Corpus Firmin ou le Jouet de la fortune

Chapitre II-9-1

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CHAPITRE IX.

Je rentre dans mes biens. Je retrouve mon père. Il me raconte son histoire.

Voilà, Firmin, me dit madame Bellegarde, lorsque j’eus cessé de lire, la confession sincère de tous les crimes dont je me suis rendu coupable. Le plus grand regret que j’éprouve est d’avoir causé les malheurs et la ruine d’une famille à qui j’avais tant d’obligations, et je ne me pardonnerai jamais de vous avoir séparé de votre amante. Rassurez-vous, lui dis-je, je n’en suis point séparé, elle est aujourd’hui ma femme : c’est moi qui suis l’auteur de sa délivrance, et qui ai préservé son père des fureurs de votre mari.

Ici je lui fis, à mon tour, le détail de tout ce qui m’était arrivé depuis notre séparation, et je lui racontai ce qui s’était passé depuis l’accident funeste dont elle avait été la cause[Par Anastasia Lobbe] Le départ de Firmin, chassé par le comte de Stainville lorsque celui-ci a découvert son amour pour Sophie.. Sa surprise fut surtout extrême, lorsque je lui rendis compte des moyens que j’avais employés pour briser les fers du Comte, ainsi que de la manière dont je m’étais pris pour tromper la vigilance de Britannicus[Par Elisa Helm] Voir le chapitre 8 de la première partie.. Elle me témoigna ensuite ses inquiétudes sur mon juste ressentiment, et sur les sentiments de vengeance que je devais nécessairement éprouver. Je lui dis que si elle voulait désormais rentrer dans la voie du bien, que j’oublierais tout le passé. Je lui fis part ensuite du hasard qui m’avait fait reconnaître son mari, et du service que j’attendais de lui. Madame Bellegarde me donna sa parole de tout faire pour l’engager à presser cette affaire ; que d’ailleurs c’était la seule manière dont il pût reconnaître mes bontés ; et elle m’assura que sous peu je serais entièrement satisfait. Elle me força aussi d’accepter une bourse de trois cents louis[Par Elisa Helm] 300 louis : l'équivalent de 10 000 euros environ (http://convertisseur-monnaie-ancienne.fr)., comme étant une restitution qui m’était légitimement due. — Prenez, me dit-elle, cela vous appartient ; ce n’est même qu’une faible partie de ce que nous avons à vous. Prenez, Firmin : c’est votre propriété, et croyez que nous sommes encore trop heureux de trouver l’occasion de réparer une partie de nos torts envers vous.

Madame Bellegarde tint parole. Peu de temps après Delville fut mis en liberté, et rayé définitivement de la liste des émigrés[Par Elisa Helm] Sur l’émigration, ce roman prône une grande indulgence.. Britannicus ne borna pas là ses démarches ; il me rendit le même service, et parvint à faire rendre à mon épouse la succession de son père. Le séquestre[Par Margaux Coratte] Séquestre: État d'une personne que l'on prive illégalement et arbitrairement de sa liberté fut levé, et nous rentrâmes dans les biens dont le gouvernement s’était emparé. Que l’on se représente notre joie, lorsqu’après trois mortelles années de proscriptions et d’infortunes[Par Elisa Helm] La proscription de Sophie, à laquelle Firmin s'associe en la faisant évader, commence en 1793 (première partie, chapitre 7) : trois ans après, nous serions donc en 1796. Mais le chapitre 4 de la deuxième partie évoque le coup d'État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797)., nous nous vîmes en possession d’une fortune considérable, et de la même terre qui avait servi de théâtre à notre heureuse enfance ! Mon aimable Sophie partagea la joie que j’éprouvais à revoir les beaux lieux témoins de nos premières amours. Nous visitâmes ensemble le charmant bosquet dans lequel j’avais fait, pour la première fois, l’aveu de ma tendresse. Nous revîmes aussi avec plaisir la même charmille qui, lors de mon affaire avec Dallainval, avait caché à tous les yeux les transports de ma jalouse fureur, ainsi que ma honte et mon désespoir[Par Elisa Helm] Voir le chapitre 5 de la première partie.. Chaque buisson, chaque arbre nous rappelait d’agréables souvenirs ou d’heureux moments[Par Olivier Ritz] Le roman pourrait s'arrêter là. Les infortunes de Firmin sont terminées. Tout se passe même comme si la Révolution n'avait pas eu lieu. Mais il reste à éclaircir le mystère de la naissance du personnage principal. : cependant ma félicité n’était pas encore parfaite ; il manquait quelque chose à mon bonheur. Le vieux Thomassin était mort peu de temps après mon départ de Stainville, et cette perte m’avait été d’autant plus sensible, qu’il était le premier à qui j’eusse des obligations sur la terre. Quoique je susse qu’il n’était que mon père adoptif, je l’avais toujours chéri avec la tendresse d’un véritable fils. D’ailleurs il emportait avec lui le secret de ma naissance ; j’ignorais le nom de l’auteur de mes jours, et quoique jusqu’alors je me fusse fort peu inquiété de ma véritable famille. Cette ignorance, dans laquelle je vivais, ne contribuait pas peu à empoisonner ma tranquillité, lorsque le hasard, en me fournissant à cet égard les éclaircissements que je pouvais désirer, me rendit le plus fortuné des hommes.

Un soir qu’à notre ordinaire, Sophie et moi, nous prenions le frais devant la grille du parc de Stainville, nous aperçûmes de loin une voiture qui venait de verser[Par Olivier Ritz] De verser : de se renverser. dans le grand chemin qui traversait la plaine. Notre premier mouvement fut de voler au secours des voyageurs qui pouvaient être blessés. Nous ne nous étions point trompés ; en arrivant nous trouvâmes un homme seul tout froissé de sa chute, et hors d’état de continuer sa route. Nous l’aidâmes à se débarrasser de sa chaise, et tandis que nos domestiques aidaient le postillon à dételer les chevaux, nous conduisîmes l’inconnu au château, et nous l’invitâmes à s’y reposer jusqu’à ce qu’il fût parfaitement rétabli. Hélas ! nous dit-il en entrant, cette contrée m’est funeste ; voici un grand nombre d’années qu’il m’arriva, presque au même endroit, un malheur encore plus affreux ; quoiqu’il se soit écoulé, depuis cette époque, un grand espace de temps, le souvenir m’en est encore récent, et m’arrache encore des pleurs. Moins guidé par un motif de curiosité que par un certain mouvement d’intérêt qu’il m’était impossible de définir, je le pressai de nous faire part du sujet de sa douleur. Oui, continua-t-il en versant un torrent de pleurs, ce fut dans ce canton que je perdis les deux objets de mes affections, ou plutôt la moitié de moi-même. La mort impitoyable m’enleva une épouse adorée. Nous fuyons ensemble des méchants, lorsqu’en passant, au bout de ces avenues, elle fut surprise par les douleurs de l’enfantement. Malgré les fortes raisons qui pressaient notre fuite, nous fûmes forcés d’interrompre notre voyage. Une ferme, située non loin d’ici, nous servit d’asile. Mon épouse y perdit la vie en donnant le jour à un fils, dont, hélas ! j’ignore la destinée. Le sort qui s’acharnait à me poursuivre me força de m’exiler. J’errai pendant vingt ans à l’extrémité de la terre sans pouvoir rentrer dans ma patrie. À mon retour, je volai chez le laboureur à qui j’avais confié mon fils ; mais, par un nouveau malheur, ce vieillard n’était plus de ce monde…

Ici les pleurs de l’étranger redoublèrent : j’étais hors de moi ; j’éprouvais un pressentiment de l’événement extraordinaire qui devait m’arriver. — Y a-t-il longtemps, lui demandai-je avec empressement ? — Voici bientôt vingt-deux ans[Par Olivier Ritz] Si cette scène se passe en 1796, Firmin est né en 1775. On peut également dater sa rencontre avec Sophie : puisqu'il a seize ans à ce moment-là (première partie, chapitre 2), cette rencontre a lieu en 1790.. — Comment se nommait le bon laboureur à qui vous confiâtes ?… — Il s’appelait Thomassin. — Et votre enfant n’avait-il aucune marque distinctive[Par Olivier Ritz] Il ne manque rien à cette scène de reconnaissance, pas même la marque distinctive qui confirme l'identité véritable de Firmin. ? — Il avait un signe sous le sein gauche. — Ô mon père, m’écriai-je en tombant à ses genoux !… je suis votre fils… — Ciel, qu’entends-je ?… vous… mon fils !… — Oui, moi-même… Voici ma femme, lui dis-je en montrant Sophie, elle est aussi votre fille… À ces mots nous ne formâmes plus tous trois qu’un groupe uni par les plus étroits embrassements.

C’était mon père lui-même ; j’étais ce fils qu’il pleurait depuis vingt ans, je n’en pouvais plus douter ; je portais sous le sein gauche le signe qu’il me désignait… Bons cœurs, représentez-vous ma joie, mon bonheur !


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