Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

1-VIII : Suite du chapitre précédent.

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VIII SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

Oui, monsieur, reprit Jérôme, j’étais sur le chemin de la fortune. Comme les maîtres, j'allais battre monnaie avec mon imagination. Encore quelques mois de vogue, et je pouvais prétendre à des prix fabuleux pour ma marchandise, demander vingt, trente, quarante mille francs par volume. Dans le moment, je n’aurais pas aliéné mes œuvres complètes pour un million. J’étais en proie à des tentations incroyables. Avec mes bénéfices futurs, je voulais acheter des maisons de campagne, bâtir des hôtels, remplir l’Europe du bruit de mes voyages, avoir un pied-à-terre à Naples, y gagner un palais en loterie, frayer avec les grands-ducs et les souverains, recevoir d’eux une infinité de tabatières, séduire le prince de Metternich au point de vue d’un panier de johannisberg, recueillir des mots charmants de la bouche même de la czarine de Russie, mener enfin la vie des grandes plumes du temps, avoir des créanciers et les payer aussi peu que possible, promener mes éditeurs, goûter les bienfaits de l’expropriation et de la contrainte par corps, jeter le mouchoir aux reines du théâtre, enfin épuiser cette coupe pleine d’enivrement et d’amertume, un jour à la tête de soixante mille francs, le lendemain à la recherche d’une pièce de cent sous, tantôt au ciel, tantôt dans I’abîme, malheureux de mon bonheur, heureux de mes misères, en butte aux alternatives de cette existence bohème, ornée de cannes fabuleuses, de pipes d’écume de mer, et de rubans de toutes les couleurs. Voilà quels rêves m’inspirait la première heure du triomphe.

Malvina, comme vous le pensez bien, n’était étrangère à aucun de ces projets. Pour la première fois, elle abondait dans mes illusions. Le premier billet de banque, enlevé à la pointe de la plume, l’avait fascinée : elle ne voyait plus de limites à nos profits, ni de bornes à notre ambition. Avec son esprit exact, elle avait déjà fait ce calcul, que si une quantité déterminée de phrases rapporte un millier de francs, il suffisait d’augmenter indéfiniment le nombre des phrases pour augmenter proportionnellement le produit.

« T’es vigoureux, Jérôme, me disait-elle. Tu peux piocher douze heures par jour sans te tuer. C’est tout ce qu’il faut. Une colonne de feuilleton par heure, c’est douze colonnes par jour. Au plus petit pied, 20 fr. la colonne, total 240 fr., ou 86,000 fr. par an. Nom d’un petit bonhomme ! c’est joli. On se donnera des brodequins mordorés et des voitures à discrétion.
— Et mieux que cela, repris-je.
— C’est égal, faut pas se montrer fiers, Jérôme. Un sapin à la porte, bien ! mais toujours poli avec les cochers. Ça n’est pas de leur faute, s’ils tiennent un fouet au lieu d’une plume. »

J’entrai donc dans ce commerce de colonnes, de phrases et de lignes, moi, monsieur, que vous avez vu si naïf, faisant la guerre à mes dépens, dévorant les débris de mon patrimoine dans l’impression de mes premières poésies. J'avais changé de muse : mon oreille était devenue plus sensible au son du métal qu’à l’harmonie du style. Je comptais en écrivant ; mes idées, malgré moi, inclinaient vers l’addition, et la fable la plus attachante me semblait inséparable d’un chiffre rémunératoire. Hélas ! monsieur, c’est un triste don que de changer en or ce que l’on touche : on a beau faire, on n’échappe pas au destin de Midas. Les côtés délicats, supérieurs du talent, s’y anéantissent d’abord, et il en est bientôt de même des côtés les plus vulgaires. L’esprit ne garde sa puissance que lorsqu’il s’observe et se contient ; les œuvres achevées sont comme les essences précieuses : on ne les compose qu’avec des soins infinis et en dégageant du sein d’éléments grossiers ce qu’ils renferment de parties pures et subtiles.

Dans le travail presque mécanique auquel je m’étais voué, l’essentiel était d’aller vite. Aussi avais-je pris Malvina pour collaborateur. Ne riez pas, monsieur : Malvina a mis du sien dans plus d’une nouvelle qui a fait son chemin, que vous avez peut-être applaudie.

Elle savait lire passablement, c’est plus qu’il n’en fallait. Je la détachai sur la piste des romanciers oubliés, des auteurs anciens ; elle y puisait des canevas qu’elle arrangeait à sa manière en me les racontant. Cela me retrempait, renouvelait mes combinaisons, m’ouvrait d’autres perspectives. Ces emprunts eurent du succès : les sources étaient peu connues, personne ne me soupçonna. On trouva même que mes moyens étaient nouveaux, qu’ils avaient un caractère original. Ainsi excitée, Malvina ne se contint plus, elle dépouilla les cabinets de lecture pour y chercher la matière d’autres triomphes. Malheureusement, elle mit la main sur Ducray-Duminil : cette circonstance nous perdit. Ducray-Duminil a laissé, monsieur, de profondes traces dans la population qui date de l’empire ; on ne peut toucher à ses œuvres sans réveiller des souvenirs nombreux. Aussi les réclamations arrivèrent-elles en foule quand je me pris à recommencer, avec toute la candeur de mon âge, le roman de Cœlina, ou l'Enfant du mystère, cette œuvre dont la fortune fut grande sous le directoire et le consulat. Il n'y avait pas à s’en défendre, le plagiat était flagrant, les noms mêmes étaient conservés. L’aventure fit du bruit ; mes ennemis y virent une indélicatesse, mes amis un trait d’esprit : ce n’était ni l'un ni l’autre ; mais, de toutes les manières, ma position, comme romancier, était détruite. L’ombre de Ducray-Duminil pesait sur moi ; j’expiais ainsi le tort d’avoir porté la main sur un laurier que défendait toute une génération de portières.

Il fallait donc chercher fortune ailleurs : une fois encore ma position sociale était bouleversée. Par bonheur, le feuilleton des théâtres était alors disponible : le titulaire venait de résigner l’emploi. On me l’offrit à l’essai, à titre provisoire : je l’acceptai avec empressement. Mon étoile, cette fois, me servait bien. C’est un si beau sceptre que celui de la critique dramatique. Depuis Geoffroy, qui peut passer pour l’inventeur du genre, que d’esprits souples et exercés, ingénieux, pleins de verve, y ont marqué leur place, fait ou continué leur réputation ! Avoir une loge assurée à chaque première représentation, se promener dans les foyers avec une escorte empressée, effrayer un artiste par un froncement de sourcil, ou lui rendre la vie par un sourire, être l’ange ou le démon de toutes ces femmes épanouies à l’éloge, frémissantes sous le blâme, se jouer de leurs espérances et de leurs craintes, de leurs joies et de leurs douleurs, signaler sa puissance tantôt par d’implacables sacrifices, tantôt par d'hyperboliques ovations, trancher du bon prince ou du sultan blasé, bouder sans raison, revenir sans motif, remplir les couloirs d'une approbation bruyante ou d'un dédain de grand seigneur, rapporter à soi tout ce qui se fait, tout ce qui se dit sur la scène, s’attribuer une souveraineté universelle, y croire et l'imposer, voilà l'idéal du rôle qui m'était échu, et qui mettait à ma discrétion douze directeurs, cent cinquante sujets de premier et de second ordre, sans compter les musiciens, les choristes, les claqueurs, les ouvreuses, les marchands de lorgnettes et même le public. Quel empire et quels justiciables ! Certes, un peu de fierté est permise à qui tient cela sous sa main.

Je vous ai dit, monsieur, combien j’étais naïf, même dans mes écarts. Je sentais que j’allais être placé sur un terrain glissant, entre ma conscience et des influences de toute espèce. Eh bien, je n’eus alors qu'une pensée, celle de me montrer impartial ; qu’un désir, celui de rendre justice au mérite partout où je le rencontrerais. Mettez cette chimère sur le compte de ma jeunesse : l'âge m’en a tout à fait guéri. À mesure que l'on avance dans la vie, on laisse ces illusions dans les buissons du chemin, non sans en emporter quelques blessures. L’impartialité absolue n’est pas permise à la critique : elle a trop d’assauts à essuyer, trop de résistances à vaincre. Ce n’est pas qu’elle exagère la part du blâme : au contraire ; c’est surtout pour l'éloge qu'elle s'abdique, quelle se parjure. Que de fois j'ai vu, dans les foyers, des opinions hostiles, insultantes même pour une œuvre, se convertir le lendemain en panégyriques imprimés ! Que de fois j'ai vu la plume donner des démentis à la parole, et l’appréciation publique former un triste contraste avec l'opinion intime ! Pourquoi cela ? Hélas ! pour mille causes : les unes issues d'un bon sentiment, les autres provenant d’une source moins pure. L’histoire en serait trop longue, et nous détournerait de celle que je vous raconte.

J’avais donc un feuilleton dramatique, c’est-à-dire une arme réelle celle fois. L'Aspic n’avait jamais eu d’importance qu’aux yeux de ses propres rédacteurs ; mon feuilleton en avait une pour le public, et par conséquent pour les théâtres. J’allais être remarqué : il fallait me dessiner. Par une lecture assidue des journaux, j'avais pu m’apercevoir qu’une certaine désinvolture dans le style, qu’une façon délibérée d’envisager les choses manquent rarement leur effet. Les airs lestes et cavaliers vont assez au gros des lecteurs : une manière calme et sensée ne s’adresse qu’à l'élite. Or, je voulais réussir, je voulais me faire accepter. Je pris donc mes modèles dans la région de l’outrecuidance. Un mélodrame en cinq actes représenté au théâtre de la Gaieté devait servir à mon début de critique. J’eus d’abord l’idée d’y tracer ma biographie en remettant l’analyse de la pièce au dimanche suivant, mais le moyen me parut usé. Après bien des essais et des réflexions, voici ce que j’écrivis :

LA CAVERNE MYSTÉRIEUSE,
Mélodrame en cinq actes et dix-huit tableaux, par M. ***

« J’ai à vous parler d’un mélodrame en dix-huit tableaux, mais auparavant je vous « demanderai la permission de vous entretenir de mon serin. Quoi ! dira-t-on, le critique a un « serin? Oui, mes belles marquises, mes adorables duchesses, le critique a un serin. Et « pourquoi n’aurait-il pas un serin, le critique ? Sommes-nous donc des parias, pour qu’on « nous refuse le droit d’avoir un serin ? Un serin qui chante quand nous pleurons, qui lisse « avec son bec ses plumes d’or quand nous déchirons le papier avec notre plume de fer ; un « serin heureux, gazouillant, huppé, des Canaries, pour charmer les heures du critique « morose, courbaturé, gémissant, de la mer de l’Ouest. Mais vraiment il ferait beau de nous « refuser ce petit caprice, un serin, quand vous vous les passez tous : vous qui avez lu Ovide, « et Properce et Tibulle sous les bosquets, à l’ombre des grandes futaies, sur les gazons « émaillés de pâquerettes et d'asphodèles, au murmure du ruisseau qui roule des diamants   «  plus beaux que ceux de votre rivière, madame : donec gratus eram tibi. J’ai donc un serin.

« Il s’agit d’une jeune fille nommée Claire, qui a dénoué trop tôt sa ceinture, comme « Didon avec Enée, speluncam Dido, et qui court à la poursuite de son séducteur. Or, ce « séducteur est un abbé, rien de moins, un abbé rose, perfide, frais, libertin, pomponné « comme un Watteau, un abbé de bergeries, pareil à ceux que madame de Pompadour faisait « asseoir sur ses genoux, delicias domini ; un abbé anodin, coquet, aux ongles finement « coupés, leste dans son petit manteau, remuant, égrillard, souple, avec du jarret, un abbé de « Saint-Sulpice. Mais qu'a donc mon serin ? il me regarde tristement. Regrettes-tu la liberté, enfant des Canaries ? Philomela sub umbrà. Pauvre serin ! pauvre Claire ! »

Il faut vous dire, monsieur, que pour juger de l'effet que devait produire mon feuilleton, j’en fis d’abord la lecture à Malvina. C’est la vieille histoire de Molière consultant sa servante. Impossible de rendre l’attitude de ma fleuriste pendant celle lecture : elle semblait abasourdie, déconcertée. Enfin, elle ne put se contenir :

« Mais qu’est-ce que t’as donc avec ton éternel serin ? s’écria-t-elle. T’as vu un serin dans la pièce, toi ! À moins que ce ne soit Francisque ! Au fait...
— Non, Malvina, c’est une manière ingénieuse et détournée que prend un critique pour entretenir le public de son mobilier, de ses petites affaires, de son caniche, de son intérieur ! Nouveau genre : ça pose un homme.
— Un tas de bêtises, Jérôme ! Dis-leur tout uniment que la petite qui fait l’amoureuse est une pie-grièche, et que le jeune premier parle du nez. Ça leur apprendra, à ces messieurs de la Gaieté, à nous donner une loge de côté, et aux troisièmes encore. Boutique d’administration ! »

Je résistai à la mauvaise humeur de Malvina, mais je n’en conservais pas moins quelques scrupules sur la valeur de mon travail de début. Après y avoir réfléchi, je compris qu’il valait mieux chercher à me faire une manière plus originale encore, quoique moins littéraire. Une seconde occasion d'éprouver mon talent venait de se présenter. Un théâtre lyrique donnait un opéra en trois actes dont la partition était signée par un de nos plus célèbres compositeurs. C’était le cas de faire preuve de science et de goût. Le feuilleton musical est devenu un assaut de croches et de doubles croches. On le compose avec l’archet, on le touche sur le piano, on l'exécute avec la clarinette. La plume n'y est pour rien. Quelle difficulté pour un musicien de ma force, pour un pauvre diable qui ne savait pas seulement distinguer la clef de fa de la clef de sol, et ne connaissait, en fait de notes, que celles de son tailleur ! Cependant, je ne désespérai pas d’en venir à bout. Il n’y a rien ici-bas dont on ne triomphe avec de la volonté unie à un immense aplomb. J’allai voir l’opéra, et voici comment, dans mon feuilleton, je traitai la partie technique.

« Il est impossible de détailler ici toutes les qualités précieuses dont abonde cette « partition. On y reconnaît le brio italien combiné avec le smorzato français et empreint on ne « saurait dire de quel schwermutz allemand, allié au sorrow britannique. Un premier morceau « en sixtes diminuées et procédant pianissimo se continue par une quinte avec neuf dièses à « la clef pour se terminer par un adorable cantabile, accompagné d'arpèges de la plus grande « dimension. Le chœur qui vient ensuite est un véritable morceau di prima invenzione, « comme on dit au-delà des monts. C’est un allegro agitato qui passe subitement à l’assai, « incline à l’andante par une cascade en mi bémol, doublée de quartes et de tierces « qu’embellit encore une profusion de bécarres. Ensuite vient en affettuoso, dans lequel on « remarque une phrase d’ut majeur arrêtée sur un point d'orgue en mineur ; puis un « commodo que l’orchestre a joué avec une nonchalance admirable, et dans lequel l’auteur a « pris ses aises par une série d’arpèges en fa dièse et de triples croches éblouissantes. « Impossible de rendre l’éclat de ce dernier morceau, qui a failli faire crouler la salle sous les applaudissements.

« Parlons maintenant des chanteurs. On a beaucoup discuté sur le talent de la prima « donna, dont la voix n’a pas encore reçu une définition bien nette. En attendant, constatons « que l’ut de poitrine du ténor n’a pas varié quant au volume et à l’intensité. Cet ut précieux « est ce que nous l’avons connu, toujours le même ut, toujours le grand ut, toujours l’ut « monumental et inaltérable que vous savez. Quant au si du baryton ; il a baissé, à ce que « prétendent les critiques pointilleux, d’un soixantième de ton, dans les sixtes diminuées dont « on connaît la délicatesse. N'importe ! c’est toujours un fameux si, un si rare, un si « particulier ! Passons maintenant à l’organe de la prima donna. On a voulu traiter cette voix « de fausset ou faucet, tandis que c’est tout bonnement une voix de tête. La voix de poitrine « (di petto), qui dans les soprano s’étend d’ordinaire du si grave au fa et au sol (cinq ou six « notes), doit se distinguer de la voix mixte, qui, partant du la, s’élève au et au mi aigu. À « partir de ce mi aigu, commence la véritable voix de tête, qui se lie ainsi, sans changer de « registre, à l’aide des tons médiaux, aux sons de la division aiguë de l’instrument vocal. La « prima donna, obligée de filer un cantabile dans le medium, a donc été parfaitement inspirée « de le rendre en voix de tête. C’est la combinaison obligée de la voix de poitrine (di petto) et « du fausset ou faucet (faucetto). Impossible de sortir de là. »

Mon feuilleton continuait sur ce thème pendant six colonnes, avec un déploiement extraordinaire d’érudition musicale puisée aux sources du solfège de Steibelt. C’était si intéressant, qu’à l’entendre lire Malvina s'abandonna à un profond sommeil. Quand elle se réveilla, j’en étais encore à ma critique avec cinq dièses à la clef.

« Mon petit, dit-elle, c'est amusant comme un enterrement de sixième classe, tout ça. Ne va donc pas chercher midi à quatorze heures. Dis-leur qu’ils chantent tous comme des canards. On ne le fait pas ton droit. Le petit Alfred se fait donner une loge par semaine. Quand les directeurs sont des pingres, faut leur tomber dessus : autrement, ils vous mangent la laine sur le dos. »

La seconde épreuve était faite. Je compris que le feuilleton d'érudition musicale n’était pas foncièrement récréatif. Je le tempérai par des souvenirs anecdotiques, et obtins, dans ces conditions, un succès d’estime. Il est vrai que les feuilletons à grand orchestre me tenaient en profond mépris, en me reprochant d’user discrètement du trombone et de passer sous silence le chapeau chinois ; mais je me consolai en pensant que, si tous les cuivres sont dans la nature, il est permis à chacun de n'en prendre que ce qui lui convient pour son usage particulier, et qu’il n'est pas donné à tout le monde d'entretenir un feuilleton sur le pied de deux cents instruments à vent et de quatre cents instruments à cordes.


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