Corpus Lettres de la Vendée

1 : lettres I à V

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LETTRE PREMIÈRE.

De ***, 11 août 1793[Par OlivierRitz] Les dates utilisées à partir de la lettre IV et le sous-titre du roman laissent penser qu'il faudrait plutôt lire 11 août 1795. Mais la confusion est peut-être volontaire. Voir la préface. Le lieu où est écrit la première lettre est remplacé par ***, comme si cette lettre était véritable et qu'il fallait garder certaines informations secrètes..

Je suis lasse, nous avons fait dix lieues, moitié à pied, moitié en charrette ; on s’est battu hier toute la journée ; mon frère ne nous a pas encore rejoints ; je ne t’écrirai, ma chère, que deux mots, je manque de temps et de forces ; on m’assure que ma lettre t’arrivera par un exprès que nous envoyons près de Rennes[Par Ambre Guisnet] En plus du titre de l'oeuvre, la date et cette précision géographique renvoient rapidement à la guerre civile de Vendée., et qui passera. Quelle vie nous menons ! Je conçois cependant qu’on s’y accoutume, du mouvement et des choses nouvelles. Si tu en as de mes parents, tâches de m’en faire arriver. Adieu, cousine[Par Ambre Guisnet] Cette première mention de l'unique destinataire met en place le cadre de ce roman épistolaire monodique., ton amitié me tient lieu de tout ce que je n’ai pas, et c’est beaucoup dire… À l’instant, on nous oblige en hâte de repartir. Ni paix, ni trêve ; ton amitié du moins.

LETTRE II.

14 août.[Par Thomas Gerot] 14 août 1795. 

Non, cousine, je ne suis point encore morte, malgré tous les événements affreux qui se sont succédé depuis quatre jours, mais tu peux presque dire que c’est un revenant qui t’écrit, car je t’assure que j’ai passé dans un autre monde ; ce n’est pas aujourd’hui que je te puis donner tous ces détails, qu’il te suffise de savoir que je suis, sinon tranquille, du moins dans l’anéantissement d’un repos dont mon physique a autant besoin que mon moral ; je crois dans ce moment, que ceux qui m’entourent sont humains, car ils s’empressent de me donner des soins que je sens à peine. J’achèverai ma lettre, si je ne trouve point occasion de te l’envoyer.

LETTRE III.

Maulevrier[Par OlivierRitz] Maulevrier est à quinze kilomètre au sud-est de Cholet où se passe la scène racontée dans cette lettre., 17 août 1793.[Par Ambre Guisnet] 17 août 1795.

Trois jours de route et deux jours de repos, si l’on peut appeler repos l’état où je suis, m’ont rendu, non du calme, je ne le connaîtrai, je crois, de longtemps, du moins l’usage de mes esprits et de mes forces ; mais par où te commencer ce récit horrible.

Je t’ai dit, en finissant ma dernière lettre, que l’on hâtait notre départ : il était nuit, nous marchâmes quatre heures entendant toujours des coups de fusil loin derrière nous ; le bruit se rapprocha, nos gens nous joignirent ; je vis mon frère un moment, le dernier peut-être ! On nous fit prendre une route détournée ; on nous donna des guides ; au jour, nous nous arrêtons dans un hameau abandonné, nos guides nous pressaient de repartir, aucune de nous [Par Thomas Gerot] (note à déplacer) Hameau: petit village ou ferme.n’en avait la force ; nous nous jetons dans les maisons ouvertes, et d’accablement je m’endormis au milieu de mes compagnes d’infortune[Par Ambre Guisnet] Le caractère presque exclusivement féminin de ce groupe en fuite renforce l'immersion dans le contexte de cette guerre civile : les hommes doivent se battre, les femmes et les enfants doivent prendre la route pour fuir le conflit. ; bientôt des cris et des coups de feu nous réveillent, nos portes sont enfoncées, des soldats nous saisissent, nous lient ; le prêtre , qui nous accompagnait, maintint quelque décence[Par Thomas Gerot] Décence : respect de la bienséance, de la pudeur et des convenances. ; ses cheveux blancs, et plus encore, l’officier[Par Thomas Gerot]  qui commandait, en imposèrent[Par Ambre Guisnet] La présence de l'officier et les signes distinctifs de sa charge imposent le respect aux soldats républicains. Malgré les circonstances, l'ecclésiastique maintient une attitude digne, propre à sa fonction. La narratrice dévoile une vision de la société appartenant encore à l'Ancien Régime : les deux piliers de l'autorité sont le clergé et l'État.. On nous remet sur nos voitures ; vers midi nous rentrâmes dans Cholet[Par Ambre Guisnet] Cholet, qui se trouve à cinquante kilomètre au sud-ouest de Nantes, a été une ville particulièrement disputée pendant la guerre de Vendée., aux cris, aux huées d’une tourbe en fureur ; le peu d’hommes de notre escorte sont massacrés sous nos yeux dans les rues ; on nous jette pêle-mêle[Par Thomas Gerot] femmes et enfants dans un cachot ; je ne me souviens que de l’obscurité. Un sommeil, ou plutôt une léthargie[Par Thomas Gerot] Léthargie : sommeil profond et prolongé causé par une fatigue extrême. remplit un temps que j’estime environ deux jours ; nous fûmes toutes réveillées de l’état de stupeur où nous étions ensevelies, par un bruit d’armes, de serrures, de verrous et de voix confuses ; nous entendions, ici : c’est ici les femmes. Notre tombeau s’ouvre ; des soldats nous font lever, et avaient peine à contenir une douzaine de femmes en frénésie, qui, parmi un torrent d’injures grossières, s’empressaient, avec des masques de furies, de nous apprendre notre sort : on ne nous l’avait pas laissé ignorer sur le chemin, et le délai seul nous étonnait[Par Ambre Guisnet] Le sort réservé aux femmes est clair pour la narratrice : la mort.. Ton cœur palpite, ma bonne Clémence ! eh bien, le mien était assez tranquille ; soit affaissement, égarement, ou lassitude de la vie ; je crois même que la vue de cinq ou six mères de famille, à qui on arrachait leurs enfants, me fit m’oublier moi-même. Il est sûr, et je me le rappelle, j’allais, pour sortir de la vie, comme on quitterait un lieu d’ennui, de douleur et de dégoût ; tout ce qui m’entourait me semblait faire partie de toutes les choses dont j’allais être délivrée. Le souvenir de ce qui m’est cher, le tien aussi, tu peux bien le croire, vint un moment tirer quelques larmes de mes yeux secs ; mon âme s’ouvrit un instant à des pensées si douloureuses, qu’incapable d’en soutenir la force, je retombai dans un engourdissement qui ne laissait de facultés qu’à mes jambes pour me porter, sans que j’eusse la peine de m’occuper de marcher.

Nous allions cependant, et nous étions déjà dans une prairie en dehors de la ville, lorsque je me sens saisie fortement par le bras ; on délia brusquement les liens qui m’attachaient à ma compagne, et l’on me dit, d’une voix que j’entends encore[Par Ambre Guisnet] On peut y voir une prolepse annonçant la place que va prendre Maurice dans la vie de Louise. : « Venez avec moi, et n’ayez pas peur » ; le retour fut sans doute plus prompt, je me trouvai dans une chambre, assise, ayant devant moi, sur une table, du vin et des aliments, et près de moi, un jeune homme en habit de soldat, qui m’engageait à prendre de la nourriture et de l’assurance ; ses manières étaient douces et honnêtes ; je crois que je fus longtemps sans lui répondre ; il me demanda ce que je désirais, je lui répondis, rien. Il sortit. Une femme vint, me déshabilla, et me mit au lit : j’y dormis profondément, et le lendemain, en m’éveillant, je vis, étendu sur des chaises, près de la cheminée, un homme enveloppé dans son manteau ; au premier mouvement que je fis, il vint à moi, et me dit : Voulez-vous quelque chose ? je demandai à manger, j’en avais besoin ; il me dit seulement, soyez bien tranquille, et ne craignez rien ; il revint un instant après avec une écuelle et une bouteille, me servit avec complaisance et attention ; il me dit ensuite, il faut vous lever, nous
allons partir ; vous viendrez avec moi, et je tâcherai que vous soyez bien ; je vais vous envoyer l’hôtesse ; il sortit encore, et seulement alors, je m’avisai que c’était le même jeune homme qui m’avait amené la veille ; mes idées n’étaient pas nettes ; l’hôtesse me trouva levée, elle m’aida à m’habiller, et tout en jurant, me dit : allons, allons, prenez courage, vous l’avez échappé belle, mais vous voilà revenue de loin ; votre citoyen paraît un bon enfant ; ensuite regardant la bouteille, et voyant qu’il y manquait peu, ah ! dit-elle, faut du courage au métier que vous allez faire ; et me donnant deux ou trois fois l’exemple, elle me fit boire un grand verre de vin ; mon libérateur rentra[Par Thomas Gerot] , car tu vois bien que c’est ainsi qu’il faut que je le nomme, et s’apercevant apparemment que ma toilette était assez légère et en mauvais ordre, il parla bas à l’hôtesse, qui m’apporta un grand mouchoir à fleurs rouges[Par Ambre Guisnet] Mouchoir : morceau d'étoffe dont les femmes se couvrent le cou ou la tête., et une capote[Par Ambre Guisnet] Capote : manteau long que les femmes portaient par dessus leurs vêtements et qui les couvrait des pieds à la tête. de camelot[Par Thomas Gerot] Camelot : grosse étoffe faite originellement de poils de chameau, puis de poils de chèvre seuls ou mêlés de laine.  ; j’arrangeai le tout de mon mieux avec ma robe de toile ; tu me vois dans mon nouveau costume[Par Ambre Guisnet] La différence que la narratrice marque avec son ancienne toilette laisse supposer que cet habillement rustique est loin de ce qui conviendrait à son rang social. On comprend qu'elle appartient à la haute société. ; mon conducteur me prit le bras, son cheval était attaché à la porte, il m’établit en croupe, et me voilà dans la colonne. Tu es impatiente de savoir où je suis, avec qui je suis ; mon enfant, j’ai fait déjà assez de chemin ; je te remets à la première lettre ou à la suite de celle-ci ; rassure-toi comme je commence à me rassurer ; ta Louise[Par Ambre Guisnet] Première mention du prénom de la narratrice. Celui-ci s'apparente au prénom royal.  vit et ne désespère pas de t’embrasser encore ; mais, mon frère ! mon pauvre frère !

P. S. J’entends dire que nous irons à Parthenay[Par Ambre Guisnet] Partenay est à soixante-cinq kilomètres au sud-ouest de Cholet. ; à tout hasard, envoies-y ta lettre, si les miennes te parviennent. Le nom du jeune homme est Maurice[Par Ambre Guisnet] Première mention du prénom du libérateur de Louise. La proximité de leur annonce peut être un signe de l'intimité qui se tissera entre les personnages., gendarme à la dix-septième division.

LETTRE IV.

Parthenay, 2 fructidor, an 3 républicain.[Par Thomas Gerot] 19 août 1795. L'héroïne utilise désormais le calendrier républicain, en vigueur depuis la fin de l'année 1793. La date indiquée correspond bien à la chronologie annoncée par le sous-titre du roman, qui est ainsi située dans les derniers mois de la guerre de Vendée.

Je te vois, chère cousine, encore dans le premier effroi que t’a causé ma lettre, et dans l’étonnement de la voir finir assez gaîment dans une pareille situation ; il faudrait, ma chère, avoir, comme moi, passé d’aussi horribles moments pour se trouver bien, au milieu d’une troupe, sur le cheval d’un jeune soldat.

Eh bien, soit esprit troublé de ce que j’avais vu, ou force d’âme, j’y étais tranquille ; je ne voyais plus ces visages furieux, dont le souvenir me fait encore frissonner d’horreur ; cette cruelle image de victimes et de bourreaux [Par Ambre Guisnet] n’était plus devant moi ; échappée à la mort, je goûtais encore la vie sans penser à l’avenir que préparait un semblable chaos ; je crois même que mon visage ne devait point paraître altéré, car je n’aperçus aucun étonnement ; plusieurs femmes étaient, ainsi que moi, sur des chevaux d’autres cavaliers, et, sans doute, trouvaient tout simple que j’y fusse comme elles ; j’ignorais où nous allions ; mais la tranquillité et même la gaîté qui régnaient parmi mes compagnes, éloignaient la terreur de mon âme ; j’étais là tout entière sans pensée, sans envie d’en avoir ; les secousses que j’avais reçues, avaient été si violentes, qu’il m’en était resté un ébranlement physique et moral, qui endormait tout mon être : sans doute, c’est à cet assoupissement d’esprit que je dois la santé qui m’est restée, malgré les fatigues que j’éprouvai avant et après ces terribles moments ; ainsi, je puis te dire que je passai cette journée dans l’insouciance d’un être qui n’aurait rien à craindre ni à espérer ; mon conducteur me demandait souvent si j’étais bien, si je ne souffrais pas de la marche ; nous arrivâmes ainsi à l’auberge où l’on devait dîner, et je crus alors m’apercevoir, dans les soins des femmes, qui étaient avec nous, beaucoup plus de pitié[Par Ambre Guisnet]   que d’intérêt.

Mon jeune homme seul paraissait avoir l’un et l’autre ; nous repartîmes de là pour aller coucher plus loin, je ne puis te nommer l’endroit, car j’ignore encore où je vais, où je suis, et ne m’en informe pas. Chère cousine, qui m’aurait dit que je me serais ainsi éloignée de toi, de ma famille ? hélas ! de leur côté, peut-être, fuient-ils ainsi ? Mon frère malheureux, qu’est-il devenu ? c’est sa pensée qui déchire mon cœur ; et je crois que mes maux ne me seraient plus rien si j’étais rassurée sur son sort ; c’est de ta tendre amitié que j’attends la recherche et les soins pour s’en instruire ; tu n’as pas besoin de ce nouveau service pour te rendre chère à ta Louise.

Après m’être reposée un peu hier soir, j’appelai la fille d’auberge, et dans l’instant, mon gardien[Par Ambre Guisnet] Maurice n'est plus qualifié de libérateur mais de gardien : Louise se rend compte que sa situation s'apparente à une détention., qui m’entendit, vint lui-même, c’était lui que je voulais demander ; je voulais enfin apprendre comment j’avais échappé à la mort, et comment il avait pu me tirer des mains de ces furieux ; avec quel monde j’étais, ce qu’il était lui-même. Dans un autre temps j’eusse été plus lente à me déterminer, mais aujourd’hui mon malheur ayant été à son comble, il me semblait que je n’avais plus rien à craindre ; d’ailleurs la reconnaissance de ce qu’il avait fait pour moi m’inspirait de la confiance, du moins sur ce qui me regardait ; je l’invitai à s’asseoir et à me donner quelques moments ; puis prenant occasion de le remercier : apprenez-moi, lui dis-je, à qui je dois de revoir encore le jour. Il me semble embarrassé et très ému. Il s’assit ; et après un moment de silence : je vous avais vu passer, me dit-il, au moment de votre arrivée, et je ne sais pourquoi je n’avais remarqué que vous[Par Ambre Guisnet] Le topos du coup de foudre amoureux permet d'expliquer les actions de Maurice. ; j’essayai de pénétrer dans votre prison, c’était vous que je voulais voir, je ne pus y réussir : le jour où vous sortîtes pour être conduite avec les autres, je me trouvai de service dans l’escorte, je vous cherchai dans la file des prisonniers, je vous reconnus, je marchai longtemps, à côté de vous sans savoir quel parti prendre, j’aurais donné ma vie pour vous sauver ; enfin, hors de moi, je quitte mon rang, je cours à la municipalité, et je dis que je demande une des femmes prisonnières[Par Thomas Gerot] … Il s’arrêta ; puis, se reprenant : je savais que l’on avait déjà accordé la grâce à des femmes en pareil cas[Par Ambre Guisnet] En pareil cas : Maurice a demandé l'autorisation de la municipalité qui lui a accordé de faire de la captive sa femme. Les autorités révolutionnaires autorisaient leurs soldats à user ainsi des prisonnières.… et j’obtins la vôtre. Un mouvement naturel me fit tendre la main ; c’est donc à vous, lui dis-je, que je dois la vie ? ah ! comptez… il m’arrêta !… je fus assez heureux, rien ne peut valoir ce moment ; sa main alors serra si fort la mienne, que j’en ressentis de la douleur. Mais, chère cousine, ce qui m’étonna, c’est que loin d’être sensible aux témoignages de ma reconnaissance, elles paraissaient l’affliger ; sans doute, le sort affreux que j’étais prête de subir, la position où je suis aujourd’hui, qu’il imagine peut-être que je compare à mon existence passée, le forcent à me plaindre ; ce sentiment dont je m’aperçus, me fit verser des larmes d’attendrissement sur moi, sur ce que je lui devais, et plus encore sur cette bonté compatissante qui le faisait partager ma peine ; je vis qu’il les attribuait à de nouvelles frayeurs ; car, se levant brusquement, rassurez-vous ; me dit-il, et ne craignez rien avec moi, je sens dans ce moment que je ne vous abandonnerai jamais ; et s’il le faut… et puis, des mots sans suite ; j’avais cru… mais je vois bien, n’importe… il se leva pour sortir, et revint, il me regardait avec des yeux fixes et humides, je n’étais pas moi-même sans émotion, je ne pouvais comprendre ce qui l’agitait, je lui dis de se rasseoir, il se remit, et me dit, d’une voix assez assurée : Vous avez voulu savoir comment j’avais eu le bonheur de vous sauver ; auriez-vous la bonté de me dire qui j’ai eu le bonheur de servir ? j’hésitai un moment ; mais la méfiance me sembla injuste, je lui dis mon nom, il tressaillit… Mademoiselle de K***, près de Rennes[Par Ambre Guisnet] Première mention du lieu d'origine et d'une partie du nom de Louise. La particule nous confirme qu'elle appartient à la noblesse. Les étoiles qui préservent l'anonymat du nom de famille sont caractéristiques du roman épistolaire. ?… — oui. — Il se leva à demi, en retirant sa chaise en arrière, son visage portait l’empreinte de l’étonnement et de la douleur ; je pris sa main, et j’approchai mon siège du sien : mon cher, lui dis-je, mon cher libérateur, pourquoi vous éloigner de moi ? je vous dois la vie, j’aime à vous la devoir ; si jamais vous me rendez aux miens, ma reconnaissance et la leur ne nous acquitteront pas ; il était interdit, pensif… je répétai, si nous pouvons rejoindre ma famille, — oui, sans doute, dit-il, ou je ne pourrai, et alors mon état de soldat est celui qui sera le meilleur pour moi ; en disant ces dernières paroles, ses yeux s’animèrent d’un feu sombre, il avait l’air égaré, j’eus un moment de crainte ; chère cousine, qu’est-ce tout cela ? ce jeune homme aurait-il de mauvaises intentions, et ne serait-ce plus à sa pitié généreuse que je devrais la vie ? à combien de peines et de chagrins ne suis-je point exposée ? et quel courage ne me faudra-t-il pas, seule, avec un homme que je ne connais point, qui, par tout ce que je lui dois, et la situation où je me trouve !… Que de droits, ma chère, dont il pourrait vouloir abuser[Par Ambre Guisnet] , s’il n’est pas généreux ; je n’ose regarder devant moi, l’avenir m’épouvante ; je tâchai de reprendre des forces, j’affectai de la tranquillité pour la lui rendre à lui-même. J’allais lui faire d’autres questions, quand il s’entendit nommer dans la cour, et de suite l’hôtesse l’appela ; on le mandait pour son service ; il ne doit revenir que demain ; je restai seule, je crois que j’en avais besoin ; mon imagination se montait, et je ne me voyais plus qu’avec effroi dans cette chambre, seule avec lui ; ma raison revenue me rendit le calme, je sentis mes torts et combien le malheur rend injuste ; en effet, depuis dix jours que je suis avec lui, pas un mot, un seul mouvement n’a pu m’alarmer ; je me rassure et je m’inquiète ; je crois, ma chère, que tes vingt-quatre ans me seraient bien nécessaires ; cinq années de plus[Par Thomas Gerot] Révélation de l'âge de l'héroïne : elle a 19 ans. me pourraient tenir lieu de tes conseils, tu vois combien j’en ai besoin ; que ton amitié ne m’abandonne pas, jamais elle ne me fut si nécessaire…

LETTRE V.

Parthenay, 6 fructidor, an 3 républicain.[Par Thomas Gerot] 23 août 1795.

Ta lettre m’a un peu rafraîchi le sang[Par Ambre Guisnet] ; je suis errante dans un désert environné de précipices, et tremblante de m’y égarer. Et toi, ma chère, tu m’as fait rencontrer un moment une prairie riante, tu m’y sers de guide, je t’ai suivie, je me suis absentée de moi-même, et j’ai été dix minutes avec toi. Sans doute, ta lettre a été décachetée, ouverte, lue, examinée plus d’une fois[Par Thomas Gerot] La lettre a été ouverte par les Républicains qui inspectent le courrier à la recherche d'informations. dans sa route
; mais je leur pardonne, elle m’est arrivée. Après ton amitié, qui domine tout, deux autres sentiments dominent encore, l’inquiétude et le désir d’en savoir davantage ; je puis satisfaire l’un ; pour l’autre, j’en rends grâce à ta tendre amitié, en partageant mes craintes et mes peines ; tu me donnes de la force pour supporter mon malheur, tout ce que tu me dis r’ouvre mon âme à l’espérance, je me sens forte de tes idées, elles me rendent l’assurance de moi-même !… chère cousine, ne mets point d’intervalle dans tes lettres, je ne serai sûrement pas assez heureuse pour qu’elles me parviennent toutes, mais enfin, celles que je recevrai porteront à ta Louise, la seule consolation qu’elle puisse avoir ; tes conseils surtout me soutiendront dans mon infortune, et pourront m’aider à m’y conduire ; tu sais si jamais je les reçus avec plaisir, dans un âge même où ma folle gaîté aurait pu les trouver trop sévères, plus je les sens nécessaires aujourd’hui, et plus j’en chéris le souvenir.

Tout cela ne répond pas à ta lettre. Après tes dignes et bons avis, que j’aurai toujours devant les yeux, et dont j’espère n’avoir jamais besoin ; vient cette question de ton tendre intérêt, fut-elle même de ta curiosité, ce serait une dette à satisfaire : Quel homme est-ce ?[Par Ambre Guisnet] La question de la cousine de Louise reflète le questionnement du lecteur : s'agit-il d'un homme honorable ? Louise est-elle en sécurité à ses côtés ?  et puis, toutes les sages réflexions de ta prudence ? d’abord, mon amie, je ne l’ai pas choisi ; mais pour répondre au plus pressé de ta question, je crois pouvoir te dire, avec assez d’assurance, c’est un homme qui a de l’honnêteté dans la conduite, et même dans les manières ; de plus, mon gendarme paraît avoir environ vingt-cinq ou vingt-six ans, mince, brun, des grands yeux noirs dans un visage pâle, tranquille dans le repos, et prompt à s’animer à la moindre émotion ; ses manières sont simples sans grossièreté, franches et naturelles sans délicatesse ; les premiers jours, il était avec moi, aisé, attentif, soigneux même, jusques à l’empressement ; depuis qu’il me connaît, nos tête-à-tête sont plus embarrassants ; pour le rapprocher de moi, je suis obligée de faire les avances, et d’aller à lui, si j’ai besoin, de quelque service ; il me parle peu ; mais si l’entretien se prolonge, et tu sens bien que j’y suis souvent forcée, peu à peu il s’y livre, paraît même s’y plaire, et semble oublier ce que nous appelons les distances[Par Ambre Guisnet] Ces distances sont le résultat de la différence sociale qui existe entre les personnages. Même après la Révolution et l'instauration du titre de citoyen, les usages de l'Ancien Régime persistent. ; si nous nous taisons, il redevient rêveur ; je crois qu’il aimerait mieux que je fusse née au village ; sa voix est habituellement forte et sonore, elle s’affaiblit beaucoup quand il me parle, elle devient même alors flexible et très douce ; j’entre dans tous ces détails pour te rassurer un peu, car, hélas ! je pouvais également tomber entre les mains d’un barbare ; il paraît aussi aimé de ses camarades ; ses manières avec eux sont aisées et gaies. Ce matin, assise à ma fenêtre, je le voyais dans la cour, pansant son cheval ; il était en gilet, les bras relevés, sifflant, chantant avec les autres cavaliers ; ensuite ils allèrent boire et déjeuner ensemble ; il est sobre[Par Ambre Guisnet] Sa sobriété est une preuve de sa vertu. , je ne l’ai pas vu encore pris de vin[Par Ambre Guisnet] Pris de vin : saoûl, en état d'ébriété. , ce que je craignais d’abord beaucoup ; il revint pour dîner ; tu penses bien que notre table est frugale, et tu juges aussi que je m’en inquiète peu ; il tâche cependant d’apporter toujours quelque chose pour moi ; aujourd’hui c’était deux œufs frais qu’il sortit de sa poche, et qu’il mit sur la cheminée, sans rien dire ; il avait l’air plus content, plus à son aise qu’il ne l’est d’ordinaire ; j’écrivais et je vis qu’il hésitait à m’interrompre ; je posai ma plume, j’eus l’air de cesser ; il me demanda ce que je comptais faire après dîner ; quelquefois je vais me promener seule dans les jardins, ou dans les environs du village avec lui, car on n’ose pas s’écarter ; c’est même le seul exercice qui me donne un peu de liberté d’esprit et de dissipation ; les routes, les changements de lieu ne sont que pénibles ; il m’observa que le temps était à la pluie ; il me sembla qu’il désirait que je restasse[Par Thomas Gerot] ; je lui dis que je ne comptais pas sortir ; — Si vous n’avez pas intention d’écrire, me dit-il, je suis libre toute la journée, et je resterais ici… — Je lui répondis qu’il me ferait plaisir, je ne pouvais pas dire autrement ; nous dînâmes, en parlant de choses indifférentes ; quelques questions qu’il me fit sur ma famille, me donnèrent l’occasion que je cherchais depuis longtemps, de lui en faire sur la sienne. — Mon père, dit-il, est un bon cultivateur[Par Thomas Gerot] Maurice est fils de cultivateur : il est loin du statut social élevé de Louise., des environs d’Angers, à *** [Par Ambre Guisnet] Comme pour le nom de famille de l'héroïne, la censure du nom du lieu d'origine de Maurice est une des caractéristiques du roman épistolaire, qui se veut le plus réaliste possible : on semble préserver l'anonymat de personnages réels.; vous avez sans doute des parents dans ce pays ? j’y ai souvent entendu parler de votre nom ; nous sommes quatre enfants, et selon l’usage, mon père, voulant en faire un prêtre, m’envoya, à douze ans, chez un oncle que nous avons, curé à ***, quatre lieues de chez nous ; j’y restai cinq ans ; mais ne m’étant jamais senti de goût pour cet état, je fis une folie de jeunesse, je m’engageai, et je servis trois ans, au bout desquels mon père m’acheta mon congé ; je revins à la maison, comme je suis l’aîné, je me déterminai à prendre son état, et je travaillai avec lui jusques à la réquisition ; j’avais déjà servi dans la troupe à cheval ; on me tira pour la gendarmerie ; je comptais bien retourner chez nous, quand tout ceci sera fini, et reprendre la ferme… — Mais, lui dis-je, est-ce que ce n’est plus votre intention ? ce serait le mieux ; — Oh ! dit-il, en faisant un geste, et fronçant ses sourcils noirs, à présent, qui sait ?… — En même temps, ses yeux se levèrent sur moi, et firent baisser les miens ; je crains ses explosions, et je ne jugeai pas à propos de le presser davantage, je détournai l’entretien ; mais il fut longtemps sans me répondre autrement que par monosyllabes. Après le dîner, il se promena à grands pas au bout de la chambre, et me laissa lever la table, car tu penses bien que ces détails de ménage me regardent, ordinairement cependant il me devance ou se hâte de les partager ; il sortit et rentra deux ou trois fois ; ensuite il s’assit dans un coin, et se mit à éclaircir ses armes ; il avait l’air agité et embarrassé ; moi, je l’étais aussi ; et pour faire quelque chose et ne pas me remettre à écrire, je pris mon aiguille et me mis à raccommoder quelques trous, qui n’étaient pas à mon mouchoir ; notre silence était pénible, je sentais le besoin et la prudence même de l’interrompre ; je quittai ma place, tenant toujours mon ouvrage, je m’approchai de lui ; j’examinai toutes les pièces de son armement ; je lui fis des questions ; et pour avoir occasion de m’asseoir, je m’aperçus que la ganse de son chapeau était décousue ; je lui offris de la recoudre, sans attendre de réponse, je me mis à l’œuvre ; il restait debout devant moi ; en lui rendant son chapeau, je vis qu’il était redevenu plus calme, ses yeux avaient une tout autre expression, il avait l’air tranquille et remis ; nous allâmes ensemble à la fenêtre, sur la rue, et nous y restâmes à voir défiler des troupes qui arrivaient ; — C’est leur tour, dit-il, pour aujourd’hui, je n’ai rien à faire là. — Nous revînmes ensuite à notre ouvrage, moi à coudre, lui à me regarder faire en parlant de sa ferme et de son curé ; le soir vint, il alla chercher de la lumière, et fit seul tout le petit tracas de la chambre ; moi, je méditais par où je commencerais certain éclaircissement dont je n’étais pas satisfaite ; je ne pouvais comprendre comment un gendarme, sans crédit[Par Ambre Guisnet] Crédit : influence qu'exerce une personne et qui est dû à sa faveur auprès de quelqu'un ou à la confiance qu'elle inspire., sans protection[Par Ambre Guisnet] Protection : attitude d'une personne influente qui use de son pouvoir pour favoriser la carrière ou les avancées de quelqu'un. Maurice est sans protection, c'est-à-dire qu'il ne s'est attaché les faveurs d'aucun personnage influent., était parvenu à me soustraire à la mort, dont tant d’autres avaient été victimes. Je me rapprochai de la table, où je posai mon ouvrage, et je m’arrangeai de sorte que naturellement il se mit de l’autre côté ; il prit son ceinturon pour le blanchir ; tu vois notre ménage, après tous ces petits mouvements, en regardant autour de nous, nous ne pûmes nous empêcher de rire de notre ordre ; en effet, nous étions comme si nous n’avions jamais fait autre chose ; la maison où nous sommes est aisée, j’imagine bien qu’il aura pris quelque moyen pour y être logé ; on lui a donné une chambre au-dessus de la mienne. En vérité, ma chère, notre espèce est bien singulière, après toutes mes terreurs, toutes mes inquiétudes, me voir ainsi passer à une tranquillité qui ne semblait plus faite pour moi, me donnerait aux yeux d’une autre, un air de folie inexcusable ; gronde-moi, si tu veux, mais je serai toujours vraie pour toi. Je lui demandai, si les femmes, qui étaient avec les autres soldats, avaient été, ainsi que moi, arrachées à la mort : — Il me dit que non ; qu’elles étaient toutes mariées à des officiers ou à des soldats ; — Ces mots me firent sentir que je ne pouvais moi-même passer que pour sa femme ou pour sa sœur ; j’hésitais à aller plus loin ; mais je désirais trop savoir quel moyen il avait employé pour obtenir ma liberté aussi promptement, et je lui en fis la question ; il fut longtemps sans me répondre ; son embarras piquait ma curiosité ; je le pressai ; — Vous le voulez, dit-il, eh bien ! comme je marchais d’escorte à côté de vous, désespérant de trouver aucun moyen de vous sauver, je me ressouvins que j’avais vu accorder à des soldats, la vie de quelques jeunes filles, à condition… à condition qu’ils les épouseraient[Par Ambre Guisnet] Les circonstances du sauvetage de Louise s'éclaircissent enfin : Maurice n'a pu la mettre en sûreté que grâce à une promesse de mariage.  ; cette pensée me vint comme un éclair ; je quitte aussitôt, je cours à la Municipalité ; à peine pouvais-je parler, un jeune officier municipal prit en main ma cause, dès qu’il m’eût compris ; il parla fort et longtemps ; puis, il m’accompagna au retour, et vous fit délier ; j’ai oublié de demander son nom, mais je le reconnaîtrai un jour. — Pendant ce discours, il avait les yeux fixés sur la table qui nous séparait ; le rouge m’était monté au visage, je le sentais en feu. Ce que je devais au sentiment de ce jeune homme, sa conduite envers moi, tout fit naître à la fois une foule de pensées, dont je n’étais plus maîtresse ; je crois que j’étais réellement dans un grand désordre d’expression et de maintien ; il s’en aperçut sans doute, car, se levant d’un air effrayé : — Ah ! Mademoiselle, je sais bien que… — Dans ce moment, la pensée me vint qu’il s’imaginait que ma rougeur et mon embarras venaient de la honte de passer pour sa femme. Alors, je ne puis te rendre ce qui se passa en moi ; lui laisser cette sotte et indigne idée, me parut un crime ; la désavouer, la repousser, je ne savais comment m’y prendre ; je crois que je ne serai de ma vie dans un état aussi pénible ; j’en étais là, et je ne sais par où j’en serais sortie. Heureusement dans le mouvement brusque qu’il avait fait pour se lever, son chapeau était tombé de la chaise où il était, je le relevai, et ne sachant trop ce que je faisais, lui montrant la ganse que j’avais recousue : vous voyez bien, lui dis-je, en riant, que je serais une bonne ménagère ; il leva la tête, et me regarda avec ses grands yeux étonnés, mais qui brillaient de plaisir ; il semblait me remercier de n’être pas un monstre d’ingratitude ; je m’aperçus que j’avais posé la main sur son épaule ; il porta sa main sur la mienne, je la retirai un peu vite ; et lui se leva. Chacun de nous alors eut l’air de prendre le parti de se mettre à son aise, comme si de rien n’était. Nous achevâmes très doucement notre soirée ; j’avais besoin de repos, et je fus même obligée de le dire deux fois.[Par Ambre Guisnet] Maurice n'est pas totalement au fait des usages du monde, il ne comprend pas tous les codes sociaux auxquels Louise est habituée : la simple suggestion qu'elle puisse avoir besoin de repos lui suffit d'ordinaire à se débarrasser de toute compagnie. 

Je t’écris pendant qu’il dort, et voilà, ma chère, tout ce que tu voulais savoir. Conviens que dans mon infortune, je dois encore bénir le ciel de n’être pas plus mal tombée. Il faut pourtant te quitter ; voici le jour qui commence à paraître ; j’appelle me reposer, m’entretenir avec toi ; mais comme je crois rester demain ici, je ne fermerai sûrement point ma lettre sans te parler encore.


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