L’usage du bonnet de coton[Par Nathalie Preiss] La vignette de tête du « Préambule » (le terme n’apparaît pas dans l’édition du roman. Cette partie liminaire du texte est qualifiée d’« Introduction » dans la Table des matières) représente un bonnet de coton, enrubanné d’une paire d’ailes de chauve-souris, surmonté de la devise « Au bonnet du grand romantique », qui éclipse le soleil — affublé d’une perruque — accompagné de la devise de Louis XIV, le roi-soleil : « Nec pluribus impar » (« À nul autre pareil »). Il y a là triple visée satirique, et contre le bonnet de coton, bonnet de nuit, bourgeois (voir l’Introduction critique), et contre la prétention artistique du bourgeois Paturot, affublé ici des armes romantiques, telle la chauve-souris, symbole de la nuit et du spleen, présente dans la planche « Les Métamorphoses du sommeil » d’Un autre monde, et, enfin, contre la légende romantique qu’il incarne ainsi : l’on reconnaît dans la devise, qui fait office aussi d’enseigne commerciale, « Au bonnet du grand romantique », l’oxymore, chère à Hugo et aux romantiques, les modernes, qui entendent éclipser les anciens, les classiques du XVIIe siècle, les « perruques » (voir, infra, la note associée à « Paturot poète chevelu »). n’est pas une de ces institutions éphémères destinées à disparaître avec la civilisation qui les vit éclore. C’est, au contraire, un besoin organique fait pour survivre à beaucoup de coutumes qui se croient éternelles.[Par Nathalie Preiss] Sur le bonnet de coton, devenu le symbole du bourgeois, voir l’Introduction critique. Je n'en veux pour preuve que le nombre toujours croissant des bonnetiers et la belle figure qu’ils font dans notre société industrielle[Par Nathalie Preiss] Adjectif et substantif polysémiques et programmatiques du chapitre premier et de l’ensemble de Jérôme Paturot. En effet, l'adjectif substantivé « industriel » (d"industrie", activité, savoir-faire) désigne alors celui qui se livre à la production, la transformation de matières premières et à la circulation commerciale de ces "produits" (d’où, avant les expositions universelles du Second Empire, les "expositions des produits de l’industrie"). C’est ce sens dont use Reybaud, économiste, qui publiera des rapports « sur la condition morale, intellectuelle et matérielle » des « ouvriers qui vivent de l’industrie » du coton, de la laine, du fer (respectivement en 1862, 1865 et 1868), au chapitre IX de la Seconde Partie : « Paturot devant la commission d’enquête industrielle ». Le terme est assorti d’une connotation particulièrement positive chez les sectateurs de Saint-Simon auxquels Paturot se ralliera (voir la note associée à ce nom et à « capacités » dans le chapitre I), qui entendent donner le gouvernement de la société aux producteurs, dont, au premier chef, les industriels (Saint-Simon écrit en 1823-1824 un Catéchisme des industriels). Mais, l’année même de la mort de Saint-Simon (1825), dans D’un nouveau complot contre les industriels, Stendhal s’élève contre une telle conception et ironise sur les fabricants de calicot. De même, dans le domaine littéraire, le terme, employé comme adjectif, prend une valeur péjorative avec le fameux article de Sainte-Beuve sur la « littérature industrielle », publié en septembre 1839 dans la Revue des Deux-Mondes, qui vilipende la littérature en série, la littérature de « consommation », le roman-feuilleton naissant (1836, dans La Presse de Girardin) auquel, en 1842, Eugène Sue, avec Les Mystères de Paris, publiés dans le Journal des débats, donnera tout son essor, évoqué notamment dans les chapitres VII et VIII de la Première Partie consacrés à « Paturot feuilletoniste ». Plus largement, et péjorativement, « industriel » désigne un spécialiste de la tromperie, à plus ou moins grande échelle, du petit filou au « chevalier d’industrie », dont les personnages reparaissants de Jérôme Paturot, le baron Flouchippe (associé à la figure du blagueur floueur Robert Macaire. Voir les chapitres III et IV de la Première Partie) et la princesse Flibustoskoï seront l’incarnation. Précisons que le terme désigne aussi à l'époque, et, cette fois, avec une connotation positive, les "petits métiers", comme le marchand de coco, la marchande des Quatre-Saisons, le marchand de peaux de lapin, le chiffonnier, le rémouleur, le maçon..., témoin l'article de Jules Janin paru dans Le Livre des Cent-et-Un (Ladvocat, 1831) et, surtout, en 1842, l'ouvrage d'Emile de La Bédollière, illustré par Henry Monnier: Les Industriels. Métiers et professions en France, qui s'ouvre ainsi: "Cet ouvrage a pour but de peindre les moeurs populaires [...] d'initier le public à l'existence d'artisans trop méprisés et trop inconnus (Paris, Vve Louis Janet, 1842, p. I). Précisons toutefois que, dans son ouvrage intitulé Les Industriels du macadam (Paris, A. Le Chevalier, 1868), Elie Frébaut, après avoir envisagé les innocents métiers d'"astronome en plein vent", de "ramasseur de bouts de cigare" ou de "camelot", est nécessairement amené à terminer par les"industriels interlopes" tel le carottier emprunteur, qui rejoignent les chevaliers et capitaines d'industrie et autres modernes floueurs, dont l'ombre plane sur Jérôme Paturot. .
L’autre jour, je me trouvais chez l’un d’eux, le mieux assorti peut-être de tout Paris en matière de ces couvre-chefs que le peuple, dans sa langue figurée, a nommés casques à mèche[Par Nathalie Preiss] Dans l'argot populaire de l'époque, métaphore pour désigner le bonnet de coton, qui se termine par une mèche (Lorédan Larchey, Dictionnaire historique d’argot [1881], Jean-Cyrille Godefroy, 1982).. J’hésitais entre un bonnet à flot avantageux, ondoyant, épanoui, et un autre bonnet dont le sommet était couronné par un appendice plus modeste. L’un me tentait par sa majesté, l’autre par sa simplicité, et longtemps je serais demeuré indécis si le marchand n'eût pris la parole :
« Je vous conseille ce genre de flot, me dit-il en me présentant l'un des bonnets ; c'est celui que M. Victor Hugo préfère[Par Nathalie Preiss] Alliance comique, annoncée par la vignette de tête (dans tous les sens du terme ! Voir la note associée) entre le bonnet de coton bourgeois et l’incarnation du romantisme littéraire le plus flamboyant de l’époque, Victor Hugo. Ce dernier, au moment où est publié le roman de Reybaud (1842), a quarante ans, est déjà célèbre par ses publications poétiques (Les Orientales, 1829) théâtrales (Hernani, 1830), romanesques (Notre-Dame de Paris, 1831), et par ses positionnements esthétiques (Voir « Fonction du poète » dans Les Rayons et les ombres, 1840). Benjamin Roubaud, dans son Panthéon charivarique, le représente assis et rassis, sur ses œuvres (Le Charivari, 10 décembre 1841). Même jeu, l’année même de la parution de Jérôme Paturot, dans la Physiologie du poète de Sylvius (le journaliste Edmond Texier), illustrée par Daumier (Paris, J. Laisné, 1842), qui ouvre son livre par le transparent « poète Olympien » : « Assis sur les décombres du passé, l’Olympien a versé sur le présent la rosée de son génie en pluies de drames, en avalanches d’odes, en cataractes de romans, en averses d’in-octavos verts, jaunes, rouges, bleus, de toutes les couleurs. La première olympiade date de 1825 » (p. 12-13. Allusion à la deuxième édition des Odes et ballades). . »
Ce mot me fit oublier la marchandise ; je regardai le marchand. C’était un jovial garçon, de trente-cinq ans à peu près, haut en couleur et d’un aspect peu poétique. Le nom qu’il venait de prononcer se conciliait mal avec cet ensemble :
« Vous connaissez donc M. Victor Hugo ? lui dis-je.
— Si je le connais !... » répliqua-t-il en étouffant un soupir. Puis, comme s’il eût fait un retour sur lui-même, il ajouta : « Je suis son bonnetier. »
J’achetai l’article qu'il me présentait ; mais, dans le petit nombre de paroles qu’avait prononcées cet homme, j'avais entrevu un monde de douleurs secrètes et toute une existence antérieure pleine d’amertume et de mécomptes. Évidemment, avant de se réfugier dans le commerce paisible des bonnets de coton, cette âme avait dû chercher sa direction dans d’autres voies et courir quelques aventures. Ce soupçon prit de telles racines en moi, que je résolus de l’éclaircir. Je revins donc chez le bonnetier, sous un prétexte ou sous un autre : je l’interrogeai doucement en attaquant le point sensible, et bientôt j’obtins des aveux complets.
Jérôme Paturot, c’est son nom, était une de ces natures qui ne savent pas se défendre contre la nouveauté, aiment le bruit par-dessus tout, et respirent l’enthousiasme. Se passionner pour les choses sans les juger, se livrer avec une candeur d'enfant aux rêves les plus divers, voilà quelle fut la première phase de sa vie. L’exaltation était pour lui un sentiment si familier, si habituel, qu'il se trouvait malheureux dès que la sienne manquait de prétexte ou d'aliment. Avec de semblables instincts, Paturot était une victime promise d’avance à toutes les excentricités[Par Nathalie Preiss] Paturot, comme Gogo (voir l’Introduction critique), sera la dupe de toutes les modes, idéologies et « idoles » (voir infra) du temps, destinée à être la proie de tous les « inventeurs de nouveautés » diverses, de tous les charlatans, de tous les spéculateurs, pseudo-artistes, utopistes et inventeurs qui vont se succéder dans le roman. César Falempin (1845), du même Reybaud, histoire d’une escroquerie en Bourse sur les chemins de fer, reprend à l’échelle d’un roman tout entier ce qui occupe dans Jérôme Paturot les chapitres III et IV de la Première partie. . Il n’en évita aucune, et se signala plus d’une fois par une ardeur qui avait l’avantage de ne pas être raisonnée. Il admirait tout naïvement et s’engouait des choses avec une entière bonne foi ; il eût, en des temps plus farouches, confessé sa croyance devant le bourreau. Seulement il changeait volontiers d’idole[Par Nathalie Preiss] Souvenir de l’épisode du veau d’or adoré par les Juifs, en lieu et place de Yahvé, dans l’Ancien Testament (Exode), le mot « idole » revient dans le sous-titre de l'ouvrage de Reybaud cité plus haut, qui prolonge sur certains points les dénonciations de ses deux Jérôme Paturot : César Falempin, ou les idoles d’argile (Paris, Michel Lévy, 1845). Nadar placera ironiquement un « Falempin » (c’est le nom du concierge du roman) au numéro 174 dans le défilé de son célèbre « Panthéon » lithographique des grands écrivains du temps publié par Le Figaro (1854). , se rangeant toujours du côté de celle qui avait la vogue, et dont le culte était le plus bruyant. Ce fut ainsi qu’il parcourut la sphère des découvertes modernes dans l’ordre littéraire, philosophique, religieux, social et même industriel. Il n’aboutit au bonnet de coton qu’après avoir successivement passé par les plus belles inventions de notre époque.
À la suite de quelques entretiens, j’avais obtenu la confiance de Jérôme Paturot. D'aveu en aveu, je parvins à lui arracher l’histoire de sa vie entière, et peut-être n’est-il pas sans intérêt de la consigner ici pour apprendre à nos neveux à combien de tentations les enfants de ce siècle[Par Nathalie Preiss] Ce premier portrait de Paturot le pose comme « enfant de ce siècle », allusion au titre célèbre de Musset : Confession d’un enfant du siècle (1836). On retrouve une sorte de Jérôme Paturot dans le personnage de Paul Vernon de César Falempin (voir la note précédente) : jeune homme vélléitaire, qui se croit un moment écrivain génial, lui aussi qualifié d’« enfant du siècle » (p. 333), il se jette, après beaucoup d’ « illusions perdues » (p.100) dans les professions de la finance et de la spéculation en Bourse où il se ruinera. furent en butte.
C’est Paturot lui-même qui va raconter ses douleurs.