CHAPITRE IV.
Je fais la connaissance d’un journaliste. Il veut m’associer à ses nobles travaux. Je le refuse. On verra pourquoi.
Je fis à ma chère Sophie l’aveu de tous ces détails, avec une franchise qui lui fit plaisir. Elle me pardonna ma liaison avec Coralie, d’autant plus volontiers qu’elle savait bien que le cœur n’y avait eu aucune part[Par Margaux Coratte] Le ton de légèreté qui accompagne les événements est ici frappant. À peine avouée, la faute de Firmin est déjà pardonnée. . Cependant ce revers de fortune me replongea de nouveau dans la détresse. Toutes mes sources étaient épuisées. Je méditais de mon grenier sur les moyens de réparer cette disgrâce ; en vain je me creusais la tête pour me frayer un chemin à la fortune, cette fortune fugitive s’échappait toujours, et s’évanouissait au moment où je croyais la saisir.[Par Margaux Coratte] Firmin prétend une nouvelle fois qu'il n'est pas responsable de ce qui lui arrive. Il n'est pas fautif de sa liaison avec Coralie, car c'est elle qui a usé de ses charmes pour le séduire. D'autre part, son échec en tant qu'écrivain n'est dû qu'à l'incertitude de la fortune, qui s'amuse à faire jouer au-dessus de lui les forces du hasard.
Au-dessous de nous demeurait un journaliste, dont l’existence n’était point très heureuse, mais qui pourtant vivait avec le produit de son travail. Les malheureux s’entendent, se rapprochent, se lient plus facilement que les gens riches ; la détresse resserre les nœuds de l’amitié, et je fis connaissance facilement avec mon voisin ; ce jeune homme avait, comme moi, passé par toutes les étamines de la fortune[Par Elisa Helm] Passer quelqu'un par l'étamine (expression figurée) : lui faire subir une sélection très sévère. L'étamine est un filtre utilisé en cuisine. ; il savait supporter ses rigueurs avec résignation ; et même au milieu de la misère, il conservait ce caractère de gaieté vraiment digne d’un philosophe ; il savait se conformer aux circonstances et voir tout du bon côté, et c’était sans plainte comme sans aigreur, qu’il supportait tous les maux attachés à la pauvre humanité.
Vous me ressemblez, me dit-il un jour, vous n’êtes point heureux, je n’en suis point surpris, c’est en général le sort des gens de lettres ; ils végètent presque tous, à moins que leurs talents éminents, ou leur supériorité bien reconnue, ne fixent l’attention du gouvernement[Par Margaux Coratte] Les autorités sont, selon le journaliste, à même de reconnaître et d'employer les meilleurs écrivains. Cette idée est défendue par Joseph Rosny lui-même, qui appelle les autorités à mettre de l'ordre dans la crise que traverse le monde des lettres et de l'édition au moment du Directoire.. Si vous voulez risquer les avantages comme les désagréments de mon état, je vous offre de le partager avec vous ; sans être lucratif, du moins il peut faire vivre ; les fonctions d’un rédacteur de journal ne sont point très difficultueuses ; l’esprit qu’il déploie est souvent un esprit d’emprunt ; les trois quarts du temps sa feuille n’est remplie que de productions étrangères ; une foule de gens se disputent le plaisir de lui préparer sa besogne[Par Margaux Coratte] Le discours du journaliste sur son propre métier est plein d'autodérision. Il avoue sans honte aucune que son activité ne nécessite que peu de facultés intellectuelles et qu'il est facile de se servir de ce que d'autres ont déjà écrit. ; et comme on l’a fort bien dit, un journaliste ressemble à l’homme aux petits crochets qui ramasse de tous les côtés ce qu’il peut attraper ; un journal est le dépôt des idées bonnes ou mauvaises des beaux esprits du jour, et de tous ceux qui ont la manie de vouloir émettre leur opinion ; pourvu que le rédacteur suive, de point en point, le chemin qui lui est frayé par ordre supérieur, ou par une politique émanée de l’autorité suprême, alors ses fonctions sont faciles à remplir ; pourvu qu’il ne s’avise pas de vouloir fronder ouvertement les abus, ou sortir des bornes qui lui sont prescrites, il peut couler une existence assez tranquille ; sans les limites étroites qui lui sont imposées, il pourrait même jouer un rôle important[Par Margaux Coratte] L'auteur fait certainement référence dans ce passage à la censure que subirent les auteurs ainsi que les journalistes au moment du Directoire. ; car c’est à lui qu’appartient le droit de réfléchir le mérite, ainsi que les erreurs des gouvernants : c’est lui qui révèle les secrets de toutes les cours, qui rend compte des ressorts politiques qui les font agir, qui transporte sur les ailes de la renommée les nouvelles les plus intéressantes ; en un mot, c’est lui qui est l’écho de tous les grands événements ; il voit à ses pieds les héros et les souverains ; il fait pencher à son gré l’opinion publique en faveur de tel ou tel. L’auteur qui débute, le comédien qui le fait valoir, jusqu’au parterre qui le siffle, tous sont sous sa verge de fer[Par Margaux Coratte] Tous sont sous sa verge de fer : tous subissent ses jugements implacables. ; le journaliste enfin étend ses droits sur toutes les classes de la société, et sans certain voyage[3] qu’il est journellement exposé à faire, son état serait, sans contredit, un des plus beaux et des plus honorables.[Par Margaux Coratte] Le caractère libre que semble représenter le métier de journaliste est vite démenti par la fin de ce discours : le journaliste ne peut pas exprimer des opinions contraires à celle du gouvernement sans courir le risque de grands risques. [3] L’auteur a voulu sans doute parler ici de la déportation à Cayenne, des journalistes proscrits depuis l’affaire du 18 fructidor, de l’an 5.[Par Margaux Coratte] Le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), le pouvoir directorial a fait un coup d'État contre les royalistes, devenus majoritaires dans les assemblées législatives (Conseil des Cinq Cent et Conseil des Anciens). Les députés royalistes, les prêtres réfractaires ainsi que certains journalistes ont été arrêtés et déportés en Guyane. C'est le voyage que redoute le journaliste.
Sans ce petit inconvénient j’eusse peut-être accepté cette proposition, mais l’idée du voyage de long cours n’était nullement de mon goût. Je préférai mon grenier à la perspective brillante qui m’était offerte. Je remerciai mon charitable voisin, et je me disposai à reprendre l’ingrat métier d’auteur jusqu’à ce que le ciel nous fournît d’autres ressources[Par Margaux Coratte] Le retour à la condition d'auteur, contraint d'écrire beaucoup pour gagner sa vie, est présenté comme une régression sociale.. Sophie travaillait toujours à sa broderie, et moi je continuais de faire des romans. Quand j’avais trouvé un dénouement heureux, aussitôt je m’empressais de le lire à ma compagne, qui ne cessait de m’encourager par ses tendres caresses. Je travaillais jour et nuit, et lorsque j’avais achevé un ouvrage, je courais le vendre, et aussitôt je m’empressais de rapporter à ma chère Sophie le produit de mon travail. Elle était sur le point d’accoucher, et quoique notre position ne fût pas très heureuse, j’attendais avec joie le moment qui devait me rendre père. J’avais le soin de l’étourdir[Par Margaux Coratte] Étourdir: à prendre ici au sens de détourner, faire penser à autre chose. sur sa situation, et je lui procurais le plus d’agréments que je pouvais.