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En quittant le laboratoire de Saint-Ernest, poursuivit Jérôme, je me mis à la recherche de Valmont. De tous les collaborateurs de l’Aspic, celui-ci s’était montré le plus sensé, le plus grave. Associé à nos illusions sans les partager, il n'avait jamais considéré cette époque de sa vie comme sérieuse, et probablement il avait pris depuis lors un parti définitif au sujet de sa carrière. Je tenais beaucoup à le revoir, car c’était à la fois un garçon d’un commerce sûr et un homme d’un bon conseil. L’étude du droit lui avait donné l’habitude de peser le pour et le contre, et d’appliquer à sa propre conduite cette méthode de controverse. En toutes choses, il ne se déterminait que d’une manière dogmatique et n’accordait rien à l’entraînement. C’était un esprit essentiellement réfléchi, calculateur et pointilleux, qui apportait dans ses entretiens la méthode d’un mémoire à consulter, et ne quittait un sujet qu’après en avoir épuisé les éléments.
Je cherchai Valmont au palais de justice, je demandai son adresse aux avoués, je consultai le tableau des stagiaires, rien ne me remit sur sa trace. Le hasard seul m’apprit qu’il s’était, depuis un an, enterré dans l’étude d’un notaire. Cependant il avait eu quelques succès de plaidoiries ; ses jeunes confrères de la conférence n’en parlaient qu’avec les plus grands éloges ; on regrettait de tous côtés qu’il eût quitté le barreau, où immanquablement il se serait assuré une belle position. Le premier jour où on lui donna la parole, il l’avait gardée pendant trois heures, ce qui est au palais un signe de force : encore quelques essais, et il aurait pu plaider cinq heures durant, sans faiblir, sans demander grâce. Or, cinq heures consécutives, soutenues d’un seul trait, semblent être la limite de l’art oratoire, les colonnes d’Hercule de la discussion judiciaire. Deux heures d’haleine constituent l’avocat médiocre ; cinq heures le parfait avocat. On pourrait évaluer de tels mérites avec le dynamomètre. Heureux les poumons favorisés ! ils sont sur le chemin de la gloire et de la fortune.
Avec les indications que l’on me donna je parvins à rejoindre Valmont. L’étude dans laquelle il travaillait était l’une des meilleures de Paris. Quand j’y entrai, toute la cléricature achevait gaiement un déjeuner frugal en se livrant à des espiègleries d’assez mauvais goût vis-à-vis du petit clerc, le souffre-douleur du lieu. Valmont m’aperçut, imposa silence à ses subordonnés, et me conduisit dans la pièce où se trouvait son bureau. Il était deuxième clerc de l’étude, heureux de son sort, l’ayant préféré à tout autre, par goût comme par calcul. Évidemment, notre jeune stagiaire n’avait dû se déterminer qu’avec sa logique habituelle, et j’étais jaloux de savoir comment aux honneurs bruyants du barreau il avait préféré cette condition plus obscure. Je l’interrogeai là-dessus.
« Mon cher Jérôme, me dit-il, il existe ici-bas, une illusion bien fâcheuse : c'est que le titre d’avocat équivaut à une profession. Les familles font à l’envi de grands sacrifices pour pousser les enfants jusque-là. Les plus belles années du jeune homme, les épargnes de la maison s’y engloutissent, et qu’en reste-t-il ? le droit de porter la robe et la toque, de s’essayer aux joutes de la conférence, de figurer sur l’interminable tableau qui décore les salles d’audiences du ressort. Voici quatre ans bientôt que j’ai pris mes grades et marqué ma place parmi les débutants.
— Je le sais, Valmont, on vous rend justice parmi vos confrères ; on a su apprécier ce que vous valez.
— Eh bien, Jérôme, dans quatre ans il m’a été impossible d’obtenir une affaire, d’avoir un seul dossier. Je ne suis ni plus paresseux, ni plus fier qu’un autre : j'ai vu, j’ai sollicité les avoués, qui sont les dispensateurs des procès : ils ont tous des avocats à leurs gages, et cumulent ainsi les bénéfices des deux professions. J'ai visité successivement les présidents des assises, afin d’obtenir quelques nominations d’office dans les procès criminels : ils ont leurs protégés, que soutiennent des noms élevés dans la magistrature et des recommandations puissantes. Repoussé de deux côtés, j'ai encore réduit mes prétentions, j’ai suivi les audiences de la police, correctionnelle, espérant y trouver un accusé sans défenseur, et me signaler par une improvisation triomphante. Vain espoir ! la police correctionnelle est envahie comme le reste : les avocats des prisons ne laissent pas toucher à leur clientèle. Ils connaissent d’avance le travail du jour, et vont relancer les prévenus jusque dans les cachots. Ainsi, tout est pris d’assaut, civil, criminel, correctionnel ; il n’y a plus de place à aucune barre ; dix années d’attente et de postulation ne suffisent pas pour assurer du travail. Mon cher Jérôme, croyez-moi bien, c’est la plus ingrate des carrières.
— Si elle est comme vous le dites, Valmont, il est certain que la perspective n’est pas engageante.
— Plus nous irons, moins ce sera tolérable. Sur mille avocats, à peine en compte-t-on quarante qui prospèrent. Là, comme partout, les gros poissons dévorent les petits. Trois ou quatre cabinets battent monnaie et dépassent quatre-vingt mille francs de produit ; c’est vendre cher la parole. Dix autres roulent entre trente et soixante mille francs, et ainsi de suite jusqu’au fretin. Quand un titre politique s’attache au nom, l’éloquence est plus chère, il faut payer l’auréole. On sait, à quelques francs près, le tarif des aigles du barreau : pour la même affaire, c’est mille francs chez l’un, deux mille, trois mille francs chez l’autre. En matière criminelle on passe même des conventions aléatoires : par exemple, cinq mille francs si la tête reste sur l’échafaud, trente mille francs si elle y échappe, ce qui fixe le prix de la tête, marché ferme, à vingt-cinq mille francs. Dans des cas pareils, l’avocat intéressé au succès sert naturellement ce qu’il a de mieux ; il s’identifie avec son client, il se passionne, il va jusqu’aux larmes. C’est ce qu’on appelle la plaidoirie avec prime ; elle est le privilège des célébrités.
— Et les autres, que leur reste-t-il, Valmont ?
— Il leur reste, Jérôme, la compassion des avoués. L’avocat de second ordre est à la merci des hommes de procédure. Quand le choix du défenseur dépend de l’agent instrumentaire, à l’instant la plaidoirie est mise au rabais. Souvent même les procès s’enlèvent à l’enchère, on se les dispute, on en fait trafic ; on cède le plaideur, on vend la clientèle, comme s’il s’agissait d’une marchandise. Nous vivons sous le règne des gens d'affaires.
— Il fallait alors devenir avoué, Valmont, puisque c’est l’avoué qui occupe la position souveraine.
— J’y ai songé ; mais la profession a d’autres écueils. Le prix élevé des charges a rendu le poste difficile à tenir. Mon bon Jérôme, j’ignore vers quel avenir nous marchons, mais il ne se présente pas sous de beaux auspices. Dans le cours de quarante ans, les offices ont presque décuplé de valeur, et l’on ne saurait prévoir où s’arrêtera cette hausse. Les situations privilégiées sont des abris commodes pour la nonchalance et la médiocrité ; les heureux du siècle s’y réfugient. Mais là aussi une expiation se prépare, et vous voyez déjà le sol se joncher de victimes. On ne rougit pas de demander aujourd’hui d’un office d’avoué, trois cent, quatre cent, cinq cent mille francs. Qui paye l’intérêt de ce capital énorme ? Hélas ! le client, que l’on exploite de toutes les manières, malgré les tarifs, malgré la taxe du tribunal, en dépit des précautions que la loi a prises pour protéger les plaideurs. Mon Dieu ! n’accusons pas trop les hommes ; c’est la position qui est mauvaise. Il faut trouver, avant tout bénéfice, trente à quarante mille francs de frais que supporte le titulaire, tant en intérêts qu’en débours, et sa part à lui n'arrive que lorsque ce prélèvement est fait. On veut être honnête, sincère, désintéressé ; on ne le peut pas : le poste est écrasant pour tout homme qui n’y est point arrivé avec ses propres deniers, et qui voit toujours, suspendu sur sa tête, le chiffre de l’emprunt ou du restant de prix auquel il est redevable de l’investiture.
— En effet, ce n’est pas là une possession sérieuse.
— Malgré ces inconvénients, j’en aurais couru les chances comme un autre, si je n’avais dû perdre à cela un de mes avantages les plus précieux. Vous le voyez, Jérôme, je suis assez joli garçon : je mets de côté une modestie puérile. Comme agréments extérieurs, la nature m’a assez bien pourvu : taille, figure, tournure, tout peut s’avouer. Ma naissance est convenable aussi ; nous sommes de bonne noblesse de province. Eh bien, tout cela dans une étude d’avoué est enfoui : on ne demande à un procureur aucune des qualités de l’homme du monde. Qu’il sache grossoyer convenablement, c’en sera assez pour qu’il inspire de la confiance à un titulaire qui veut se retirer. Le reste dépend de la manière dont il saura conduire le chapitre des taxations et l’article des honoraires. Ainsi, quant au physique, latitude entière, et quant au moral, science des additions et des subtilités de la procédure, tel est l’avoué modèle. Tout cela m’était incompatible.
— Je le crois bien.
— Voilà pourquoi, Jérôme, j’ai songé au notariat. Ici, du moins, la figure sert à quelque chose, et la distinction de la personne n’est pas sans emploi. On nous sait gré de nous tenir avec une certaine élégance, d’avoir des gants propres, du linge fin, des habits coupés avec quelque goût. Le notaire préside aux deux actes essentiels de la vie, le mariage et le testament : il est en contact avec le monde ; non avec le monde à part des plaideurs, comme l’avoué, mais avec la société entière. Il est donc essentiel qu’il plaise, s’il veut réussir. »
Au moment où Valmont achevait sa phrase, un individu entrouvrit la porte, et, après avoir jeté à son interlocuteur un sourire amical, il la referma avec précaution. Pendant ce court intervalle, j’eus le temps de remarquer une figure joviale et épanouie, quoique déjà sur le retour. Les cheveux étaient blancs, les traits poupards, et des lunettes vertes achevaient de donner à cette physionomie un singulier caractère. La manière dont il s’était retiré témoignait son respect pour Valmont et la crainte qu’il avait de le déranger.
« Vous le voyez, Jérôme, c’est le premier clerc de céans : il a vu déjà passer trois titulaires. Il mène l'étude ; mais il est condamné à être premier clerc à perpétuité. Des lunettes, un ventre trop prononcé, voilà ce qui borne sa carrière. Célibataire et premier clerc, il obéit à son destin et le prend avec gaieté. Sa consolation est celle de Rabelais, il épouse chaque soir la dive bouteille, et s'endort là-dessus. Du reste, il connaît ses devoirs ; les habitudes de la maison lui sont familières. Il sait déjà qu’avant peu d’années je serai titulaire ici, et il me traite avec la déférence que mérite un titulaire en perspective. Pas un mot n’a été prononcé, et pourtant tout le monde pressent dans l’étude que c’est moi qui succéderai. Le titulaire actuel a été deuxième clerc comme moi, je serai titulaire comme lui.
— Prenez garde, Valmont, on dit que la profession devient chanceuse : de tristes catastrophes l'ont compromise.
— Je ne suis point un enfant, Jérôme, j'ai tout pesé. Je sais que le notariat a eu des Vincent de Paul qui ont ébranlé son autorité par les plus honteuses banqueroutes. Le notariat est devenu, comme toutes les professions de notre temps, la proie des hommes d’affaires : à côté des actes on y fait des spéculations, des entreprises. On y a dressé des sociétés par actions pour des existences imaginaires, et l’officier public a pu s'oublier jusqu’à se faire le complice des clients. Ici, c'est un notaire qui débute dans la profession par un faux et qui va finir sa vie au bagne chargé de onze cents faux en écriture authentique. Ailleurs on voit des vieillards confiants flétrir par des dispositions judiciaires un notaire qui a escroqué leur fortune : sur tous les points il s’élève des plaintes, et l'honneur de la profession souffre des crimes de quelques-uns de ses membres.
— Vous le voyez, il serait peut-être prudent de s’abstenir.
— Que faire alors ? Toutes les carrières n’en sont-elles pas là ? En est-il qui soient pures aujourd’hui, depuis le petit commerce qui falsifie et mélange les denrées jusqu'aux fonctions parlementaires érigées en véritables agences à l’usage des électeurs ? Quoique le notariat ait eu à passer de mauvais jours, c’est encore, entre tous les privilèges civils, celui qui a le plus de conditions de durée et dont le maintien peut le mieux se défendre. La fièvre industrielle, qui a fait tant de ravages, l'a atteint comme tout le reste ; n’importe : ceci n’a qu’un temps, et l’institution rentrera bientôt dans des conditions régulières. Un seul élément destructeur la menace, c’est l’élévation du prix des charges ; mais ce vice lui est commun avec tous les privilèges, et il est indélébile comme le ver dans les mauvais fruits.
— Ah çà ! et vous, Valmont, comment pourrez-vous payer cette somme énorme ?
— Ici est le secret du métier, mon cher, et je ne devrais pas vous le livrer, quoique ce soit un peu le secret de la comédie.
— Comptez sur ma discrétion.
— Je vous en dispense, on a fait des vaudevilles là-dessus. Vous savez que je suis joli garçon, Jérôme : eh bien, je payerai avec ma bonne mine.
— C’est une monnaie qui n’a pas généralement cours.
— Plus que vous ne croyez. Les trois derniers titulaires qui ont exploité cette étude ne se sont pas acquittés autrement.
— Expliquez-moi cette énigme, Valmont.
— Volontiers. Il est presque passé en usage, Jérôme, que le titulaire d'un office en demande à peu près le capital représentatif de ce qu’il rend : ainsi, par exemple, cinq cent mille francs d'une étude qui rapporte bien net, année moyenne, vingt-cinq mille francs. Or vous comprenez qu’un homme qui a cinq cent mille francs à lui ne les applique pas à un placement pareil, où il faut ajouter sa peine et sa responsabilité pour obtenir un revenu de cinq pour cent. À ce prix donc l'étude est cédée à un jeune clerc qui n’a rien, si ce n’est les avantages extérieurs dont je vous parlais.
— Je commence à comprendre.
— Le patron sait bien qu’il vend le poste à son employé plus cher que cela ne vaut ; l’employé sait encore mieux qu’il le paye bien au-dessus de sa valeur ; cependant, des deux parts, voici le calcul. Le titre de notaire est une position sociale. La femme d’un notaire peut figurer partout avec avantage, même à la cour du roi des Français. À ce titre quand on joint de la grâce, de la distinction, un nom qui sonne bien, on a presque l’option entre les héritières. Les dossiers des fortunes sont dans l’étude même. Il n’y a plus qu’à choisir celle de toutes qui est la plus liquide, la plus ronde. La femme sera toujours assez belle, pourvu que la dot le soit. Quand le choix est fait, on attaque à la fois le père et la fille. L’ancien titulaire s’empare de l’un : le nouveau titulaire se charge de l’autre ; et, au bout d’un mois, le contrat se signe. Le patron se désintéresse sur la dot, et le nouveau notaire élèvera à son tour, dressera de ses mains un autre second clerc pour se débarrasser de son étude à des conditions fabuleuses. C’est une navette qui roule : il faut la prendre au bond et la lâcher à temps.
— Et c'est ce que vous ferez, Valmont ?
— Oui, mais les temps deviennent durs. Il y a rareté d'héritières et concurrence dans les rangs du notariat. On achète à bas prix les études de la banlieue pour venir dans Paris exploiter les clients à domicile, faire le courtage des actes, abaisser l'institution jusqu’à la postulation directe. On offre des remises aux intermédiaires qui procurent du travail.
— Est-ce croyable ?
— Quelle différence, Jérôme, de ce notariat au notariat d'autrefois ! On s’est beaucoup moqué de ces tabellions d’opéras qui n’ont qu’une fonction, celle de déployer un papier, et de tirer de leur poche une écritoire de corne. Leur entrée est presque toujours accompagnée d’un évanouissement, à la suite duquel ces dignes personnages rengainent leurs ustensiles et se retirent paisiblement avec leurs perruques bouclées, leurs Crispins noirs et leurs culottes courtes. Le tabellion aurait pu être envisagé à un autre point de vue, celui d’une probité irréprochable. Autrefois, le notaire était le confident des familles, le dépositaire des épargnes de ses clients. Des sommes considérables étaient religieusement conservées dans ses coffres, et il n’est pas d’exemple que cette confiance ait été trompée. Soyons justes, d’ailleurs. Si, à Paris et dans quelques grandes villes, l’institution a reçu de rudes atteintes, nos provinces ont encore conservé et maintenu intactes les vieilles traditions du notariat. On y voit encore ce que l’on ne voit plus à Paris, des notaires qui restent en exercice toute leur vie et lèguent leurs études à leurs fils ; on y trouve des familles qui comptent plusieurs générations de notaires. Ici, Jérôme, tel office que je pourrais citer a changé dix fois de titulaire en vingt ans. On n’est plus notaire aujourd’hui ; on traverse le notariat. »
Valmont termina là ses confidences ; un vieillard assez vert et d’un extérieur distingué venait d’ouvrir la porte de son cabinet ; une jeune fille charmante marchait à côté de lui. Quand le clerc eut aperçu les deux visiteurs, il se leva vivement, alla vers eux, les invita à entrer et à s’asseoir. En même temps, il me fit un signe que je compris. J’étais de trop, je pris mon chapeau et battis en retraite. Valmont m’accompagna pendant quelques pas et eut le temps de me glisser dans le canal auditif quelques mots que je fus seul à recueillir.
« Une héritière de cinquante mille livres de rente, mon cher.
— À vos affaires, Valmont, lui dis-je, nous nous reverrons à loisir. »
Et je descendis l’escalier, la tête remplie de ce que je venais d’entendre. Évidemment, Valmont était un garçon avisé : ne pouvant réformer son siècle, il cherchait à marcher avec lui. De toutes les manières, il ne pouvait plus m’être utile dans le sens que j’avais espéré ; sa carrière était désormais nettement tracée. Sur trois collaborateurs auxquels j'avais songé, deux m'échappaient déjà ; il ne me restait plus qu’à faire des ouvertures à Max, le prosateur chevelu.
Je remontai en cabriolet, et continuai mes courses.
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