Corpus Le Prince philosophe

1-1 Le crime de la reine de Siam

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Première partie

Le roi de SiamOn apprendra plus loin qu'il se nomme Amadan. « Siam » ou le « royaume de Siam » est l’ancien nom de l’actuelle Thaïlande. eut deux femmesLe conte ne dira rien de la première femme, mère du prince philosophe Almoladin et de Géroïde. . La première donna le jour au prince Almoladin, et à la princesse Géroïde : de la seconde naquit la princesse Zelmire.

Ce monarque fut regardé par son peuple comme le modèle de la vertu et de la sagesse. Lui-même fut le premier précepteur de son fils. On peut croire qu’avec un aussi bon instituteur ce prince devint un grand homme ; mais plus philosophe que roi, l’ambition de dépouiller ses égaux et d’anticiper sur leurs droits, ni le pouvoir suprême qu’il eut sur ses sujets, ne corrompirent point ses mœurs. Simple et sage dans toute sa conduite, il ne fut maître que pour adoucir les lois ; jamais royaume ne fut mieux gouverné, et jamais peuple ne fut plus soumis que le sien.

À l’âge de seize ans, il se vit expatrié et forcé de fuir le plus grand des rois, et le meilleur des pères, par la cruauté de sa belle-mèreLa deuxième reine ne sera jamais désignée par un nom propre. Elle est appelée la reine de Siam, la belle-mère d'Almoladin ou la mère de Zelmire.. Cette reine barbare avait projeté sa perte, ainsi que celle de la princesse Géroïde. Elle sut abuser de l’ascendant qu’elle avait sur le cœur du roi ; elle masqua sa haine par les dehors les plus séduisants, et vint enfin à bout d’exécuter les projets atroces qu’elle nourrissait depuis longtemps dans son âme contre ces deux victimes.

Tourmentée par la jalousie de voir que le roi partageait également ses caressesSes caresses : son affection. entre ses trois enfants, et par la difficulté que cette tendresse, exempte de prédilection, apportait à la réussite des desseins que lui avait suggérés l’ambition qui s’était emparée de son âme, elle tomba dans une mélancolie et dans un état de langueur qui firent craindre pour ses jours. Le roi, alarmé de sa situation, chercha vainement à en découvrir la cause. Il fit appeler les médecins les plus instruits de son royaume ; aucun ne put prononcer sur sa maladie : cependant plusieurs opinèrent pour la grossesse ; la reine, intéressée à cacher ses horribles desseins, adopta elle-même cette opinion, et l’événement terrible ne confirma que trop qu’elle ne se trompait pas : en cette considération, elle demanda au roi la permission d’aller passer quelque temps dans un château situé à l’extrémité d’une presqu’île. Elle voulut encore obtenir de lui d’emmener ses trois enfants, qui, disait-elle, lui tiendraient lieu de sa présence, dissiperaient ses ennuis, et contribueraient, par leur société, au prompt établissementAu prompt établissement : au prompt rétablissement. que devait lui procurer l’air de la mer. Amadan consentit à laisser partir les deux princesses avec son épouse, mais il ne put se déterminer à lui abandonner son fils ; il représenta à la reineIl représenta à la reine : il fit comprendre à la reine. que ce voyage dérangerait le jeune prince de ses exercices, et lui ferait perdre des instants précieux à son éducation.

La reine, dans ses courtisans, fit choix de ceux qu’elle croyait propres à servir sa fureur : Zama était son confident favori, ZeroèsDans l'édition originale, ce nom est une première fois orthographié Siroès puis deux fois Zéroès. était épouse de Zama. Ce couple, bien fait pour être l’instrument de ses attentats, fut du voyage. Elle prit congé du roi et de toute sa cour, emmenant fort peu de monde. Les deux princesses furent mises dans son char.

Ce qui augmentait sa haine pour Géroïde, était de voir la tendresse que sa fille Zelmire avait pour elle. Ces deux sœurs, n’écoutant que la voix de la nature, se comblaient réciproquement des plus tendres caresses dans tout le voyage.

Quelques jours après leur arrivée dans le lieu que la reine avait choisi pour servir de théâtre à ses complots, elle tâcha de corrompre le cœur de sa fille, en lui assurant que Géroïde n’avait point du tout d’amitié pour elle, que, si le roi venait à mourir, elle serait la première à conseiller au prince, son frère, de la chasser de la cour, ainsi que sa mère. Non, maman, lui répondit Zelmire ; rassurez-vous sur les sentiments de Géroïde : ce qui me fait de la peine pour elle, c’est de voir que vous ne l’aimez pas autant que moi. Je voudrais connaître les méchants qui l’ont noircie dans votre esprit, et je les forcerais à me prouver quels sont ses griefsSes griefs envers vous : ses torts envers vous. envers vous. La reine, ne pouvant détruire cet amour qui unissait les deux sœurs, n’alla pas plus avant avec sa fille ; mais elle dévoila à ses deux confidents la haine invincible qu’elle avait pour Géroïde et le prince, et leur promit de les bien récompenser, s’ils pouvaient lui procurer un moyen sûr et caché pour s’en débarrasser. Ces deux traîtres ne répondirent que trop à sa rage : les laisser vivre, disaient-ils, dans quelques parties de la terre où ils seraient inconnus, ils pourraient quelque jour secouer le joug de l’esclavageSecouer le joug de l'esclavage : se libérer., et vous punir de leur avoir laissé la vie ! Il n’y a que la mort qui puisse vous en délivrer : oui, grande reine, si vous approuvez notre zèle, Zeroès et moi, nous vous servirons au gré de vos souhaits.

C’est ainsi que ces deux monstres s’exprimaient ; et, à ce discours sanguinaire, cette femme cruelle éprouvait dans son cœur une douce jouissance : de quelle invention vous servirez-vous, leur dit-elle, pour qu’on ne puisse pas m’attribuer leur mort ? J’ai déjà songé au poison, mais je crains ses effets bizarres, et qui trop souvent trahissent leur auteur. Zeroès proposa de jeter la princesse dans la mer, afin qu’on pût faire croire au roi qu’elle y était tombée d’elle-même, ayant voulu monter sur le haut d’un rocher. Elle ajouta qu’il fallait pour cela engager dans une partie de promenade les deux princesses du côté de la mer, qu’elle-même mènerait Géroïde au bord du précipice, et qu’elle mettrait tant d’adresse à l’y faire tomber, que la princesse Zelmire et ceux qui seraient témoins de cet accident lui soupçonneraient plutôt l’intention de la retenir que celle de la précipiter dans les flots.

La reine, enchantée du plan de ce projet, était impatiente de le faire exécuter. Elle choisit pour cela un jour que le ciel était serein. Le calme de la mer, le chant des oiseaux, la fraîcheur, tout invitait à la promenade. La reine monta dans un char traîné par des esclaves. Elle y fit asseoir à ses côtés les deux princesses et ses deux coupables confidents. Les officiers de sa suite étaient à pied, et la musique accompagnait l’escorte. La gaîté perfide des criminels et la joie innocente des victimes éclataient dans leurs yeux. Après avoir fait des stations dans tous les lieux les plus agréables de l’île, visité les pavillons et les bosquets, Zeroès donna l’idée aux princesses d’aller voir le rocher. Elles demandèrent la permission à la reine qui ne voulut pas les quitter. La face du rocher, qui dominait sur l’île, formait une plate-forme, et l’on y montait par un escalier dont les marches de marbre étaient soutenues par des colonnes à perte de vue. Toute la suite accompagna la reine, qui fut portée par les officiers jusqu’au sommet, ainsi que les princesses. Géroïde seconda bien leurs desseins. Elle courut la première au bord du rocher, d’où elle contemplait l’immensité de l’océan. Comme elle n’avait pas encore joui de ce tableau imposant et varié qu’offre une mer tranquille, où l’on voit se jouer une infinité de poissons, dont les rayons du soleil font briller les écailles comme les diamants ; tous ces objets formaient à ses yeux un spectacle enchanteur. Elle s’écria : Que la nature est belle ! Que son auteur est parfait ! Tous ces animaux vivent par sa providence ! Son exclamation fut écoutée du ciel, qui, dans ce moment, veillait sans doute à sa conservation. À peine elle finissait ces paroles, que la cruelle confidente, qui l’avait suivie de près, la poussa dans la mer, et, feignant d’avoir voulu la retenir par ses vêtements, se laissa tomber comme une personne évanouie de douleur de n’avoir pu parer à un si funeste accident. Zelmire, qui vit sa sœur sur les flots, s’élança avec la rapidité de l’éclair en bas du rocher. Elle tomba sur les ronces et sur les pierres. La reine ne put contenir sa fureur, et son désespoir de voir sa fille étendue sans mouvement, tandis que Géroïde, au contraire, était tombée sur un débris de vaisseau qui la transportait au gré des vents. Il semblait que quelque dieu, touché de son sort, la soutenait sur les flots. La reine faisait des imprécationsImprécations : invectives et malédictions. affreuses contre elle ; et l’on fit descendre des esclaves pour aller chercher la princesse Zelmire, qu’on rapporta toute brisée, quoiqu’elle fût encore en vie. Quelques esclaves voulurent s’élancer à la mer pour sauver Géroïde ; mais la reine le leur défendit, sous peine de mort. Dieu, qui punit les crimes et venge l’innocence, prit la jeune princesse sous sa sauvegarde, et l’on verra par la suite le sort qu’il lui destinait.

Revenons à cette mégère que l’enfer avait vomie pour faire frémir la nature. Elle voit sa fille victime de son crime ; cette vue aurait dû lui faire sentir le remords et reconnaître un Dieu vengeur ; mais son cœur féroce, loin de se rendre à l’humanité, ne fit que s’irriter davantage contre Géroïde, et sa fureur ne fit qu’ajouter à la résolution qu’elle avait prise de se défaire d’Almoladin, frère de cette princesse.

Zelmire ouvrit les yeux, et, les jetant sur sa mère, elle les détourna aussitôt en marquant un air d’indignation. Elle faisait des signes vers la mer, comme pour demander si on avait sauvé sa sœur. La barbare confidente lui dit que oui, étant persuadée que cette ruse pourrait apporter quelque consolation à la princesse. En effet, il sembla qu’elle reprenait des forces pour mieux sentir ce prétendu bonheur : on crut même, pendant quelques instants, qu’elle pourrait se rétablir ; mais à peine eut-elle prononcé ces paroles : « Grand Dieu ! je meurs contente, puisque ma sœur n’a pas péri », que le ciel, touché de ses souffrances, termina ses jours entre les bras de la reine qui maudissait le sort. Elle ramena, dans son char, le corps de cette infortunée victime de son animosité pour les enfants du roi. Elle était inconsolable ; les forêts retentissaient de ses cris ; les échos répétaient ses affreuses imprécations ; et l’on assure que les éclairs et le tonnerre l’accompagnèrent jusqu’au château, tandis que l’on voyait du côté de la mer le plus beau ciel. L’orage et la tempête ne suivaient que le crime, la grêle ne tombait que sur les coupables.

Arrivée dans son palais, elle ne fut occupée toute la nuit avec ses confidents qu’à méditer la tournure qu’ils donneraient à cet événement : ils chargèrent Géroïde de leur crime. La reine écrivit à Amadan que sa coupable fille avait entraîné Zelmire au bord du rocher, et qu’elle l’avait poussée avec tant de violence pour l’en précipiter, qu’elle-même avait été punie de son forfait, en tombant dans la mer. Pour donner plus de vraisemblance à son imposture, elle feignit, aux yeux de ses sujets, de pleurer cette princesse infortunée, en leur assurant qu’elle avait toujours partagé son amitié entre elle et sa fille Zelmire, quoiqu’elle sût fort bien que Géroïde avait intérieurement une haine invincible pour elle et sa fille.

Amadan reçut, par un courrier, la nouvelle de ce cruel événement. Il fut quelque temps sans revenir à lui : comment croire tant d’horreurs de la part de Géroïde ? « Quoi ! s’écriait-il, toi, ma fille, qui chérissais ta sœur avec une tendresse exemplaire, tu aurais pu devenir tout à coup si criminelle ? Ton âge, ta candeur n’auraient pu te sauver du crime ? Tu m’aurais trompé si cruellement ? Non… Oh ! Mes filles ! Mes filles ! C’est un accident imprévu qui a causé votre mort. J’étais roi, j’étais heureux : mon peuple partageait mon bonheur, et le ciel ne me laissait rien à désirer, le destin s’est lassé ; il a voulu me faire connaître les vraies peines de la vie ». Après avoir donné tout l’essor à sa douleur, il sut respecter les décrets de la Providence, et sa sagesse lui fit apercevoir que l’homme ne pouvait passer sa vie sans souffrir. Il ordonna de construire un tombeau dans le rocher entre deux collines. Les pierreries les plus précieuses furent employées à ce monument ; il formait un pavillon chinois ; deux tourterellesLes tourterelles représentent un puissant symbole d’amour, car celles-ci vivent en couple jusqu’à leur mort. Ces sculptures représentent donc les deux sœurs et la tendresse qu’elles se portaient. de grosseur ordinaire, taillées chacune d’un seul diamant, ayant les yeux et le bec d’un grenat fin, furent posées sur la pointe du tombeau, comme le symbole de leur amitié. Il ordonna ensuite une pompe funèbre pour déposer dans cette riche enceinte le corps de la princesse Zelmire.


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