Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

1-XV : Suicide de Paturot, philosophe incompris.

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XV SUICIDE DE PATUROT, PHILOSOPHE INCOMPRIS.

Ma disgrâce politique, poursuivit Jérôme, fut un coup accablant et sans remède : j’étais de nouveau déclassé et à la merci du besoin. Dans cette dernière épreuve, je retrouvai Malvina ce qu’elle avait toujours été, fidèle à ma mauvaise comme à ma bonne fortune. Cette fille avait un merveilleux talent pour se mettre au niveau de toutes les situations et prendre le masque de tous les rôles. Elle oublia sans peine les façons hippiques et littéraires, les grands airs et les soupers fins, pour redevenir la frugale et laborieuse fleuriste d'autrefois. Au milieu de bien des travers, dirai-je des écarts, j’avais reconnu en elle une qualité rare et dominante : c'était un dévouement sans arrière-pensée comme sans limite. Sous une légèreté apparente se cachait un véritable attachement, et jamais dans sa conduite rien ne s’était fait voir qui ressemblât à un calcul intéressé.

Dans l’abattement profond où j’étais tombé, sa gaieté seule me soutenait. Je succombais sous le poids de tant de mécomptes successifs. Ma fonction ici-bas ressemblait à celle du païen qui roule aux enfers sa pierre fatale avec un éternel et inutile effort à diverses reprises, je m’étais vu précipité du haut de mes illusions, et je commençais a être las de cette existence si souvent brisée. Que faire ? À quoi me rattacher encore ? N’avais-je pas tout parcouru, tout épuisé, si ce n’est ce commerce odieux de bonnets de coton, toujours suspendu sur ma tête ? On me conseilla la philanthropie comme un moyen extrême applicable aux cas désespérés. Quand on a épuisé la coupe des déboires terrestres, on se fait philanthrope, et souvent cela réussit. J’en essayai : je me déclarai l’ami, le patron des détenus, je recherchai les beaux, les grands criminels, en les conjurant de vouloir bien m’honorer de leur amitié, à l’exclusion des philanthropes en vogue. Je parvins ainsi à en embaucher quelques-uns, à les atteler à mon char ; je conduisis à l’échafaud un parricide avec un succès qui fit du bruit ; je fondai la philanthropie romantique. Je ne vous dirai pas qu’on me doit le bouillon confectionné avec de vieux dominos et des poignées de parapluies ; mais j’ai obtenu certainement des titres à l’admiration pénitentiaire pour mes études sur les libérés, et ma manière de les pousser dans le monde. Que leur manquait-il à ces victimes de la justice terrestre ? Le sentiment de leur dignité et un peu de confiance en eux-mêmes. Je leur rendis tout cela en les admettant dans mon intimité, en les conviant à ma table. Il est vrai que le premier qui me fit cet honneur emporta la montre de Malvina et deux couverts d’argent ; mais c’était un jeune homme de dix-huit ans, et cette inadvertance est très-explicable à un pareil âge. Quoi qu’il en soit, Malvina, qui regrettait sa tocante, ne voulut plus entendre parler de cette intéressante population ; de sorte que je ne fis guère que traverser la philanthropie. C'est dommage : j’aurais réussi dans le patronage du grand criminel.

Je retombai donc dans l’oisiveté et dans le chagrin. Mon mal me reprit ; j’avais du vague à l'âme et les hypocondres endommagés. L’idée d’un suicide me poursuivait sous toutes les formes, et cette manie devenait d’autant plus dangereuse, qu’elle procédait moins du désespoir que du calcul. Il me semblait raisonnable de quitter cette vie, lorsqu’après bien des efforts on n’est pas parvenu à s'y assurer une place tolérable. Prolonger une semblable déception au-delà d'une certaine limite était, à mon sens, le fait d’une âme vulgaire. Là-dessus je me contruisis une théorie qui ressemblait à ce que j’avais lu dans Jean-Jacques, et je commençai â me regarder comme engagé vis-à-vis de moi-même dans cette résolution. Ma vanité d’auteur y trouvait son compte et tirait d’avance parti de l’événement.

« Malvina, disais-je, un suicide pose un homme. On n’est rien debout ; mort on devient un héros. Là où les jalousies cessent, l’apothéose commence. De mon vivant, qui est-ce qui a parlé de mes Fleurs du Sahara, de ma Cité de l’Apocalypse ? À peine serai-je parti, que chacun de ces volumes deviendra un monument, une œuvre de génie. J'aurai des prôneurs ; je ferai école ; c’est infaillible. Tous les suicides ont du succès ; les journaux s’en emparent ; l’émotion s’y attache. Décidément il faut que je fasse mes préparatifs.
— C’te bêtise! répliqua ma compagne. C’est ça, finis-en comme une couturière, avec le réchaud de charbon.
— Ceci est une autre question, Malvina : il faudra que j’y réfléchisse. Avalerai-je une clef forée, comme Gilbert, ou de l’acide prussique, comme Chatterton? Aurai-je recours au brasier d'Escousse ou à l’eau de Seine, comme un grand peintre ? c’est ce qui vaut la peine d’être pesé attentivement. Ne faisons rien à la légère. L’événement serait bien plus dramatique, Malvina, bien plus touchant, s’il était orné d’une femme, si nous nous en allions à deux…
— Plus souvent !
— Double couronne, alors, celle du talent, celle de l’amour. Que d’images les poètes chevelus du temps inventeraient en notre honneur !!! Nous serions deux pigeons pattus qui, fatigués des orages de la vie, vont s’abriter sous l’aile du désespoir, et meurent en confondant leurs âmes. Nous serions le lierre et le chêne que le même carreau foudroie. Que ne serions-nous pas, Malvina ?
— Par exemple, voilà un genre de proposition un peu nouveau.
— C’est le dernier banquet de la vie, mon ange, je t’y offre une place à mes côtés.
— Merci ! on sort d’en prendre. A-t-on jamais vu un croque-mort pareil ? Ah ça ! mais tu es donc employé aux pompes funèbres ? »

Ces conversations se renouvelaient souvent, car l’image d’une mort prochaine ne me quittait plus : c’était une véritable maladie. Les auteurs les plus sombres étaient ceux que je préférais. Young et Werther faisaient mes délices. Non seulement je me trouvais déjà tout familiarisé avec l’idée de la destruction, mais je jouissais d’avance des résultats qu’elle devait amener. J’avais vu d’assez médiocres rimeurs relevés subitement par l’auréole du trépas, et prendre place parmi les dieux de l’Olympe littéraire. Cet honneur me flattait surtout, et il me semblait infaillible. C’était comme la prime de mon suicide, et j’y comptais. Je voulais aussi pénétrer tous les secrets des sciences psychologiques dont j’allais prochainement vérifier l'exactitude. Je me fis donc philosophe : vous savez que c’est la ressource ordinaire de ceux qui ne sont pas contents.

Parmi les penseurs qui me tombèrent alors sous la main, il en est un, monsieur, dont l’impression sur moi fut bien vive. On le nomme M. Pierre Biret ; il est l'inventeur des livres qui ne finissent pas. Je désirais savoir ce qu’un métaphysicien aussi prodigieux pensait de la vie future, et je lus avec avidité ses ouvrages, en regrettant qu’il ne sût pas les finir. Ce fut pour moi une découverte. Dans mes préjugés naïfs, j’avais toujours compris l’existence qui nous attend comme une chose essentiellement distincte de celle-ci : je croyais qu’il était donné aux âmes de s’envoler vers un autre monde, plus riche en félicités, moins abondant en misères. M. Pierre Biret détruisit cette erreur : il me révéla le système de la perpétuité des individus au sein de l’espèce, qu’il a inventé d'après Pythagore. C’est simple, mais c'est beau. Nous avons déjà vécu et nous vivrons, toujours sur la même terre, sous la calotte du même ciel. Autrefois Athéniens, nous sommes Français aujourd’hui, dans deux siècles nous serons Moscovites. Un homme s’est appelé Caïus à Rome, il se nomme en France Paturot, il sera Tchien-Kang en Chine avant peu, car, ainsi que le dit M. Pierre Biret : Nous sommes non seulement les fils, et la postérité de ceux qui ont vécu, mais au fond et réellement ces générations antérieures elles-mêmes.

Cette explication de la vie me jeta dans des transports infinis : je voyais s’ouvrir un nouveau ciel. Mourir n’était plus dès lors aller vers l’inconnu, ce problème rempli de mystérieuses terreurs ou d’espérances excessives. Mourir, c’est changer d’état. La profession de poète déplaît, on se tue et l'on renaît portier. 0 grande découverte ! ô incommensurable révélation ! Je voulus y associer Malvina : c’était un moyen de la prendre par son côté faible ; je lui expliquai donc M. Pierre Biret :

« Malvina, disais-je à cette fille, tu n’as pas sur cette terre le rang qui devrait t’appartenir. Tu es quelque impératrice du Thibet infusée dans le corps d’une fleuriste. Un coup de tête, et le charme est rompu ; tu te choisis alors une autre situation, tu retiens la place de reine des Français pour l’an 1957. Vois ce que tu gagnes au change. On meurt pour renaître, on remeurt pour rerenaître, et ainsi jusqu’à extinction de chaleur vitale. O saint Pierre Biret ! priez pour nous ! »

J’avais beau prodiguer les spéculations de ce genre, exposer de nouveau la théorie de la perpétuité des individus et la manière de s’en servir, rien ne touchait Malvina. Non seulement elle ne voulait pas m’accompagner dans mon expérience, mais elle me défendait expressément d’en user pour mon propre compte. Cette obstination me jeta dans un désespoir sombre : je ne mangeais plus, je ne dormais plus. Des fantômes assiégeaient mon chevet, j’étais en proie à une agitation sans trêve. Rien dans ce monde ne me paraissait digne du moindre souci ; je laissais ma vie s’éteindre comme une lampe qui manque d’aliment. Peu à peu les ressorts de ma constitution, naguère excellents, s’affaiblirent, se désorganisèrent : je voyais mes forces dépérir, mes facultés s’altérer, et mon moral s’aggravait de toute ma faiblesse physique. Mon visage, hier florissant, était réduit à un état d’émaciation cadavéreuse. Bref, sans une crise violente, j’étais un homme perdu. Quand Malvina eut compris cela, elle changea subitement de langage. Je vous l’ai dit, monsieur, le dévouement occupait une grande place dans le cœur de cette fille. Ne pouvant triompher de mon idée fixe, elle s’y associa :

« Jérôme, me dit-elle un jour, tu as raison : c’est un triste logement que ce monde, allons en chercher un autre ; tu prieras M. Pierre Biret de nous faire tirer un bon numéro. Nous verrons si je renaîtrai avec un équipage et deux cent mille livres de rente. Je suis curieuse de voir ça. »

Depuis ce jour, elle se montra plus pressée que moi de hâter le moment décisif. Nous délibérâmes ensemble sur le moyen : elle se prononça pour le charbon, qui était plus familier à ses souvenirs et aux études qu’elle avait faites dans Paul de Kock. Je n’avais là-dessus aucune espèce de préférence : il fut facile de s’entendre sur ces détails. Malvina paraissait de plus en plus impatiente d’en venir au dénoûment. Nos préparatifs furent vite achevés. Avant de quitter la vie, je voulus laisser à mon oncle un dernier souvenir ; je lui écrivis une lettre dans laquelle je lui retraçais longuement mes douleurs, les combats de mon âme, les vicissitudes de ma destinée, et j'achevais ainsi :

« Pardonnez-moi, père Paturot, de n’avoir pas su résister à la fatalité qui me poursuit. Je « paye un tribut à la faiblesse de notre nature et à un concours de circonstances que je n’ai « pu vaincre. Je porte la peine de mon orgueil et de mon indécision. Sans doute si j’avais « prévu où me conduisaient celte aspiration vers la gloire, ce besoin de célébrité qui ont « tourmenté ma jeunesse, j’aurais pu trouver un abri dans la carrière où ma famille a vécu « obscure, mais honorée. J’ai visé plus haut, j'en suis puni. Aujourd’hui il est trop tard : je sens « que l'ambition d'un rôle impossible n’est pas éteinte en moi, et j'aime mieux m'en aller que d’endurer plus longtemps un tel supplice. Adieu, plaignez-moi, et ne maudissez pas ma mémoire.

« Jérome Paturot. »

Cette lettre devait être mise à la petite poste du soir, pour que mon oncle ne la reçût que le lendemain matin quand tout serait accompli. Ainsi, le père Paturot serait prévenu trop tard pour empêcher le sacrifice, assez tôt pour nous faire rendre les derniers devoirs. Il faut vous dire que j’avais évité de parler à la fleuriste de ce cher oncle, de peur qu’elle ne conspirât avec lui pour vaincre mes répugnances au sujet de la bonneterie. Quand la lettre fut écrite, Malvina la prit et se chargea d’aller la jeter dans la boîte voisine. En même temps elle devait exécuter quelques commissions et régler nos petites affaires au dehors. Elle sortit.

J’étais donc arrivé à l'heure solennelle ; je l'envisageai sans crainte comme sans affectation. Depuis trois mois, je m’étais habitué à cette pensée ; elle m’accompagnait partout. Resté seul, je relus une partie de mes poésies, et j’y découvris une foule de beautés nouvelles. Il me semblait que mon lyrisme avait été méconnu, et que, pour être compris, les trésors répandus dans ces recueils avaient besoin de la consécration de la tombe. Cette revue rétrospective m’absorba assez vivement pour me faire oublier les heures, et c’est à peine si je m’aperçus que Malvina prolongeait son absence. Enfin, elle rentra avec tous les ustensiles nécessaires à l’accomplissement de nos desseins : du charbon, un réchaud, du papier pour murer les ouvertures par lesquelles l’air pouvait s’introduire. Rien n’avait été omis ; le dernier approvisionnement était complet. Malvina couronnait la scène par un air solennel approprié à la circonstance. Nous nous trouvions dans toutes les conditions du drame. Ce spectacle m’exalta.

« Mon amie, lui dis-je, ce n’est pas tout : avant de se séparer du monde, on lui doit un adieu. C’est de la plus stricte politesse. Voici une table, du papier et de l’encre : écris un mot â la société ; moi, poète, je vais lui laisser le chant du cygne.
— Connu, répliqua-t-elle ; il faut que l'autorité soit prévenue, comme dans Mon Voisin Raymond, de Paul de Kock.

Et elle écrivit :

a mosieur Le comisaire de polise du
quartier
quon naquse personne de ma mor
je meur avec gerome volonterement
la vie et un deser nous alon cherché
mieux que cela votre servante

Malvina

Pendant qu’elle se livrait à son style naïf, je demandais à l’inspiration un dernier chant, jaloux de laisser un lumineux sillon que les journaux du lendemain pussent reproduire dans leurs colonnes. Voici mes stances :

Au banquet du pouvoir infortuné convive.
Je m'assis et m’y consolai ;
Mais quand on me traita d'une façon trop vive,
Tranquillement je m’en allai.

Je vais donc terminer cette rude existence
Avec la femme qui l’orna ;
Je vais, en écrivant une dernière stance,
M’immoler avec Malvina.

Adieu, Max et Valmont ! Je pardonne à Flouchippe ;
Je plains, j’excuse Saint-Ernest ;
Je m'éteins dans la ville où règne Louis-Philippe,
La nuit, par un très-gros vent d’est.

Magistrats, de ma mort qu'on n’accuse personne,
Je m’en vais volontairement :
Le vrai sage, ici-bas, lorsque son heure sonne,
Sait filer insensiblement.

J'abandonne ce monde, insidieuse attrape,
Sans courroux, comme sans regret ;
Mais pour m’indemniser, je renaîtrai satrape
Par le procédé de Biret.

Oui, puisque évidemment la vie est une ronde,
Une gigue, une cachucha,
Partons sans plus tarder ; si le ciel me seconde,
Peut-être reviendrai-je en Shah.

Mollement étendu sous un dais de lentisques.
Alors je verrai, près de moi.
Voltiger sans corset trente-deux odalisques
Palpitantes d’un doux émoi.

Revivre Oriental ! Dieu ! l'excellente aubaine !
Fumer du tabac des plus sains.
Avoir la beauté blanche et la beauté d’ébène,
Tout près de soi sur des coussins !

Allons, mon corps, allons ; d’où vient que l'on diffère ?
Filons pas plus tard qu’aujourd'hui,
Mourir, c'est rajeunir ; mourir, c'est se refaire
Dans un plus agréable étui.

Quand j’eus écrit cette dernière strophe, je me levai rayonnant ; l'enthousiasme illuminait mon visage.

— Au moins, m’écriai-je, l’univers saura ce que je valais. Malvina, donne-moi la main ; que la mort ne nous désunisse pas.

Le réchaud était allumé, l’air se raréfiait ; nous nous disposâmes de la manière la plus convenable et la plus commode pour bien mourir.


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