LETTRE XVIII.
Du 12 vendémiaire, an 4 républicain[Par Lola Bouchard] 4 octobre 1795..
Je n’ai pas fermé ma lettre ; j’ai du loisir, et je t’avoue que je compte le prolonger, si je puis ; le docteur de l’hôpital vient nous voir, je le cajole[Par Thomas Gerot] Cajole : donne de la tendresse et de l'affection. de mon mieux ; et si la troupe part, je le ménage pour un bon certificat d’infirmité[Par Lola Bouchard] Certificat d'infirmité : papier délivré par un médecin et attestant de la blessure d'un militaire pour l'exempter de sa fonction pendant une durée déterminée.. Maurice, lui, regarde son bras, et dit que ses camarades font son service. Il est cependant assez bien gâté dans la maison ; hier, il voulut se lever, et la dame lui apporta une grande robe de chambre du défunt ; elle entra en la tenant par le collet[Par Thomas Gerot] Collet : partie du vêtement qui entourait le cou., c’est du beau damas jaune à grandes fleurs ; Maurice secoua longtemps la tête ; on se moquera de moi, disait-il ; d’autorité nous l’empaquetâmes, et ma bonne dévote[Par Thomas Gerot] Dévote : personne sincèrement attachée aux pratiques religieuses. l’établit dans un fauteuil, entre quatre coussins ; je me reproche un peu de m’être égayé à son sujet ; j’ai peur que le ciel ne m’en punisse ; et je vais réparer en disant la vérité… Au milieu de tout ce parlage[Par Lola Bouchard] Parlage : bavardage, paroles futiles., qui tient peut-être à la bonté et au désœuvrement, ma digne hôtesse est ce qu’on appelle une femme de bien ; elle en fait beaucoup, et c’est la seule chose dont elle ne parle pas. Son mari était président du grenier à sel[Par Lola Bouchard] Grenier à sel : entrepôt pour stocker et vendre le sel de la gabelle et tribunal pour juger les litiges sur la gabelle., ce qui ne laissait pas de lui donner un état et de la considération dans le pays ; ses deux filles sont élevées comme des anges ; l’aînée est une blonde, faite à peindre ; et je remarque quelquefois que ses grands yeux bleus se fixent avec une très douce compassion sur Maurice ; sa maman me dit que c’est tout le portrait de son père ; la cadette, qui est le sien, est une petite brune de treize ans, vive, espiègle, singeant tout le monde : elle contrefait le médecin de l’hôpital, à croire le voir entrer dans notre chambre ; elle n’en sort pas ; elle voulait, il y a quelques jours, m’envoyer coucher dans son lit, et passer la nuit auprès du blessé ; je ferai tout cela aussi bien que vous, disait-elle ; l’un et l’autre ont des talents ; la petite badine[Par Lola Bouchard] Badine : s'amuse. fort joliment sur un clavecin aussi long que notre chambre ; et l’aînée chante avec une voix très juste et très sensible. Maurice est en extase ; il leur dit qu’il n’a jamais été si heureux que depuis qu’il est malade ; cependant, une tristesse interne ne le quitte point ; ce jeune homme a quelque chagrin secret[Par Lola Bouchard] La souffrance morale de Maurice, si secrète soit-elle, est aisément perçue par la narratrice. Le fait qu'il mentionne l'entourage de Louise lorsqu'elle le questionne à ce sujet est un indice de ce qui le préoccupe. ; si je le laisse seul, et cela arrive rarement, je le retrouve la tête appuyée sur ses mains, absorbé, dans ses pensées ; souvent il ne s’aperçoit pas que je rentre ; lorsque je travaille, si je lève les yeux sur lui, pour voir s’il n’a pas besoin de quelque chose, je rencontre toujours les siens, avec une expression douloureuse ; je lui demande ce qu’il a… rien, c’est toute sa réponse ; et puis, il me parle des miens, de ma famille, du bonheur que j’aurai de les revoir, et de me retrouver avec eux. Je lui dis qu’il aura ce même bonheur, et que la reconnaissance de mes parents et la mienne le suivront partout ; il fait un geste de tête, et me répond : — oh ! dans ce métier[Par Lola Bouchard] Métier : existence, occupation.-ci, de quoi peut-on être sûr, ce n’est pas le plus fâcheux, cela finit tout. — J’ai relu bien attentivement ta dernière lettre, il y a des choses dont je te demanderais l’explication, si j’étais près de toi. Que veux-tu dire, que je prenne garde de faire mon malheur, et peut-être celui de ce jeune homme ; s’il est aussi honnête que je le crois ; certes, faire son malheur serait une bien coupable ingratitude ; je t’ai déjà dit que je m’étais refusé à le laisser s’exposer pour moi. Est-ce que tu croirais… pardon, ma chère, tu sais que la petite imperfection que l’on te reprochait, était un peu d’exagération dans les idées, tu vois toujours au-delà ; ta mère disait que la lecture[Par Lola Bouchard] La lecture tient une grande place dans la vie de la correspondante de Louise : elle en fait à la fois une personne capable de décrypter les les sentiments et une représentante de la société lettrée féminine de l'époque. t’avait avancé l’esprit, et ton père, qu’elle l’avait trop avancé. — Tu crois aux grands sentiments, et tu fais trop d’honneur à ta pauvre exilée ; je me plais sans doute à l’intérêt que j’inspire ; et sans lui, sans cet intérêt, si recommandable, que serais-je devenue ? J’en serais embarrassée, si je n’avais l’espoir de pouvoir le reconnaître un jour… Ta lettre m’attriste en la relisant encore ; hélas ! les instants de relâche ont été si rares depuis longtemps ; cruelle, laisse-moi jouir un moment[Par Lola Bouchard] La fin de cette lettre marque une étape importante dans les sentiments de Louise, qui n'est plus seulement embarrassée par les sentiments de Maurice, mais qui commence à y prendre du plaisir..
LETTRE XIX.
Mauléon, 13 vendémiaire, an 4 républicain[Par Lola Bouchard] 5 octobre 1795..
Nous fûmes hier prendre l’air avec mon malade, c’était la première sortie ; mon bras l’étayait[Par Lola Bouchard] Étayer : soutenir., quoiqu’il eût l’orgueil de ne pas s’y appuyer ; et je traversai la ville, pour gagner le grand chemin[Par Lola Bouchard] Grand chemin : autre nom des routes royales, sous l'Ancien Régime., avec une assurance dont je ne me serais pas crue capable ; il faisait un temps d’automne, doux, frais et voilé : — La convalescence a des charmes ; j’éprouve, me disait-il, un bien-aise que je n’ai jamais connu ; le spectacle de cette campagne me paraît une nouveauté ; il me semble que je revois un ami absent depuis longtemps. — J’allais lui reprocher de penser aux absents ; je me mordis à temps la langue[Par Lola Bouchard] Louise a failli en dire trop sur ses sentiments, en reprochant à Maurice de penser aux absents plutôt qu'à elle. ; nous causâmes du temps présent et de nous. On apercevait dans l’éloignement, et sur le bord du chemin, une troupe d’hommes rassemblés ; la curiosité nous y mena ; nous eûmes bientôt un spectacle pénible ; c’était un convoi de prisonniers vendéens, qu’une escorte conduisait ; on leur faisait faire halte avant d’entrer dans la ville ; les municipaux[Par Lola Bouchard] Municipaux : les officiers municipaux. étaient là, et prenaient des mesures pour leur sûreté. J’en reconnus quelques-uns, et la crainte d’en être remarquée moi-même me tint un peu en réserve ; la plupart de ceux-ci étaient des gens du pays ; il me paraît que leur manière de faire la guerre a changé ; nous en avions peu de mon temps, et nos troupes n’étaient guère composées que d’étrangers et de déserteurs ; il paraît que leur nombre s’est beaucoup accru, autant que j’en ai pu juger par les différents habillements ; nous en remarquâmes plusieurs vêtus d’une sorte de tunique de grosse toile, ceinte[Par Thomas Gerot] Ceindre : placer quelque chose autour du corps. d’une corde d’où pend un énorme chapelet à gros grains ; leur coiffure est un large chapeau rabattu ; ils ont laissé croître leur barbe ; tout ce costume leur donne un air vraiment effrayant[Par Lola Bouchard] L'apparence physique des Vendéens révèle le point de vue plutôt condescendant que la narratrice porte sur eux : elle les dépeint comme étant grossiers et repoussants. ; tu dois croire, cependant, qu’après mes cinq mois de campagne, avant celle-ci, je ne dois pas m’étonner aisément ; nous essayâmes de causer avec quelques-uns, dont le patois ne m’est pas étranger ; et je te peindrai difficilement l’excès de fanatisme[Par Lola Bouchard] Les Vendéens qui étaient présentés comme des victimes au début du roman sont ici accusés de "fanatisme", c'est-à-dire d'un attachement aveugle à leurs croyances. Son point de vue est désormais celui des républicains. que l’on est parvenu à leur inspirer ; tu croiras avec peine, que plusieurs nous ont dit, et croyaient sincèrement que, s’ils étaient tués à la guerre, ils devaient ressusciter au bout de trois jours, et se retrouver dans leur paroisse ; on cite gravement plusieurs exemples, de gens qu’ils ont vu tuer, et qu’ils ont retrouvés ensuite. Il y a dans leur fait, beaucoup plus de fanatisme religieux, que de fanatisme politique ; ils n’ont même pas une idée bien nette de la cause qu’ils défendent ; tous étaient persuadés qu’ils allaient à la mort, et aucun ne paraissait s’en embarrasser beaucoup. Cependant, l’humanité a un peu repris ses droits, et ces terribles exécutions en masse n’ont plus lieu[Par Lola Bouchard] Références aux massacres commis en Vendée entre Républicains et Vendéens.. D’autant ils mangeaient, buvaient froidement ce que la bienveillance publique leur avait apporté, ceux qui les conduisent, et qui souvent ont eu affaire à eux, nous dirent que ces Vendéens sont extrêmement braves ; on les a vus, sans armes, ou avec des bâtons se jeter en foule, à corps perdu, sur des canons, et les enlever ; on nous en montra un qui s’était défendu seul dans une maison, pendant plus d’une heure ; il avait fallu le forcer d’étage en étage, et il avait fini par se précipiter du toit ; couvert de blessures, son regard menaçait encore ; du nombre étaient deux chefs et trois prêtres[Par Lola Bouchard] La narratrice semble suggérer que les chefs et les prêtres, donc les hommes d'un plus haut rang social, sont les véritables coupables et que les hommes et femmes du peuple ne le sont pas. Elle suggérait l'inverse dans la lettre II., dont le sort est bien hasardé ; ils étaient liés et gardés à vue, et semblaient très calmes et déterminés ; les gens du pays s’échappent souvent, et leurs gardes même les facilitent ; nous en vîmes plusieurs qui, réclamés par leur commune, leur furent rendus, sous promesse d’en répondre. Nous parcourûmes cette triste troupe, nous réunissant aux habitants du lieu, qui leur apportaient des secours : ceux-ci n’avaient rien de cette fureur, dont nous avions été témoins et victimes à Cholet. Je crois que les dangers partagés, disposent à la compassion ; plus rapprochés du théâtre des événements, on craint pour soi le sort qu’éprouvent les autres, et l’on se porte volontiers à soulager le malheur dont on prévoit l’atteinte. Maurice distribua le peu d’argent qu’il avait, avec une simple bonhomie[Par Thomas Gerot] Bonhomie : simplicité dans les manières, unie à la bonté du cœur. qui me charma ; il semblait remplir une fonction. N’as-tu jamais remarqué comme la bonté se trouve à son aise dans le cœur des militaires, quand elle s’y loge ; ils ont une manière ronde et franche de faire le bien, comme s’ils n’y pensaient ni avant ni après ; ils le font comme chose indifférente, sans attention ni intention ; ils consentiraient volontiers qu’on leur prenne ce qu’ils veulent donner ; ils croiraient y gagner la façon[Par Lola Bouchard] . Nous revînmes ensuite avec Maurice, et ce ne fut qu’au retour, que j’éprouvai une émotion de souvenir ; je ne puis l’appeler serrement de cœur, car il se dilatait ; cependant le sentiment était pénible et doux à la fois ; tout en tenant son bras, je me laissai aller à une rêverie qui me rappela la prairie de Cholet ; je comparai ma situation à celle de ces gens que je venais de voir ; comme eux… M’entends-tu ? et je tenais mon libérateur près de moi ! Il s’aperçut aussi de mon état d’absence, lorsque mes bras tombants laissaient aller le sien. — Qu’avez-vous, me dit-il. — Et moi, ingénue, je te l’avouerai, je ne lui cachai rien de ce qui se passait en moi. — Maurice, j’ai été comme eux ![Par Lola Bouchard] "Maurice, j'ai été comme eux" est la phrase illustrée sur le frontispice du premier tome. — Il pressa ma main avec une très sensible affection. — J’étais alors plus heureux que vous, me dit-il… — Le seriez-vous moins maintenant ? Il pressa encore ma main, et me parla de l’espérance de revoir ma famille. — Dès que j’aurai mes forces, dit-il, il faut l’entreprendre. — Puis, sans me laisser répondre ni m’expliquer, il doubla le pas ; nous rentrâmes dans la ville et chez nos bonnes hôtesses.
LETTRE XX.
Mauléon, 14 vendémiaire an 4 républicain[Par Lola Bouchard] 6 octobre 1795..
Si j’ai aujourd’hui un style, un ton de demoiselle[Par Lola Bouchard] Demoiselle : jeune fille née de parents nobles., ne me méconnais pas ; je me suis crue dans le salon de ta mère, un jour d’assemblée[Par Lola Bouchard] Assemblée : dans ce contexte, réunion mondaine chez une maîtresse de maison qui reçoit à jour fixe. ; oui, ma chère, et je suis encore dans l’habillement galant d’une jeune citadine ; il faut l’expliquer, cette énigme ; Maurice, qui est actuellement à peu près guéri, est descendu chez notre hôtesse ; nous y ayons passés ensemble la soirée d’hier, ses filles et elle nous reçurent avec toutes les grâces de la bonne honnêteté, et nous fûmes invités à un dîner pour aujourd’hui ; on devait se trouver plusieurs dames, j’aurais bien désiré m’en dispenser ; mais il me fut impossible ; j’alléguais[Par Thomas Gerot] Alléguer: prétexter, invoquer comme excuse. vainement tous les petits détails dont les femmes se servent toujours ; mon défaut de toilette surtout ; effectivement je ne suis pas recherchée de ce côté, car dans mes derniers arrangements, tu juges bien que je ne me suis occupée que d’habits solides, qui puissent convenir à mon nouvel état ; c’est une jupe de drap dont j’ai fait le juste[Par Lola Bouchard] Dont j'ai fait le juste en habit de cheval : que j'ai ajusté en habit de cheval. en habit de cheval, un chapeau de castor, car je perdis le mien dans la prison ; tu vois ton héroïne[Par Lola Bouchard] L'emploi ironique du terme "héroïne" par Louise, rappelle une nouvelle fois aux lecteurs qu'il s'agit d'une fiction. ; je représentai que mon habillement n’était pas décent ; l’aînée des filles alors me dit : — si j’osais, je vous proposerais une de mes robes, je suis sûre qu’elle vous irait bien ; — la petite sœur se leva comme une folle, et fut chercher dans l’armoire, qu’elle défit toute une robe de mousseline blanche, elles me la firent essayer malgré moi ; la dévote s’extasiait comme elle allait bien, et comme j’étais belle dans un vêtement léger ; car, ajoutait-elle, tous ces vêtements de drap ne vont pas bien aux femmes[Par Lola Bouchard] Le "drap" était un tissu solide, fait pour des vêtements d'homme. ; il fut décidé que je mettrais la robe blanche ; on parla toilette le reste de la soirée ; on me demanda si j’avais été à Rennes, je répondis que oui ; alors les jeunes personnes de me questionner sur les modes ; je vis que Maurice s’ennuyait ; et pour changer de conversation, je proposai à l’aînée de chanter et de se faire accompagner de sa sœur ; la partie fut acceptée, et nous remontâmes dans notre chambre pour trouver le long clavecin ; la petite s’essaya un peu ; je ne pus me défendre d’y poser les doigts ; et dans un mouvement assez prompt, je lui dis, — ce n’est pas cela ; votre place un moment ; — je vis qu’elles étaient étonnées, et je me repentis presque de m’être avancée ; je pris la musique qu’elle tenait ; et quoiqu’avec difficulté, ne connaissant pas aussi bien la touche d’un clavecin, je m’en tirai et méritai leur attention ; Maurice était tout yeux et toute oreille ; la maman me dit : — vous savez sûrement chanter ? ô ! que je me suis bien doutée que vous aviez tous les talents, c’est ce que je répète toujours à mes filles, il n’y a que cela pour être aimable ; la jeunesse passe, et les talents restent ; quand j’étais jeune, je ne pensais pas assez tout cela ; j’étais folle ; hé puis ! on m’a mariée que je n’avais pas encore de raison[Par Lola Bouchard] la forme passive "on m'a mariée" montre que ce mariage n'était pas volontaire. ; votre époux sait-il la musique aussi ? il doit vous accompagner sûrement ? ah ! le joli ménage, vous ne devez jamais vous ennuyer ; — Maurice, à qui elle s’adressait, s’avança, et répondit avec un soupir, ce vers de Voltaire : Je ne suis qu’un soldat, et je n’ai que du zèle.[Par Lola Bouchard] Vers extrait de Zaïre (1732). Bien que l'hémistiche précédant ce vers dans la pièce est "Moins instruit que fidèle,", cette citation est ici le signe de la bonne éducation de Maurice, donc d'une certaine forme de noblesse. Ses yeux s’arrêtèrent sur moi, avec une expression douloureuse ; je t’avoue, ma chère, que je suis souvent embarrassée et peinée avec cette bonne dame, qui nous parle toujours de notre prétendu bonheur. Je m’aperçois que ce jeune homme est plus triste encore ; il semblerait que ces images d’une douce union, le rendent malheureux ? étonnée de sa réponse, je lui dis en riant : — vous citez juste ; — de souvenir, dit-il, mon oncle le curé aimait les livres, et nous lisions ensemble. — Je me retirai du clavecin et j’invitai la jeune personne à recommencer ; elle prit une ariette[Par Lola Bouchard] Ariette : pièce de musique vive et légère. pour accompagner sa sœur, dont je t’ai dit que la voix est agréable et très étendue ; elles me prièrent, à mon tour, de chanter ; je ne sais si la musique douce que je venais d’entendre, après en avoir été privée si longtemps, ou plutôt les souvenirs heureux et charmants qu’elle faisait naître dans mon âme, m’avaient attendri : mais je me sentais une émotion extraordinaire ; c’est ainsi, ma chère, que tout ce qui me ramène vers toi, m’affecte à la fois de plaisir et de peine. Alors, cette jolie romance de Clémence Isaure[Par Lola Bouchard] La romance de Clémence Isaure est une chanson publiée en 1788 dans le roman pastoral Estelle écrit par Florian. Elle raconte l'histoire d'une jeune fille, Clémence, emprisonnée par son père car il refuse de la laisser épouser l'homme qu'elle aime. Son amant se sacrifie à la guerre pour sauver le père et donc prouver sa valeur et Clémence le rejoint en mourant de tristesse., que tu m’avais apprise, et que nous appelions notre Noël, me revint : les douces inflexions de ta voix, qu’elle me rappelle, plus qu’aucune autre, me remettent tout de suite au temps heureux où je te l’entendais chanter ; je respire l’air qui t’environne, et je crois qu’il me serait pénible de l’entendre d’un autre, elle me semblerait profanée ; je la chantai pourtant ; mon cœur était tout avec toi ; ce nom de Clémence, que je n’avais prononcé depuis si longtemps, donnait, sans doute, à ma voix, une expression bien touchante, car je m’aperçus que tous ceux qui étaient autour de moi, partageaient mon attendrissement ; Maurice surtout me parut[Par Lola Bouchard] Me parut : émotion réelle de Maurice ou interprétation de la narratrice qui cherche encore à se convaincre de ses sentiments. avoir les yeux mouillés ; il était appuyé sur le dos du fauteuil où était assise la plus jeune, à côté du clavecin ; il se trouvait devant moi ; ses regards étaient fixes ; il semblait craindre que le moindre mouvement ne lui fit perdre quelque chose ; lorsque j’eus fini, il resta longtemps dans la même attitude, comme un homme qui entend encore. La journée d’aujourd’hui a été très agréable, c’était la fête de la maman ; nous l’ignorions ; mais la petite, en chiffonnant[Par Lola Bouchard] En chiffonnant : en se livrant à des travaux d'aiguille. ce matin, ne pouvait contenir sa joie. Maurice était sorti seul pour la première fois depuis sa blessure ; les deux jeunes filles passèrent la matinée avec moi ; elles firent à peu près leur toilette dans ma chambre, me demandant des avis sur ce qui allait le mieux ; enfin, à midi, Maurice rentra ; nous étions sous les armes pour recevoir la société[Par Thomas Gerot] Recevoir la société : accueillir les invités.. Tu me revois, chère cousine, dans l’attitude que j’avais près de toi, que tu appelais, en riant, celle d’une vestale[Par Lola Bouchard] Vestale : prêtresse de Vesta, déesse du foyer. ; toutes les personnes invitées arrivèrent ; c’étaient des dames d’un certain âge, point de demoiselles, un seul jeune homme, qui me parut avoir la prétention de plaire à l’aînée de la maison ; je vis avec plaisir que Maurice était bien, et nullement embarrassé ; toutes les dames me saluèrent avec une considération qui m’avertit que l’on savait mon histoire ; leurs maris surtout affectèrent pour Maurice, beaucoup d’honnêteté ; notre hôtesse s’empressait autour de lui, demandant sans cesse, comment il se trouvait, pourquoi il avait osé sortir, et le grondant presque de ce qu’il ne s’était pas trouvé le matin au bouquet que ses filles lui avaient donné ; encore une année, disait-elle, ce jour m’est toujours cher ; c’était aussi la fête de ma mère ; et jusqu’au moment où je fus assez heureuse pour l’être, depuis que je l’avais perdue, je ne la passais pas sans la pleurer ; bientôt, mes enfants, je vais la joindre ; la bonté de Dieu me fera sûrement retrouver ceux que j’aimais sur la terre ; à votre tour, vous garderez mon souvenir ; elle prononça ces derniers mots en pleurant, ses filles l’embrassèrent ; et je pensais à nous… En se dégageant de leurs bras, elle avait un visage où se peignait à la fois le sentiment d’une mère, fière de l’être, et la satisfaction d’être aimée de ses enfants ; — ô, dit-elle en regardant Maurice, vous avez bien perdu ? — Oui, Madame, je vois rarement du bonheur ; celui que vous donnez est bien pur, et ceux qui le partagent peuvent espérer de le conserver longtemps. — Elle le fit asseoir près d’elle ; et pendant le dîner, lui parla souvent à demi-voix, lui faisant partager les petits embarras du service ; sur la fin, la conversation devint générale ; le jeune homme que j’appellerai le prétendu[Par Lola Bouchard] Prétendu signifie à la fois celui qui est destiné à épouser une autre personne et celui qui se fait passer pour ce qu'il n'est pas. Les deux sens conviennent au personnage ainsi désigné., car je crois n’avoir jamais vu personne à qui ce rôle convienne aussi bien, parlait avec une assurance et un ton théâtral[Par Lola Bouchard] Les actions de l'autre homme, qui paraissent totalement creuses, servent à mettre en avant par contraste les qualités de Maurice, qui prend de plus en plus les caractéristiques d'un noble. qui m’étonnait toujours ; ajoute à cela, qu’il avait un air satisfait qui le rendait complètement ridicule ; je crus m’apercevoir que la jeune demoiselle pensait comme moi ; il entreprit d’être galant ; et comme j’étais étrangère, ses attentions se dirigèrent vers moi ; il m’adressait la parole lorsqu’il disait quelque chose de scintillant, comme à la seule personne capable de l’entendre ; il en dit une si grande quantité, que je suis forcée de t’en faire grâce ; il nous parla beaucoup des malheurs de la révolution ; du nombre, il contait d’avoir été distrait de ses études ; il était près de prendre ses grades, et se destinait au barreau[Par Lola Bouchard] Il se destinait au barreau : il souhaitait devenir avocat. ; Maurice, qui s’aperçut qu’il ennuyait tout le monde, lui dit : — Citoyen, les grandes révolutions ne peuvent guère se faire sans qu’il en coûte à l’état[Par Lola Bouchard] Maurice fait un jeu de mot : "l'état" sans majuscule renvoie à la profession qu'aurait pu occuper le prétendu sans la bonne excuse de la Révolution qu'il invoque. ; — le jeune homme seul ne sentit pas la plaisanterie ; mais la dévote, craignant qu’il ne s’en aperçût, lui offrit quelque chose ; et, s’adressant à sa mère, lui demanda : — si elle avait eu beaucoup de peine à soustraire son fils à la réquisition[Par Lola Bouchard] Réquisition : levée en masse des Français décrétée par le Comité de salut public pour repousser l'invasion étrangère. ; — c’est vraiment, disait-elle, ce qui m’aurait le plus coûté, si j’en avais eu un. — Oh ! pour moi, je n’y aurais jamais consenti, reprit la dame ; bien heureusement, mon fils n’avait pas l’âge, il s’en manquait de quinze jours ; mais certainement, il ne serait pas parti ; je n’aurais jamais sacrifié les espérances qu’il donnait à sa famille ; un jeune homme pour qui, moi et mon mari, avions pris des soins extrêmes, donné une belle éducation, et qui avait alors beaucoup acquis, nous n’eussions jamais pu nous y résoudre ; — un monsieur qui était à côté de moi, reprit : — mais, madame, cela n’était pas facile, et je doute que vous eussiez réussi ; d’ailleurs, je ne crois pas que ce soit un malheur pour les jeunes gens de sortir de leur pays, cela achève de les former ; l’état de soldat n’est pas bon pour toute la vie, mais pendant quelque temps il apprend à vivre ; et j’ai toujours remarqué que les hommes, en quittant une vie molle et efféminée, telle qu’ils l’ont dans leur famille, ne pouvaient qu’y gagner ; ce n’est pas dans nos cités que ce sont formés les génies et les talents. Le jeune homme ne dit plus rien : je ne pus m’empêcher de sourire en voyant l’impression que ce discours avait fait sur sa mère ; elle regarda Maurice d’un air dédaigneux, comme si ce fut lui qui lui eût attiré ces réflexions ; mais un homme âgé fit cesser la scène ; — ho ! ça, dit-il, ne consacrons donc pas un beau jour comme celui-ci, à parler révolution, elle nous fait assez de mal, sans nous en occuper encore ; c’est un des grands motifs qui me fait regretter le temps passé ; on riait, on s’amusait plus qu’aujourd’hui ; on dirait que notre gaîté est autant en révolution que notre bon sens ; voilà des jeunes demoiselles qui s’ennuient ; et j’étais entièrement de son avis ; — hé bien, dit le jeune homme, en faisant un effort sur lui-même, il faut nous amuser, ma chère mère, vous étiez si gaie autrefois, vous devriez nous chanter quelque chose ; — la bonne dame était de trop mauvaise humeur, et dit qu’elle n’avait plus de goût pour le chant ; le prétendu s’occupait de musique ; il commanda presque à la jeune demoiselle, de chanter un duo, celui de Blaise et Babet[Par Lola Bouchard] Blaise et Babet : cette comédie mêlée d'ariettes représentée pour la première fois en 1783 raconte les amours de deux jeunes paysans. Promis l'un à l'autre, ils se brouillent avant le mariage, mais finissent par se réconcilier et s'épouser avec la bénédiction du seigneur propriétaire des terres où vivent leurs familles., dont il ferait l’autre partie ; — je suis enrhumée, lui dit-elle, assez sèchement ; — en ce cas, je chanterai donc seul ; — et de suite, sans se faire prier, il commença ou plutôt il recommença cinq ou six fois, en disant toujours, — ce n’est pas cela, j’ai pris trop haut ; — heureusement, il le prit assez bas mais, pas encore autant qu’il l’aurait fallu pour nos oreilles ; nos yeux étaient pour le moins aussi fatigués, car il faisait des gestes comme un acteur ; ajoute à cela, qu’il chantait en même temps un petit bout d’accompagnement, lorsqu’il pouvait le placer ; c’est alors, ma chère, que je me retins de toutes mes forces, pour ne pas rire ; aussitôt qu’il eût fini, il se leva et fut se placer près de la cheminée, pour se rajuster, tournant le dos à tout le monde comme pour se dérober à l’effet qu’il avait produit ; mais nous n’y étions pas encore ; il tira de sa poche un petit morceau de papier, qu’il lut à part lui ; puis, s’adressant d’un air gracieux, à notre chère hôtesse, il lui chanta des couplets de sa composition, dont le refrain était, un peu de tout, et rien de trop ; en chantant ces derniers mots, il penchait le corps en avant avec une satisfaction qui le sortait de lui-même ; ses mains surtout semblaient vouloir atteindre ses auditeurs, pour mieux leur faire entendre toute la finesse de ce refrain : je vis que la jeune personne souffrait. Sa mère, pour détourner l’embarras et l’ennui que lui causait les vers et les couplets, fit apporter des vins étrangers : on s’égaya un peu ; ils eurent plus ce succès que la musique du prétendu ; on fit la guerre à Maurice, qui ne voulait pas en boire : l’hôtesse l’exigea avec tant de grâces, qu’il fut forcé de se rendre, et je m’aperçus qu’il devint très animé ; c’était peut-être l’effet de la diète à laquelle on l’a obligé depuis qu’il est malade. Notre dévote, elle-même, s’anima, et m’appelant près d’elle, me fit mettre à côté de Maurice. — Allons, monsieur le Gendarme, dit-elle, il faut être galant, c’est aujourd’hui votre convalescence ; il faut remercier cette charmante femme de tous les soins qu’elle a pris de son mari ; comme elle est jolie dans ce moment. Sentez-vous bien tout votre bonheur : une jeune femme vertueuse, belle, et un ange ; heureux jeune homme ; remerciez le ciel du présent qu’il vous a fait ; rien n’est plus rare aujourd’hui que la vertu réunie aux grâces. Que j’aime à voir une union aussi tendre ! c’est l’image de l’âge d’or. Oh ! je veux absolument que notre connaissance soit plus intime ; j’entends ne vous pas perdre de vue, et vous serez forcé, en sortant d’ici, de me promettre de vos nouvelles partout où vous irez. — Et prenant la main de Maurice et la mienne, elle les joignit ensemble[Par Lola Bouchard] Premier mariage symbolique entre Louise et Maurice., en ajoutant : — je suis votre amie. — Son visage exprimait une bonté touchante ; en vérité, ma chère, cette femme a une âme extrêmement bonne et sensible, sa dévotion est angélique et lui sied à merveille ; soit que tout ce qu’elle venait dire, l’accent qu’elle y avait mis, la vraisemblance qui se trouvait alors dans le tableau, eut fait illusion à Maurice, mais il était très ému. Ses yeux nous parcourait d’un air enchanté ; et regardant la dévote, ils semblaient la remercier de tout le bonheur qu’elle lui supposait. Moi-même, ma Clémence, car il faut te l’avouer, j’étais sensible et attendrie de l’intérêt que je faisais naître. La plus jeune de ses filles vint derrière nous, et s’appuyant sur la chaise de sa mère : — comme vous êtes occupée, dit-elle, vous ne pensez plus à nous. Et vous, monsieur Maurice, ma sœur s’ennuie. — Je jetai les yeux sur elle, et je vis qu’elle était pensive ; elle se leva en rougissant, et vint embrasser sa mère avec un mouvement extraordinaire. Je lui pris la main, et je la sentis tremblante. — Qu’as-tu, mon enfant ? au bonheur ! — Maman, il est toujours près de vous. — Ses yeux étaient mouillés ; elle jeta un regard sur le prétendu, et je crois qu’il n’était pas à son avantage. On se leva de table pour prendre le café ; peu d’instants après, la dame sortit, et avec elle un gros homme qui n’avait rien dit ; elle ne nous laissa que son fils. On se rassembla davantage ; la conversation fut plus intéressante ; et s’engageant insensiblement, revint à la révolution. Maurice s’exprima avec un feu, une énergie que je ne lui avais pas encore vu. Ma chère Clémence, je ne pouvais m’empêcher d’être de son avis[Par Lola Bouchard] La narratrice sent qu'elle oublie ses convictions initiales et familiales devant l'engagement que met Maurice à défendre les siennes., quoique je suis bien payée pour être du contraire. Hélas ! le maudit orgueil humain a fait bien du mal ; nous étions toutes quatre réunies, elle, ses filles et moi. Les hommes causaient debout devant la cheminée ; mais se rapprochant de nous, la dévote fit encore une place à Maurice. Chacun alors fit son petit groupe. Je causais avec les jeunes personnes, et je vis que l’hôtesse s’emparait absolument de Maurice, et lui parlait avec action. En me regardant ensuite, elle m’appela, et me fit asseoir. Se trouvant placée entre nous, — je veux, dit-elle, que vous me contiez toute votre histoire ; je veux apprendre de vous tout ce qui vous intéresse. Il n’y a pas longtemps que vous êtes marié, vous êtes si jeunes. Vous devez vous aimer beaucoup, et c’est bien naturel ; un bon ménage c’est la plus grande grâce que Dieu puisse vous faire en ce monde ; oh ! on voit bien que vous n’étiez pas nés pour le métier que vous faites. Je voudrais que ma fille vous ressemblât et que mon gendre fût comme vous. — Tu juges si j’étais à mon aise ; Maurice tâchait de la remercier de la tête et des yeux. Il était vraiment au supplice ; les miens restaient baissés. — II ne faut pas rougir, mon enfant ; aimer son mari, c’est un devoir, et vous devez le trouver doux, l’un et l’autre. Hélas ! je connus ce bonheur autrefois ; mes enfants aujourd’hui, me consolent de la perte de leur père. Aimable couple, lorsque vous en aurez, vous serez encore plus heureux : c’est la récompense que Dieu envoie sur la terre à ceux qui remplissent les devoirs qu’il leur a donnés[Par Lola Bouchard] Suggère le devoir inscrit dans les normes sociales et religieuses qu'ont les femmes de donner des enfants à leur mari.. — Elle alla nous chercher le portrait de son mari ; Maurice resta absorbé dans une profonde rêverie, et n’a presque plus parlé de la soirée ; et moi, pour me tirer de peine, je suis montée dans ma chambre, d’où je t’écris, avant la poste qui part ce soir. Honnêtement, je dois redescendre, et ne pas les laisser. Je te devais le récit d’une bonne journée ; je n’en aurais pas joui sans la partager avec toi. Hélas ! n’aurai-je peut-être plus que les tristes détails accoutumés à t’écrire ; reçois cet instant de paix, et que ton cœur me renvoie l’assurance que tu l’as ressenti avec moi ; ton cœur m’est toujours nécessaire.