Corpus Firmin ou le Jouet de la fortune

Chapitre II-9-2

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Mon allégresse était d’autant plus vive qu’elle était inattendue ; en effet, pouvais-je espérer une pareille union, surtout ne pouvant attendre des renseignements que du pur hasard ? Il m’avait été impossible d’obtenir aucun éclaircissement de Thomassin, n’en ayant point lui-même. Aussi avais-je confié à l’avenir le soin de me procurer, à ce sujet, les connaissances que je pouvais désirer. Lorsque nous eûmes procuré à mon père tous les secours que sa position exigeait, nous le pressâmes de nous raconter ses aventures. Cette curiosité, de ma part, était bien naturelle ; j’ignorais le nom, l’état de celui à qui je devais l’existence, pouvais-je être blâmable de réclamer avec instances les renseignements qui m’intéressaient particulièrement ? Quand M. de P… eut réparé ses forces, il consentit à satisfaire notre impatience, en ces termes :[Par Margaux Coratte] Troisième et dernier récit inséré, le plus long du roman. Ce récit du père de Firmin fait écho aux événements que Firmin et Sophie ont vécu au début du roman. 

« Vous voyez en moi, mes chers enfants, une des plus tristes victimes de la tyrannie de l’ancien gouvernement[Par Margaux Coratte] La critique de la tyrannie de l'ancien régime sert de pendant à la dénonciation de la «Terreur».. Quoique je doive le jour à un de ces hommes puissants, qui jadis exerçaient sur leurs semblables une autorité aussi monstrueuse qu’arbitraire, ma vie entière n’a été qu’un long tissu de peines et de malheurs. Je suis le fils du ci-devant duc de… aussi célèbre par sa haute naissance que par ses grands biens. Ce premier avantage, autrefois si recherché, fut au contraire la source de toutes mes infortunes.[Par Carla Chevillard] L'appartenance à la plus haute noblesse a fait le malheur du personnage.  Mon père, je ne l’avoue qu’à regret, était dur, orgueilleux et vindicatif. Il voulait que tout cédât à ses ordres, à ses désirs, à ses moindres caprices. Il punissait souvent, de la manière la plus cruelle, ceux qui avaient eu le malheur de résister à ses volontés ou de lui déplaire. Jaloux de ses droits et de son injuste pouvoir, il appesantissait son joug odieux jusque sur sa propre famille. Son épouse elle-même fut la première victime de ses mauvais traitements ; elle termina dans les larmes des jours de douleur. Je perdis ma mère dans un bas-âge[Par Margaux Coratte] La mort de la mère constitue un premier point commun avec Firmin, qui perdit lui-même sa nourrice Marianne lorsqu'il n'était encore qu'un enfant. ; à peine m’en reste-t-il un léger souvenir. Mon père, dont je n’avais jamais reçu de caresses, me força de bonne heure à prendre la carrière des armes, moins pour mon bien que par désir de se débarrasser de moi. Cependant la haute considération dont il jouissait à la cour, hâta mon avancement. À dix-huit ans j’étais capitaine de cavalerie. Les trois premières années, que je passai à mon régiment, furent employées à mon instruction ; je fuyais avec soin la société des jeunes gens de mon âge, et mon genre d’existence était trop paisible pour présager les orages que j’éprouvai par la suite. Uniquement livré à l’étude, je passais tous mes moments entre les plaisirs de la lecture et les leçons de mes différents maîtres ; mais une vie aussi monotone ne pouvait durer longtemps ; il est un âge où les passions, en se développant, font sortir l’homme de son espèce d’engourdissement. Parmi le petit nombre des officiers du corps que je fréquentais, un seul avait ma confiance ; c’était le jeune Valville. Valville avait alors à peu près mon âge, mais ses goûts et ses penchants n’étaient pas tout à fait les mêmes ; il était vif, sensible, impétueux ; il avait en outre un fonds de tendresse bien dangereux, et qui lui faisait rechercher, de préférence, le commerce des femmes ; aucune pourtant n’avait jusqu’alors charmé son cœur ; il ne faisait de leur société qu’une affaire d’amusement, lorsque le moment de sa défaite arriva. Nous étions en garnison à Marseille[Par Olivier Ritz] Joseph Rosny a lui-même été en garnison à Marseille entre 1788 et 1790. ; on sait combien le ciel de la Provence coïncide avec les plaisirs ; le sexe[Par Margaux Coratte] Le sexe ici est à entendre au sens de l'ensemble des femmes. , plus joli que partout ailleurs, semble prononcer la perte des jeunes imprudents qui ose l’approcher. La chaleur de l’amour se fait sentir dans ce beau pays avec celle du climat. La ville de Marseille était le centre des plaisirs, la volupté semblait y avoir fait son séjour, et d’après cela il n’est pas étonnant que le jeune Valville, avec un caractère aussi bouillant que le sien, cédât les armes à la beauté. Partage ma joie, me dit-il un jour en entrant dans ma chambre, je suis aimé de la femme la plus adorable, d’un ange sans doute envoyé du ciel pour faire mon bonheur ; je n’en saurais douter, c’est de sa propre bouche que je viens d’en obtenir l’aveu ; mon ami, je veux te la faire connaître, cette femme accomplie ; je veux que tu en juges par toi-même : dès ce soir je veux te présenter.

Je me laissai entraîner chez madame de B… sans prévoir le sort qui m’y attendait. Je la vis telle que mon ami me l’avait dépeinte ; mais par malheur elle avait une sœur que je trouvai encore plus belle, quoiqu’elle n’eût que ses seules vertus pour toute parure. Ô mes enfants, jamais l’homme ne sut parer sa destinée ; l’avenir est pour lui couvert d’un voile impénétrable qu’il lui est impossible de déchirer ; il était dit que j’allais perdre enfin cette précieuse indifférence à laquelle j’avais été redevable jusqu’alors de ma tranquillité. Effectivement ce repos me fut ravi dès le jour où je vis, pour la première fois, la charmante Amélie[Par Margaux Coratte] La rencontre du père de Firmin avec Amélie est présentée comme une source de malheur, tout comme la relation de Sophie et Firmin l'a été au début de leurs aventures.. Il me serait impossible de vous esquisser ses traits ; cependant il lui manquait un avantage bien essentiel pour notre bonheur, celui de la naissance[Par Margaux Coratte] Amélie n'est pas assez noble pour prétendre épouser le père de Firmin.. Mon père, inexorable sur cet article, eût passé par-dessus toute autre considération, mais celle-ci était tout à ses yeux[Par Margaux Coratte] Le mariage avec une personne de statut social différent est le moteur de l'intrigue à deux reprises dans le roman. Pour le père de Sophie aussi, une union avec un paysan était impensable. Cependant, dans le cas du père de Firmin, la situation des deux amants est inversée.  ; j’osai, malgré cela, lui adresser l’aveu de mon amour, et solliciter son consentement pour notre union. Pour toute réponse je reçus l’ordre impératif de renoncer pour jamais à votre mère. Que l’on juge de ma douleur et de mon désespoir ! Il eût été plus facile de m’arracher la vie, que de me forcer d’oublier celle qui avait reçu mes serments et ma foi. Il fallut pourtant dissimuler ; sa sûreté l’exigeait, et certes il fallait un motif aussi puissant pour m’y déterminer. Je feignis donc, pour complaire à mon père, d’obéir à ses ordres ; mais mon amour pour Amélie n’en prit que de nouvelles forces. Valville, plus heureux que moi, avait obtenu l’approbation de sa famille, et le bonheur, dont il jouissait avec sa nouvelle épouse, rendait ma situation encore plus pénible. Nous avions, il est vrai, quelques moments d’entrevues qui nous dédommageaient un peu de la gêne dans laquelle nous vivions ; mais ces moments étaient si courts, qu’ils ne servaient qu’à nous faire sentir, encore avec plus de force, toute l’étendue de nos privations. Une pareille contrainte fut la cause de tous nos malheurs. Elle semblait autoriser tous les moyens que nous choisirions pour terminer nos souffrances, et nous crûmes y parvenir plus sûrement en cédant à la violence de notre amour ; quand on est jeune on croit pouvoir résister à tous les orages[Par Margaux Coratte] Ici encore le discours du père de Firmin fait écho à celui que tint Sophie dans le chapitre IV de la première partie. Cette dernière, en avouant ses sentiments pour Firmin, a bien conscience que son amour lui causera bien du souci pour la suite des événements. ; et dans une de nos entrevues nocturnes, je fus assez faible, ou plutôt assez criminel, pour oublier le respect qu’on doit à la vertu. Amélie devint mère[Par Margaux Coratte] La naissance de Firmin, quoique plus noble que celle qu'il pensait avoir au début du roman, est en fait une naissance honteuse pour l'époque, puisqu'elle a lieu en dehors des liens du mariage. Joseph Rosny lui-même est né avant le mariage de ses parents., et dès ce moment nous commençâmes à envisager tous les maux que l’avenir allait accumuler sur notre zèle[Par Margaux Coratte] Zèle: affection ardente.. Nous n’avions d’autre parti à prendre que de former une union secrète, et de réclamer ensuite les bontés de mon père. Je savais qu’il était dur, inflexible. J’osai cependant lui écrire ; je lui adressai une lettre bien détaillée de mes sentiments pour Amélie, de ses vertus et de ses rares qualités ; mais comme je ne pouvais joindre les avantages de la naissance, cette lettre ne fit qu’augmenter sa colère et son indignation. Lorsqu’il eut appris que j’avais enfreint ses ordres, il abusa du crédit dont il jouissait auprès de son maître, pour appesantir sur moi tout le poids de son autorité. Il commença par me punir de la manière la plus sensible en faisant tomber d’abord son ressentiment sur ma chère Amélie, sur la moitié de moi-même. Il était intimement lié avec le fameux baron de B…[Par Olivier Ritz] Le baron de Breteuil, Ministre de la Maison du roi de 1783 à 1787, était notamment chargé des prisons d'État. Opposé aux États généraux, bref remplaçant de Necker en juillet 1789 et émigré de la première heure, il incarne ici l'ancien régime et ses abus. qui était alors le dispensateur prodigue des vengeances d’une cour corrompue. La même lettre de cachet, en me séparant de mon épouse, nous précipita tous deux à la fois dans une affreuse prison. J’ignorai, pendant longtemps, l’endroit où elle fut renfermée, et moi je fus traîné dans les prisons du fort de Château d’If[Par Margaux Coratte] La forteresse du Château d'If fut érigée sous le règne de François Ier entre 1527 et 1529, au centre de la rade de Marseille. Elle a servi de prison pendant 400 ans et a été rendue célèbre, quarante ans après le roman de Joseph Rosny, par le roman Le Comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas.. Sans l’espoir qui n’abandonne jamais l’infortuné, il m’eût été impossible de résister à ce coup affreux. Mon fils, vous avez aimé, figurez-vous ce que j’eus à souffrir d’une pareille séparation. Je me représentais votre mère victime d’une famille irritée, arrachée de mes bras peut-être pour jamais, et expiant, par les rigueurs d’une longue captivité, sa faiblesse et la mienne. Moi-même, je fus enseveli dans l’obscurité des cachots pendant trois mois, au bout desquels je fus transféré dans un donjon qui dominait la mer. Il y avait peu de temps que j’avais la liberté de respirer un nouvel air, lorsque l’on annonça dans le fort l’arrivée de ce même baron de B… qui avait signé ma détention, et qui, en sa qualité de ministre de… venait faire par lui-même la visite de toutes les forteresses, dont l’inspection se trouvait de son ressort. Les nombreuses victimes qui, comme moi, gémissaient dans les prisons de Château d’If, se réjouirent d’avance de l’arrivée de cet homme puissant, dans l’espoir qu’il pourrait adoucir leur sort, et écouter leurs réclamations ; mais ils furent cruellement déçus dans leur attente, lorsqu’ils se virent traités plus durement qu’auparavant. Le baron fit resserrer leurs fers, et augmenta les rigueurs de leur captivité. L’excès de leurs maux les rendit injustes, et même criminels ; la plupart d’entre eux se révoltèrent, et formèrent l’audacieux projet de briser leurs chaînes. Quelques-uns d’entre eux allèrent même jusqu’à former l’affreux complot d’assassiner le gouverneur de l’île, et le ministre sévère qui avaient rendu leur position encore plus douloureuse. Quoiqu’en mon particulier j’eusse beaucoup à m’en plaindre, puisque c’était par son ordre que l’on m’avait ravi la liberté, j’eus cependant horreur d’un pareil projet. Je résolus de sauver la vie de celui qui m’avait enlevé la moitié de la mienne. La nuit même où sa mort était arrêtée, je lui fis demander un moment d’entretien ; il me l’accorda par considération pour ma famille ; alors je le prévins du danger dont il était menacé. Je l’instruisis de l’infâme complot des prisonniers du fort. Le baron de B… me témoigna sa reconnaissance en me pressant affectueusement dans ses bras. Il m’assura de sa vive reconnaissance, et me répéta souvent qu’il n’oublierait jamais un pareil service. Il me donna en outre sa parole de me réconcilier avec mon père, et me promit, en attendant, de faire alléger les rigueurs de ma captivité, jusqu’à mon prochain élargissement. J’osai ajouter foi à de semblables protestations d’amitié. Quelle erreur ! le lendemain même je fus enseveli de nouveau dans la profondeur des cachots, les traitements que l’on me fit éprouver furent plus durs que jamais.

Tel était alors, mes enfants, le caractère de l’homme en place ; au moment où, sans pudeur, il nous tendait une main protectrice, il signait de l’autre l’arrêt qui nous proscrivait ; la fortune, presque toujours, éblouit l’homme puissant au point de se croire pour jamais à l’abri de ses revers ; il regarde comme au-dessus de lui d’avoir de vrais amis, et, dans son délire, il suppose le reste des mortels uniquement fait pour l’encenser ; la foule de bas adulateurs qui l’environnent le confirme dans cette idée, et l’homme, étant par lui-même naturellement égoïste, devient sot, dur et méchant, lorsque les hasards l’ont placé au faîte du pouvoir ; une simple observation devient à ses yeux un outrage ; une noble remontrance est un crime qu’il ne pardonne jamais ; il n’a de préférence que pour celui qui peut servir ses goûts, ses passions, sa vanité ou ses intérêts ; celui-là seul est son protégé, son favori, c’est le seul qu’il nomme son ami. Son ami ! si ce malheureux en avait, ne parviendrait-il pas à arracher le funeste bandeau qui couvre ses yeux[Par Margaux Coratte] Arracher le bandeau qui couvre ses yeux : faire cesser son aveuglement. ? n’éviterait-il pas la foule des précipices qui s’ouvrent chaque jour sous ses pas ? mais la dose d’orgueil et d’amour-propre dont il est pourvu l’abuse d’une terrible manière ; il se croit beaucoup au-dessus de ses semblables ; et enivré du faux éclat des grandeurs, il regarde, comme indigne de lui, de consulter l’honnête homme, l’homme de mérite, qui, faute d’être intrigant, languit ignoré ; et dont les conseils pourraient le préserver des nombreuses erreurs dans lesquelles il tombe journellement ; rien n’est plus dangereux, pour l’homme en place, que la flatterie, et cependant c’est elle qui forme, pour ainsi dire, son premier aliment ; l’habitude qu’il a de ne voir que des visages suppliants, l’accoutume lui-même à ce ton de supériorité qui fut, de tout temps, adopté par les grands ; ils s’imaginent être les seuls et uniques dispensateurs des grâces, et tenir, pour ainsi dire dans leurs mains, les destins du monde ; j’en ai connu à qui même il était facile de faire croire qu’ils avaient quelque chose de divin, et qui annonçaient, par leur ton de morgue et de suffisance, combien ils se croyaient au-dessus du commun des mortels.[Par Carla Chevillard] Ce long développement à propos de l'homme puissant et de la fortune résume bien les convictions de Rosny : l'hybris humain est à l'origine de grands malheurs.

À tous ces vices on peut encore joindre celui de l’ingratitude. La conduite du baron de B… envers moi, prouve combien il est quelquefois dangereux d’avoir des droits à la reconnaissance d’un homme en place ; il est encore plus dangereux d’être initié dans ses secrets ; dès l’instant que vous connaissez les mystères qu’il a intérêt de cacher, vous n’êtes plus à ses yeux qu’un surveillant incommode dont il croit nécessaire de se débarrasser ; alors il vous sacrifie à sa prudence, à sa tranquillité, à sa propre sûreté ; les liens de la reconnaissance et de l’amitié sont trop faibles pour le retenir, il les brise sans pudeur ; et, foulant aux pieds tous principes d’honneur et de loyauté, il regarde, comme son plus cruel ennemi, celui qui souvent eût tout sacrifié à son bonheur.


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