Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

1-X : Paturot publiciste officiel. — Son ami le docteur.

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X PATUROT PUBLICISTE OFFICIEL. — SON AMI LE DOCTEUR.

Jérôme poursuivit le récit de ses aventures.

Mes recherches furent longues avant de pouvoir retrouver Saint-Ernest. Il me fallut frapper de porte en porte, de logement en logement, suivre pour ainsi dire sa piste. Quatre fois il avait déménagé depuis que nous nous étions perdus de vue, et, dans un intérêt facile à deviner, chaque déménagement le transportait d’un pôle à l’autre de Paris. Enfin, rue Saint-Pierre-Montmartre, un bienheureux concierge me répondit :

« Le docteur Saint-Ernest ! c’est ici, monsieur ; au premier, la porte en face. »

Au premier ! Saint-Ernest au premier ! Je croyais rêver. À coup sûr il avait fait quelque héritage. Lui, docteur novice et dépourvu de toute espèce de malades, se loger au premier et dans une maison magnifique, à six croisées de façade, avec un escalier ciré ! c’était à ne pas le croire. Le concierge, en prononçant son nom, avait pris un accent caressant ; il s’était montré serviable, honnête. Évidemment une révolution s’était opérée dans la fortune de mon ami. Les journaux venaient de parler d’un étudiant qui avait gagné un château à la loterie de Francfort-sur-le-Mein ; peut-être était-ce lui : le sort est si bizarre.

Ces réflexions m’accompagnèrent jusque sur le palier de son logement. La porte était d’un fort beau bois, avec des ornements du meilleur goût ; mais dans le panneau le plus vaste et à la hauteur de l’œil se trouvait un écusson fatal, un écusson en cuivre poli qui donnait la clef de ce luxe et expliquait cette soudaine opulence. On y lisait :

Consultations gratuites
LE DOCTEUR SAINT-ERNEST
MÉDECIN DE LA FACULTÉ DE PARIS,
Maître en pharmacie, professeur de médecine et de botanique,
breveté du roi,
honoré de récompenses et de médailles nationales,
décoré de l’éperon d’or, de l’aile d’argent de Bavière, du faucon de Bade et de l’épervier de Suède,
autorisé de toutes les cours de l’Europe,
membre des académies de Pesth, de Cucuron, de Cuba et de Curaçao, etc., etc.
VISIBLE TOUS LES JOURS de 10 À 4 HEURES.
(Affranchir.)

C’en était assez, je comprenais tout ; Saint-Ernest s’était fait empirique et charlatan, marchand de panacées, d’onguent pour la brûlure. Autrefois, les industriels de cette espèce endossaient l’habit rouge à galons d’or, se coiffaient du chapeau à panache, montaient dans une calèche en compagnie d’une grosse caisse et d’une clarinette, et allaient offrir leur baume, leur élixir sur les places publiques. Ils opéraient des cures en plein vent et débitaient le spécifique qui devait guérir la colique ou les maux de reins, au choix des personnes. Aujourd’hui, plus rien de pareil : le salon tendu en damas a remplacé la calèche, la publicité la clarinette ; il n’y a plus ni élixir, ni baume, mais le traitement végétal y pourvoit. Rarement les Fontanaroses des carrefours parvenaient-ils à amasser de quoi finir leurs jours dans le village natal ; les Fontanaroses à domicile sont des millionnaires : ils ont des hôtels, des maisons de campagne, tiennent table ouverte, donnent à danser. Ce sont les heureux d’un monde où l’argent pèse plus que l’honneur. Que leur manque-t-il ? Électeurs, éligibles, ils seront députés d’un bourg-pourri quand ils voudront s'en passer la distraction. Oui, le traitement végétal entrera à la chambre, soyez-en certain, et peut-être faudra-t-il que le pays reçoive cette leçon pour se convaincre de la nécessité d’une réforme électorale.

La lecture du fatal écusson me fit faire quelques pas en arrière. Que me restait-il à apprendre ? que pouvais-je demander à Saint-Ernest ? c’était désormais une carrière à part que la sienne ; aucune liaison intime ne pouvait plus subsister entre nous. Cependant un sentiment de curiosité me retint ; je voulus savoir comment Saint- Ernest, qui ne manquait ni de sens ni d’esprit, s’était laissé entraîner dans une industrie pareille, en limitant sa carrière de son plein gré, en s’interdisant tout avenir de considération et de gloire médicales. Peut-être n’était-il pas engagé sans retour, et quelques conseils d’ami, pressants, désintéressés, suffiraient-ils pour le faire renoncer à cette exploitation de la crédulité publique. Sur cette réflexion, je pressai le bouton de sa porte, et j’entrai, un domestique à livrée vint à moi, me débarrassa de mon manteau, et m’introduisit dans une salle d’attente. Le docteur était en consultation ; on ne pouvait m’introduire sur-le-champ auprès de lui. Je m’armai de patience, et passai en revue les détails du local. La pièce où je me trouvais était richement garnie : les bronzes, les dorures la surchargeaient ; le meuble en velours ponceau relevé par des clous dorés avait plus d’éclat qu’il ne témoignait de goût ; mais cette apparence de richesse, ces couleurs voyantes étaient parfaitement assorties avec le public qui passait dans ce salon. Une grande table, recouverte d’un tapis vert, occupait le milieu de la pièce, et des prospectus, des imprimés de diverses sortes y étaient étalés. Une station obligée reportait naturellement l’attention des curieux vers ces factums qui tous avaient trait à l’industrie locale, et constituaient autant d’amorces ou directes ou indirectes. Je parcourus ces monuments d’effronterie, et dans le nombre, j’en trouvai d’incroyables.

Voici celui qui intéressait plus particulièrement Saint-Ernest :

Le docteur Saint-Ernest à ses concitoyens.
AVIS QU’IL FAUT LIRE.

« Voici peu de temps que j’ai mis en pratique ma méthode curative, et déjà il est « universellement reconnu que c’est, avec la vapeur, la plus belle découverte des temps « modernes. La Russie m’a fait faire des propositions, mais le patriotisme dont je suis animé « ne me permettait pas de priver la France, la belle France, du fruit de mes travaux et de « mon génie.

« Aussi, n’ai-je pas été surpris d’apprendre que des médicastres cherchent à « s’approprier ma méthode curative. On me vole, on me pille, on me dévalise. Sort inévitable « des grandes inventions ! La bande des plagiaires se les arrache ; le troupeau des imitateurs « s'en empare. Vous voyez en moi une victime de cette intrigue.

« Depuis que j’habite la rue Saint-Pierre-Montmartre, plusieurs guérisseurs sont « successivement venus dans mes environs tendre leurs pièges à la crédulité des malades « dont j’avais fixé l’attention. Cette manœuvre ne pouvait réussir qu’auprès des esprits « bornés, et ce grossier charlatanisme ne m’inspirait que du dédain. Cependant, enhardie par « mon silence, l’intrigue continue à lever la tête, et il faut la démasquer. L’un de ces « médicastres plagiaires est venu dresser ses tréteaux porte à porte, profitant de ce que la « rue Montmartre est voisine de la rue Saint-Pierre-Montmartre. Abusant de l’erreur d'un « malade insouciant qui se trompe d’adresse, il s’est même emparé de mes écrits, a copié « mes prospectus ; et, se prétendant docteur de toutes les facultés, académicien, professeur, « il les distribue de sa propre main dans Paris et dans la banlieue. Je dénonce au procureur du « roi de Paris cette violation flagrante de la propriété.

« Le fait est que mon domicile est plus que jamais rue Saint-Pierre- Montmartre (ne pas confondre), et que le public dont on insulte la bonne foi m’y trouvera tous les jours, de dix à quatre heures. Je lui conseille d’éviter ces pièges que l’un de mes clients a justement caractérisés de guet-apens, et de bien prendre note de mon nom et de mon adresse. »

À la suite de cet exposé, le docteur Saint-Ernest énumérait les maladies justiciables de sa méthode curative. Comme on le devine, rien ne se dérobait à l’action souveraine de cette panacée ; et, par respect pour vos oreilles, je m’abstiendrai de nommer les impuretés dont ce prospectus contenait l’énumération.

Voilà le métier que faisait Saint-Ernest. Monsieur, la police de Paris a, dans ses attributions, la grande et la petite voirie ; elle est chargée de nous débarrasser des immondices qui obstruent nos places et nos rues, et voici des industriels qui peuvent, sans qu'elle l’empêche, nous poursuivre de leurs spéculations infectes, inonder nos domiciles de prospectus impurs, les faire distribuer sur la voie publique, tapisser les murailles de mots et d'images obscènes, dévoiler le mal en proposant le remède, attirer la curiosité des enfants vers des choses qu'ils apprendront, hélas ! trop tôt. Vraiment, à voir le nombre toujours croissant des empiriques, la position qu'ils prennent et la nature des offres qu'ils font au public, ne dirait-on pas que nous vivons dans une léproserie immonde, au milieu d’une population cariée jusqu’à la moelle des os !

Parmi les pièces étalées sur la table du docteur, on en pouvait lire de plus récréatives que son prospectus. Dans le nombre, j’en remarquai une surtout dont la conclusion était des plus originales. En voici quelques extraits :

L’ESCULAPE DE L’UKRAINE.
ou
MÉDECINE À LA TARTARE (1)Tout ce qui suit est textuel. Le nom seul a été changé..

« Le docteur Chikapouff, médecin-praticien des bords du Don, fait connaître « généralement à tous les citoyens de cette capitale et de la France entière, comment il a « prouvé, au moyen des soins qu’il a donnés, dans l’espace de trois mois, à environ cent « cinquante incurables et par conséquent abandonnés par tous les médecins de la ville, et « que les hôpitaux même ont expulsés ne pouvant arriver à la guérison desdits incurables ; « que lui, Chikapouff, avait pénétré dans le vrai de la médecine, et que, par un nouveau « procédé, guérissant ce qui avait été inguérissable jusqu’alors, donnant ainsi un démenti « formel à tous les hommes de l’art ; pour tout dire, enfin, que lui, Chikapouff, avait triomphé « de tous les obstacles, au point de pouvoir dire : L'humanité a gagné sa cause, et tant de « maux ne décimeront plus désormais la société humaine ! Preuve, les cent cinquante malades entrepris par l'exposant, desquels pas un seul n’a péri !

« Rien ne manque à Chikapouff pour mieux prouver la réalité des faits qu’il dénonce « courageusement à la face du public que l'appui tout puissant des hommes qui sont au « pouvoir. Que, dans l’intérêt de la sainte cause de l'humanité et de la leur individuellement, « ils veuillent autoriser le sieur Chikapouff à entreprendre un grand nombre de malades « incurables de toute espèce que le gouvernement ou la faculté de médecine concentrerait « dans l’un des nombreux hôpitaux de la capitale, où le sieur Chikapouff stationnerait pour « administrer les remèdes qui lui appartiennent, et qui sont le fruit de longues et pénibles « recherches, et pour surveiller les traitements, comme directeur de cet hôpital spécial.

« Refuser à Chikapouff le moyen de rendre la vie à tant de malheureux, d'alléger la « société des maux qui l'accablent et la déciment, et baser ce refus sur l’injuste et « inadmissible motif que Chikapouff n’est pas un médecin théoricien, comme le veut la loi « enfantée par la faculté de médecine, il y aurait de la barbarie, chose qui ne doit pas exister « sous l'empire de toutes les régénérations du dix-neuvième siècle.

« Chikapouff est âge de cinquante-trois ans. Il exige, en échange de la richesse qu’il « apporterait annuellement au trésor de l'administration des hospices, pour avoir réduit et « comprimé les frais et le mal, qu'il lui soit payé par ladite administration des hospices, sa vie « durant, les 10 pour 100 des capitaux économisés d’année en année ; et si une telle « proposition n'est pas conciliable avec la nature du fait dénoncé publiquement par moi « Chikapouff, l’auteur de la proposition s’en rapporterait à la générosité du gouvernement et « de l'administration des hospices. Dès aujourd’hui Chikapouff se met à la disposition du « gouvernement et de la faculté de médecine.

« Les hommes qui ont le pouvoir d’accepter et qui n’accepteraient pas la proposition de Chikapouff, ces hommes trahiraient la sainte cause de l’humanité, et l’on pourrait leur dire avec raison : Vous voulez que le mal règne et se perpétue dans la société ; vous voulez voir vos familles décimées par le fléau du mal ; vous vous plaisez enfin à subir le martyre et à éprouver sans cesse les angoisses de mille morts prématurées.

« Ivan Chikapouff. »

Temps nécessaire pour guérir les maladies suivantes :


« Les fièvres intermittentes : 1 jour.
(Ces maladies sont ordinaires lorsque, dans l’été, il arrive de voyager et de passer près des lieux marécageux et autres endroits méphitiques.)
« La phtisie ordinaire : 8 jours.
« La phtisie du Ier au 2e degré : 9 id.
« La phtisie au 5e degré : 50 id.
« La teigne sans enlever un seul cheveu : 15 id.
« L’épilepsie : 30 id.
« L’asthme le plus invétéré : 15 id.
« La folie la plus dévergondée : 8 id.
« Les tumeurs quelconques : 50 id.
« Les inflammations des yeux : 1 id.
(Combien il est utile aux armées, spécialement dans l’été, quand elles font des marches forcées dans les moments de guerre, d'obtenir une aussi prompte guérison)
« La diarrhée la plus obstinée : 1 id.
(Cela arrive aux armées dans les voyages forcés, soit en été, soit en hiver. Napoléon a perdu une grande armée en Egypte à cause de cette maladie. )
« La migraine invétérée : 1 heure.
« Les douleurs de tête : 1 minute.
« Le rhumatisme : 1 heure.
« — nerveux : 15 jours.
« La gangrène : 1 jour.
« La goutte : 1 id.
« Les varices : 15 id.
« Les palpitations de cœur : 15 id.
Au bout de cette nomenclature un plaisant avait ajouté, à la plume, comme bouquet, les deux articles suivants :
« Les pendus : 1 minute.
« Les guillotinés : 1 seconde.
« Nota bene. Le sieur Chikapouff s'engage, à la volonté des gouvernements, et sous leur garantie, d’aller « porter ses remèdes dans toutes les parties du monde, afin de guérir et détruire la peste et toutes autres maladies dangereuses, s’offrant personnellement responsable des résultats qu’il assure.»

Cette pièce bouffonne n’était pas seule, monsieur, qui fût étalée sur cette table. Saint-Ernest n’était ni envieux, ni jaloux ; il donnait l’hospitalité aux publications de ses confrères. Je trouvai là les éléments d’une guerre civile entre le copahu et le poivre cubèbe : des mémoires pour et contre avaient été lancés, et les expressions ne m’en parurent pas complètement parlementaires. Le poivre cubèbe disait dans son exorde : — Le copahu n’est qu’un vil intrigant ; et le copahu répliquait : — J'ai déjà prouvé au cubèbe qu’il n’est qu’un drôle. À côté des deux astringents qui se gourmaient ainsi gisait la série des inventions aspirantes et refoulantes, toute l’hydraulique de la médication usuelle et intime. Dieu sait sur combien de tons chante cet orchestre, et que de tuyaux divers compte l'orgue des rafraîchissements internes ! L’habileté humaine semble s’épuiser dans les modes de distribution de cette rosée ! Chaque jour c’est un nouveau détail, un perfectionnement inattendu. Plongeants, continus, mobiles, verticaux, obliques, combien en voilà coup sur coup, et, certes, ceux qui aiment cette note doivent être dans le ravissement.

Je ne m’arrêtai pas à ces révélations hydrodynamiques : une brochure venait de frapper mes yeux. C’était une pièce de vers. L’usage s'est répandu, monsieur, parmi les poètes, de venir au secours des Chikapouff et des Saint-Ernest, pour célébrer des maladies, des topiques, des moyens de médication. Oui, la Muse en est là : elle a accepté la collaboration de la Clinique. On va mettre les fièvres en couplets, les gastrites en dithyrambes. Je ne vous parle pas du reste : il est des mots qui demeurent exclus du vocabulaire des gens de goût. La brochure qui me tomba sous la main était une Épître au Vésicatoire ! C’était à la portée de tous les âges et de tous les sexes. Jugez-en plutôt :


« Permets-moi d’être ici le chantre de ta gloire,
« Noble dérivatif ! puissant vésicatoire,
« Pour qui le pharmacien nommé Leperdriel
« Créa des serre-bras plus légers qu’Ariel.
« Non ! Tu n’engendres point un tourment sédentaire
« Comme le fait, hélas ! l'implacable cautère ;
« Tu n'as pas les rigueurs de l'austère séton,
« Qui larde les humains de mèches de coton.
« Avec un simple apprêt de toiles vésicantes
« Tu fais sortir du corps bien des humeurs peccantes,
«  Et sous l’abri sauveur du plus mince oripeau,
« Tu soulèves le derme et fais gonfler la peau.
« Qui ne connaît à fond ton emploi domestique,
« Magique révulsif, aimable épispastique !
« Que de fois une mère au bras de ses enfants
« Appliqua ces papiers, emplâtres triomphants,
« Qui, sur des corps chétifs et sur des chairs arides,
« Mordent par la vertu de quelques cantharides. »

Tel était, le début du premier chant : je ne saurais vous dire, monsieur, de quoi se composait la table des matières ; vous pouvez facilement y suppléer. J’en étais là de mes lectures, quand un léger bruit qui se fit dans la pièce voisine me donna à penser que la consultation du docteur tirait à sa fin et que j’allais être introduit. En effet, l’une des portes latérales s’ouvrit, et Saint-Ernest parut en robe de chambre avec un air digne, sérieux, compassé, que je ne lui avais jamais vu. Quand il m’eut reconnu et qu’il se fut assuré que j’étais seul dans la pièce, ce masque tomba :

« Tiens, c’est toi, Jérôme, me dit-il en me prenant familièrement par le bras : que ne te nommais-tu ?
— Je te croyais en affaires.
— Bah ! répliqua-t-il, il y a plus d’une heure que je suis seul. »

Et il m’entraîna en riant dans son cabinet.


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