Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

1-XI : Suite du chapitre précédent.

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XI SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

Le cabinet où m'introduisit Saint-Ernest, reprit Jérôme, était fort agréablement meublé ; mais un singulier ornement frappait la vue dès qu’on y mettait les pieds. Des médaillers à glaces, montés avec soin, étalaient des pièces anatomiques en cire, figurant les diverses phases des maladies sans nom qui dévorent l’humanité. Cette exhibition provoquait on ne saurait dire quelle crainte, quel dégoût involontaire. Les malheureux qui venaient là pour confesser leurs douleurs devaient en être remués jusqu’au fond des entrailles. La terreur exclut la lésinerie : tel était sans doute le calcul du docteur, qui connaissait ses justiciables. Il arrachait ainsi à ses patients un tribut forcé, comme autrefois on arrachait des aveux aux criminels par le spectacle des apprêts de la torture.

A peine fûmes-nous entrés dans ce sanctuaire de l’empirisme, que me tournant vers Saint-Ernest :

« Comment ! toi aussi ? lui dis-je.
— Oui, Jérôme, tu quoque, moi aussi : les destins l'ont voulu ! sic fata voluêre, me répliqua-t-il. J’ai donné dans le Van-Swiéten et dans le bol d’Arménie ; j'ai inventé une drogue, et je la débite.
— Est-il permis, Saint-Ernest, de plaisanter de choses pareilles ? Toi, docteur d'hier, tu romps avec le corps médical, tu méconnais ton grade pour descendre au niveau des marchands de vulnéraire suisse ?
— Fallait-il aller à Clichy, mon cher ? M'en aurais-tu tiré, toi qui me sermonnes ? La vie est une loterie ; j'y ai pris ce billet-là. Quand on ne peut pas mourir pauvre comme un Broussais, on fait sa fortune comme un Leroy.
— Tu étais jeune, tu pouvais attendre, Saint-Ernest. La célébrité ne vient pas en un jour.
— Et les gardes du commerce auraient-ils attendu ? Jérôme, tu ne connais pas ton siècle : il est peu casuiste. Qu’on soit riche, c’est tout ce qu’il veut. A-t-on jamais demandé aux millions d’où ils viennent, s’ils sont le fruit de cinq ans de prison passés à la Conciergerie, s’ils se composent de la dépouille des joueurs ruinés au biribi ou à la roulette, s'ils dérivent de dépêches télégraphiques exploitées dans la primeur, de négociations d’emprunt pour le compte d’états obérés, de remboursements américains, de vaisseaux de carton, de fournitures sans contrôle, d’adjudications sans concurrence, de commandites imaginaires, de banqueroutes particulières ou publiques ? Les millions sont là, c’est l'essentiel. Pourvu que le code pénal n’ait rien à y voir, le monde les respecte sans s’inquiéter quelle en est l’origine. Soyons donc riches, et nous serons toujours assez considérés.
— Saint-Ernest, tu fais le fanfaron de vice.
— Non, Jérôme, j'ai tout raisonné. Tu as pu voir ce qu’il en est de la profession de médecin. L’encombrement y est grand et le succès difficile. On court vingt ans après une clientèle, et le travail arrive à l’âge où il faudrait se reposer. Qu’irai-je faire dans cette foule où l'on se coudoie ? Affronter la chance laborieuse des concours ; concours pour un hôpital, concours pour une chaire ; monter ainsi d’échelon en échelon, me tuer pour avoir le droit de guérir les autres ? C'est un métier de dupes, Jérôme !
— C’est-à-dire que tu aimes mieux faire ton chemin par le charlatanisme.
— Le charlatanisme, voilà un singulier mot. Et dis-moi, Jérôme, où il n’est pas, le charlatanisme ? C'est du plus au moins seulement. Dans notre état, par exemple, veux-tu que je te fasse la récapitulation des charlatans ?
— Tu vas arranger cela à ta manière.
— Non, je n’exagérerai rien : d’ailleurs, les exemples sont là. On voudrait inventer, mon cher, qu’on resterait au-dessous de la réalité.
— Eh bien, je t’écoute.
— Je ne te parlerai pas, Jérôme, des petits stratagèmes fréquents entre docteurs pour se supplanter mutuellement, pour s’enlever la clientèle des grandes maisons. C’est l’histoire de tous les métiers, et le nôtre ne saurait faire exception. Il est inutile aussi de recommencer, après Molière, la liste des déceptions de notre art, de ces affections imaginaires entretenues avec le plus grand soin, de ces ordonnances inoffensives, mais inertes, multipliées dans l’intérêt et quelquefois avec la complicité du pharmacien ; de ces consultations fantastiques où il est question de tout, excepté du malade ; de ces opérations aventureuses où la vie d’un homme sert d’enjeu à la gloriole du praticien. Tout cela n’est pas nouveau : oublions-le. Négligeons aussi cette invention plus moderne de bals et de concerts donnés à une clientèle ou convoitée ou acquise, et les festins, ornés de vins mousseux, qui réunissent de loin en loin les dispensateurs de l’éloge et les organes de la publicité. C’est du charlatanisme, sans doute, mais celui-là n’a jamais tué personne.
— Au contraire.
— Nous voici aux véritables charlatans. D’abord les homœopathes. Tu ne connais pas. Jérôme, la médecine atomistique, la médecine des semblables. Se mettre nu pour se garder du froid, se couvrir de fourrures contre la chaleur, se jeter au feu pour se guérir d’une brûlure : c’est, comme tu le vois, le procédé de Gribouille élevé à la hauteur d’une théorie. Un homme a la fièvre : le remède est indiqué ; il faut lui administrer ce qui la lui donnerait s’il ne l’avait pas. Similia similibus. Mais comment administrer la drogue ? voilà où est la découverte. Les onces, les gros, ancien style ; les décagrammes, nouveau style, sont supprimés : il n’y a plus que des millionièmes. Tout médicament se dose par millionièmes : moins il y en a, plus il agit, d’après la logique de tout à l’heure. Qu’en résulte-t-il ? un avantage immense, celui de concentrer la nature entière dans une boîte portative, de favoriser le cumul de la pharmacie et de la médecine, du remède et du conseil, de la potion et de l’ordonnance. Que les paralytiques marchent, que les sourds entendent, que les pulmoniques respirent ; avec un simple atome, tous ces miracles vont s’opérer. Seulement, il importe que l’atome soit spécifique, parfaitement préparé, consciencieusement pesé, et pour cela il faut qu'il sorte de la boîte du docteur. Coût : quinze francs l’atome, cinq francs la visite. Total, vingt francs. Lâchez le napoléon, et le tour est fait. Vous êtes guéri par la méthode des semblables, et vous rendez heureux l’un de vos semblables.
— Mais tu me cites des exceptions, Saint-Ernest.
— Des exceptions ! elles dominent la règle. Aux magnétiseurs, maintenant. Avec quel organe lis-tu, Jérôme?
— Belle question ! avec les yeux.
— Ancien procédé : nous avons changé cela. Quand tu le voudras, je te ferai connaître d'intéressants sujets qui voient l’heure par l'estomac, et, pour leur agrément particulier, lisent par l’épine dorsale. On se soulage ainsi la vue. Ce n’est pas tout : le magnétisme applique au corps humain cette méthode de lecture. Il ouvre les individus, les feuillette jusque dans le moindre recoin, et dresse la carte de leur intérieur avec une précision fabuleuse. Ordinairement c’est une simple jeune fille, une villageoise naïve qui se livre à cette autopsie intuitive sur la nature vivante. L’enfant des champs dort du sommeil magnétique, et y puise le don de la technologie médicale, la connaissance des simples, la science du Codex, enfin des particularités thérapeutiques et pathologiques qui font crier au miracle. Où a-t-elle appris ces secrets de l'art, la pauvre innocente ? Qui lui a révélé le diagnostic et dévoilé les formules ? Il ne s’agit plus d'atomes celle fois, mais de fluide. Il y a échange de fluide, et cela suffit pour communiquer à l'intelligence la plus grossière une faculté de seconde vue. Quelques passes, quelques attouchements opèrent la transfiguration. Plus de baquet de Mesmer, ni d’ustensile de ce genre : la médication magnétique a renoncé à sa batterie de cuisine. Cela est simple, comme bonjour et supprime toute étude et tout travail. Prenez donc vos grades, aspirez à devenir membre de la docte faculté, pour vous voir éclipsé par une Gothon qui ne sait pas lire, si ce n’est dans le corps humain. Luttez avec vos yeux contre des sujets qui changent leurs doigts en verres translucides et leur estomac en binocles, qui devinent un tempérament sur une mèche de cheveux, suivent un homme à deux cents lieues de distance, pénètrent dans la pensée, et s’établissent d’une manière souveraine dans les replis du cœur. Conclusion : il n'y a plus d'autre médecine possible que le magnétisme ; l’univers appartient à la science du fluide animal et aux initiés qui possèdent l'art d’endormir le public. Et de deux !
— Soit ; je passe condamnation sur ceux-là.
— Arrivons aux phrénologues : c'est encore une nuance. La phrénologie embrasse un plus vaste dessein ; elle poursuit l'identification du monde moral et du monde physique. C'est le crâne qui nous fait courageux, aimables, bons, moraux, incorruptibles. Si la vertu descendait sur la terre, elle prendrait son siège dans les protubérances. Donnez au phrénologue le crâne d'un homme, et il vous dira ce qu’il est. Portez-lui toute saignante la tête d’un supplicié, et à l’instant il vous fera toucher du doigt la bosse du crime. Voilà son ambition, voilà sa gloire. Une supposition : un homme est curieux de connaître les facultés qui le distinguent ; il se rend chez un phrénologue et lui dit : « Prenez ma tête, et jugez-moi. » Celui-ci accepte l’offre et promène ses doigts sur la pièce de conviction avec une gravité scientifique. Quand il a bien vérifié l’objet, constaté les dépressions et étudié les éminences : « Monsieur, dit-il, voici une saillie qui me laisse croire que vous avez du penchant pour le vol. » Naturellement le visiteur se révolte ; mais le savant ne s'en émeut pas. « Oui, monsieur, ajoute-t-il, et, en tenant compte de ce brusque enfoncement, vous iriez même au besoin jusqu’à l’assassinat. Du reste, vous devez être gourmand, jaloux, brutal et même un peu ivrogne. Voilà ce que m’indique parfaitement votre périphérie osseuse. » Telles sont les aménités de la phrénologie. Le crâne est une ruche où les péchés capitaux et les vertus théologales ont leurs cases assignées : ici la sobriété, là l’intempérance ; la probité à deux lignes de l'escroquerie ; la galanterie près de la fidélité. L’équilibre des diverses cases constitue l’ensemble des qualités, des facultés, des sentiments de l'individu. Vive Dieu ! comme cette découverte simplifie le gouvernement des races humaines ! Avec un bureau des bosses, la police s’exerce à coup sûr, et la justice n’est plus que l’examen des boîtes osseuses. Les aptitudes sont tout de suite connues, les penchants signalés, et chaque année le prix Monthyon va chercher la plus belle protubérance du royaume dans la case du cerveau qui répond au mot de vertu. Tout se mesure au compas, et l'on moule les plus beaux crânes pour l'instruction de la postérité. Et de trois !
— Le tableau est un peu chargé, mais n’importe.
— Nous ne sommes pas au bout, Jérôme. Voici les hydropathes, nouvelle invention, école de Priessnitz l’Allemand. En tombant d’une montagne, mon brave Priessnitz se brise trois côtes, et il invente l'hydropathie, c’est-à-dire l’art de guérir les humains avec de l’eau claire. L’eau claire, dont on n’avait pas jusqu’ici apprécié l’importance, reprend tout à coup le rang qui lui est dû. Priessnitz l’applique d’abord à sa charpente détériorée et se confectionne une membrure neuve à l’aide de l’élément méconnu, puis il étend si bien cette invention, qu’aucune maladie ne lui échappe. L’humanité a trouvé dans l’eau claire une nouvelle vie : l’essentiel est de la servir à froid, en douches, en bains, en couvertures mouillées, en boissons et en lotions. Des savants ont avancé que l’homme, dans les temps primitifs, tenait un peu du canard : si Priessnitz réussit, cette hypothèse pourra redevenir une vérité. Hors de l’eau claire, plus de salut ! Et de quatre !
— Ceci, Saint-Ernest, est encore peu répandu. Ou sont les hydropathes ?
— Je t’en citerai alors qui ont plus de célébrité : par exemple, les aigles de la médecine légale. Voilà des chimistes infaillibles et bien rentés : on leur apporte un linge taché de sang : « Ceci, disent-ils, est du sang de femme, du sang de jeune homme, ou de vieillard , ou d’homme fait ; » le tout avec un imperturbable aplomb et au risque de laisser la vie d’un pauvre diable au fond de leur cornue. Pour l’empoisonnement par l’arsenic que n’ont-ils pas essayé? Un instant on a pu croire que la race des caniches allait disparaître ; la consommation en devenait effrayante. Trente caniches par jour, voués d’heure en heure à la boulette vénéneuse, à la chaudière d’eau bouillante et à l’appareil de Marsh ! Quelle moisson de victimes offertes au problème de l’intoxication et des taches arsenicales ! Mais les grandes gloires ne se font qu’ainsi : il faut joncher le terrain de morts pour devenir le héros des réactifs et l’oracle des cours d’assises.
— Vraiment, tu n’épargnes personne.
— Mon cher, il y a un peu de jonglerie partout, en haut comme en bas de l’échelle. Nous jouons une comédie ou chacun choisit son rôle : je n’ai pas voulu de celui de niais. C’est une spécialité trop ingrate, et, d’ailleurs, elle est prise. J’aurais pu abonder dans la lithotritie, qui est un charlatanisme assez récent, travailler le corps humain comme un puits artésien, inventer mon petit système de ferraille, broyer ou percuter, me bâtir une réputation européenne avec mes extractions, lutter enfin, réussir et marquer ma place. Je ne l'ai pas voulu, ce rôle d’opérateur est trop chanceux. J’aurais pu me faire embaumeur et courir la pratique ; orthopédiste et disloquer des corps ; strabiste et déranger des yeux ; renouveler le miracle de saint Denis et rajuster la tête d’un mouton après la lui avoir coupée ; obtenir un déplacement artificiel du sang au moyen de la machine pneumatique ; enfin me lancer dans une de ces mille innovations qui font leur chemin par le bruit, s’imposent à l’aide d’une notoriété coûteuse, mais n’ont jamais des racines profondes dans le public. Entre les divers charlatanismes, j’ai préféré celui qui offre les chances les plus étendues et les plus constantes. J’ai pour moi la jeunesse et le plaisir, deux éléments de succès aussi vieux que le monde, et qui ne le quitteront pas de sitôt.
— Tu te fais anacréontique, Saint-Ernest : c'est pour me gagner. Tu le souviens que je suis un homme de style.
— Non, mon cher ; mais je ne comprends pas pourquoi l’on nous jette la pierre. Tu viens de voir si nous sommes les seuls à exploiter la crédulité publique. Eh bien, c’est sur nous principalement qu’on se déchaîne. Nous sommes des parias, des excommuniés. Quel mal faisons-nous, après tout ? Nos consultations sont gratuites.
— Et où est alors votre bénéfice ?
— Quelques drogues de dix, quinze, vingt francs ; une misère. Ce n’est pas plus mauvais que chez le pharmacien : seulement, c’est beaucoup plus cher.
— Saint-Ernest, repris-je alors, je t’ai écouté jusqu’ici sans t’interrompre. Tu as pu croire que j’étais converti à tes idées : détrompe- toi. Quel que soit le siècle où l’on vive, quelque compromise que puisse être une profession, l’honnête homme ne se détourne pas du chemin du devoir. Rien ne peut justifier le déshonneur, ni l’excuse du besoin, ni la tentation de l’exemple. Comme les anges déchus, tu as calomnié ce qui t’entoure, tu voudrais prouver que tout le monde s’est donné à Satan. Il n'en est rien : le corps médical compte encore plus de cœurs dévoués, plus de belles âmes que tu ne le dis, que tu n’affectes de le croire. Ce qu’une profession renferme de plus pur est précisément ce qui se voit le moins. Dans une population aussi considérable, au milieu de tant d’angoisses et de douleurs, le mal frappe les yeux, les bonnes œuvres restent ignorées. Pendant que tu spécules ici sur les fruits du vice, plus d’un jeune confrère va s’asseoir au chevet de l’ouvrier, le soigne, le console, l’aide de sa bourse quand il peut. D’autres poursuivent dans les hôpitaux et les amphithéâtres l’étude des mystères de la vie, et cherchent à pousser la science au-delà des limites qu’elle a atteintes. Crois-le bien, Saint-Ernest, ce n'est pas une bonne vie que celle où tu t’es engagé. S’il en est temps, renonces-y : tu as du savoir et de l’activité, il est impossible que tu ne parviennes pas. Mais, de grâce, tire-toi de cette fange.
— Tu prêches comme un dominicain, Jérôme ; l’abbé Lacordaire serait jaloux de toi. Mon bon ami, chacun son métier. Fais des sermons, moi je fabrique des juleps.
— Décidément tu ne veux pas rompre avec cette ignoble industrie ?
— Impossible, mon cher, ma signature est donnée. Viens avec moi, ajouta-t-il en me prenant par le bras, je vais te faire voir nos magasins, notre pharmacie. Nous ne sommes pas des industriels de second ordre : nous manipulons en grand. On drogue le public ici, mais on le drogue en conscience. »

Je n’avais plus à insister : évidemment Saint-Ernest avait pris son parti. Après un coup d’œil rapide jeté sur son établissement, je le quittai plein de regret de n’avoir pas réussi, et décidé à apporter désormais une grande réserve dans nos relations.


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