Corpus Cœur double - la légende des gueux

Dix-huitième siècle. — La Bande à Cartouche : La Dernière Nuit

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DIX-HUITIÈME SIÈCLE — La bande à Cartouche La Dernière Nuit

Sur ses vieux jours, Jean Notairy du Bourguet s’était retiré près d’Aix. Il avait vendu sa boutique après une vie aventureuse à moitié passée aux galères. Toujours vêtu de culottes noires, habit marron, il prisait dans une tabatière d’argent richement armoriée, en plissant sa figure sèche et ridée. Sa femme était aussi ratatinée que lui. On ne savait s’ils étaient mariés. Il ne l’appelait que « madame Bourguignon » et lui témoignait le plus grand respect. Elle avait encore de beaux yeux noirs et regardait fièrement les paysannes. Tous deux vivaient à l’écart ; Jean Notairy du Bourguet avait été accusé de complicité d’assassinat dans la bande à Cartouche ; on n’avait pu le condamner que pour des vols. Il n’en avouait qu’une partie ; mais entre deux verres de blanquette, il racontait volontiers, d’une voix cassée, l’histoire de la fin.

« C’était un terrible homme que ce Cartouche, disait-il. Le jour, il avait une grosse figure blême ; il était superbement mis, et portait toujours un bel habit gris-blanc, à boutons d’argent, avec une épée à fourreau de satin. Mais la nuit, en chasse, il était petit, noiraud, souple comme un furet, méchant comme une gale. C’est lui qui a refroidi Jean Lefèvre, une mouche qui l’avait dénoncé ; il lui a coupé le nez et le cou, ouvert le ventre et tiré les tripes. Charlot le Chanteur a eu une mauvaise idée : il a attaché dessus une carte très bien écrite, avec ces mots : ‹ Ci gît Jean Rebâti, qui a eu le traitement qu’il méritait : ceux qui en feront autant que lui peuvent attendre le même sort. › Après cela, rien n’a plus marché. Auparavant, on rôdait toute la sorgue, avec la figure passée à la suie ; Balagny et Limousin barbotaient les gens trop riches, — et ceux qui criaient on les débarbouillait à l’eau-forte. Mais depuis qu’on eût rebâti cette mouche, il fallait passer à l’aveuglette de tapis en tapis ; ce n’était pas facile ; Cartouche était galant : Mme Bourguignon en sait quelque chose. Il avait toujours au moins deux dames, une à chaque bras, avec de belles robes de damas. Ceci était gênant ; il fallait les faire boire : et tous les cabaretiers nous remouchaient. Ensuite Du Châtelet, qui était aux gardes-françaises, s’est fait arquepincer. Nous étions fort bien, lui et moi ; c’était un garçon de qualité ; mais il a pris peur, et le Ministre de la Guerre, M. Le Blanc, a tout su par lui.

« Dans ce temps-là, j’étais extrêmement affuté, et j’avais l’oreille de Cartouche. Il aimait deux femmes : la petite brune qui a été rouée, et la Chevalière. Je lui dis : ‹ Dominique, nous ne nous tirerons pas de là avec tes deux largues.

« — Sois tranquille, dit Cartouche ; nous ne sommes pas encore pris, et si le moment arrive, Petit Gascon, tu m’en planqueras une. ›

« On ne savait plus où aller. Toutes nos piolles, tous nos cabarets étaient traqués. Les Porcherons ne valaient plus rien. Savard, à la Haute Borne de la Courtille, avait déjà invité les gens d’épée qui nous gaffaient chez sa voisine, madame Ory, à venir souper d’un dindon, avec Cartouche. Ce Savard était un vilain homme, et couard ; il avait été pourtant affranchi ; mais il mangeait aux deux râteliers. Malgré cela, c’était encore le plus sûr. Toute la bande battait la dèche, maintenant que nos coups étaient épiés, et il nous donnait encore à croustiller, avec du bon vin, dans la chambre du haut. On couchait à la Courtille plus souvent qu’on n’en descendait ; et nous restions enfermés, à boire et à jouer aux cartes. Pour Cartouche, il avait ses deux dames ; Blanchard, Balagny et Limousin se rongeaient les doigts de ne rien faire.

« Le dimanche treize octobre — je m’en souviens bien, c’est jour de malheur, — nous montons au Pistolet chez Savard. Cartouche s’était décidé à planquer sa brune dans une maison de la Maubert. Il devait retrouver la Chevalière là-haut. Ce soir-là, le ciel était couvert ; il bruinait.

« ‹ Où est donc Du Châtelet ? › dit Cartouche brusquement.

« Personne ne répondit mot.

« ‹ Savard, où est Du Châtelet ? › répéta Cartouche en entrant dans l’auberge.

« Savard la fouine sourit, en allongeant sa grande figure jaune : ‹ Il doit être de garde ce soir, dit-il.

« — De garde, il n’y aura plus de garde pour lui ! cria Cartouche. Il a mangé le morceau ; tu sais, Savard, si tu es avec lui pour nous coquer, j’ai six pistolets ici, il en restera toujours un pour toi.

« — Là, là, dit Savard, ne vous fâchez pas, maître Dominique, et montez voir la Chevalière, qui vous attend. ›

« Nous montons ; la Chevalière était en haut. Voilà Cartouche qui se regaillardit ; on fait venir des chopines, nous fermons les rideaux, nous allumons les chandelles. Savard chantonnait en rangeant les assiettes pour nous faire souper :

« ‹ J’ai du chenu pivois sans lance
Et du larton savonné,
Une lourde, une tournante,
Lonfa malura dondaine,
Et un pieu pour roupiller,
Lonfa malura dondé. ›

« Quel traître ce Savard ! Sans faire mine de rien, il s’était entendu avec le Lieutenant-Criminel et le Ministre. Cartouche l’avait menacé pour lui faire peur : mais il ne croyait pas être sitôt trahi.

« On soupe donc toute la nuit, on boit à foison ; Cartouche et la Chevalière se disaient des galanteries se saluaient et buvaient ensemble.

« Vers patron-minette, comme on allait se coucher, voilà Messié Flamand qui arrive. Sa figure grasse était blanche de terreur. ‹ Vous savez, vous autres, dit-il, Du Châtelet est pris. Son capitaine sait tout. Il a dit que nous avions étripé Jean Lefèvre. Capistan Dominique, vous êtes filé.

« — Bah ! bah ! dit Cartouche, si Du Châtelet a coqué, nous lui ferons son affaire. Va-t’en si tu veux, Flamand, nous en avons vu de plus dures. À l’hôtel de Soissons, je croyais bien être pris : j’ai fait la nique au guet. Vertu-Dieu ! nous laisserons-nous ceinturer à la Courtille ? Allez ! allez ! Flamand, cachez-vous bien ; nous autres, nous restons. ›

« On boit encore, mais de moins bon cœur. Nous cartonnons sur les tables graisseuses ; je n’avais guère la tête au jeu. Cartouche s’excitait. Quelqu’un frappe à la porte. C’était Saint-Guillain, les cheveux hérissés, rouge et ivre. Il raconte en hoquetant que le guet était sur pied, une compagnie en route avec des ordres du Ministre ; on ne voyait pourtant de soldats nulle part. D’un coup de pied, Cartouche le jeta en bas de l’escalier et reprit rageusement les cartes. Mais ses yeux erraient vers le feu, et il regardait souvent la Chevalière.

« La nuit arriva, et Savard nous monta du rhum. Les petites vitres encastrées de plomb tintaient sous la pluie, et les rafales sifflaient dans les jointures des portes. Charlot le Chanteur se roula dans son manteau et se fourra dans le lit. Balagny et Limousin buvaient chopine près de la cheminée : Cartouche cessa de baiser sa Chevalière et se tourna vers eux : ‹ Ho ! les amis, dit-il, que faisons-nous ? Ces diables n’oseront venir nous prendre ici.

« — Ma foi, capistan, répondirent les autres, à toi le soin. Nous boirons du pive, en attendant. ›

« Là-dessus, Savard fit monter Ferrond, le bras droit de Cartouche. Celui-là dit posément que Du Châtelet menait une troupe en habits gris, avec les sergents de Bernac, la Palme et Languedoc — mais qu’ils ne seraient pas rendus avant onze heures du matin. Nous étions environ huit heures et demie. Le jour d’hiver était encore bas.

« ‹ Bien, dit Cartouche, cette fois-ci c’est sérieux. Ferrond, tu vas descendre gaffer dans la rue Blanche : Balagny et Limousin, vous êtes saouls — vous ne seriez bons à rien ; restez boire chopine au coin du feu et préparez vos jambes. ›

« Puis, se tournant vers moi et mettant le bras autour de la taille de sa maîtresse :

« ‹ Petit Gascon, dit Cartouche, Petit Chevalier, je vous connais pour noble et généreux ; voici la Chevalière, que je vous confie ; s’il vous plaît, ayez-en grand soin — et souvenez-vous de me la rendre quand je viendrai la chercher. Mais avant, belle Chevalière, je veux t’asservir : tu ne seras qu’à moi. Je vais te mettre un suçon qui te fera rester fidèle. ›

« Il tira son couteau et la marqua de la première lettre de son nom à l’épaule. Le sang jaillit, la Chevalière se mordit les lèvres, les larmes aux yeux, mais ne dit mot. »

Quand Jean Notairy du Bourguet en venait là, le regard de Mme Bourguignon brillait d’un soudain éclat ; puis elle se mettait à sangloter dans son mouchoir de batiste.

« Alors, continuait-il, je pris la Chevalière et descendis promptement. Savard était sur le seuil et semblait attendre. Comme nous filions par derrière j’entendis des pas lourds et la voix de Du Châtelet.

« ‹ Y a-t-il quelqu’un là-haut, demanda-t-il ?

« — Non, dit Savard.

« — Petit y est-il ? reprit Du Châtelet.

« — Non, dit Savard.

« — Ces quatre femmes y sont-elles ?

« — Oui, elles y sont, › répondit le traître.

« Sur l’instant, il se fit un bruit de mousquets battant les marches de l’escalier, et je sus que les quatre femmes étaient Blanchard, Balagny, Limousin et Louis-Dominique Bourguignon, dont le faux blaze était Cartouche : C’était le mot du guet, et ils étaient pris. — La Chevalière poussa un cri, et je l’enlevai.

« Je l’ai mise en lieu sûr. J’ai été arrêté après, et jugé aux galères. On dit que Cartouche a été roué et rompu vif ; je n’en crois rien — un tel homme ne peut mourir. Il s’est échappé et reviendra quelque jour me redemander sa maîtresse. Et moi, Petit Gascon, foi de Chevalier, je lui ai fidèlement gardé sa Chevalière — n’est-ce pas, Mme Bourguignon ? »

Alors cette petite vieille ratatinée relevait ses beaux yeux encore noyés de larmes, écartait sa collerette et montrait son épaule gauche, très blanche. Juste au-dessus du sein on voyait deux cicatrices pâlies, dessinant les contours grossiers d’un D et d’un C. Elle portait le dernier coup de couteau de Cartouche.


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