LETTRE XII.
De Mauléon, 29 fructidor, an 3 républicain[Par Julie Gane] 15 septembre 1795..
Ô ! ma chère Clémence, que ta dernière[Par Lola Bouchard] Ta dernière : ta dernière lettre. m’a rendue heureuse ; mon frère a pu te faire passer de ses nouvelles ; il vit, il est hors de danger ; tendre amie, que ne te dois-je pas ; sans toi, dans mes cruelles incertitudes, je serais morte de douleur ; va, ma chère, mes maux ne sont plus rien, quand mon âme est tranquille sur le sort de ceux qui me sont chers ; quoi ! il a vu ma mère, mon père ? ils ont eu le bonheur de le serrer encore contre leur sein[Par Lola Bouchard] ? J’ignore ce qui m’est réservé ; je n’ose plus rien demander à Dieu, après ce qu’il a fait pour les miens ; il entend donc les prières de ses créatures, puisque sa bonté les exauce. As-tu bien pris tes sûretés, pour leur faire passer ta lettre ; combien je désire qu’elle leur parvienne ; elle les rendra tranquilles à mon égard. Tu me donnes bien peu de détails sur la situation où tu leur as dit que je suis dans ce moment ; aurais-tu craint d’en instruire ma mère[Par Lola Bouchard]Louise anticipe l'hostilité de sa père, qui deviendra un obstacle majeur au couple qu'elle voudra former avec Maurice dans la suite du roman. ; et crois-tu qu’il lui soit pénible d’apprendre que sa fille doit la vie à un soldat ; je n’entreprendrai pas d’être plus prudente que toi ; mais, chère cousine, je pense que le bonheur de voir ainsi sa fille échappée à la mort, doit l’emporter surtout ; d’ailleurs, tendre amie, tu lui as bien marqué quel homme c’est que Maurice ; et comme ta Louise, dans son malheur, doit de reconnaissance à Dieu, pour l’avoir fait tomber[Par Lola Bouchard] Elle aurait pu tomber beaucoup plus mal. en de pareilles mains ; tu as bien fait de leur celer[Par Lola Bouchard] Celer : cacher. tous les désagréments que tu as éprouvés de la part de ceux qui nous persécutent, tu aurais augmenté leur chagrin, en lisant ta lettre. J’admire le sang-froid avec lequel tu as détourné le mal de notre commune demeure ; nous aurons donc, grâce à tes soins, un lieu où nous pourrons encore nous rejoindre ; hélas ! s’ils m’avaient cru, nous serions ensemble ; j’eusse partagé leurs dangers. Je le vois encore ce jour malheureux, où je les en conjurais ; ô ! ma chère, si tu avais été témoin de cette scène, elle t’aurait déchirée ; et sûrement, mon père t’a épargné ce terrible tableau. [Par Lola Bouchard] Début d'une analepse : Louise raconte comment, avant le début du roman, elle a été séparée de ses parents.Après nous être sauvés du château[Par OlivierRitz] Dans la suite du roman, ce lieu est nommé Bois-Guéraut à plusieurs reprises. Il pourrait s'agir du château de Bois-Giraud (ou Bois-Girault), actuellement sur la commune de Beaupréau-en-Mauges, à vingt kilomètres au nord-ouest de Cholet., que nous laissâmes dans les flammes, avec les scélérats qui le pillaient[Par Lola Bouchard] Le fait que les parents de Louise possèdent un château connote leur appartenance sociale à la noblesse. L'incendie ainsi que le pillage de cette demeure renvoie à tous les saccages de biens appartenant à la noblesse qui ont eu lieu durant la Révolution., ma mère, qui se soutenait à peine, nous força d’entrer dans une maison de villageois ; ces bonnes gens prirent pitié de nous, et proposèrent à mon frère de le conduire où il voudrait ; ma mère, au milieu de son effroi, ne pensait qu’à ses enfants ; elle ne me voyait pas sans frémir, courant les chemins, exposée à tous les hasards de mon sexe et de mon âge ; l’idée de sa Clémence lui venait sans cesse. — ô ! si je pouvais vous y envoyer, nous disait-elle, mon courage renaîtrait, je me résignerais en la providence[Par Julie Gane] Providence : protection prévoyante, puissance divine qui veille sur le destin des individus. ; mais ma Louise, mes enfants, qu’allez-vous devenir ? — Ses pleurs, alors, s’ouvrirent un passage ; notre père était appuyé la main sur le visage, je vis qu’il pleurait aussi ; cette vue acheva de me faire perdre la tête ; car, en même temps, je me mis à pousser des cris entrecoupés de sanglots, et ma douleur devint si violente, que je tombai presque sans mouvement, sur le sein de ma mère ; je ne me sentis plus pendant quelques moments ; j’entendis seulement mon frère me dire, d’une voix qui me semblait éloignée : Ma sœur, tu veux faire mourir ma mère ? En même temps, on m’entraîna dans une autre chambre ; je crois que maman se trouvait mal, car j’entendis beaucoup de mouvement ; mon frère revint : — Allons, chère sœur, du courage, viens avec moi ; nos parents sont bien ici, il faut les y laisser ; on va nous conduire dans un autre endroit, car nous ne pouvons rester avec eux. — Il fallait que cette résolution eût été prise tout de suite ; on arrangeait un cheval, mon père me prit à brasse-corps[Par Lola Bouchard] A brasse-corps : à bras-le-corps, en passant ses deux bras autour de sa fille., et me serra entre ses bras, en me disant : — Adieu, ma Louise ! ma pauvre Louise, prends confiance en la providence, elle ne nous abandonnera peut-être pas ! — Je voulus parler, le conjurer encore de me laisser voir ma mère ; mon frère était à cheval, et faisait signe que l’on me mit derrière lui. C’est ainsi, ma chère, que je quittai[Par Lola Bouchard] ce que j’avais de plus cher ; mon père nous suivit quelques pas encore ; il s’arrêta, en nous regardant aller, il leva les bras au ciel, et fit un mouvement pour s’incliner vers la terre. J’appris en chemin, seulement, que nous allions rejoindre des gentilshommes qui avaient passé le matin, pour aller à Rennes, avec leurs femmes, chercher un abri contre le brigandage[Par Julie Gane] Brigandage : pillage à main armée commis généralement dans les campagnes. ; tu sais le reste, ma chère[Par Lola Bouchard] Fin de l'analepse.. Je m’étais promis, en t’écrivant celle-ci, de te faire le tableau de la maison où je suis ; mais ces souvenirs ont attristé mon âme, et je ne puis revenir à un autre ton. Adieu cousine, que ton amitié soit le dernier bien que je puisse perdre.
LETTRE XIII.
Mauléon, le premier vendémiaire, an 4 républicain[Par Julie Gane] 23 septembre 1795..
Je te dois, ma chère, le récit de la réception de mes nouveaux hôtes[Par Lola Bouchard] Dans cette lettre, l'autrice donne des gens du peuple l'image de personnes franches et conviviales, bien qu'aux habitudes de vie plutôt rudes et au langage familier. Elle crée ainsi un contraste social avec l'entourage de Louise, décrit dans la lettre précédente, mais en montrant que ces gens ont autant de bonté que peuvent en avoir les nobles et qu'une réconciliation entre les différentes strates de la société est largement possible puisqu'ils accueillent Louise comme l'une des leurs. ; je t’assure que depuis, seulement, que je suis avec eux, j’ai été sans crainte et à mon aise ; ce sont de braves gens, honnêtes, tout cœur, et qui font pour moi tout ce qu’ils peuvent ; je t’ai dit comme ce bonhomme m’emmena tout de suite chez lui ; à notre arrivée il dit à sa femme : — Tiens, voilà la femme de Maurice que je t’amène, il faut que nous la gardions jusqu’à son retour, car il l’avait laissé, sans le savoir, en mauvaise maison… — Suffit. — Si je n’ai pas puni l’hôtesse, c’est que je n’en ai pas eu le temps.
Tu rirais[Par OlivierRitz] presque de mon établissement ; la bonne dame est blanchisseuse[Par Julie Gane] Blanchisseuse : personne qui blanchit le linge et souvent le repasse. et vend du vin ; nous occupons à nous deux la moitié de son lit, c’est-à-dire que l’autre moitié est roulée le jour dans un coin, et étendue le soir pour son homme. Je n’ai jamais tant entendu jurer ; à cela près, comme je t’ai dit, ce sont les meilleures gens du monde. Dès qu’elle sut mon aventure… — Ah bien ! elle est heureuse que ce n’ait pas été moi, elle n’en aurait pas été quitte pour son bon œil ; et ce Commandant, avec son gros ventre, une bonne justice mettrait tout cela à l’ombre pendant six mois, pour les rafraîchir… avez-vous eu peur… — Elle atteignait déjà sa bouteille d’eau-de-vie ; j’en fus quitte pour un verre d’eau et de vin. Je t’avoue, ma chère, que j’étais un peu étonnée ; le premier moment fut pénible ; le mari sortit, et je restai avec la femme, qui, tout en me faisant asseoir, jurait après le Commandant ; puis, s’adressant à moi : — Mon enfant, me dit-elle, vous êtes bien jeune encore, mais vous verrez ce que je vous prédis ; tous ces gens-là finiront mal ; les mauvais métiers[Par Lola Bouchard] Métier : rôle joué dans la société. ne profitent pas. Vous ne serez peut-être pas aussi bien ici ; mais n’ayez pas peur, ni commandant, ni capitaine n’y mettront les pieds ; il vient ici des cavaliers boire ; mais ce sont des braves gens ; et puis, mon homme, s’il y en avait qui vous dise un mot qui ne serait pas à dire, il les jetterait par la fenêtre. — L’autre cavalier entra, tenant sous son bras, notre paquet ; il posa le tout ; et la bonne femme, me montrant un cabinet étroit : — Mon enfant, c’est ici que vous mettrez vos petites affaires ; j’y serrais[Par Julie Gane] Serrer : ranger. mon linge quand il est repassé ; mais il faut bien un peu se gêner. — Je profitai de ce qu’elle me dit pour être seule ; au bout de quelques instants, elle vint m’aider ; il commençait à faire nuit, il fallut songer au souper, je lui proposai de lui être utile ; elle accepta volontiers, et me donnant un panier de salade, elle me dit : — Voulez-vous éplucher cela ? ça vous occupera ; — elle m’apporta une terrine, et je me mis à l’ouvrage. Tu vois, chère cousine, que je ne suis apprentie[Par Lola Bouchard] Apprentie : sans compétences ni expérience. à rien. Son mari rentra pendant que je mettais le couvert, et nous soupâmes assez gaîment tous les trois ; à peine eûmes-nous fini, qu’il se leva ; — Femme, lui dit-il, tu arrangeras tout ça, faut que je me couche, car je suis las ; elle défit de suite son lit, et le lui arrangea dans un coin de la chambre, il fut aussitôt couché, et ronflait avant que nous nous en soyons aperçus ; elle me dit : — Vous couchez-vous de bonne heure ? c’est que demain faut se lever du matin ; — et mettant un bonnet de coton, sa toilette de nuit fut tout de suite faite ; c’est ainsi, ma chère, que je m’établis dans mon nouveau gîte ; le lendemain les coqs et nous s’éveillèrent en même temps ; le mari était déjà parti ; nous restâmes à peu près jusqu’à neuf heures, seules ; mais alors plusieurs cavaliers vinrent déjeuner et boire ; tu juges, cousine, de ce tout qu’il fallut entendre ; on parla beaucoup de mon histoire ; tous furent d’avis qu’il faudrait couper les oreilles au Commandant, qui insultait les femmes de ses soldats[Par Lola Bouchard] Ce passage révèle à la fois que l'attitude abusive que le Commandant a eue envers Louise n'est pas nouvelle et que les soldats n'ont pris aucune mesure pour y remédier. ; et les têtes s’échauffant, on s’égaya sur le compte des deux filles de l’hôtesse ; la bonne femme s’aperçut que tout cela m’amusait peu ; aussi prenant un ton de matrone[Par Julie Gane] Matrone : femme d'âge mûr, d'aspect digne et respectable, généralement mère de famille. : — En voilà assez, dit-elle, vous parlerez de tout ça une autre fois ; — dans un moment tous les discours cessèrent ; en sortant, ils lui dirent : — La mère, nous reviendrons dîner avec votre homme ; mais faut pas que ça vous gêne. — J’appris alors qu’il y avait un dîner de plusieurs cavaliers, ceux que je venais de voir devaient en être ; elle se mit à la cuisine, et me rendit mon emploi d’aide[Par Julie Gane] ; tout en tracassant[Par Lola Bouchard] Tracasser : s'agiter, s'activer., elle me demanda de quel pays j’étais ; s’il y avait longtemps que j’étais mariée, et que je devais être bienheureuse, car Maurice était un bon garçon, aimé de ses camarades, et surtout de son mari ; puis, me regardant avec compassion ; — Voilà un métier, dit-elle, qui ne vous convient guère, et vous ferez bien mieux de retourner chez vous ; mais ce temps-ci tout est bouleversé ; moi et mon homme, notre intention est de retourner à notre village, c’est toujours là qu’on est le mieux. — Son mari arriva avec tous ses convives, et l’on se mit à table avec la bonne honnêteté de soldat ; car, Clémence, tu sais que l’on dit toujours, galant comme un militaire ; en effet, on me fit tous les honneurs, et l’on ne but pas un coup qui ne fût à ma santé et à celle de Maurice, que l’on appelait le brave garçon ; enfin, ma chère, ce que je puis te dire, c’est que ce repas qui, d’abord, me faisait peur, se passa à merveille ; et, à quelques jurements[Par Lola Bouchard] Jurement : juron. près, qui étaient toujours accompagnés d’un sur votre respect, citoyenne, la plus petite maîtresse n’aurait pu se plaindre ; je faisais réflexion que si, réellement j’eusse été une villageoise, devenue la femme de Maurice, cet état n’était pas si désagréable[Par Lola Bouchard] Pour la première fois, la narratrice s'imagine épouser Maurice sans y associer le moindre sentiment négatif. ; tous les détails, éloignés de nous, nous font peur ; un grand défaut, qu’ordinairement nous avons, c’est de croire toujours que, loin de nous, il n’y a ni sentiment, ni délicatesse ; c’est peut-être pour autoriser leur manière, d’être avec leurs inférieurs, qu’ils affectent de les croire ainsi ; il y en a d’autres, meilleurs, mais qui, à force d’entendre répéter ces discours à leur insu même, agissent comme s’ils en étaient persuadés, et croient de bonne foi qu’ils sont excusables. Ô ! ma chère, que de pensées cette réflexion pourrait étendre, surtout pour moi, qui ai trouvé dans mon malheur, une âme aussi sensible, aussi honnête que celle de Maurice. Cousine, combien de grands seigneurs ne se seraient pas fait un scrupule d’abuser de ma situation[Par Lola Bouchard] De la même manière que le Commandant est utilisé pour faire paraître l'attitude de Maurice acceptable par contraste, Louise imagine ici des hommes qui l'auraient bien plus mal traitée que Maurice, ce qui en valeur sa façon d'être.…
Il est dix heures du soir, nous attendions Maurice hier, et il n’est point encore arrivé ; ses camarades n’ont eu aucune nouvelle de son détachement. Je ne puis me défendre d’idées noires ; je voudrais être à demain. Mon cœur est serré, tendre amie ; j’ai bien peu de repos, ce n’est que dans ton sein que je le retrouverai.
LETTRE XIV.
De Mauléon, à l’hôpital[Par Julie Gane] L'hôpital de Mauléon, détruit par un incendie en 1793, n'avait probablement pas encore été reconstruit en 1795. Le passage qui suit évoque cependant avec une assez grande précision un hôpital devant faire face à un grand afflux de blessés pendant la guerre de Vendée. , ce 3 vendémiaire, an 4 républicain[Par Julie Gane] 25 septembre 1795..
J’y suis, mon amie, et si quelquefois je tâche de forcer mon caractère pour adoucir le tableau de mes situations différentes, rends grâces au moins à l’amitié qui voudrait t’épargner la moitié des peines que j’éprouve ; je t’ai dit mes inquiétudes sur le retour de Maurice ; ah ! mes pressentiments n’étaient que trop justes ; le détachement[Par Lola Bouchard] Détachement : groupe de soldats. dont il était, avait été composé d’hommes choisis ; il n’évite guère ces préférences ; on prévoyait qu’ils pourraient avoir affaire avec l’ennemi ; ce matin, mon bon vieux hôte m’a tiré à l’écart, et m’a dit : — Maurice est revenu… il s’est arrêté… — Ah ça, n’allez pas avoir peur… — J’ai tremblé… — Ce n’est rien, je l’ai vu, il est un peu blessé ; — et où est-il, m’écriai-je ?… — On l’a descendu à l’hôpital, il est bien, j’en sors ; — et ne vous a-t-il rien dit pour moi ?… — si… je ne lui ai pas parlé de votre histoire chez cette femme, j’ai seulement dit que, sur quelques difficultés, vous en étiez sortie, et que vous étiez chez nous en l’attendant. — Et que vous a-t-il dit pour moi ?… — Ah ! il m’a recommandé d’avoir bien soin de vous ; … — est-ce qu’il croit que je le laisserais ? … allons, allons, menez-moi ; j’avais couru si vite, qu’en arrivant à la porte, je ne pouvais plus monter l’escalier : on me mène à son lit, il était entouré de ses camarades, un chirurgien le saignait[Par Lola Bouchard] Les saignées étaient encore pratiquées à des fins thérapeutiques. au bras ; j’approche, dès qu’il me voit, il me fixe ; … — vous, vous… ici… c’est vous. — Son sang s’arrêta ; le chirurgien, étonné, lui dit : — qu’avez vous ? prenant sa main, votre pouls n’est pas dans son état naturel. — Et m’apercevant, il ordonna que l’on me fit éloigner ; Maurice eût une faiblesse ; et revenant à lui, il me demanda : — je n’osais… — Le chirurgien me fit appeler, et me regardant en face ; — puisque vous êtes venue, me dit-il, il ne faut plus le quitter, restez avec lui ; il me prit par la main, me fit asseoir près du chevet, et dit aux gens de service : — laissez cette femme avec son mari[Par Lola Bouchard] Dans ce chapitre, le chirurgien est la deuxième personne (après l'hôtesse) à prendre Maurice et Louise pour de véritables époux. Leur union semble donc parfaitement naturelle à ceux qui ne les connaissent pas., elle le soignera mieux que personne ; — puis, me parlant, — craignez, me dit-il, de trop l’émouvoir ; — je t’avouerai que j’aurais eu besoin de cette consultation pour moi-même, j’étais violemment émue ; la course, ce spectacle dont j’étais entourée, ce sang, tu conviendras qu’il y avait bien de quoi n’être pas calme ; cependant, tâchant de prendre sur moi, je m’efforçai de le paraître. Dès qu’il put parler. — Votre bonté ? dit-il… — et votre blessure ?… — ils disent que ce n’est rien. — Son lit était en désordre ; et tandis que je l’arrangeais, ma main se trouva près de son visage, il y posa ses lèvres, en me regardant avec des yeux qui exprimaient la plus sensible reconnaissance[Par Lola Bouchard] Changement de position entre les deux personnages : c'est maintenant Louise qui peut sauver Maurice de la mort. ; ensuite il les tint longtemps levés vers le ciel, je craignis qu’il ne s’évanouit une seconde fois ; je pris le parti de lui dire en riant, pour le distraire : — allons, mon cher Maurice, vous êtes trop sensible pour un malade, je ne fais que ce que je vous dois, vous avez fait pour moi bien davantage… — vous viendrez donc me voir quelquefois ?… — comment, je ne vous quitte point, le médecin me l’a défendu. Il paraissait en douter, — oh ! vous le verrez, lui dis-je, me voilà établie, et nous sortirons d’ici ensemble. — Son visage devint animé et rayonnant ; le médecin repassa à son lit, et me dit en souriant : — jeune citoyenne, vous avez du pouvoir sur les malades, n’en abusez pas. — Je t’écris pendant qu’il repose ; ma lettre ne peut partir que demain, je la finirai.
LETTRE XV.
Du 4 vendémiaire, an 4 républicain[Par Julie Gane] 26 septembre 1795..
Tout est préjugé[Par Julie Gane] Ici, la narratrice noble se défait de ses préjugés concernant les hôpitaux., mon amie, un hôpital n’est point une si fâcheuse demeure. Je suis soignée, arrangée, gâtée ; des bonnes sœurs s’occupent de la jeune femme du gendarme ; on m’a fait un rempart avec des rideaux blancs, on m’a apporté un grand fauteuil pliant où je suis mieux que dans un lit ; si je pouvais boire deux pintes de bouillon et de café au lait, je les aurais tous les matins ; les confitures arrivent de toutes parts à mon malade ; nous recevons des visites des bonnes âmes de la ville ; mon aventure chez la vieille loueuse de livres a fait du bruit ; les dames me regardent avec intérêt et admiration ; je crains seulement qu’il n’apprenne toute cette ridicule histoire. Sa blessure n’est pas dangereuse, à ce qu’ils disent ; c’est une balle dans le bras, mais qui n’a pas pénétré bien avant ; il a peu de fièvre, et l’on m’assure, qu’avant quinze jours, il sortira sain ; ma chère, c’est ce qu’il faut que tu souhaites à ta pauvre amie de l’hôpital.
LETTRE XVI.
Mauléon, du 8 vendémiaire, toujours à l’hôpital, an 4 républicain[Par Julie Gane] 30 septembre 1795..
Aujourd’hui mon âme est triste… je ne retrouverai plus, chère amie, cette sorte de gaîté que je parvenais au moins à feindre ; je suis affaissée sous le poids des souvenirs et des craintes, l’avenir ne me promet rien de mieux ; peut-être est-il un terme à notre courage ? et les efforts pour le relever, lorsqu’ils sont vains, ne servent qu’à épuiser ses forces et à nous avertir de notre faiblesse ; mon âme est triste, et je t’écris pour moi, parce que j’y trouve, ou du moins j’espère, un moment d’intervalle ; c’est être hors de moi-même et toute en toi ; ce n’est pas du dehors que viennent mes peines ; Maurice est à peu près aussi bien qu’il peut être. Sa reconnaissance me paie bien mes soins, et je trouve une sorte de douceur à m’acquitter. Il paraît même plus à son aise depuis qu’il semble que c’est lui qui m’est redevable ; hier, après les petits soins d’une garde-malade, — il faut, me disait-il, il faut, dès que je serai sorti, il faut, qu’à tout prix, j’essaie de vous ramener à votre famille, il le faut… Quelle vie vous menez ici ! que vous devez souffrir tous les jours ! le chemin ne sera peut-être pas impossible ; et, en cas de malheur, si nous venions à être arrêtés, une femme court moins de danger[Par Lola Bouchard] Cette affirmation est en contradiction avec les épreuves traversées par Louise au début du roman, mais elle est conforme à la situation de la Vendée en septembre 1795. ; si nous arrivons, au retour je serai seul ; le sort qui m’attend n’est pas beaucoup à ménager ; — je l’assurai que je prenais mon sort très en patience ; que sa conduite, ses égards pour moi, me rendaient ma situation bien moins pénible, et que rien au monde ne me ferait consentir à le laisser s’exposer pour moi. Le médecin lui donne des soins particuliers, me dit toujours qu’il me le rendra. Ainsi mon mal est en moi, et vient de moi, c’est peut-être ce qui me le rend plus sensible ; n’as-tu jamais éprouvé ces délaissements de l’âme, cette mélancolie qui, de ses mains grises, ternit et décolore tout ce qu’elle touche ; c’est au moral cette sorte de malaise, que l’on ressent quelquefois sans pouvoir dire où l’on souffre. Les maux cuisants comme les douleurs aiguës, donnent un ressort qui ressemble au courage ; on se relève, mais l’abattement se traîne ; on souffre, et l’on manque de force pour crier, on ne peut que se plaindre.
En relisant ma lettre, je ne sais si je te l’enverrai, c’est une vraie lettre d’hôpital ; c’est assez d’y être, je ne veux pas t’y mettre ; cependant tu auras la lettre ; tu n’es pas de celles qui n’aiment de leurs amis que leur gaîté ; je te dois tout moi-même, et mon amitié ne fera grâce de rien à la tienne. Je t’aime assez pour vouloir que tu me prennes telle que je me trouve.
LETTRE XVII.
Mauléon, 11 vendémiaire, an 4 républicain[Par Julie Gane] 3 octobre 1795..
[Par Lola Bouchard]Oh ! ma Clémence, quelle scène j’ai sans cesse devant les yeux, ces horribles images me poursuivent ; hommes ! quel est donc le bonheur que vous voulez acheter à ce prix. J’ai besoin de t’écrire, et je sens que cet épouvantable spectacle viendra, malgré moi, se placer sous ma plume. Maurice avait passé une assez bonne nuit ; je veillais à l’ordinaire ; à l’aube du jour j’entends un grand bruit de chevaux et de voitures ; tout est en rumeur[Par Lola Bouchard] Rumeur : bruit confus et assez fort produit par une assemblée. dans l’hôpital. On disait, allons, dépêchons-nous, les charriots attendent ; les infirmiers allaient d’un lit à l’autre, faisaient lever les malades ; on emportait dans leur couverture, ceux qui ne pouvaient pas marcher ; étourdie de tout ce fracas, j’attendais ce qui serait décidé de nous ; une sœur me dit, en passant : — restez tranquille, ne dites rien, nous tâcherons de vous garder. — Cependant je voyais entrer une file de brancards, portés chacun par deux hommes, et sur chaque brancard, un blessé ou un mourant. Maurice, me dit : — il faut qu’il y ait eu une affaire près d’ici ; nos gens auront eu du dessous[Par Lola Bouchard] Auront eu du dessous : auront été vaincus.. — Une longue trace rouge marquait dans la salle le passage du convoi ; les chirurgiens allaient d’un lit à l’autre ; bientôt tout le milieu de la salle fut encombré de langes sanglants ; sur une table était étendu l’horrible appareil de tous les instruments de leur art ; on n’entendait que les cris, les gémissements, les jurements, les plaintes ; bientôt le plancher, de tout cela, fut du sang et des lambeaux de chair humaine ; sur le lit le plus près du nôtre, un malheureux qui avait eu les jambes emportées, fut opéré ; j’ai encore dans les oreilles le bourdonnement sourd de la scie[Par OlivierRitz] Les souffrances évoquées sont cette fois celles des soldats républicains. L'horreur de la guerre de Vendée touche également les deux camps. ; je m’étais caché le visage dans le traversin de Maurice, qui me disait : — sortez, sortez, ne restez pas là ; — je ne pouvais pas le laisser seul ; peu après, une sœur vint à nous, elle accompagnait une dame âgée, qui me dit : — mon enfant, je viens vous chercher, venez chez moi, j’aurai soin de votre mari ; — la sœur en même temps me faisait signe de la tête d’accepter ; nous n’avions pas le choix, car, dans le moment, un brancard était au pied du lit de Maurice, pour le remplacer ; il se leva, je l’aidai à s’habiller ; il s’essaya, et vit qu’il pouvait marcher ; je lui donnais le bras, nous arrivâmes chez la dame ; c’est une bonne maison bourgeoise ; en sortant d’où nous venons, je me crois en paradis ; Maurice est dans une bonne chambre, un bon lit de serge[Par Lola Bouchard] Serge : étoffe de laine. rouge, et un lit de sangles pour moi ; j’eus l’aide de deux servantes pour l’établissement de mon malade, et bientôt après la visite de la maîtresse du logis ; je voulus entreprendre de la remercier, mais il me fut absolument impossible de placer une parole pendant la demi-heure qu’elle restât avec nous ; elle fit revenir les filles, leur fit cent questions sans attendre de réponse, visita tout, me montra tous les meubles de la chambre, l’un après l’autre ; j’appris que cette chambre était celle de son défunt mari, dans laquelle elle n’avait pas pu prendre sur elle de rentrer depuis sa mort ; — le pauvre homme ! je l’ai gardé pendant soixante-cinq jours, il n’a jamais pris un bouillon que de ma main ; ah ça, vous n’aurez besoin de rien ici, je veux que vous preniez chez moi tout ce qu’il vous faut. Ah ! je vous connais, j’ai entendu parler de votre aventure[Par Julie Gane] L'histoire de Louise s'est répandue, et c'est grâce à cela qu'elle et Maurice ont pu être recueillis par cette dame âgée. , ma chère enfant, c’est bien, c’est à merveille, c’est un très bon exemple ; quel âge avez-vous ? vingt ans, n’est-ce pas ; une jeunesse ! et le citoyen a l’air bien jeune aussi ? vous paraissez tous deux de bien honnêtes gens ; je vous laisse. Il n’y a que moi ici ; mes deux filles sont des enfants, ça ne sait encore rien. Avez-vous déjeuné ? — et sans me laisser le temps de dire oui ou non, elle sortit et ferma la porte. Je commençais à m’arranger ; deux minutes après elle revint ; — je puis entrer, n’est-ce pas ; — elle avait sous le bras un gros livre ; — avez-vous été à la messe ? non, je parie ; c’est dimanche, il faut y venir, mes deux filles monteront, et les servantes sont-là ; — je disais, du geste, que je ne pouvais quitter… — n’ayez pas peur, il ne manquera de rien ; c’est à deux pas d’ici ; on vous ferait appeler au besoin ; c’est la belle messe, je veux que vous y veniez ; c’est un bon prêtre[Par Julie Gane] Pour la narratrice, "être un bon prêtre" signifie faire passer l'Église avant la loi en refusant de prêter le serment de fidélité à la Constitution. … Vous êtes pour la bonne cause, n’est-ce pas ? — Nous étions déjà en chemin… Oh ! votre aventure a fait du bruit… — Je saisis un intervalle pour la prier de n’en point parler devant Maurice… — Il l’ignore ? c’est tout à fait bien, vous avez raison, c’est sage, très sage… Vous verrez notre confrérie des Dames de Charité[Par Lola Bouchard] Organisation humanitaire pour apporter de l'aide aux pauvres et aux malades. ; je suis à la tête ; nous quêtons aujourd’hui ; sans cela, est-ce que le culte pourrait se soutenir ? Êtes-vous de bien loin ? oh ! vous me conterez tout cela ; c’est un temps d’épreuve ceci, mon enfant, cela nous vient de Dieu ; il faut de la résignation ; si vous voulez voir un prêtre, je m’en charge… — En entrant à l’église, elle me dit : — ne me quittez pas, venez dans mon banc… — Pendant tout l’office, elle me parlait bas, m’arrangeait ; je crois qu’elle voulait que l’on fut bien sûr que je lui appartenais ; jusques au pain béni qu’elle eut soin de prendre pour moi ; je n’ai jamais entendu de messe si longue ; avant de sortir de l’église, elle me présenta à toutes ses connaissances… — C’est elle, c’est la jeune femme du gendarme, de chez la Dubut ; rien qu’à la voir, je l’aurais deviné ; comme elle a l’air honnête et décente ; c’est une grâce d’en haut, mon enfant ; trois ou quatre bonnes âmes furent invitées, et le tout finit par du chocolat ; Maurice s’était endormi et dormait encore.