CHAPITRE II.
Ma vertu échoue contre la morale d’une courtisane. Je deviens ingrat, criminel ; j’oublie jusqu’à Sophie.
Un matin que M. de… se trouvait retenu chez lui par une légère indisposition, je me rendis de sa part chez Coralie pour la prévenir du motif qui l’empêchait de sortir. Elle était encore au lit lorsque je me fis annoncer. Le petit jour qui régnait dans l’alcôve[Par Elise Frenois] Alcôve : enfoncement dans une chambre pour y mettre le lit. faisait ressortir tous les charmes dont la nature l’avait pourvue. Elle était dans un désordre vraiment piquant, et paraissait jouir des douceurs du sommeil. Dans la crainte de troubler son repos, je voulus m’éloigner ; mais alors se réveillant fort à propos, et me rappelant au moment où je voulais me retirer, elle me railla[Par Elise Frenois] Railler : tourner en ridicule, se moquer. sur ma modestie et sur ma belle retenue ; ensuite elle me fit asseoir auprès de son lit, et fit mouvoir tous les ressorts de la coquetterie ; mais ses moyens de séduction eussent échoué contre ma rigidité, si elle n’en eût déployé de plus puissants ; en effet, je ne voulais point trahir les droits de la reconnaissance, ni ceux de l’amour. D’ailleurs j’avais des obligations à M. de… La seule idée de tromper la confiance de mon bienfaiteur m’eût fait rougir, et j’eusse regardé cela comme un crime impardonnable. Coralie, qui s’en aperçut, s’imagina lever ces scrupules en m’avouant l’impression que j’avais faite sur son cœur. Elle accompagna cet aveu de gestes expressifs ; mais semblable à un nouveau Caton[Par Anastasia Lobbe] En référence à Caton l'Ancien, Caton est le nom que l'on donne à un homme qui semble très sage, austère et sévère. je fus pendant longtemps inflexible ; j’opposai à ses moyens de séduction, mes devoirs, mes principes et les égards que je devais à M. de… À cette réponse Coralie partit d’un grand éclat de rire. « Quoi ? me dit-elle, après m’avoir persiflé de nouveau sur ma fausse délicatesse, vous faites consister la vertu à balancer entre les faveurs d’une jolie femme, et les remords d’avoir fait un prétendu attentat aux lois de la reconnaissance[2] ! vous faites consister l’honneur à respecter les droits d’un homme à qui vous croyez avoir des obligations ! en vérité cette belle retenue est digne d’un nouveau Céladon[Par Anastasia Lobbe] En référence au personnage de L'Astrée de Honoré d'Urfé, publié de 1607 à 1627, Céladon est un amant sentimental, délicat et passionné. tel que vous ; et même vous ne mériteriez pas que je prisse la peine de vous ouvrir les yeux ; cependant comme j’ai résolu de me charger de votre instruction, je veux bien vous désabuser et vous tirer de votre aveuglement ; mais songez que je veux trouver en vous un élève docile, et qu’il faut choisir entre ma confiance, ou ma haine et mon indignation ; écoutez-moi, et surtout pas d’observations. [2] Je prie mon lecteur d’observer que cette morale indulgente se trouve dans la bouche d’une courtisane. Je laisse aux vertueuses mères de famille le soin de la réfuter[Par Olivier Ritz] Rosny se défend avec une pointe d'ironie contre les accusations d'immoralité dont son roman pourrait être l'objet..
Pour qu’une femme à Paris soit accomplie, il faut qu’elle sache fouler aux pieds les préjugés, et secouer le joug établi par des usages aussi sots que ridicules ; sa réputation n’est qu’une vraie chimère, et heureuse celle qui a le bon esprit de s’élever au-dessus de la critique et de l’envie ; il y aurait de l’injustice à croire qu’une jolie femme, qui est le chef-d’œuvre de la divinité, doive être la propriété d’un seul ; et parce qu’un homme est riche, ou que l’ordre social lui aura donné sur elle une autorité aussi monstrueuse qu’arbitraire, faut-il pour cela qu’elle renonce pour jamais au bonheur et à tous les plaisirs ? parce qu’un homme aura su se procurer des droits sur son cœur ou sa personne, faut-il pour cela qu’il appesantisse sur elle tout le poids de son injuste autorité ? en un mot, parce qu’il lui aura plu de lui donner le titre d’époux ou d’amant, faut-il la condamner pour toujours aux regrets et à la tristesse ? l’inconstance fait le charme de la vie ; le changement est une double existence ; quiconque se pique d’une belle fidélité ne saurait connaître les véritables jouissances ; celles que l’on se procure dans l’ombre du mystère, ont un mérite de plus ; du fruit dérobé dans un jardin voisin a plus de goût, plus de saveur que celui que l’on peut cueillir librement ; il en est de même des faveurs de l’amour, lorsqu’elles sont prohibées elles en paraissent plus piquantes ; et la plupart de nos dames, pour embellir la société, ont pris le sage parti de renoncer à une austérité déplacée et mal entendue ; quand un homme s’avise de devenir épris de nos attraits, n’y aurait-t-il pas de l’injustice à l’en laisser jouir paisiblement ? n’y aurait-t-il pas de l’amour-propre et de l’égoïsme de sa part à prétendre en être le seul et unique possesseur ? si tous les hommes s’entendaient bien, et qu’ils voulussent se contenter d’un simple caprice, ne seraient-ils pas heureux chacun leur tour ? leur bonheur, en se représentant plus souvent, n’aurait-il pas à chaque fois le mérite piquant de la nouveauté ? enfin, la société elle-même n’y gagnerait-elle pas en rendant les égards plus nécessaires et les services plus communs ? Croyez-moi, ajouta-t-elle, celui qui ne sait pas jouir de la vie, celui qui est assez borné pour être l’esclave des sots préjugés, est le seul à plaindre ; la loi naturelle n’est-elle pas cent fois plus douce, plus agréable que celle établie par des coutumes ridicules, des usages barbares ? Aussi l’amabilité n’existe-t-elle que parmi une certaine classe de nos belles ; ce n’est que dans leur cercle que l’on trouve le véritable essaim des plaisirs ; l’autre classe qui critique celle-ci, n’est-elle pas aussi blâmable aux yeux du philosophe et de l’être pensant ? les femmes mariées frondent[Par Elise Frenois] Fronder : attaquer. sans ménagement les femmes entretenues[Par Elise Frenois] Les femmes entretenues étaient des femmes qui percevaient de l'argent et des présents de la part de leur amant. ; et la différence qui les sépare, est-elle donc si grande ? Quoi ! parce que les liens qui les assujettissent sont reconnus plus solides et plus valables que ceux d’une simple convention, il faudra pour cela mépriser les engagements qui sont libres, indépendants, et établis sur la volonté bien prononcée des deux parties ? Parmi nous la liberté fait le charme de nos liaisons, et si la nécessité nous oblige par fois d’agréer les hommages de certains individus qui n’ont que leurs richesses pour tout mérite, nous savons nous procurer quelques dédommagements par des infidélités qui deviennent alors excusables ; vous savez que rarement on aime celui qui n’est pas aimable, et lorsque nous nous abandonnons aux recherches d’un favori de la fortune, ce sont ses biens seuls qui forment l’objet de notre culte ou de notre adoration ; et comme nos cœurs ne sont pas plus exempts que d’autres des faiblesses humaines, il est bien juste que nous cherchions à nous dédommager des sacrifices et des privations que la raison nous impose. »[Par Carole Landa] Le raisonnement développé par Coralie a tout d'une argumentation rhétorique. Il tient lieu d'un manifeste en faveur du libertinage.
Ces captieux raisonnements[Par Anastasia Lobbe] Ces captieux raisonnements : raisonnements qui tendent à induire en erreur et à surprendre par quelques belles apparences. n’eussent point été encore suffisants pour me convaincre entièrement, mais Coralie accompagna sa morale de moyens de séduction si puissants, qu’il fut impossible au trop faible secrétaire de se maîtriser plus longtemps ; un bras blanc comme l’ivoire, en se passant autour de mon col, précipita ma chute… Je devins ingrat, criminel ; et dans le délire de mes sens j’oubliai les bienfaits de M. de…. J’oubliai, dans mon délire, jusqu’à l’amour de Sophie… Mais il était décidé que le châtiment allait suivre de près la faute ; il était dit que je serais puni le jour même de mon ingratitude, et que l’aimable Sophie serait complètement vengée.