Corpus Le Prince philosophe

1-2 Almoladin aux îles Maldives

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La grossesse de la reine augmentait tous les jours. Elle ne quitta l’île qu’après avoir vu sa fille enfermée dans le tombeau élevé par son époux, qui, la voyant de retour, chercha tous les moyens possibles pour détruire les mauvaises impressions qu’elle paraissait conserver contre la mémoire de l’infortunée Géroïde ; mais il eut la douleur de ne pouvoir y réussir. Il était bien éloigné de soupçonner quelle main lui avait porté ce coup affreux, et lui préparait encore un malheur plus funeste.

Cette méchante reine, qui ne perdait pas de vue son projet, non contente d’avoir impunément perdu Géroïde, et d’avoir été l’instrument fatal dont le ciel s’était servi pour causer la mort de sa fille Zelmire, ne craignit point de donner à Amadan les soupçons les plus affreux sur son fils. Elle alla même jusqu’à lui dire qu’un jour il serait son assassin : qu’elle ne voulait plus le voir ; et que le souffrirSouffrir : ici au sens de côtoyer et supporter. davantage à la cour, c’était se rendre complice de tous les crimes dont il devait un jour lui donner le spectacle horrible. Le génie d’Amadan lui fournit un moyen qui pouvait en même temps contenter son épouse, et servir au bien de son fils, c’était de le faire voyager dans les cours étrangères. Il ne parla point de son projet à la reine ; sa discrétion sauva les jours du prince. Ce monstre se flattait qu’elle serait bientôt mère d’un fils, et ne songeait qu’au moyen de se défaire de celui du roi. Elle avait résolu, de concert avec ses confidents, de le faire assassiner quand il irait à la chasse, et d’imputer ce crime à des brigands inconnus. Toutes les mesures étaient prises. Mais le prince, occupé entièrement des préparatifs de son voyage et du plaisir qu’il s’y proposait, ne songeait plus à aller à la chasse. Tout ce qui l’affligeait, c’était de quitter le roi qu’il laissait livré aux intrigues de la reine, dont il connaissait la méchanceté.

Ce prince, n’ayant que vingt ans, avait déjà le jugement sain et éclairé. Il entrevoyait des tracasseries de la part de sa belle-mère, qu’il ne pourrait éviter que par la fuite. Il supplia le roi de hâter son départ, et ce père tendre s’y résolut avec peine. Le père choisit la nuit pour le moment de sa séparation. Le roi donna à son fils les conseils d’un bon père, en lui recommandant la sagesse et la modestie ; l’on verra par la suite que ce prince ne perdit pas de vue les salutaires avis d’Amadan. Il partit incognitoIncognito : sans se faire reconnaître., accompagné de son premier mandarin, homme de poids et d’une profonde érudition. Deux esclaves, quatre chameaux et deux éléphants formaient tout son équipage. Il prit sa route vers les îles Maldives ; après les avoir toutes parcourues, il ne lui arriva rien de remarquable, si ce n’est un événement qui commença à caractériser la philosophie de ce prince et son indifférence pour le trône. Arrivé à la cour du sultan, roi des treize provinces, il trouva la ville au pillage, et le sultan abandonné de ses sujets. Tous les esprits étaient dans une fermentationFermentation : ici agitation fiévreuse. difficile à apaiser. Tous avaient conspiré pour la liberté, et chacun aspirait à régner. Le prince de Siam demanda à parler à l’empereur : on lui dit qu’on le tenait enfermé dans une tour, et qu’il fallait assembler les premiers de l’état pour délibérer si on lui permettrait de le voir. Le peuple, instruit de sa qualité, le choisit pour arbitre, étant déjà fort fatigué de sa liberté, par l’embarras où il était de choisir un roi, vu les différentes prétentions de chacun. Tous voulaient l’être, et on ne pouvait se résoudre à en adopter aucun. Un étranger désintéressé, et le fils d’un roi, leur paraissait arriver à propos pour déterminer leur choix. On lui en fit la proposition ; il y consentit, à condition qu’ils ne murmureraient point, et qu’ils feraient tous serment, au pied de leur divinité, de reconnaître pour souverain celui qu’il allait couronner. On s’assembla dans le temple, on jura, au pied de la statue du dieu du pays, de ne pas révoquer l’arrêt du prince étranger, et de s’y soumettre inviolablement. Un trône fut dressé pour le prince-jugePrince-juge : néologisme créé pour définir Almoladin., on l’y plaça, et son mandarin à côté de lui : Ministre de mon père, lui dit-il, que feriez-vous à ma place ? Un autre plus ambitieux aurait répondu : Je la garderais, Seigneur, puisqu’elle est à votre disposition. Mais ce sage mentor ne rappela au prince que les paroles de son père Amadan. L’on va voir si ses sentiments étaient conformes à la morale du mandarin. Il demanda au peuple quels étaient les griefs dont ils accusaient leur souverain. D’aucun, répondit le plus séditieuxSéditieux : qui pousse à la révolte. ; nous voulions être libres, et notre liberté nous apprend qu’il nous faut un maître. Le prince vit, par ces paroles, que l’homme n’était jamais satisfait : Eh bien, dit-il, puisque vous êtes fatigués d’un roi, et plus encore de votre liberté, puisque vous ne l’avez que depuis trois mois, et que, depuis trois mille ans, vos prédécesseurs ne se sont jamais lassés d’être soumis à leurs princes ; voyez quel fruit vous avez retiré de la révolte et de la sédition. Tout est au pillage. Vous vous disputez les uns et les autres, vous abandonnez votre commerce, on ne s’occupe plus des affaires de l’État ; ce pays, qui n’a jamais été bien florissant, va tomber dans la plus affreuse misère, et ne pourra peut-être jamais s’en tirer. Les paroles du prince frappèrent les plus grands esprits, consternèrent tous les assistants qui se jetèrent à ses pieds, en le conjurant de nommer un roi, et en lui protestant qu’ils ne perdraient jamais de vue ses paroles.

Le prince ordonna qu’on lui amenât le sultan, et qu’on le laissât confondu parmi le peuple. Puis il lui adressa ce discours : Sultan, tu n’es plus qu’un simple particulier ; vois ta puissance effacée, et tes dignités dans la poussière ; vois quel est le fort d’un roi qui ne s’occupe pas sans cesse du bonheur de ses sujets. Ton peuple infidèle t’a détrôné, une tour était ton seul asile ; regarde ce que l’on peut réserver à un tyran, puisque tu ne le fus jamais, et que cependant l’on t’a puni. Souviens-toi que c’est pour n’avoir pas été assez attentif au bien de l’État ; reprends ta liberté comme simple sujet, et nomme celui que tu crois digne de te remplacer. Le sultan instruit que celui qui lui parlait ainsi, était le prince de Siam, lui répliqua : Fils de roi, Amadan ton père fut mon ami, et je n’ai trouvé, dans le temps de mon règne, aucun de mes sujets qui m’ait prouvé autant d’amitié que lui. Tes vertus te font déjà marcher sur les traces de ton père ; je veux que mes concitoyens me respectent encore dans le choix que je vais faire. Ta sagesse inspire la mienne et ma reconnaissance, tu te verras un jour privé de ta couronne par l’inimitié de ta marâtre : règne sur ce peuple et sur moi ; nous ne pouvons pas faire de meilleur choix, en t’adoptant pour notre souverain. Le temple alors retentit des cris d’acclamation et d’allégresse. Le prince descendant du trône, et prenant le sultan par la main, éleva la voix et dit : Peuple ingrat, reconnais ton imprudence : cette générosité doit lui rendre sa couronne, son amitié et votre estime. Tombez à ses genoux, il est encore digne de régner ; soyez juste à son égard ; il vous gouvernera avec une nouvelle tendresse. Chacun applaudit, et demanda pardon au sultan de l’outrage qui lui avait été fait : son peuple jura unanimement de ne lui jamais manquer de respect, et d’effacer, au contraire, par le zèle le plus ardent, la honte de l’infidélité qu’il venait de lui faire éprouver.

Le sultan remonta sur son trône, et promit à son peuple de le chérir et gouverner en père. On célébra des fêtes suivant l’usage du pays, et on dressa une statue en mémoire du prince qui avait remis l’ordre et le calme dans ses états.

Après avoir passé environ un mois dans l’île au milieu des fêtes et des plaisirs, Almoladin prit congé du sultan et de sa cour, qui ne voulurent point le laisser partir sans lui donner des témoignages de leur gratitude. On lui fit présent d’un casque et d’un bouclier d’écaille de tortue transparente de plusieurs couleurs, et doublés d’une feuille d’or. Le casque était garni en dedans d’une gaze en argent, brodée en pierreries les plus précieuses qui formaient le bourrelet. Le croissant était taillé d’un seul diamant, ainsi que le bouton qui soutenait trois plumes d’une beauté sans pareille. Le bouclier était à peu près de cette richesse. Il reçut aussi un damasDamas : sabre dont la lame est en damas, métal dont les teintes différentes dessinent des motifs variés., dont la poignée était des plus rares, et dont la lame était d’un or aussi bien poli que l’acier le plus fin. C’était ce que le sultan avait de plus précieux.

Le prince de Siam avait d’abord refusé ces présents, sous prétexte qu’un voyageur ne pouvait jouir d’effets aussi magnifiques ; mais le sultan ayant insisté, et lui ayant témoigné que ne pas les accepter, c’était l’humilier, il se rendit à ses sollicitations. Il fut ordonné aux mandarinsMandarin: haut fonctionnaire lettré en Chine et dans les royaumes voisins. et à tous les esclaves d’être sur pied, pour escorter le prince jusqu’au lieu de son embarquement. Le peuple et les grands se joignirent à cette escorte. Le sultan et le prince montèrent dans un char superbe, traîné par douze éléphants blancs. La musique et les cris d’allégresse les accompagnèrent jusqu’au vaisseau où devait s’embarquer Almoladin, et son mandarin qui ne l’avait pas quitté d’un instant. L’air retentissait de chants à sa louange, et analogues à l’heureuse paix qu’il avait rétablie dans leur royaume. Le sultan fit mille caresses à son bienfaiteur, avant de s’en séparer ; et toute l’escorte resta sur le rivage, jusqu’à ce qu’on l’eût perdu de vue. Laissons ce prince continuer son voyage, et réfléchir philosophiquement, avec son mandarin, sur ce qu’ils venaient de voir, et revenons à Siam, suivre ce que la justice du ciel réserve à cette reine cruelle.


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