Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

1-IX : Paturot publiciste officiel.

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IX PATUROT PUBLICISTE OFFICIEL.

Mon feuilleton dramatique, reprit Jérôme, ramené sur un ton moins ambitieux, aurait pu se soutenir longtemps, si Malvina ne s’était trop directement mêlée de ce travail. Depuis qu’elle tenait les théâtres sous sa main, elle était devenue intraitable. Une soif démesurée de premières représentations, de loges, de coupons, s'était emparée d'elle. Elle ne manquait pas une reprise, pas une soirée à bénéfice. Quand on lui refusait des billets, il fallait la voir : la lionne du désert ne rugit pas d’une manière plus farouche, ne secoue pas sa crinière avec plus de majesté. Quelle pluie d’épithètes pour ces pauvres directeurs ! quelles imprécations sur les théâtres ! Ce n’est pas tout : elle ne renonçait pas ainsi. Affublée de son plus beau tartan, elle se rendait dans les bureaux de l’administration, appelait familièrement par leurs noms tous les employés, exposait ses griefs, se recommandait à leur bienveillance, leur promettait de parler de leurs services modestes, mais essentiels ; puis, quand rien ne touchait ces hommes, quand toutes les voies parlementaires étaient épuisées, elle sortait furieuse, hors d’elle-même, en les menaçant de la colère de mon feuilleton. Alors il fallait épouser ses rancunes, satisfaire ses haines et faire passer dans ma plume le fiel de ses petits désappointements.

Malvina avait un autre caprice, plus grave encore. Elle s’engouait de certains acteurs, de certaines actrices, et ne me laissait plus à leur sujet ni liberté ni force d’initiative. Quand un premier sujet portait bien le pantalon collant, c'était fini : il devenait impossible de dire du mal de sa voix et de son jeu. Cet avantage lui comptait pour tous les autres. Vous comprenez, monsieur, que, soumise à des influences de ce genre, ma justice dramatique ne pouvait être ni sérieuse, ni impartiale ; mais, en général, les caprices de mon Égérie étaient essentiellement fugitifs et passaient volontiers d’un pantalon collant à un autre. Cette mobilité diminuait beaucoup le danger de ces fantaisies. Malheureusement, il n’en fut pas de même de l’enthousiasme qu’une certaine débutante inspira à Malvina. Il y eut cette fois passion véritable, acharnement, entêtement. La débutante se nommait Artémise ; c’était une personne taillée en force, avec un buste vigoureux, des contours exubérants et un peu villageois. La physionomie avait une beauté réelle, quoique vulgaire. Les bras étaient ronds, potelés ; mais les attaches étaient dépourvues de finesse. Comme morceau de résistance, rien ne lui manquait, ni les pieds posés carrément, ni les hanches développées, ni la taille massive ; du reste, nulle élégance, nulle distinction, rien de ce qui constitue l'idéal de la femme. L’organe lui-même, vibrant et accentué, n’avait aucune de ces notes sympathiques et caressantes qui créent seules l’émotion et vont jusqu'au fond des cœurs chercher des fibres qui leur répondent. Malvina s’était pourtant éprise de la solidité qui éclatait dans toute cette personne.

« En voilà une de corsée, disait-elle, en voilà une de posée sur ses ergots. Parle-moi de ça ; on ne craint pas de lui voir pousser son dernier souffle sur la scène. Au lieu d'un tas de guenuches qu’on renverserait avec une chiquenaude ! Tiens, Jérôme, ajoutait-elle en me détaillant les avantages de sa protégée, regarde-moi un peu ça : comme c’est ferme, comme c’est établi ! On n’y a pas épargné la façon, au moins. Tas de manches à balais de tragédiennes qu’elles sont, les autres ! avec leurs palpitations de cœur et leurs poumons en compote ! Si ça ne fait pas pitié ! »

Quand Malvina entamait ce chapitre, elle ne tarissait plus. C'était Artémise par-ci, Artémise par-là ; Artémise étudiait le rôle de Phèdre ; Artémise voulait débuter par Camille. Notre chambre était le théâtre de répétitions quotidiennes. On me consultait pour un geste, pour une intonation ; bref, nous étions presque identifiés avec Artémise. Quoiqu’elle eût depuis longtemps une promesse de début, cependant il fallut agir pour hâter l’époque où il aurait lieu. Malvina se chargea de tout ; elle prodigua les promesses et les menaces, toujours au nom de mon feuilleton, me compromit devant des tiers de la façon la plus grave, s’agita si bien et de tant de manières, que le début fut fixé à trois semaines. C’était une victoire : Malvina n’épargna rien pour qu’elle fût complète. Aucun détail ne lui échappa, ni le choix des claqueurs, ni la pluie de bouquets, ni les billets d’amis. Elle avait la clef de tous ces moyens secondaires qui échappent au public, mais qui contribuent à réchauffer une salle, à l’animer, à rompre la glace. Jamais général d’armée ne prit des dispositions plus savantes et ne se ménagea plus de ressources pour maîtriser la fortune.

« Jérôme, me dit-elle au moment décisif, jette ton bonnet par-dessus les moulins ; il faut qu’Artémise réussisse. Pas de si, pas de mais ; file droit ton chemin et porte-la plus haut que le dôme du Panthéon. Si t’es une autorité, prouve-le pour voir. C’est le cas de donner de la grosse caisse à se démancher le bras.
— Si cependant on la siffle, dis-je avec une certaine timidité.
— De quoi ! est-ce que tu t’insurrectionnes, par hasard ? quel est ce genre de scrupules, monsieur ? seriez vous vendu à nos ennemis ? je voudrais voir ça. En route, et chaud des mains !
— Allons, puisqu'il le faut.
— Et demain, chaud la plume, monsieur, chaud, chaud, chaud, tout ce qu'il y a de plus chaud. Je suis impatiente de voir la mine que fera son échalas de rivale. Vilain petit pain d’épice enroué ! »

Nous partîmes, et la soirée fut ce que j’avais prévu. Les admirateurs du lustre donnèrent ; mais le public resta froid. Artémise jouait sans inspiration, sans élan. J’attendais toujours qu’il jaillît quelque étincelle pour la recueillir et en faire le foyer de mon panégyrique ; rien ne se révéla. Ce n'est pas qu’Artémise manquât de chaleur ; elle en avait trop au contraire ; mais c'était une chaleur sans règle, dépourvue de nuances, dénuée d’intentions, une chaleur qui tenait plus au poumon qu’à la pensée, et faisait plus d’honneur à la constitution du sujet qu’à son intelligence. Dans un temps où les cris avaient une puissance scénique, Artémise aurait pu se faire une place assez distinguée au théâtre : elle aurait doublé avec avantage mademoiselle Raucourt ou mademoiselle Georges. Venue plus tard, il ne lui restait qu’à se retirer en reconnaissant qu’elle s’était trompée sur sa vocation.

Ce n’était le compte ni de la débutante ni de Malvina. Celle-ci surtout avait donné, dans le cours de la représentation, des témoignages d’une admiration frénétique. Elle excellait en ce genre, et, comme on le pense, elle n’y épargna pas l’étoffe cette fois. C’était un délire, une expansion, une ivresse qui me compromettaient au point que je crus devoir essayer quelques remontrances.

« Ne t’épanouis pas tant, lui dis-je, tu nous donnes en spectacle.
— Tant mieux, mon petit, ça allume la salle. Dieu ! la belle tragédienne, la belle tragédienne ! Chauffe donc, Jérôme ; tu es froid comme un caillou. En avant les battoirs, et tape des pieds en même temps. Coups doubles et vivement ! »

Ainsi se passa cette soirée. Le lendemain, la tâche retombait tout entière sur moi. Avec Malvina à mes côtés, il n’y avait qu’un moyen d’échapper aux conséquences de ma position. Le breuvage était versé ; quelque amer qu’il fût, il fallait le vider jusqu’à la lie. Je m’y résignai donc. Jamais artiste du premier rang, ni Talma, ni mademoiselle Rachel, ni mademoiselle Mars, n’auraient pu prétendre à une ovation plus hyperbolique que celle dont Artémise devint l’objet. C’était Artémise l'inspirée, la grande Artémise, le talent sans pair, la tragédie même ; c’étaient la puissance, la majesté, la grâce, la distinction, résumées dans une seule personne. Avant elle, rien d’essentiel ; après elle, rien de possible. Qui n’avait pas vu Artémise n’avait rien vu ; ses rivales, si tant est qu’elle en pût trouver, allaient passer comme des fantômes, implorer la faveur de ses leçons, chercher la célébrité à son ombre. Monsieur, je dis tout cela et bien d'autres choses encore : j’empruntai des ressources à la langue figurée, je puisai dans les profondeurs de ma rhétorique, je jonchai le chemin de la débutante de toutes les épithètes que peut imaginer un homme de style ; je l’élevai sur un trône de périodes, orné de trophées d'érudition pittoresque, et la conduisis ainsi par la main vers la conquête d'une réputation européenne.

Peines perdues, monsieur ! J'eus beau y revenir, accuser le public d'ignorance, d’aveuglement, d’ingratitude ; les affaires d’Artémise n’en allaient pas mieux. Jusqu’alors, grâce à quelques ménagements, j’avais conservé une certaine influence sur les choses du théâtre. Cette équipée ébranla mon crédit. Au lieu de revenir sur mes pas et de faire à temps une de ces volte-face qui sauvent les hommes d’esprit, je m'obstinai, c’est-à-dire que Malvina s'obstina. Nous eûmes la prétention d’imposer Artémise à la presse, au public, à l'Europe, à l’univers. Chaque jour je recommençai l'éloge de la tragédienne, tantôt sur le mode ionien, tantôt sur le mode dorique, sans me lasser, sans me rebuter. Autour de moi, j'entendais mes amis se dire:

« Mais qu’il devient donc ennuyeux, ce pauvre Jérôme, avec son éternelle Artémise ! Dieu de Dieu, baisse-t-il ! »

Malgré ces avertissements indirects, je ne voulus pas en démordre : la cause d’Artémise était désormais inséparable de la mienne ; Malvina d’ailleurs n’entendait pas plaisanterie sur ce chapitre. Il fallait de nouveau se battre les flancs, parler d’Artémise la divine, de l’inimitable Artémise, qui seule avait la grandeur, la carrure, la parole des héroïnes de Corneille. Corneille et Artémise ! Artémise et Corneille ! deux noms inséparables, destinés à traverser les âges, l’un par l’autre, l'un portant l’autre ! J’ai fait, monsieur, vingt-quatre feuilletons là-dessus. Dans l’origine, cela parut aux propriétaires du journal qui recevait mes communications un paradoxe peu récréatif, mais ne tirant point à conséquence. On croyait que j’allais abandonner cette gamme comme j’en avais abandonné d'autres : mais quand on vit que je faisais litière des talents supérieurs à une médiocrité avérée, et que je voulais avoir raison contre le public tout entier, on me pria de m’abstenir désormais de toute espèce d’Artémise, et d’envisager le théâtre à un autre point de vue que celui de la tragédienne préférée. Je fis le fier, monsieur, je m’obstinai et donnai ma démission. Malvina me dit :

« Jérôme, je suis contente de toi. »

Et je me trouvai de nouveau en butte aux incertitudes de la destinée.

Le hasard nous vint encore en aide. Au théâtre, et comme un meuble obligé des premières représentations, nous avions vu un monsieur â cheveux blancs qui venait invariablement s’asseoir à l’orchestre. Je me trouvai un jour placé â ses côtés, et la conversation, engagée d’abord sur des objets indifférents, finit par prendre un caractère plus intime. À diverses reprises, nous nous rencontrâmes, et une liaison s'ensuivit. Je le présentai à Malvina, qui lui trouva l’air respectable. Autant que j'avais pu en juger, ce monsieur appartenait au gouvernement par quelque fonction de confiance : il écoutait attentivement les pièces et surveillait l’attitude du public. Quand le chapitre des allusions prenait un caractère orageux, il fronçait le sourcil comme un homme mécontent et officiel. Du reste, le meilleur garçon du monde et acceptant de Malvina toutes sortes de pâtes de jujube et de boules de gomme. Plus d’une fois, il m'avait entrepris sur le compte de l’autorité.

« Vous qui êtes un homme de style, me dit-il en me tâtant par mon faible, vous feriez joliment votre chemin de ce côté. Nous avons le bureau de l'esprit public qui vous irait comme un gant. À moins, pourtant, que vous ne préfériez un petit coin au bureau de la censure théâtrale. Cela rentre dans vos études ; cela vous chausserait. Un métier de roi, de pacha, jeune homme. Vous êtes auteur, je suppose : vous portez une pièce à ces messieurs. Eh bien, ils peuvent en faire ce que bon leur semble, des cure-dents, des cornets de tabac, des enveloppes..., ce qu’ils veulent. Autre privilège. Il y a un mot dans votre pièce que vous aimez, auquel vous tenez. Ils vous diront : « Rayez-moi ce mot-là, » et il faudra le rayer. Quelle puissance ! Celle de Venise n'était pas plus mystérieuse ! Les cadis de l’encre rouge ne rendent de compte à personne, pas même au ministre, car il ne lit pas ! Les jugements sont sans appel : on exécute un vaudeville entre deux portes, et tout est dit. Et bien, que vous en semble, monsieur ; cette vie vous conviendrait-elle ? »

Plus d'une fois le petit vieillard était revenu à la charge ; heureusement j'étais alors dans une position à n’avoir besoin de personne. Ce n’est pas que j’eusse le moindre scrupule de me rallier au gouvernement. J’avais eté saint simonien, cela vous dit tout. Les saint-simoniens ont toujours été des hommes très-accommodants en fait de convictions politiques. Je n’avais, d’ailleurs, jamais arboré de drapeau, et la polémique par allégories à laquelle s’était livré l’Aspic n’avait rien de bien acerbe et de bien caractérisé. Jusqu’à un certain point, j’étais donc libre. Cependant il me répugnait de m’engager d’une manière formelle, et je m’étais dit que, tant que je le pourrais, je conserverais intacte l'indépendance de ma plume. C’est toujours un grand poids que celui d’une servitude directe ; et, quelque bien nourri que l’on soit dans une position pareille, les traces du collier ne s’en laissent pas moins apercevoir. C’est moins le fait de l’esclavage qui est pesant que la pensée de l’esclavage. La liberté est une chose plus belle et plus sainte encore comme faculté que comme usage.

J’hésitai donc longtemps ; le besoin seul pouvait me contraindre à prendre un parti. Aujourd’hui, monsieur, que tous mes rêves se sont envolés, je conviens sans peine qu’il eût cent fois mieux valu pour moi aller m’enfouir dans la boutique de bonneterie où le père Paturot m’attendait toujours, plutôt que de devenir publiciste ministériel ; mais alors, j’avais encore l’ambition d’un rôle bruyant, d’une situation en évidence. Je m’étais, d’ailleurs, promis d’éblouir mon oncle, de le rendre fier de son neveu, et il eût fallu retourner vers lui, honteux, confessant mes torts, désappointé, confus. La vanité l’emporta de nouveau, et de deux maux je choisis le plus grand. Encore, ne fut-ce pas sans peine que je parvins à me faire le commensal du budget. Les émargements sont une rémunération si régulière en retour de si peu de besogne, qu’il y a toujours abondance de postulants, même pour des places de censeur. Toutes, d’ailleurs, étaient prises : le bureau de l’esprit public avait également son grand complet ; de sorte que, malgré la protection de mon vieillard , je ne trouvais pas une porte qui s’ouvrît devant moi, et pas une case qui ne fût garnie. J’avais donc à la fois, et le regret de m'être offert, et celui de n’avoir pas réussi.

Heureusement, une circonstance exceptionnelle vint me donner un emploi inattendu. On allait faire des élections générales qui motivaient la création d’une nouvelle feuille au service du gouvernement, avec des allures plus vives, moins réservées que celles de ses organes habituels. La rédaction et la gérance de ce journal étaient vacantes ; on me proposa au ministre, et je fus agréé. J’avais donc à fonder le Flambeau, journal quotidien, recevant les inspirations officielles, les communications des divers ministères. Une subvention suffisante était allouée pour faire marcher la feuille. J'avais le choix des écrivains qui devaient concourir à la rédaction. C’était une position souveraine à un certain point de vue, et, dans tous les cas, une existence sûre.

À peine eus-je signé mon pacte avec l’administration, que je songeai à mes amis. J’avais besoin d’un compte rendu de l’Académie des sciences : je le conservai pour le docteur Saint-Ernest. Valmont devait me faire une chronique des tribunaux, et Max, le prosateur chevelu, des articles de genre. Depuis que Malvina m’avait entraîné dans le monde du théâtre, j’avais perdu de vue mes anciens collaborateurs, mais une occasion se présentait de les réunir de nouveau, et je m’empressai de la saisir. Il ne me restait plus qu’à les rejoindre, car, dans ce tourbillon de Paris où tant d’existences se mêlent, un tour de roue suffit pour rompre et disperser les relations. C'est au point que j’ignorais même où logeaient alors le docteur, l’avocat et l'homme de lettres qui avaient concouru à la glorieuse apparition de l’Aspic. Je pris un cabriolet de remise, et m’élançai à leur découverte.


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