu de ces groupes attirait l’attention ; j’étais lorgné, poussé, interrogé : je ne pouvais bientôt plus résister. Assis, j’aurais été moins remarqué ; mais debout, à côté de Dorimond qui paraissait sortir de ma poche, j’attirais tous les regards ; heureusement, je fixai aussi ceux de la cafetière qui m’offrit une place à côté d’elle ; je ne fus guère plus tranquille, les quinquets[Par Chloe Thevret] Lampe à double courant d'air et à réservoir supérieur. qui l’entouraient jetaient un trop grand jour sur moi, et tous ceux qui entraient me fixaient et faisaient foule près du comptoir.
Enfin, le lecteur affidé[Par Chloe Thevret] Un habitué du lieu. de ce café parut : il était muni d’un bulletin du comité de la guerre[Par Victoire Bech]Le comité de guerre est un des plus important comité de la Convention nationale. Il était chargé de tout ce qui a trait à la guerre et aux lois militaires. Il fut dissout en 1795. , qui annonçait officiellement le détail de la bataille ; tous les curieux se rangèrent autour de lui. Il était appuyé sur le comptoir et pérorait avec un air qui en imposait à tous les spectateurs. Je levai par hasard les yeux sur lui, et à mon grand étonnement, je vis dans l’orateur mon ancien professeur au collège ; c’était bien là le cas de lui dire : M. l’abbé[Par Victoire Bech]Gacon-Dufour amorce ici, en insistant sur la duplicité d'un abbé s'étant reconverti en révolutionnaire, une critique des membres de l'Église qui courra pendant tout le roman., qui vous eût reconnu dans cet équipage ; il était en petit uniforme national, un gros catogan*[Par Chloe Thevret] Coiffure portée par les soldats d'infanterie au dix-huitième siècle puis par les femmes, et qui consiste en une pelote de cheveux roulés et attachés par un nœud sur la nuque. , un chapeau sur le coin de l’oreille : il ressemblait autant à lui-même, que moi à une femme.
Après qu’il eut fini sa lecture, il en tira la quintessence d’un ton ampoulé*[Par Chloe Thevret] Plein d'emphase et d'exagération., comme dans le temps où il était professeur ; j’aurais eu les yeux bandés, que je l’eusse reconnu. Il y avait au moins une heure que j’étais sur les épines, quand le maître*[Par Chloe Thevret] Le tenancier du café. du café prévint l’assemblée qu’il était temps de se retirer : Dorimond ne fut pas un des derniers à prendre son parti. À peine dans la rue, nous entendîmes un rappel ; nous prîmes des rues détournées pour éviter les corps-de-garde, et après une grande heure de marche, nous arrivâmes enfin, non sans avoir été accostés vingt fois par des curieux ou des importuns. Voilà, ma chère Hortense, les motifs qui ont décidé notre arrivée et qui vous ont causé une aussi vive inquiétude.
Madame Bontems représenta à mon frère qu’il était impossible qu’il restât encore longtemps avec son déguisement, que madame Lavalé qui était dans la bonne foi, l’exposerait sans cesse à des inconvénients ; qu’elle croyait qu’il serait plus prudent de sortir de cette maison, et, sous un nom supposé, aller habiter un village à quelques distances de Paris. Vos conseils sont excellents, ma chère amie, lui dis-je, mais comment faire ? Je ne crois pas que votre fortune soit assez considérable pour nous trois, en supposant que nous consentions à vous être importuns ; et celle de notre père n’est plus en notre disposition. Je possède environ trois mille francs en assignats*[Par Chloe Thevret] Papier-monnaie émis en France de 1789 à 1796 dont la valeur était « assignée » (gagée) sur la vente des « biens nationaux »., dit mon frère ; et moi, répondit ma gouvernante, j’ai entre mes mains plus de trois cent mille francs en valeur réelle : ne croyez pas que cette somme m’appartienne, elle est à vous, Hortense ; votre père en quittant la France, prévit l’instant où vous seriez forcée de sortir de votre couvent ; il m’a remis les diamants de votre mère, en me faisant promettre de ne point vous quitter ; quant à mon fils, ajouta-t-il, il viendra me rejoindre, il a son nom et son rang à soutenir ; mais pour ma fille, les mêmes inconvénients n’existent pas, et si, comme je l’espère, nous rentrons dans tous nos droits, il me sera facile d’obtenir une place pour elle dans un chapitre[Par Victoire Bech] Assemblée tenue par les religieux ou les religieuses d'un ordre ou d'un monastère. quand ils seront rétablis. Mon frère et moi, écoutions madame Bontems avec une attention mêlée de regret pour la folie de mon père qui, de sang-froid, sacrifiait ses deux enfants en faisant expatrier l’un et en abandonnant l’autre[Par Victoire Bech]Comme dans le chapitre 1, Gacon-Dufour critique de manière très virulente l'émigration du père de la narratrice : ici, il est décrit comme un mauvais père, capable de sacrifier ses enfants pour défendre des idéaux iniques. .
Quand j’aurais la possibilité de quitter mon pays, reprit mon frère, avec la certitude d’y rentrer victorieux, je me croirais un monstre d’aller me joindre aux ennemis de ma patrie ; je respecte les préjugés de mon père, mais jamais je ne partagerai ses erreurs ; je suis jeune, je puis embrasser le métier des armes ; toi, ma chère Hortense, avec la dot que mon père t’a laissée, tu peux vivre heureuse, et m’offrir un asile si je survis aux dangers qu’entraîne avec soi le sort des combats. J’ai du plaisir à penser que mon père, abjurant ses erreurs, viendra finir ses jours au milieu de ses enfants, et m’approuvera de lui avoir désobéi ; il conviendra alors qu’un citoyen n’a rien de plus cher que sa patrie, et qu’il s’avilit à ses propres yeux quand il est ingrat envers elle, tel tort apparent qu’elle puisse avoir.[Par Victoire Bech]Dans ce paragraphe, le vicomte de Chabry insiste sur une des valeurs importantes de la période révolutionnaire et du moment de l'écriture du roman : le patriotisme.
Madame Bontems embrassa mon frère et nous pronostiqua un avenir heureux. Nous nous couchâmes dans cette espérance, qui répandit un baume consolateur dans nos âmes, et nous fit passer une excellente nuit.