Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

1-XIV : Grandeur et décadence politiques de Paturot.

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XIV GRANDEUR ET DÉCADENCE POLITIQUES DE PATUROT.

Monsieur, poursuivit Jérôme, nous touchons à l'un des dénoûments de mon Odyssée aventureuse. J'étais donc directeur du Flambeau, journal dévoué au gouvernement et puisant ses moyens d’existence dans une subvention annuelle. C’était un rôle difficile à soutenir. Du côté du succès, rien à espérer ; le public ne tient pas compte des feuilles qui enchaînent leur indépendance : du côté de la position, rien d'assuré, rien de stable ; un caprice ministériel pouvant détruire ce qu’un autre caprice a fondé. On vitupère les écrivains officiels ; on devrait plutôt les plaindre. Leur besogne, semble aisée ; il n’en est pas de plus difficile. Un valet sait ce qu’il doit faire quand il n’a qu’un maître ; en étudiant ses goûts, en flattant ses manies, il sera certain de faire agréer son service et d’approprier son zèle aux exigences de l’individu ; mais ici il s’agissait de contenter neuf maîtres, et quels maîtres !

Vous n’êtes pas, monsieur, sans avoir entendu parler de ce que l'on nomme, dans tous les articles bien pensants, l'unanimité du conseil. Aucune des chimères connues n'est aussi chimérique que celle-là. Les existences les plus notoirement fabuleuses, celles du programme de l’hôtel de ville, de Renaud de Montauban, du mot de Cambronne à Waterloo, du masque de fer, de la croix de Migné et d'Amadis des Gaules, ne sont pas des objets plus fantastiques que l'unanimité dans le conseil. Voici, en thèse générale, de quoi se compose ce mythe. Un conseil unanime comprend d’ordinaire deux ministres essentiels qui voudraient s’évincer l’un l'autre, et plusieurs ministres secondaires qui sont perpétuellement en désaccord. Les Affaires étrangères sont en délicatesse avec l'Intérieur ; le Commerce prétend que la Marine usurpe ses attributions ; les Travaux publics se plaignent de la lésinerie des Finances ; l’Instruction publique échange d’incessantes récriminations avec la Justice et les Cultes ; enfin, la Guerre rudoie tout ce monde avec une brutalité militaire, et jure par tous les souvenirs de l’empire qu'on n’empiétera pas impunément sur son espécialité. Telle est l’unanimité du conseil vu de près et à l’œuvre.

Faites-vous, maintenant, une idée de la tâche d'un homme obligé, en vertu de l’émargement, de satisfaire ces neuf têtes qui veulent avoir chacune un bonnet particulier. Passez-moi l’image ; c’est le métier qui me la suggère. La Guerre voudrait, par exemple, que l’on plaidât ouvertement la réforme du bouton de guêtre ou l’amélioration du sabre-poignard, mais les Finances pressentent où va conduire la thèse, et quelle menace affreuse elle renferme contre le Trésor : il y a donc opposition de leur part, demande d’ajournement indéfini. Que fera le rédacteur officiel placé entre ces deux prétentions contraires ? S’il se déclare pour la réforme du bouton de guêtre, le voilà mis à l’index du ministre de la rue Rivoli ; s’il éloigne la question comme inopportune, toutes les sabretaches de la rue Saint-Dominique parleront d’aller lui couper les oreilles. Ainsi du reste : ce que l’on fait pour l’un mécontente l’autre ; si l’on célèbre les louanges de celui-ci, celui-là se formalise ; chaque vanité ministérielle se croit lésée de ce que l’on accorde à la vanité d’un collègue. Où se réfugier, où chercher un abri ? Dans le silence ? Il est pris en mauvaise part. Dans la polémique, elle a huit chances sur neuf de déplaire.

Telle est, monsieur, la position de l’écrivain qui a aliéné son indépendance. Avais-je tort de dire qu’il est plus à plaindre qu’à blâmer ? Tout à l’heure, je vous parlais de neuf maîtres : outre ceux-là, il en a trois cents. Chaque député ministériel élève sa prétention et présente sa requête. Ce sont des plaintes sans fin, des assauts continuels. L’orateur le plus obscur se croit en droit d’exiger l’insertion littérale et intégrale de ses élucubrations de tribune. Encore est-il rarement satisfait ! On a omis, à l’en croire, des passages essentiels, altéré la ponctuation, dénaturé le sens d’une phrase. L’assaisonnement n’est jamais ce qu’il devrait être. On a ménagé les très-bien, éparpillé les marques d’approbation, lésiné sur les sensations, et oublié complètement les acclamations universelles. De là, des réclamations, quelquefois des menaces, et il faut se taire, parce que les députés tiennent les cordons de la bourse. Est-ce vivre, monsieur, que d’être ainsi en butte à toutes les vanités, à toutes les exigences ?

En temps ordinaire, la position est encore tenable, mais quel enfer à la veille d’une dissolution ! J’ai traversé des élections générales, et aujourd’hui encore, lorsque j'y songe, je me demande comment j’y ai pu résister. Quel spectacle, et combien, vues de près, ces ambitions sont petites ! Tout devient grave, la réparation d’un clocher, la création d’un haras, la nomination d’un garde champêtre. Il faudrait couvrir la France de bureaux de poste et de bureaux de tabac, canaliser toutes les rivières et les orner de ponts, abaisser partout les droits en augmentant le revenu. C’est le jour des largesses universelles, des inépuisables promesses. Un arrondissement veut une route, il en aura deux ; un autre demande à être traversé par un chemin de fer, il aura chemin de fer et canal. Qui se plaint encore ? qui éprouve le moindre besoin ? Point de fausse honte : le budget est là ; les censitaires n'ont qu’à y plonger les bras jusqu’aux aisselles. 0 métamorphose prodigieuse ! toute administration est souriante : l'enregistrement n’est plus tracassier, les contributions indirectes se montrent polies, la douane elle-même est affable. C’est court, mais c'est beau. Oui, c’est beau pour le pays légal, mais non pour la presse officielle. Elle ne s’appartient plus ; elle est envahie. Le zèle des rédacteurs paraît tiède ; ils ne manient pas l'éloge avec assez de dextérité, ne prodiguent pas l’injure avec assez de violence. Ils sont trop froids et trop mesurés : on les soupçonne d’être vendus à l'ennemi, d'entretenir des intelligences dans l’autre camp. Les députés menacés se plaignent, les ministres s’inquiètent, toutes les existences politiques tremblent sur leurs bases.

Monsieur, j’ai traversé avec le Flambeau une crise de ce genre, et je ne saurais vous faire l’énumération des couleuvres que l’on m’y prodigua. Quand les vanités et les ambitions se combinent dans une même effervescence, quand le succès est une affaire d’amour-propre et de calcul, on ne sait jusqu’où peut aller l’activité humaine, et quel chemin elle fait dans les voies de l'intrigue ! Les plus honnêtes s’en défendent d’abord, puis finissent par s’y laisser entraîner. Il en est de cette cuisine comme de toutes les autres, il ne faut pas la voir de trop près. Quant à moi, j’en sortis passablement dégoûté du mécanisme représentatif et des petits ressorts sur lesquels il repose.

Pendant que je devenais ainsi une autorité dans les régions de la haute politique, Malvina installait ailleurs sa souveraineté. Elle présidait à la littérature du journal, et tirait un parti fort avantageux des études qu’elle avait faites dans Paul de Kock. Depuis qu’elle se croyait partie intégrante du gouvernement, ma fleuriste ne se possédait plus. Elle s’était donné un maître d’équitation, et parlait le langage de cheval à l’usage de nos dames du grand monde. Aucun genre de succès ne lui était étranger. Au moyen du Flambeau, j’étais parvenu à établir des relations suivies avec les hommes de lettres et les artistes en vogue. Malvina leur faisait les honneurs de quelques thés assaisonnés de musique. Quel bel amalgame que cette compagnie ! Des femmes auteurs, des rapins, des croque-notes mêlés aux rédacteurs ordinaires et extraordinaires du Flambeau. Il fallait voir Malvina s’y promener en reine, appelant nos célébrités littéraires par leurs noms de baptême, dictant des oracles au troupeau des bas-bleus, leur promettant sa protection pour des feuilletons à 5 francs la colonne, élevant un petit bataillon de prosateurs chevelus entre 18 et 22 ans, afin d’avoir toujours sous la main des hommes de style et des collaborateurs fidèles.

« Que le diable vous massacre ! disait-elle à l’un d’eux ; vous avez manqué d'haleine dans votre dernier feuilleton, Jules. Votre héroïne n’a pas de jarret ; votre héros reste sur le flanc. Félicien prend de l’avance sur vous ; prenez-y garde ! »

Malvina parcourait ainsi le salon en distribuant çà et là des reproches et des encouragements. Elle touchait la main aux auteurs en renom, en affectant de les traiter sur le pied d’une familiarité un peu chevaleresque :

« Eh ! bonjour, Frédéric, comment ça vous va-t-il, vieux ?... Ah ! c’est ce diable d’Eugène ! Bonjour, Eugène ! comment se portent vos chiens anglais ? Parbleu, voici le grand Victor... le sombre Victor, le ténébreux Victor... Tiens, et vous, Honoré, voulez-vous une tasse de thé, mon gros bonhomme ? ajoutait-elle en lui frappant amicalement sur le ventre. Que le diable me massacre, je ne vous avais pas encore aperçu. »

Les choses marchaient de la sorte depuis quelques mois sans qu’aucun incident fût venu changer ma situation. J’étais chaque jour dans mon cabinet à la disposition des ministres, et Malvina continuait à tenir dans son salon un cours de littérature d’hippodrome. Chacun de nous se maintenait dans les limites de son empire. En recueillant mes souvenirs, je ne trouve rien qui se rattache à cette époque, si ce n'est une rencontre assez singulière. J’étais un jour dans la partie des bureaux où le public vient traiter pour l’insertion des annonces, quand deux personnages y entrèrent. L’un était porteur d’une grande barbe noire : l'autre avait les cheveux d’un blond fade et des yeux bleus pleins d’une finesse extrême. Quoique ces hommes n’eussent en aucune manière affaire à moi, involontairement je m’arrêtai : il me semblait que j'avais vu quelque part au moins l’un de ces inconnus. Je m'avançai vers eux.

« Que voulez-vous ? » leur dis-je un peu brusquement.

Cet accueil parut intimider le porteur de la barbe noire ; cependant il se remit.

« Ne vi fâchez pas, mossiou, dit-il. Zé soins l'inventour de la pommade dou léopard, et zé venais l’annoncer dans votre estimable zournal. Ma, si zé vi déranze, scouzez. Moun ami qué vi voyez est Iou baronnet Crakson, inventour de toutes les maravilles en son.
— Yes, sir, reprit l'homme blond ; jé poui offrir a vo lé coldcreame Blagson, lé élixir Puffson, lé onguent Gripson, lé moutarde Pattson, lé savon Dickson, lé rasoirs Fichson, lé plat à barbe Mattison, lé poudre Fricasson, lé papier Gobson...
— Assez, monsieur l’Anglais, je suis approvisionné en tout genre.
— Jé poui encore offrir à vo…
— Et moi, mossiou, interrompit l’italien, zé vi donnerai oun petit arbouste qui vient dou Monomotapa et qu’oun peut appeler l’orgueil de I’Afrique. Il fournit sour la même branche des ananas, des pois en primour, des cerises et des confitoures sèches.
— Jé poui offrir à vo, reprit l’imperturbable Anglais, des aiguilles Rabson, des crayons Marcasson, des ploumes Plattson…
— Assez, messieurs, assez.
— Sé vi voulé, zé vi retroverai la graine dou chou colossal…
— Jé poui offrir à vo…
— Oui, dou chou colossal, dont la semence il semblait perdou. Ma pardoun, messiou, ajouta l’Italien, zé vois que nous vi déranzons. Scousez ! scousez ! et en disant ces mots il se dirigeait vers la porte : nous reviendrouns oune altre fois. Vi êtes trop occupé per lé moument. Baronnet Crakson, andiamo, andiamo, andiamo
Yes, yes. Jé poui offrir à vo… »

Pour couper court aux offres de cet abominable Anglais, il ne me restait plus qu’un moyen, celui de la retraite. Je sortis et poussai brusquement la porte ; mais à peine m’étais-je éloigné de quelques pas, qu’une révélation soudaine m’éclaira. « C’est lui, » me dis-je.

Et je rentrai vivement dans le bureau des annonces ; mes deux industriels avaient disparu. Je me précipitai vers l’escalier : personne ; je courus sans chapeau dans la cour : elle était vide ; je les cherchai dans toute l’étendue de la rue : impossible de retrouver leurs traces. Monsieur, cet homme que je venais de laisser échapper, c’était Flouchippe, le créateur du bitume impérial de Maroc. Sa barbe, son accent italien, tout avait pu d’abord dérouter mes souvenirs ; mais je n’en pouvais pas douter, c’était lui, son œil narquois, sa figure à la fois hautaine et hypocrite. Quel regret ! avoir eu mon fripon sous la main, et avoir manqué cette occasion de le punir ! Malvina était furieuse : elle détacha à sa recherche tous les commissaires de la ville de Paris, les sergents de ville, la police secrète et la garde municipale. Peine perdue ! Flouchippe ne reparut plus, et la pommade du léopard s’évanouit avec lui.

Décidément, j’étais devenu un publiciste officiel dans toute la rigueur du mot. Une crise de cabinet vint mettre à l’épreuve mon talent pour les volte-face. Justement, j'avais la veille cruellement déchiré le chef du ministère qui triomphait. Mon aplomb ne se démentit pas : avec la même plume et la même encre, sur le même bureau, dans la même feuille, je fis à sa gloire un éloquent article ; je célébrai son intelligence, et félicitai le pays de son avènement. Notre polémique, de belliqueuse qu’elle était, devint sur-le-champ pacifique : nous prîmes toutes les questions à un autre point de vue, et réfutâmes d’une manière victorieuse les thèses que nous soutenions depuis six mois. Ce tour de force me fit le plus grand honneur : on vit que j’étais un écrivain véritablement officiel, et que je m’exécutais de bonne grâce. Ma position en parut consolidée. Notre subvention fut portée au double, et je pus prendre une existence presque princière.

Ce fut l’apogée de notre gloire. Malvina, de plus en plus versée dans la science du cheval, devenait l’une des amazones les mieux caractérisées de Paris. Elle ne parlait que de donner cinq cent dix-neuf coups de cravache à quiconque ne trouverait pas le Flambeau le premier journal de l’univers ; elle venait s’asseoir, en habit d’écuyère, dans les bureaux de la rédaction, et dictait l’article des courses du Champ de Mars. Du reste, elle s’était parfaitement dressée à toutes les habitudes de son nouveau rôle. Elle fumait des panatellas, culottait des pipes avec un bonheur particulier, portait des pantalons, des bottes de maroquin rouge et un sautoir noué en cravate autour du cou. On ne jurait pas avec plus de grâce qu’elle. On ne brisait pas les services de porcelaine avec plus de succès. C’était merveille de la voir quand elle avait du champagne dans la tête, accompagné de cinq ou six petits verres de quoi que ce fût. Elle enlevait la compagnie, et produisait toujours un effet miraculeux.

Un jour, nous donnions dans nos salons une fête extraordinaire à toute la rédaction. Max, alors sous-chef, comme il l’avait prévu, en était ; Valmont y assistait aussi, malgré sa gravité de notaire en titre ; nos anciens comme nos nouveaux amis se trouvaient réunis à la même table. En fait de femmes, nous avions des bas-bleus dépourvus de toute espèce de préjugés, ce qui ne changeait rien au caractère de la fête, qui était un déjeuner de garçons. Malvina avait fait préparer des pipes pour toute la société. Le repas fut des plus gais. Quoique ce ne soit plus de genre, Malvina n’avait voulu que du champagne frappé ; point d’eau : ce liquide était exclu. On arriva ainsi au dessert, et la maîtresse avait déjà parlé vingt fois de casser cinq cent dix-neuf cravaches sur la figure du cuisinier, du glacier, du confiseur, du marchand de tabac. Elle venait même de donner le signal de la débâcle des ustensiles en brisant un compotier, quand un domestique annonça une dépêche du ministre qu’apportait un garde municipal à cheval.

« À demain les affaires sérieuses, m’écriai-je en vidant mon verre.
— Du tout, du tout, répliqua Malvina, dont la tête était en proie aux ravages des spiritueux, je veux que l'estafette entre et qu’on lui donne à boire. Garçon, apportez-moi le guerrier avec son cheval. Allez, et vivement. »

On eut beau faire des objections, il fallut obéir. Le garde municipal, qui attendait que l’on visât sa feuille, résista d’abord, puis il finit par se rendre.

« Vertueux militaire, lui dit Malvina quand il entra dans la salle à manger, approchez de confiance. Vous allez boire ce verre de champagne à la santé du gouvernement, ou je vous casse cinq cent dix-neuf cravaches sur la figure. Je ne sors pas de là. »

Le municipal prit gaiement l'affaire, but trois verres de champagne, et me remit son pli.

« Maintenant, guerrier, ajouta Malvina, acceptez cette pipe et culottez-la en mon honneur. Allez. »

Quand le porteur de la dépêche fut parti, la compagnie se montra curieuse de savoir ce qu’elle contenait…

« Bah ! dis-je, quelque niaiserie, quelque avis d'adjudication.
— N’importe, il faut communiquer cela à ces messieurs, reprit Malvina, et puis nous en allumerons nos pipes. Silence et attention. » Je décachetai la missive, et lus ce qui suit :

« Monsieur, le ministre me charge de vous informer que, par suite d’insuffisance dans les allocations du budget, la subvention qui vous était comptée cessera de courir à partir de demain.

« Croyez, monsieur, au regret que j'éprouve, etc. »

La lecture de cette lettre nous terrassa. C’était le Mané, Thecel, Pharès, du festin de Balthazar. Personne n’eut la force d’ajouter un mot à ce texte si expressif : la compagnie était dégrisée. Malvina seule, se levant comme une lionne, et brandissant le poignet, s’écria :

« Si je tenais le polisson qui a écrit ce billet doux, je lui donnerais cinq cent dix-neuf coups de cravache à travers la figure. »


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