Corpus Lettres de la Vendée

2 : lettres VI à XI

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LETTRE VI.

Parthenay, 10 fructidor, an 3 républicain[Par Marilou Gilles] 27 août 1795..

Oh ! ma chère amie, je n’en puis douter, je n’ai plus de frère ! Ah ! sans doute, je suis punie de ces saillies[Par Justine Dienis] Saillie : mouvement brusque, impulsion des sentiments, de la pensée., presque de gaîté, qui m’échappaient quelquefois avec toi ; dans ces jours de malheurs et de désastres publics, je ne pensais qu’à moi, et la bizarrerie de ma situation me la faisait presque supporter sans peine. Tranquille sur le sort de tout ce qui m’est cher, je les croyais échappés à la désolation universelle ; j’ai vu mon père et ma mère fuir le fer de nos ennemis, à travers les flammes, de leur demeure ; mais je partageais leurs périls ; et n’ayant pu me réunir à eux, je les savais au moins en sûreté loin de nous. J’ai suivi mon frère dans les hasards d’une guerre cruelle[Par Marilou Gilles] La guerre de Vendée a été particulièrement meurtrière et violente. , mais j’étais présente à ses dangers ; et si mes alarmes renaissaient chaque jour, chaque jour me rendait la tranquillité ; aujourd’hui, je n’ai que mes craintes et mes incertitudes ; hélas ! puis-je encore appeler doutes et incertitudes, ce qui n’est que trop semblable à l’affreuse vérité ; tu sais que je t’ai dit que nous nous quittâmes la nuit même où nous fûmes arrêtées et prises ; la troupe des nôtres suivit un autre chemin. Depuis ce moment, aucune nouvelle d’eux n’était parvenue[Par Marilou Gilles]  ; mais je croyais leur retraite assurée. Hier, Maurice était de garde aux équipages, j’avais trouvé place sur un chariot ; un de ses camarades, démonté, marchait avec peine ; il lui donna son cheval, et allait à pied près de la voiture ; je trouvai moyen de lui faire place, je le fis monter à côté de moi ; je pensai alors que je pourrais avoir, par lui, quelques renseignements sur la troupe armée dont nous faisions partie. — J’étais, me dit-il, de ceux qui les poursuivirent, nous les atteignîmes le matin à l’issue d’un bois ; ils avaient peu de gens à cheval ; après une longue résistance, ils furent défaits, presque tous furent tués, le reste pris et amené à Cholet, le même jour que vous… — Et savez-vous ?… — Ah ! me dit-il, comme tous les autres, ils ont été fusillés le lendemain. — Je jetai un cri ; la voiture s’arrêta, et je perdis connaissance ; des liqueurs fortes me firent revenir à moi ; je me trouvai assise dans le chemin, sur le bord du fossé, et près de moi, Maurice et le gendarme, auquel il avait prêté son cheval ; ils m’y firent monter, en me disant qu’il y avait du danger à rester en arrière ; et marchant l’un et l’autre à mes côtés, ils m’ont conduit au logement d’où je t’écris. Maurice ne m’a fait aucune question sur mon évanouissement, que j’ai attribué au mouvement de la voiture. Il paraît inquiet et très affligé ; en rouvrant les yeux, j’ai vu tomber de grosses larmes des siens ; ce jeune homme a vraiment le cœur excellent. Je ne puis t’écrire plus longtemps ; mon cœur est serré, et je n’ai jamais autant souffert. Oh ! ma Clémence, tu es ma seule affection sur la terre, elle couvre maintenant ce qui m’était le plus cher ; mais j’y dois rester, tu y es encore. Mon amie, tâche de me faire arriver un mot de toi, nous ne sommes qu’à douze lieues de Nantes[Par OlivierRitz] Parthenay, d'où est datée la lettre, se trouve à 130 kilomètres de Nantes et non à une cinquantaine de kilomètre (douze lieues). Dans la lettre suivante, les personnages seront remontés d'une cinquante de kilomètre vers Cholet et Nantes., et ta main seule peut mettre un peu de baume sur ma plaie.

Maurice me promet de te faire parvenir ma lettre par la poste.

LETTRE VII.

De Mauléon[Par Justine Dienis] Commune située à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Cholet., 12 fructidor, an 3 républicain[Par Justine Dienis] 29 août 1795..

Tendre amie, je voyage toujours l’âme accablée ; à chaque poste, je fais demander s’il y a des lettres adressées au citoyen Maurice, et mon attente est trompée ! ô ma chère, mon courage ne se relèvera point ; Maurice, qui sait aujourd’hui le sujet de ma douleur, la partage, je vois qu’il s’efforce de me rendre l’espérance ; ce bon jeune homme m’a proposé de s’exposer pour apprendre des nouvelles plus certaines ; mais les moyens, hélas ! ils nous sont tous fermés ; malgré l’embarras où je serais exposée pendant son absence, je crois que j’accepterais ses propositions ; mais quel hasard ne serait point à craindre dans son état, il se perdrait sans sauver mon frère : hélas ! il n’est plus temps, et la certitude de sa mort ne me rendrait que plus à plaindre. Depuis cette triste conversation, il a cherché à me rassurer : hier soir, où nous arrivâmes ici, il resta près de moi longtemps, à me donner de plus longs détails sur les scènes qui avaient précédé notre catastrophe ; il me dit, — Que toutes les fois qu’on faisait prisonniers des nôtres, il arrivait toujours qu’il s’en échappait, soit par la fuite, soit parmi les gardes mêmes qui aidaient plusieurs à se sauver ; que pour lui, il avait des camarades qui lui avaient avoué avoir rendu ce service quelquefois, et que rien n’était plus possible que mon frère eût eu ce bonheur ; il y ajoutait des circonstances qui, en réveillant mes espérances, ne me rendaient que plus cruel le retour de ma douloureuse certitude. — Ah ! s’il vivait, il t’aurait écrit, il se serait informé de sa malheureuse sœur ! Et depuis ces jours affreux, tu n’as point entendu parler de lui ? Les morts ne se font plus entendre du fond de leur tombe. Un éternel oubli a enseveli mon frère et le crime de ses bourreaux. Éloignée des miens, de toi, je ne vous reverrai jamais ; et le jour qui rejoindra ta Louise à son frère, peut seul mettre fin à mes maux. Ô ma chère ! quel sort l’Être suprême[Par OlivierRitz] Être suprême : manière nommer Dieu utilisée dans le préambule de la Déclaration des Droits de l'homme et du Citoyen (1789). L'Être suprême est l'objet d'un culte déiste en rupture avec le christianisme ; il est célébré par un ensemble de fêtes civiques et religieuses en 1794. L'emploi de cette expression est un marqueur fort de républicanisme.    réserve-t-il à sa créature[Par Justine Dienis] Créature : être qui a été créé par le créateur (Dieu). Ce terme caractéristique du vocabulaire chrétien contraste avec l'utilisation de l'expression Être suprême dans la même phrase. ? Après tant de misères, nous retrouverons-nous un jour ? Est-ce là que sa bonté a fixé nos espérances ? Je ne suis plus un moment seule, que l’image de mon frère, traîné comme ces victimes dont je fus la compagne, ne se présente à ma pensée ; j’entends le bruit de la mort et les cris des mourants, de ceux plus malheureux encore, qui, sans perdre la vie, sentaient leurs membres tomber sur ceux de leurs amis expirants. Pardonne à mon âme désolée cet horrible tableau. Du lieu où je suis, je te tends les bras ; je pleure dans ton sein les maux qui m’accablent !…

LETTRE VIII.

De Mauléon, 16 fructidor, an 3 républicain[Par Marilou Gilles] 2 septembre 1795..

Que le ciel te comble de ses plus douces prospérités[Par Marilou Gilles] Le changement de ton est un procédé récurrent dans le roman. Il est provoqué ici par la réaction de Louise à une nouvelle envoyée par sa correspondante : son frère est en vie. ; mon frère vit, et tu me l’apprends ! Bonne amie, tout le bien doit me venir de toi ; mais es-tu bien sûre de ces gens de Stofflet[Par Marilou Gilles] Jean-Nicolas Stofflet : né en 1753, il est l'un des deux généraux royalistes principaux de la guerre de Vendée en 1795. Il s'agit du seul personnage historique du roman. Il est condamné à mort par une commission militaire républicaine et meurt fusillé en février 1796, un mois après la fin du roman., à qui tu as parlé ? les malheureux inventent quelquefois des fables pour émouvoir l’intérêt ; cependant ces infortunés n’avaient plus rien à craindre, puisqu’ils étaient acquittés. Ah ! quand finira cette horrible guerre, où nous déchirons nos entrailles de nos propres mains ? Et pourquoi, bon Dieu ? crois-tu donc qu’il puisse exister tant de différence entre les membres de cette grande famille du genre humain[Par Marilou Gilles] Cette grande famille du genre humain : l'expression fait penser aux principes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui formalisent l'idée d'unité et d'égalité entre les hommes. ? ah ! les motifs de tant de calamités sont bien incertains, et le mal est bien réel. Tu sais, dès le temps où toutes ces questions n’étaient qu’oiseuses, combien nous avions de disputes avec mon frère ; sa ténacité d’opinion m’a souvent effrayée. Depuis, peut-être, aussi est-elle plus à sa place dans un jeune homme de son âge ; mon sexe et mon droit d’aînesse[Par Justine Dienis] Le droit d'aînesse, qui fait de du premier-né l'héritier de la totalité des biens d'un foyer, a été aboli en 1792. Il peut d'autant moins s'appliquer à Louise qu'elle est une femme. pouvaient me donner raison sans qu’il eût entièrement tort. Tu vois que je suis disposée à la politique [Par Marilou Gilles] La réflexion politique est présentée comme une qualité originale pour une jeune femme de sa condition puisqu'elle est le sujet d'une remarque appuyée. ; elle n’est plus spéculative pour nous ; notre sort et celui des nôtres y tiennent aujourd’hui. Irais-tu te douter que je rentre d’une promenade avec Maurice où notre philosophie de quarante-trois ans réunis[Par Justine Dienis] On en déduit l'âge de Maurice : 24 ans. , a traité gravement ces grandes questions. Tu penses bien que j’ai gardé mon rôle, il eût été plat d’en changer ; je doute même que mon adversaire m’en eût su gré. — Je ne chercherai pas, me disait-il, à examiner tout ce qu’on nous dit de liberté et d’égalité, je suis soldat, et je fais mon métier ; du reste, je n’estime aucun honnête homme moins que moi, et je m’estime autant que tout autre honnête homme. — Cette parole m’étonna. Vous en avez le droit, lui dis-je ; car si la noblesse est quelque chose, c’est le souvenir conservé des hommes estimables, et de leurs actions ; si la noblesse n’est rien, ce n’est pas la peine d’en parler tant de part ni d’autre ; — Il me dit ensuite, en me regardant : sans doute, on n’a jamais le droit d’en être fier, mais on pourrait être excusable de la regretter ; alors il faudrait tâcher d’y suppléer[Par Justine Dienis] Y suppléer : la remplacer. ; il y a eu de grands hommes, Mademoiselle, qui n’étaient pas nés nobles.[Par Marilou Gilles] — Son œil s’anima d’un feu extraordinaire ; il me parut lui-même d’un pied plus grand. Après un intervalle, — je ne sais, me dit-il, mais il me semble que vos amis se sont bien pressés de se fâcher ; ils pourraient dire qu’ils ont eu au moins de grands torts envers eux-mêmes ; avec de la patience et du temps, l’éducation, la fortune, l’habitude, leur donnaient bien des avantages ; ils eussent peut-être fini par regagner, d’un côté, plus qu’ils n’avaient perdu de l’autre. — Qu’en dis-tu, cousine, mon gendarme ne t’effraie-t-il pas ? et aurait-il raison ? Je remarque souvent qu’il a des instants où se développent en lui des pensées inattendues ; puis il revient à son caractère accoutumé, et paraît même ne pas s’en souvenir. Nous rentrâmes, en nous donnant le bras, tout aussi bonnes gens comme devant : en arrivant, il apprit qu’il était commandé de détachement[Par Justine Dienis] Détachement (vocabulaire militaire) : unité temporaire constituée pour effectuer une mission particulière loin de sa formation d'origine. pour le lendemain. Il sera peut-être absent deux jours, cela m’inquiète, parce que s’il arrivait, pendant ce temps, une lettre de toi, elle serait retardée. Si tu ajoutes quelque certitude à ce que tu as appris de mon frère, ta lettre et ta plume auront des ailes.

LETTRE IX.

Mauléon, 20 fructidor, an 3 républicain[Par Marilou Gilles] 6 septembre 1795..

Je crains, ma chère amie, de devenir folle, j’ai des visions ; écoute, et n’aie pas peur : je te mandais[Par Justine Dienis] Mander : faire savoir, faire connaître quelque chose à quelqu'un par lettre ou par message., avant-hier, que Maurice devait être deux jours dehors, je me suis un peu ennuyée. Nous sommes logés chez une femme qui loue de vieux livres ; elle a ses deux filles avec qui j’avais passé la soirée en bas ; elles sont assez gaies ; leur mère est une petite vieille qui ressemble à un furet ; je gagnais du temps, croyant que Maurice arriverait ; vers les onze heures je remontai, et je passai encore une heure à l’attendre et à lire, enfin, le sommeil m’accablant, je me mis dans mon lit ; seulement je gardai mes habits ; je jetai la couverture sur moi, et je laissai la lumière sous la cheminée ; je veillai encore quelque temps, et je m’endormis. Il me sembla que j’errais la nuit, pendant un orage, dans une forêt, et poursuivie par des sauvages armés de massues énormes ; chaque éclair me découvrait un pays délicieux, et l’obscurité me replaçait parmi les ronces et les épines qui me déchiraient ; la foudre frappait des arbres qui s’écroulaient sur moi ; de quelque côté que je voulais fuir, je ne voyais que des flammes, et ces vilains sauvages prêts à m’écraser ; au milieu d’un de ces éclairs[Par Marilou Gilles] Un paysage symbolique rappelle symboliquement la situation de Louise au début du roman. , qui me rendaient un moment mon joli paysage, je vois devant moi une figure brillante, comme un ange, de lumière : tu penses bien que je me jette dans ses bras, et me voilà enlevée, très doucement, au milieu des airs, et déposée sur un rocher élevé, d’où je voyais parfaitement le beau pays que m’avaient montré de temps en temps les éclairs : le plaisant est que, soit la faute des ronces ou des vents, mes vêtements n’existaient plus, et je n’étais voilée que par les ailes de mon bel ange ; mais il me pressait si fort entre ses bras[Par Marilou Gilles] , que je m’éveillai presque étouffée[Par Marilou Gilles] L'ange qui sauve l'héroïne menace aussi de l'étouffer, dans le rêve comme dans la réalité. , et je vois devant mon lit, une grande figure blanche, dont la sombre lueur de ma chambre ne me laissait distinguer que les yeux ardents et enflammés comme les éclairs que je venais de voir ; d’effroi je jette un cri, et ma couverture était levée. Je me précipite en bas du lit, du côté opposé ; alors, une voix, que je reconnus bientôt, me dit : — Qu’avez-vous ? n’ayez pas peur, c’est moi, c’est moi. — J’étais dans un état violent, et j’avais un tremblement général dans toute ma personne ; le lit était entre lui et moi ; il n’osait s’approcher, apparemment de peur d’augmenter mon effroi. Il s’éloigna vers la cheminée, en me répétant : — Rassurez-vous, c’est moi, vous n’avez rien à craindre. — Je repris peu à peu mes sens ; il me tendit un verre plein d’eau, d’un côté du lit à l’autre, et se mit à essayer d’allumer du feu avec le balai et du papier ; il tira un grand fauteuil de tapisserie qui était près du lit, et le plaça près de la cheminée ; il étendit sur le fauteuil la couverture du lit, il vint ensuite me prendre, et me fit asseoir ; défit son grand manteau blanc, qui m’avait fait tant de peur, et le déploya sur mes genoux ; j’avais le frisson. — Personne n’est levé, me dit-il, il est trois heures, et j’avais voulu voir, en rentrant, si vous n’aviez besoin de rien. — Il avait l’air embarrassé, il ne savait s’il devait s’approcher ou s’éloigner de moi ; je me sentais défaillir ; il fit chauffer du vin, j’en pris un peu, et mes forces me revinrent ; nous restâmes ainsi jusques au jour [Par Marilou Gilles]  ; dès qu’il entendit du bruit dans la maison, il descendit pour me chercher du secours ; je me levai alors, et je voulus essayer de marcher ; je me sentais le bas du visage brûlant, et qui me cuisait[Par Justine Dienis]  beaucoup ; je vis au miroir, qu’il était rouge en différentes places[Par Marilou Gilles] Les marques rouges au visage confirment la violence de l'étreinte de Maurice, même si l'héroïne invente une autre explication.; apparemment qu’en m’agitant dans le lit, pendant mon rêve, la toile qui n’est pas très fine, m’avait froissée. En rentrant, il me demanda si je voulais un médecin ; je me sentais mieux ; je dormis deux heures dans mon fauteuil ; nous déjeunâmes ensuite, et j’en fus quitte pour un ébranlement de nerfs, qui m’a duré deux jours. Voilà mon songe[Par Justine Dienis] , cousine, si tu es interprète, tu m’en diras ton avis. Aime-moi, même en songe, comme je t’aime bien éveillée.

LETTRE X.

Mauléon, 25 fructidor, an 3 républicain[Par Marilou Gilles] 11 septembre 1795..

Il y a trois jours, ma chère, que je n’ai pris la plume pour t’écrire, et cependant nous avions quelque séjour ici ; mais je ne sais… il a régné dans cette maison beaucoup de petites gênes. Comme l’endroit est assez commerçant, et que mes vêtements avaient besoin d’être réparés, j’ai employé une partie de la somme que tu m’as envoyée, à cet usage ; et pour éviter de me promener dans la ville, je proposais aux filles de l’hôtesse[Par Marilou Gilles] L'hôtesse : la femme qui héberge Louise et Maurice chez elle. , de me faire mes emplettes ; j’en suis fâchée à présent ; car, prenant de là occasion de me voir, elles me faisaient, aux moindres objets, descendre chez elles, soit pour examiner les marchandises, ou en disputer le prix ; enfin, pour finir tous ces embarras, j’ai tout de suite pris ce qui me convenait, et leur ai acheté à chacune un grand mouchoir d’indienne[Par Justine Dienis] Indienne : étoffe de coton peinte ou imprimée.. Tout cela m’a donné de l’ouvrage[Par Justine Dienis] De l'ouvrage : du travail. ; car, malgré leur offre, je n’ai point voulu qu’elles travaillassent avec moi, j’ai ce matin, moi-même, repassé le linge de Maurice et le mien, qu’elles m’avaient blanchi ces jours-ci ; j’étais un peu novice, mais enfin je m’en suis tirée. Me voilà, chère Clémence, tout à fait ménagère. Mon gendarme est toujours étonné quand il me voit occupée de ces détails, et surtout lorsqu’ils sont pour lui ; il me fait des excuses qui contrastent parfaitement avec le plaisir qu’il en ressent ; cependant, depuis quelques jours, je le trouve plus gêné avec moi ; cette petite indisposition que j’ai eue la nuit, où je l’avais attendu, lui a donné beaucoup d’inquiétude ; il semble craindre que je ne l’attribue à l’effroi qu’il m’a causé lorsque je le vis, en m’éveillant, tout debout aux pieds de mon lit, car tous les jours, en me demandant comment je me trouve, il ajoute des regrets d’avoir troublé mon sommeil, et d’être entré si tard dans ma chambre, il dit être excusable par l’inquiétude que lui a causé son éloignement ; et quand je le rassure et veux lui ôter cette idée, ses yeux, ses mains, tous ses mouvements me remercient avec la plus touchante expression. Vraiment, ma chère, je t’avoue que, malgré que je n’étais pas contente de ce qui s’était passé, je n’ai pas le courage de me fâcher ; d’ailleurs, fatigué comme il devait l’être, il pouvait avoir besoin de quelque chose chez moi, car tu juges bien que nos appartements ne sont pas brillants, et que nous sommes trop heureux quand nous trouvons chacun un gîte pour nous loger ; aussitôt qu’il y a une chambre, il me la donne, et alors il dort dans son manteau, ou sur un lit quelque part dans la maison. J’ignore encore combien nous serons ici : Maurice n’en sait rien lui-même, car on n’a point encore reçu d’ordre ; je voudrais en être partie ; je m’y déplais ; je ne pourrais rendre pourquoi ; mais l’empressement de l’hôtesse et de ses filles me gêne ; je suis continuellement forcée de les remercier de leur attention ; elles voudraient que j’allasse chez elle le soir, mais j’aime bien mieux rester chez moi, même lorsque je suis seule, ce qui arrive actuellement assez souvent ; comme nous séjournons ici, on envoie Maurice en détachement avec quelques autres, pour les alentours de la ville ; on craint des bandes cachées dans les bois ; tout cela m’est bien désagréable, car, pendant son absence, ces femmes sont encore plus après moi ; elles ont l’air de craindre que je ne m’ennuie ; or, comme elles vendent des livres, il y vient beaucoup de monde ; grand motif qui me détermine encore plus que le reste à n’y point aller. Ma bonne Clémence, écris-moi ; tes lettres m’apportent le seul bonheur que je puisse connaître ; chaque fois que j’en reçois, la plus douce illusion vient faire trêve à mes peines ; je me crois avec toi ; je t’écoute, il me semble t’entendre, comme dans ces temps heureux, où tout en me grondant de mes étourderies, tu venais encore les partager, et prendre ma défense auprès de ma mère, qui te disait toujours : — Vous la gâtez, Clémence, elle ne sera jamais raisonnable. — Hélas ! ma chère, j’apprends à la devenir à l’école du malheur[Par Marilou Gilles] Le pronom "la" reprend raisonnable, comme pour revendiquer la possibilité d'une raison au féminin. ; et dans ce moment, où j’aurais tant besoin de toi, ce n’est plus que ton souvenir qui m’aide à me conduire ; partout où je vais, il me suit. Ah ! ma chère, je t’ai bien fait voyager ; dans mes promenades surtout, je cherche machinalement les mêmes sites, les mêmes images des endroits où nous allions ensemble, les mêmes effets de jour où le soleil entrait dans ta chambre, et fixait sa lumière sur le portrait de ta mère ; chère cousine, j’imagine, qu’en le regardant aujourd’hui, un soupir t’échappe pour ta pauvre Louise. Que j’étais heureuse alors ? Que ta tendresse, en le critiquant, me faisait bouder et recommencer mon ouvrage. Toutes ces scènes me sont encore présentes ; et tout ce qui m’y ramène me donne un moment de bonheur.

Hier, en nous promenant dans un chemin près de la maison, Maurice remarqua une plante tout à fait semblable à celle qui a la forme d’une petite pomme rouge[Par Marilou Gilles] Cette plante, qui pourrait être le pyracantha, évoque aussi la pomme rouge du pêché originel, cueillie par les amants et bientôt cultivée. , et que tu prétendais être si rare, de laquelle tu voulais faire naître des fruits excellents ; tu te rappelles ta belle plantation, eh bien ! ma chère, cet ornement de ton parterre, qui devait, dans sa croissance, faire mes délices, et nous rendre encore plus cher le terrain sur lequel il était. Ah ! tu avais raison, c’était ton ouvrage ; je le trouvai dans un coin abandonné, sans culture ; c’était absolument le même ; j’en faisais l’examen en tressaillant ; je me baissai avec un sentiment religieux, pour recueillir cette plante, que tu aimais, que tu avais élevée dans l’enclos de notre maison ; Maurice, sans deviner le sujet de mon émotion, se mit à en ramasser aussi, et nous en rapportâmes plusieurs. Chère Clémence, si je suis assez heureuse pour te rejoindre bientôt, je les planterai près des tiennes ; nous les verrons croître ensemble ; elles dateront des peines et de l’exil que j’ai souffert loin de toi ; je voudrais pouvoir te les faire parvenir, tu leur donnerais tes soins ; et si ta Louise ne peut revenir, si mes yeux se ferment avant, tu les garderais ; elles te rappelleraient le tendre sentiment qui me les fit arracher d’un lieu sauvage, pour te les rapporter.

LETTRE XI.

Mauléon, 28 fructidor, an 3 républicain[Par Marilou Gilles] 14 septembre 1795..

Cette fois, ma chère, je n’ai point rêvé, et tout ce que tu vas entendre, n’est rien moins qu’un songe. Je craignais que tu ne me crusses folle ; aujourd’hui, il me serait permis de le devenir ; mon enfant, toi, qui, heureuse citadine, n’est pas, comme moi, exposée à toutes les chances de la vie des héroïnes de romans[Par Justine Dienis] La référence métatextuelle à la condition de Louise, qui est véritablement un personnage de roman, invite à une réflexion sur les rapports du genre romanesque à la réalité. ; tu croiras difficilement mon aventure ; la connaissance du monde et des hommes s’acquiert sans doute dans les voyages, mais la leçon est quelquefois un peu chère ; d’abord, pour te rassurer d’avance, je suis vivante, je me porte bien, et j’en ai le droit. Tu sais que je t’ai parlé de notre hôtesse, [Par Marilou Gilles]  et de ses filles ; de leur empressement à m’accueillir, à m’attirer chez elles ; j’y allais peu, parce que je préférais être seule ; mais je ne laissais pas d’être reconnaissante de leur prévenante bonté. Entre autres amateurs de littérature qui s’y rendaient, on m’avait souvent fait remarquer un grand gros homme, figure rouge, moustaches imposantes, tout couvert de broderie, de galons[Par Justine Dienis] Galon : signe distinctif des grades militaires, matérialisé par des galons cousus sur l'uniforme et la coiffure. , de bagues, de chaines de montres ; on lui décernait la plus haute considération ; on ne l’appelait que M. le Commandant ; plusieurs fois, il m’avait honoré d’une attention particulière, et même d’une galanterie dont il ne tenait qu’à moi d’être fière ; mais modeste, j’avais reçu tous ces honneurs avec la respectueuse réserve d’une compagne de simple gendarme ; on me vantait surtout ses richesses et sa générosité ; ma petite vieille hôtesse ne tarissait pas sur son éloge ; enfin, hier, elle me prit mystérieusement à part, et après un préambule sur la misère du temps, sur les dangers auxquels une jeune et belle personne pouvait être exposée dans la troupe, si elle n’était pas protégée par quelque personnage en grade ; elle me dit : — Que M. le Commandant faisait le plus grand cas de Maurice ; qu’il pourrait lui être très utile, soit pour son avancement, soit pour mille petites douceurs à lui procurer dans le service ; qu’elle était persuadée que si je voulais en parler à M. le Commandant, j’avancerais les affaires ; qu’il paraissait avoir beaucoup de bienveillance pour moi. Un peu étonnée, je lui dis : — Que Maurice avait peu d’ambition, et qu’à la paix, il comptait retourner à son état de cultivateur. Tout en causant, elle me conduisait du côté de la porte de sa chambre, au fond de la boutique ; elle me précédait, revint sur ses pas, comme ayant oublié quelque chose, et me trouvant alors plus près, elle me dit : — Passez ; — me suivait, ferma la porte, et s’assit contre ; en même temps, j’entendis, dans la boutique, fermer les auvents[Par Justine Dienis] Auvent : petit toit aménagé au-dessus d'une fenêtre ou d'une porte pour garantir de la pluie. qui donnent sur la rue ; toutes ces circonstances, que je me rappelle, ne me frappèrent point ; je m’assis moi-même, et pris mon ouvrage ; alors, s’ouvre une petite porte qui donne dans leur cuisine, et de là sur la cour, et je vois entrer, en baissant la tête, M. le Commandant, dans toute sa gloire ; je me lève et veux sortir ; la vieille me dit, d’une voix mielleuse[Par Justine Dienis] Mielleuse : d'une douceur exagérée et hypocrite. L'hôtesse sait ce qui va se passer.  : — Où voulez-vous aller ; M. le Commandant sera charmé de votre compagnie ; en même temps, il vient à moi, et d’une voix douce, qui me fit trembler : — Vous me fuyez, belle citoyenne ? il ne faut pas se sauver ainsi de ses amis ; il avait pris ma main, et passant un bras autour de moi, il s’assit à demi sur une commode, et me tira à lui ; mon mouvement pour me dégager fut si brusque[Par Justine Dienis] L'agression sexuelle du Commandant est manifeste., que mon gant lui resta ; il dit, avec un gros rire : — J’en aurai au moins les gans. J’allai à la porte de la cuisine, elle était fermée en arrière ; alors, l’hôtesse vient à moi, et me dit, d’un air très en colère, et les deux poings sur les hanches : — Est-ce que vous avez peur chez moi ? pour qui me prenez-vous ? et que croyez-vous donc ma maison ? — Très honnête, lui dis-je, Madame ; aussi veux-je aller dans ma chambre. Apparemment, mon air les étonna, ils se regardèrent ; l’hôtesse se passa deux fois la main sous le nez, et parla bas au Commandant ; je m’aperçus alors qu’un rideau, qui couvrait la porte vitrée de la boutique, était à moitié soulevé, et je vis les têtes des deux filles, qui riaient en regardant à travers les vitres ; je ne pus douter que je ne fusse tombée dans un piège ; et cette pensée, m’ôtant les forces, je me sentis défaillir, je m’appuyai sur une chaise, que je plaçai devant moi, en me retirant dans le coin de la chambre où je me trouvais ; l’homme alors ôta son grand chapeau, le posa sur le lit, et sans s’approcher ; — Répondez-moi, dit-il, êtes-vous mariée ? — Je fus interdite[Par Justine Dienis] Être interdit : éprouver un grand étonnement et ne plus savoir ce qu'on doit comprendre ou faire. ; le cœur me battait à croire qu’il allait sauter au dehors de moi ; — Monsieur, lui dis-je, m’interrogez-vous ? allez à la Municipalité de Cholet, on pourra vous répondre. Ils se regardèrent encore.[Par Marilou Gilles] L'agression par le Commandant et l'un des épisodes qui montrent la domination masculine à laquelle Louise est sujette dans le roman. — On le sait bien, dit l’hôtesse, aussi, n’est-ce que pour vous rassurer, que M. le Commandant vous fait cette question ; vous êtes un enfant ; elle vint me prendre par la main ; comme je me laissais aller, ne sachant plus que penser et croire, je me sentis saisie en arrière, et soulevée de terre, je criai ; et cette femme, mettant sa main sur ma bouche, son doigt se trouva placé entre mes dents, que je serrais de rage[Par Marilou Gilles] Métaphore de le défense : le doigt est mordu en signe de refus violent de la masculinité.  ; elle jeta un cri si horrible, que les deux filles entrèrent, et un chat, qui dormait sur la fenêtre, fut si effrayé, qu’il cassa un carreau[Par Justine Dienis], et sauta dans la cour ; j’avais la voix libre, et je criais au secours ; je t’ai dit que cette cour est celle des écuries où sont logés les chevaux de la troupe ; deux gendarmes qui rentraient, portant du fourrage sur leurs épaules, entendant mes cris et le bruit de cette vitre cassée, s’approchèrent de l’ouverture, en disant : — Qu’est-ce qu’il y a donc là ? — cette voix dispersa tout, et je me trouvai libre. — Sauvez-moi, m’écriai-je, et j’entendis celui qui regardait par le trou, dire : — C’est la femme de Maurice. En même temps, ils jettent la fenêtre en dedans, et sautent dans la chambre ; M. le Commandant remit son chapeau… — Que faites-vous ici, gendarmes ?… — Ma foi, mon Commandant, qu’y faisiez-vous, vous-même, lui dit un des deux ? c’est un vieux cavalier, le même à qui Maurice avait un jour prêté son cheval ; ceci te rappelle la fable de la Colombe et la Fourmi[Par Marilou Gilles] Dans cette fable de La Fontaine, une colombe échappe à son prédateur grâce à une fourmi qu'elle avait sauvée auparavant. Ici, ce n'est pas Louise qui est venue en aide au cavalier, mais Maurice, pourtant absent de la scène.  ; j’étais vraiment la pauvre Colombe, qui venait d’échapper à l’oiseau, et un vilain oiseau ; il s’en alla sans répondre, en traînant son grand sabre ; mon vieux cavalier, d’une colère qui ne se possédait pas, voulait mettre le feu à la maison ; — Vieille sorcière, dit-il, il faut que je t’apprenne… et déjà il se mettait en devoir de lui tordre le col. Ses deux filles et elle, tremblantes, s’étaient retirées dans un coin ; — laissez, lui dis-je, ces misérables, et tirez-moi de cette abominable maison ; ils m’aidèrent à sortir par la fenêtre ; — Venez chez ma femme, me dit mon nouveau sauveur, jusqu’à ce que Maurice soit de retour ; toi, dit-il, à l’autre, monte chez elle, et apporte-nous tout son butin. — Je n’avais rien de mieux à faire. Je t’écris en m’éveillant dans mon nouveau gîte ; on attend ce soir le détachement de Maurice, nous verrons à nous pourvoir.


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