Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

1-XIII : Paturot publiciste officiel. — Son ami l'homme de lettres.

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XIII PATUROT PUBLICISTE OFFICIEL. — SON AMI L'HOMME DE LETTRES.

Dans mon entretien avec Valmont, poursuivit Jérôme, j’avais eu des renseignements sur la destinée de Max. Après avoir, pendant quelques mois, végété sur les avenues du feuilleton, notre prosateur chevelu venait d’obtenir une place dans les bureaux de l’instruction publique. Il était employé, ou, pour me servir d’un mot plus sonore, fonctionnaire public : il émargeait. C’était une position sociale.

En un clin d'œil, mon cabriolet me déposa à la porte du ministère de la rue de Grenelle, véritable palais élevé au faste universitaire. Au fond et à la suite d'une double cour, l’hôtel du personnage en possession du portefeuille ; sur les ailes et répartis dans quatre ou cinq corps de logis, les bureaux de l'administration ; l'ensemble est complet, le local heureusement choisi ; rien n’y manque, si ce n’est l’âme, l’inspiration, la vie. Le souffle de la spéculation a aussi passé par là : l’enseignement s’est fait industriel. Sous un régime basé sur l’intérêt, il n’y a plus de place pour le dévouement ; le calcul envahit tout. Dans les institutions en vogue, on a des élèves qui figurent comme montre, dont on fait étalage pour attirer les chalands. Le génie du charlatanisme n'a pas respecté l’asile de l’enfance et de la jeunesse. Tout concours annuel ramène une sorte de pugilat entre les maisons d'éducation : chacune d’elles ourdit ses trames dans les collèges, hors des collèges ; défend ses sujets par la brigue, et ambitionne les honneurs d’une publicité bruyante. C’est à qui éclaboussera le mieux son voisin, à qui fera le plus de chemin sur le corps de ses concurrents, à qui prendra l’allure la plus triomphante et la plus souveraine. Voilà pourtant où nous en sommes venus en toutes choses. Le relief, la vogue, l’éclat, tels sont les grands mobiles. On sacrifie au succès, et c’est l’honneur qui est la première victime de ce culte. La réserve et la dignité ne sont possibles qu’en se résignant à une position effacée et secondaire. L’empirisme est le roi du monde : il faut subir ce joug, ou périr.

Le bureau que Max honorait de sa présence était situé dans le premier corps de logis. Le concierge me fournit les indications nécessaires et je montai. Au moment d'entrer, il me sembla entendre à l'intérieur comme un choc de verres. Je prêtai l’oreille : en effet, il y avait gala. Je reconnus la voix de Max, mêlée à plusieurs autres. Ces messieurs servaient à leur manière le gouvernement, et, pour le moment, travaillaient au profit de l’impôt des boissons. J’allais me retirer de peur d’être indiscret, mais un mouvement imprimé au bouton de la porte avait trahi ma présence, et Max l’ouvrit au moment où je battais en retraite.

« Tiens, c’est Jérôme Paturot, s’écria-t-il. Comme il arrive à propos, ce brave Jérôme ! entre donc, il y a place pour toi. Un verre, un couteau, et ouvre-moi une brèche dans ce pâté de Chartres qui est sur le poêle. Que je suis enchanté de te voir, mon camarade ! »

En même temps, il me poussait vers son cabinet, dont il referma soigneusement la porte.

« Messieurs, dit-il en s’adressant à ses trois jeunes convives, permettez que je vous présente Jérôme Paturot, mon ami, un poète chevelu de la première distinction. Il a eu tous les genres de succès ; il ne lui a manqué qu’un public qui le comprît. C’est notre histoire à tous. Jérôme, je te présente M. Édouard Triste-à-Patte, paléographe de la plus belle espérance ; M. Gustave Mickoff, professeur de kalmouk comparé, et M. Anatole Gobetout, commentateur de palimpsestes. Tous les trois aimables comme des archéologues, et gais comme des élèves de l’école des chartes. Maintenant, en avant l’eau de Seltz et le vin à douze. Jérôme, au moment où tu es entré, le professeur de kalmouk nous pinçait une nuance de cancan véritablement inédite et essentiellement comparée.
— Allons. Max, un peu de décorum, dit le commentateur de palimpsestes.
— Il est toujours le même, ajouta gravement le paléographe.
— Du décorum et du champagne à dix sous, s’écria Max en débouchant une bouteille d’eau de Seltz. Honte et pitié ! voilà comme le gouvernement abreuve ses serviteurs ! Messieurs, à la santé de Jérôme, et vive le gaz acide carbonique ! »

Comme on le pense, je me trouvai vite à l’aise au milieu de ces joyeux compagnons. On acheva gaiement le déjeuner en l’animant de plaisanteries qui n’étaient pas toutes de très-bon goût. En mon honneur, Max fit monter du café et du kirsch, afin que la fête fût complète. Cela dura pendant plus de deux heures, et je ne pouvais trop m’émerveiller de cette manière de remplir des fonctions publiques. Les collègues de Max avaient l’air tout aussi occupés que lui de leur besogne. Le professeur de kalmouk parlait du personnel de l’Opéra avec un luxe de détails qui ne permettait pas de récuser sa compétence ; le paléographe cherchait une pointe à un couplet de vaudeville et I’érudit en palimpsestes contrefaisait Arnal dans Passé Minuit et le Grand Palatin. Ces petits talents de société me paraissaient un peu hors de leur place au ministère de l’instruction publique ; mais ce qui piquait encore plus ma curiosité, c’était de savoir à quel titre mon ami Max figurait et émargeait dans cette administration.

« Et toi, lui dis-je en abordant directement la question, quel est ton emploi ici, qu’y fais-tu ?
— Ce que j’y fais, belle demande ! tu ne l’as pas vu depuis que tu es entré ?
— À moins que ce ne soit manger et boire, répliquai-je ; mais il n’y a rien d'administratif là-dedans.
— Pas encore, plus tard on verra.
— Mais que fais-tu donc alors ?
— Vraiment, tu ne l’as pas vu ; je ne fais pourtant pas autre chose du matin au soir. Mon cher, ajouta-t-il avec une certaine emphase, je conserve les monuments. Nous sommes dix gaillards céans, qui n’avons pas d’autre besogne : nous conservons les monuments.
— Ah çà ! et comment donc, et où ?
— Ici, partout, en te parlant, en mangeant, en causant. Quoi que je fasse, je conserve des monuments. C’est ma spécialité. Tous les jours, de dix à deux heures, tu peux venir dans mon bureau ; tu me verras occupé à conserver des monuments. Quelle besogne, mon cher, quelle besogne ! Il y a des moments où je tremble quand je pense à la responsabilité qui pèse sur nous. C’est si fragile un monument ! Mais nous y veillons.
— Ah ! vous y veillez !
— Oui, ils sont tous là, étiquetés : le garçon y a l’œil ; il en répond sur sa tête.
— Tu m’en diras tant !
— Avant la création de ce bureau, quelle était, mon cher, la situation des monuments ? Quelque chose de précaire, d’aventuré. Ils n’étaient pas représentés, ils n’avaient pas de tribune. Aujourd’hui ils ont un personnel à eux, ici, à l’intérieur, aux cultes, partout. Leur position est magnifique : ils doivent en rendre grâce à la nature.
— Et à leurs employés, n’est-ce pas ?
— Tout en ce séjour est dans le même goût, Jérôme. C’est comme le kalmouk !... qui se douterait du kalmouk, cette langue slave et immortelle, si Gustave ne l'avait pas inventée, en même temps que la chaire de ce nom ? Voilà ce que j’appelle des créations, de véritables créations.
— Au fait, c’est vrai.
— Et les palimpsestes, on les oubliait, ces pauvres palimpsestes ! Qu’a fait Anatole ? un véritable coup d'État ; il a joué sa tête. « Le gouvernement est perdu, s’est-il écrié, si l'on n’organise pas un bureau spécial pour la vérification des palimpsestes. Je ne réponds pas de l’avenir, je ne crois plus à rien, ni à juillet, ni aux lois de septembre, ni à l’infaillibilité de l'université, si les palimpsestes ne reprennent pas, dans l’ordre social, le rang qui leur appartient. » Quand on a vu Anatole si parfaitement décidé, et à la veille de passer à l’opposition avec sa science et ses papyrus, le pouvoir a capitulé. Il a créé une direction des palimpsestes. C’est ainsi que l’on sauve les empires.
— Oui, Max, et que l’on épuise le budget.
— C’est le but de l’institution. Ah çà ! et tu crois, Jérôme, que la paléographie, dans toutes ses branches ; que l’archéologie, avec ses accessoires ; que les documents historiques, que les chaires supplémentaires de province, que les voyages scientifiques aient eu leur contingent d’émargements et d'honneurs sans que les intéressés y aient mis la main ? Je t’ai parlé de kalmouk comparé, cette langue dont l’étude est si précieuse pour la France ! il y a encore le kirguis, il y a le pandour, il y a le malais, il y a le dialecte patagon dans toutes ses variétés, l’idiome si harmonieux des Papous et des Botocudos ; celui des Poyais et des Tungouses qu’on croit être la langue du paradis terrestre. Eh bien, ce sera l’honneur du budget français que d’instituer des chaires pour tous ces dialectes. La France est essentiellement généreuse et polyglotte ; elle se doit à tous les larynx de l’univers. J’en suis fier pour ma patrie.
— Tu as raison, Max : je retiens une chaire de yolof.
— Mais autour de nous-mêmes que de vides ! On a ouvert une issue aux littératures du Nord, et, par un chef-d’œuvre d’à-propos, on a donné la chaire de littérature du Nord à celui qu’on présumait initié aux littératures du Midi, et la chaire des littératures du Midi à celui qu’on croyait versé dans les littératures du Nord ! C’est bien, je reconnais là ce bonheur de main qui distingue nos chefs suprêmes ! C’est ainsi qu’il faut envisager les chaires comparées. Mais croit-on avoir tout fait ? N’y a-il-il pas encore quarante créations à y ajouter, toutes plus urgentes les unes que les autres ?
— Dis cinquante.
— Je te dirai cent si tu me pousses, et je les nommerai. On lésine sur tout, témoin l'archéologie. Est-il possible de trop faire pour cette science ? Paturot, tu vois ces trois amis, ils sont tous plus ou moins archéologues ; moi aussi, Jérôme, je suis un peu archéologue ; et qui ne l’est pas? Que fait-on pour nous ? Rien, ou presque rien ; quelques rognures de budget détournées, subreptices, quelques billets de mille francs donnés de mauvaise grâce, voilà tout. Dans la commission des documents historiques, dans la sphère de la linguistique et des manuscrits, même parcimonie. Les gouvernements représentatifs, Jérôme, périront par l’excès de leur principe : ils sont trop regardants. »

Cette sortie, débitée avec beaucoup de sang-froid, provoqua les applaudissements de toute la compagnie. Max avait défendu l’honneur du corps, et traduit la pensée de ses collègues. Le professeur de kalmouk voulut bien, en l’honneur de ce succès, donner une répétition de son cancan comparé et inédit ; le commentateur des palimpsestes joua une scène des Saltimbanques, et le paléographe chanta un couplet de facture. Ces divers exercices administratifs nous conduisirent jusqu’à deux heures, et il était temps de songer à quitter les bureaux. La vie des employés peut se résumer par deux préoccupations : arriver le plus tard possible, partir le plus tôt possible ; et, si Tony ajoute travailler le moins possible, on obtient les trois termes de l’existence administrative.

Cependant, avant de quitter le local, Max se montra jaloux de m’en faire les honneurs. Nous nous rendîmes d’abord à la bibliothèque. Certes, s’il est au monde une bibliothèque qui dût concentrer les chefs-d’œuvre de toutes les époques, c’est celle d’un ministère de l’instruction publique. Des fonds sont alloués, il n'y aurait qu’à en faire un bon emploi. Au hasard, je pris quelques livres dans les rayons : c’étaient les Gerbes choisies, de madame Poupard ; les Sentimentales, de mademoiselle Trottemenu ; le Miroir du Cœur, de la baronne Amanda de Crapouski ; partout des poésies et des noms de femmes, toutes éminemment obscures.

« C’est dans l’ordre, me dit Max ; cela doit être ainsi. Nous avons toujours eu des ministres foncièrement anacréontiques. La femme règne et gouverne en ces lieux. Leurs livres ont le droit de préséance surtout quand elles sont jeunes et jolies. Il y a pourtant une condition.
— Laquelle, Max ?
— Il ne faut pas que le mari soit l'intermédiaire de la demande. Cela veut être traité directement.
— Méchante langue !
— Cependant, Jérôme, nous ne faisons pas toujours acception de sexe quant à l’achat des bouquins. Les hommes y ont quelques droits. Seulement il est essentiel qu’un député intervienne. On ne tient pour bons que les livres recommandés par des députés. Encore s’ils les lisaient ! »

Nous sortîmes, et déjà l’essaim des employés sortait aussi, en bourdonnant, de la ruche bureaucratique. Depuis une heure, on brossait les chapeaux, les paletots et les pantalons ; on essuyait la poussière des pupitres, on rangeait dans les casiers les papiers épars. La taille des plumes était généralement suspendue, et le mot commencé remis au lendemain. Les employés défilèrent devant nous, les supérieurs comme les inférieurs, Max me les nomma, en me mettant au courant de leurs fonctions, à peu près aussi lourdes que les siennes, en me récapitulant leurs chances et me nommant leurs protecteurs. Les députés jouaient encore un grand rôle dans cette hiérarchie : les bureaux étaient peuplés de leurs créatures. Fils de député, cousin de député, neveu de député, filleul de député, voilà ce qui retentissait à mon oreille. D'autres fois, l’influence était indirecte sans être moins active. C’était un électeur considérable qui recommandait au député, lequel recommandait à son tour au ministre. Ces ricochets allaient à l’infini ; de sorte qu’on pouvait, à la rigueur, dire que pas un employé ne se trouvait là à cause de son propre mérite et pour ses services personnels. La faveur dominait, et avec elle l’impéritie.

Hors de l'hôtel du ministère, nous rencontrâmes les trois convives du déjeuner, vêtus avec la dernière élégance. Le professeur de kalmouk comparé voulait entraîner ses collègues du côté du boulevard des Italiens, afin de se rapprocher de l’Opéra. Le paléographe préférait demeurer dans le quartier latin, où les biftecks sont plus économiques ; l’artiste en palimpsestes hésitait entre les deux directions.

« Je te promets une soirée charmante, disait le professeur de kalmouk. Tu verras la figure de madame Stoltz. C’est un type de la cinquième olympiade.
— Ne passe pas les ponts, répliquait le paléographe. Nous irons voir quel rapport comparatif il peut exister entre les Nuées d'Aristophane et les trognons de pommes de Bobino. C’est de la haute mimoplastique. »

Nous les laissâmes dans cette indécision. Je pris Max dans mon cabriolet, et, chemin faisant, je lui expliquai comment il pouvait se faire une position dans la feuille semi-officielle que j’allais créer. Il accueillit avec enthousiasme cette ouverture.

« Mais sans doute que cela me va, Jérôme, s’écria-t-il. On ne les conduit que la plume à la main, les ministres. Il faut, dans notre condition, se faire aimer ou se faire craindre. Avec un journal, on peut l’un et l'autre. Pour ton premier numéro, je t’enverrai, mon cher, trois colonnes sur les œuvres complètes de mon ministre. Je veux le déifier, le porter au-dessus du dix-neuvième firmament. O mon ministre, je te tiens, je puis le parfumer des pastilles du sérail de l’éloge, t’embaumer avec un panégyrique de ma préparation ! C’est toisé, Jérôme, dans trois semaines, je suis sous-chef. Comment appelles-tu ton journal ?
— Le Flambeau !
— Eh bien, le Flambeau luira pour mon avancement. C’est clair comme le jour. »

Le cabriolet s’arrêtait : Max descendit après avoir pris rendez-vous pour le lendemain. Je rentrai fatigué de mes courses et n’ayant réussi qu’à moitié dans ce que je me proposais.


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