Je passai un mois entier enfermé dans un cachot de la principale tour de Château d’If. Cette chambre n’était éclairée que par une petite lucarne grillée par d’énormes barreaux de fer ; le ciel et la mer étaient la seule vue qui s’offrit à mes regards. Ce spectacle uniforme n’était troublé que par les vagues qui, s’agitant quelquefois avec fureur, venaient se briser contre le rocher sur lequel le fort était bâti. Le souvenir d’Amélie, de cette triste victime des préjugés[Par Manon Armengaud] Les préjugés contre le mariage de deux personnes qui ne sont pas du même rang., venait encore augmenter l’horreur de ma position ; on m’avait, en outre, interdit toute communication, et je croyais devoir terminer ma déplorable vie dans cet horrible séjour, lorsque le ciel et l’amitié se réunirent pour assurer ma délivrance.
Une nuit qu’à mon ordinaire je réfléchissais sur mon infortune, sans autre compagnon que l’image d’Amélie, je fus distrait par un bruit semblable à celui que fait une rame qui fend l’onde. En effet, je m’approchai avec précipitation de la fenêtre, et j’aperçus distinctement une barque qui cotoyait le rocher. Elle était conduite par deux inconnus qui me parurent être des mariniers. M’imaginant que c’était des pêcheurs qui attendaient le jour pour tendre leurs filets, j’allais me recoucher, lorsque j’entendis prononcer mon nom à voix basse ; et à l’instant même j’entendis tomber dans ma chambre une pierre à laquelle était attaché un papier. Je le ramassai avec précipitation, et j’y lus ces mots :
« Demain, à pareille heure, on vous portera les instruments nécessaires à votre délivrance ; ayez le soin d’attacher à vos barreaux une corde qui descende jusqu’à terre ; c’est surtout de cette mesure que dépend le succès de l’entreprise. »
On doit croire combien le reste de la nuit et la journée du lendemain me parut long ; mais je fus bien dédommagé des moments d’incertitude que je passai dans l’attente, en revoyant la même barque s’approcher du rivage comme la veille. Déjà ma corde pendait à terre ; et lorsque la barque se fut éloignée, je tirai à moi un poids assez considérable. C’était une échelle de corde, plusieurs limes, et un billet par lequel on m’invitait à limer un de mes barreaux de ma lucarne, en m’assurant que dans trois jours, à pareille heure, on viendrait m’arracher de la tyrannie de mes oppresseurs. Ces deux billets n’étaient point signés, je ne pouvais présumer de quelle part ils venaient. Cependant je suivis avec confiance la marche qui m’était indiquée. Le danger ne saurait effrayer lorsqu’il s’agit de recouvrer sa liberté ; et je suivis aveuglément les conseils du mortel généreux qui s’exposait lui-même pour venir briser mes fers. Je parvins après un travail long et pénible, à scier les barreaux de ma croisée, et j’eus la précaution de les remettre à leurs places afin d’éviter les soupçons ; mais que l’on se figure ma douleur, lorsque le même soir fixé, pour mon évasion[Par Manon Armengaud] Le récit d'évasion devient un véritable genre littéraire au 18e siècle. Les récits d'anciens prisonniers permettent de dénoncer l'arbitraire royal. L'évasion du héros devient aussi un lieu commun du roman., je vis poser aux pieds de la tour où j’étais renfermé, un nouveau factionnaire. J’imaginai mon projet découvert, je me crus perdu sans ressources, et je n’avais point encore trouvé dans ma tête de moyens pour parer ce malheur imprévu, lorsque j’entendis la barque protectrice s’approcher du rivage. La nuit, fort heureusement, était plus obscure que les précédentes. La sentinelle cria trois fois qui vive[Par Manon Armengaud] Qui vive : cri d'une sentinelle qui aperçoit quelqu'un ou entend du bruit., sans obtenir de réponse, lorsqu’à la troisième sommation je la vis tomber d’un coup de feu. Il n’y avait pas à hésiter ; l’alarme allait être bien vite répandue dans tout le fort. Mon échelle de corde était déjà tendue, je me laissai glisser, sans balancer, dans les bras des deux inconnus[Par Olivier Ritz] Phrase illustrée par le frontispice de la deuxième partie., et la barque gagne au large[Par Manon Armengaud] Il n'est pas invraisemblable, pour le lecteur du 18e siècle que le héros de ce récit parvienne à s'échapper. Les prisons de l'Ancien Régime sont dans un état déplorable et certains détenus arrivent aisément à s'échapper. D'autres y parviennent grâce à des complices comme c'est le cas ici. Cependant, le château d'If est situé sur une île, ce qui confère tout de même à cette évasion un caractère romanesque.. Toute la garnison était déjà sur pieds, une décharge d’artillerie est dirigée contre nous, un de mes généreux libérateurs tombe noyé dans son sang, l’autre s’évanouit ; je m’empare de la rame, je m’éloigne en pleine mer. L’obscurité des ténèbres me favorise, et j’échappe à la deuxième décharge des soldats. Quand je fus en sûreté, je m’empressai de prodiguer des secours au blessé ; mais ma douleur fut à son comble, lorsque je vis qu’il était sans mouvement et sans vie ; une balle lui avait percé la poitrine, il nageait dans son sang. Son compagnon attira ensuite tous mes soins ; après un long évanouissement, image de la mort, il ouvrit les yeux… mes enfants… mes chers enfants… jugez de ma surprise, ce malheureux était mon épouse, c’était Amélie elle-même.
Jamais mon cœur n’éprouva si rapidement deux sensations aussi différentes ; il passa de la douleur à la joie la plus vive ; mais elle fut altérée, lorsque ma femme m’apprit que ce malheureux, qui venait d’être victime de son dévouement, était Valville lui-même, l’amant de sa sœur, et mon meilleur ami. Il fallait Amélie pour me faire supporter une perte pareille. Elle m’apprit tout ce que cet homme généreux avait fait pour hâter ma délivrance ; un si noble dévouement m’arracha des larmes, et je formai le projet d’aborder le prochain rivage pour lui rendre les derniers devoirs. À force de peines et d’efforts je parvins à diriger ma barque vers l’île de Pomègue[Par Manon Armengaud] L'île de Pomègues fait partie de l'archipel qui comprend l'île du château d'If.. Le soleil n’était point encore levé, lorsque nous l’atteignîmes, et nous creusâmes dans le sable, la fosse du malheureux Valville. Les pleurs que nous répandîmes sur sa tombe furent le seul monument que nous élevâmes à sa mémoire. Lorsque l’aurore commença à éclairer l’horizon, nous nous hâtâmes de nous éloigner d’un rivage qui ne pouvait tarder à être instruit de mon évasion. Nous prîmes la direction des côtes, et pendant huit jours entiers que nous fûmes à la merci des vents et des tempêtes, nous ne relâchâmes que deux fois sur le rivage pour nous procurer les provisions nécessaires au soutien de notre existence. Cependant la position d’Amélie exigeait du repos et des soins que je n’étais point à même de lui prodiguer : elle était à la veille de devenir mère, et notre voyage pénible l’avait extrêmement incommodée. Je fus forcé d’aborder les côtes du Languedoc ; et, après avoir coulé notre barque à fond, afin d’anéantir toutes espèces de traces de notre fuite, nous prîmes une chaise de poste[Par Elise Frenois] Chaise de poste : véhicule léger, à deux roues, tiré par un cheval. dans le dessein de traverser la France, et de nous embarquer à Calais, pour de là nous rendre en Angleterre, avec le projet d’y vivre ignorés jusqu’à ce que la lettre de cachet lancée contre moi fût révoquée ; mais le destin, qui se rit des projets des mortels, en avait disposé tout autrement. En traversant au bout de ces avenues, mon épouse fut surprise par les douleurs de l’enfantement. La fatigue l’avait avancée dans sa grossesse, et nous fûmes forcés d’interrompre notre voyage. La ferme du vieux Thomassin lui servit d’asile. Ce fut l’épouse de ce brave homme, ô mon cher fils ! qui la première te reçut dans ses bras ; mais ton existence coûta celle de ta malheureuse mère ; elle rendit le dernier soupir en te donnant le jour, et me laissa seul dans le monde entier, abandonné à toute ma douleur, et livré au plus affreux désespoir. Sans toi, mon cher Firmin, j’eusse terminé une vie à charge et odieuse ; mais tu m’attachais encore à la lumière ; je résolus de vivre pour te préserver de tous les maux qui menaçaient ton enfance, et pour te mettre à l’abri de la méchanceté des hommes ; mais hélas ! cette dernière consolation ne m’était pas même réservée ! Après avoir rendu les derniers devoirs à mon infortunée compagne, et t’avoir confié aux soins du généreux Thomassin, je continuai ma route jusqu’à Calais, dans l’intention de mettre mon projet à exécution ; mais à l’instant où j’allais m’embarquer je fus arrêté par ordre du roi, et traîné à Paris, dans cette forteresse redoutable, qui fut si longtemps l’instrument de l’oppression et de la tyrannie des grands[Par Manon Armengaud] On reconnaît la Bastille, qui a été une prison dès le règne de Louis XI mais qui ne l'est plus depuis le 14 juillet 1789.. Là, enfermé dans un noir cachot, sans appui, sans consolations, sans espoir de jamais revoir la lumière, je passai vingt mortelles années[Par Olivier Ritz] Cette indication chronologique diffère un peu des précédentes. Il faudrait que Firmin soit né en 1769 et qu'il ait vingt-sept ans plutôt que vingt-deux au moment du dénouement. Quoi qu'il en soit, il est de la génération de Joseph Rosny, né en 1771. dans un état de langueur, voisin de la mort. Je croyais devoir y terminer ma vie, lorsqu’un jour j’entendis retentir jusqu’à mes oreilles le canon de la liberté ; j’entendis prononcer de toute part les noms sacrés de Justice et d’Humanité. Je regardai, pendant quelque temps, ces cris comme l’effet de mon imagination, mais bientôt je vis les portes de mon cachot s’ouvrir, et je me sentis presser par des frères, par des amis sensibles, qui tous s’empressaient de réparer les maux que des hommes injustes nous avaient fait souffrir[Par Manon Armengaud] La prise de la Bastille a lieu le 14 juillet 1789. La forteresse est prise d'assaut par le peuple parisien venu chercher de la poudre pour pouvoir utiliser les armes dérobées auparavant aux Invalides. Ils libèrent par la même occasion les détenus.. J’appris que l’infâme baron de B… l’auteur de toutes mes souffrances, avait lâchement abandonné sa patrie[Par Manon Armengaud] La fuite des partisans de la monarchie commence dès le lendemain de prise de la Bastille. Le baron de Breteuil émigre en effet dès le 17 ou 18 juillet. ; mon père lui-même au désespoir d’avoir perdu son rang et ses titres, en était mort de chagrin. Le reste de ma famille était également dispersé, et n’ayant plus que toi dans le monde, mon cher fils, je résolus de venir te joindre, et m’attacher à toi pour la vie, en cas que le ciel t’eût conservé à mes vœux ; je pris la route de ce canton, mais, nouveau malheur, tu n’y étais plus ! Thomassin lui-même, à qui j’avais confié le soin de ton enfance, venait de mourir, et personne ne pouvait plus me donner de tes nouvelles. Ce dernier coup pensa m’accabler, et si j’y survécus, c’est que l’espoir n’abandonne le malheureux que très difficilement. Je conservai l’espérance de te retrouver, et, dans cette douce attente, je pris le parti de voyager et de visiter tous les lieux et toutes les grandes villes où je supposais pouvoir te rencontrer. Pendant trois années[Par Olivier Ritz] Chronologie approximative : la scène ne peut pas se passer en 1792, trois ans après la prise de la Bastille. Elle se passe au moins trois ans plus tard. mes démarches furent infructueuses, et cet espoir, qui m’avait soutenu jusqu’à ce jour, commençait à m’abandonner, lorsque, tyrannisé par le désir de revoir encore une fois le tombeau de ta mère, je pris la route de ce canton qui m’avait été jadis si funeste, sans prévoir le bonheur qui m’y attendait ; mais je remercie le ciel de mon accident, puisqu’il est l’auteur de notre heureuse réunion.
Mon père eut à peine achevé son récit, que Sophie et moi nous nous précipitâmes de nouveau dans ses bras ; les pleurs que nous répandîmes dans ce moment délicieux furent, je crois, les plus douces[Par Olivier Ritz] Le mot pleurs au pluriel se trouve parfois au féminin. que nous eussions versées jusqu’alors. Les caresses d’un père que je n’avais jamais vu, et que je retrouvais après vingt années d’absence, me dédommagèrent amplement de toutes les peines passées. Je n’envisageai plus l’avenir que sous des couleurs favorables ; ma fortune était suffisante pour exister à mon aise ; d’ailleurs, celle de mon père qui, dès ce moment, résolut de ne plus nous quitter, était encore plus considérable ; rien ne l’attachait plus ailleurs ; j’étais le seul qui lui fît encore chérir la lumière, et je n’eus pas de peine à le décider à passer le reste de ses jours avec nous. Il avait conçu pour Sophie la tendresse d’un véritable père ; et ma femme, de son côté, reversa sur lui tout l’attachement qu’elle avait eu jadis pour monsieur de Stainville. Notre sort était certainement au-dessus de toute espérance, cependant il n’était point encore parfait ; il manquait à notre bonheur les douceurs de l’amitié ; sans elle, l’existence est dénuée de ses charmes les plus doux. Delville et son épouse nous étaient trop attachés pour les perdre de vue ; nous les engageâmes à venir se fixer non loin de nous, afin de partager nos plaisirs, et, pour achever de les déterminer, je fis en leur nom l’acquisition de la terre du malheureux Dallainval[Par Olivier Ritz] Même les morts peuvent être remplacés dans cette fin qui annule toutes les infortunes des personnages., dont le père venait de mourir. Ils en vinrent prendre possession presque aussitôt, et nous ne formâmes plus, à nous tous, qu’une seule et même famille, unie par les liens de l’estime et par ceux de la tendresse.
Peu de temps après cette heureuse réunion, nous apprîmes la mort de Britannicus. Ce misérable avait mis à exécution, mais trop tard, le projet qu’il avait formé de devenir honnête homme. Le gouvernement, instruit des petits moyens qu’il avait employés pour faire fortune, lui avait fait subir le juste châtiment dû à ses crimes et à ses nombreuses vexations. Son épouse elle-même, l’intrigante Thomill avait péri peu après de misère, et accablée de remords, si toutefois le méchant est susceptible d’en éprouver. Leur fin déplorable ne peut laisser de doute sur le sort réservé aux ennemis de l’humanité[Par Olivier Ritz] Conclusion morale et politique : Britannicus, qui a été tour à tour terroriste et royaliste, incarne à lui seul les deux ennemis officiels du régime directorial..