Corpus Le Prince philosophe

1-3 Le châtiment de la reine de Siam

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Le roi n’avait pas quitté son appartement pendant trois jours. La douleur d’avoir perdu son fils, lui rendait importune la présence de ceux qui voulaient lui faire leur cour. Il s’était vu, tout à coup, privé de ses trois enfants, de tout ce qu’il avait de plus cher au monde. Son cœur paternel était plongé dans le plus profond chagrin. La reine s’était fait annoncer plusieurs fois ; mais Amadan avait toujours refusé de la voir. Elle voulut absolument lui parler. En l’abordant, elle lui demanda le sujet de sa retraite et de son afflictionAffliction : peine profonde. : Votre haine pour Géroïde, lui répondit Amadan, a causé la perte de mes deux filles ; c’est encore par elle, que j’ai été obligé de sacrifier mon fils, en l’éloignant de moi, pour le soustraire à vos regards, sous le spécieux prétexte qu’il conspirerait un jour votre perte. Vous m’avez rendu le plus malheureux des hommes. La barbare sourit en entendant ces paroles ; mais elle craignait le retour du prince. Elle voulait sa mort, et non son éloignement. Elle s’empressa de demander au roi le lieu de son exil. Amadan lui répondit que le prince n’avait point d’endroit fixe, qu’il lui avait permis de voyager dans tout l’univers, qu’il l’avait seulement recommandé à plusieurs monarques, et que, dans tous les états, on lui fournirait les fonds nécessaires à sa dépense. La reine ne put contenir sa fureur et ses regrets d’avoir manqué son coup. Elle fit les plus vifs reproches au roi : Vous conspirez, lui dit-elle, de concert avec votre mauvais fils ; vous avez juré ma perte, tous les deux ensemble ; et, si vous ne faites revenir le prince, je vais vous soupçonner du plus noir attentat contre moi. Le roi, qui aimait avec idolâtrie son épouse, lui promit de la satisfaire, quoiqu’il ne fût pas sûr de la route que son fils avait prise. Dans le moment de son départ, il était si troublé que, faisant voyager son fils indistinctement partout, il avait oublié de fixer sa marche ; mais il envoya des courriers dans les états voisins. Il s’écoula près de trois mois, avant qu’on eût appris qu’il avait quitté les îles Maldives. La grossesse de la reine touchait à son dernier terme ; sa rage augmentait ses souffrances. Le roi, pour la consoler, lui dit que le prince arriverait bientôt. Il se flattait d’ailleurs que la reine se calmerait, par le spectacle attendrissant de l’enfant qu’elle allait mettre au jour ; moment où la nature exerce tout son empire, même sur le cœur le plus féroce.

Roi vertueux, quel est ton sort ? Que ton attente sera cruellement trompée !

Les souffrances de la reine devenaient si aiguës et si fortes, que l’on fit assembler ce qu’il y avait de plus expert parmi les gens de l’art, pour les consulter sur son état. Elle passa près de dix jours dans des tourments continuels. On proposait plusieurs opinions, et l’on n’osait rien décider. Il fallut, enfin, avoir recours à des moyens violents, puisque la nature ne faisait rien pour elle. Elle touchait à son dernier moment, quand le roi ordonna qu’on la délivrât. Tous les ferrementsFerrements : outils en fer. ne purent arracher le monstre qu’elle portait dans son sein. On ne put l’ôter que jusqu’à la ceinture. Il n’avait pas forme humaine. C’était une figure effroyable. Il n’avait point d’yeux ni de nez, seulement une espèce de bouche, qui ressemblait au mufle d’un lion. Son corps était privé de bras, et couvert d’une écaille, dont la surface était garnie de pointes aiguës. On dit que ses cheveux étaient autant de serpents, dont les sifflements effrayèrent toute l’assemblée. Ce monstre vomissait une écume, qui infectait les assistants. Le roi, frappé de ce phénomène, se dévoua aux dieux, et ordonna des sacrifices. La reine, voyant le prodige affreux par lequel la vengeance céleste se manifestait sur elle, avoua son crime, déclara ses complices, et mourut en disant ces paroles de Sémiramis :

Il est donc des forfaits, Que le courroux des dieux ne pardonne jamaisVers célèbres du dénouement de la tragédie Sémiramis de Voltaire : la reine Sémiramis, coupable d'avoir fait mourir son époux, meurt en se repentant (Acte V, scène VIII, v. 1665-1666).

Le monstre, qui sortait de son sein, perdit la vie avec elle. Le roi, désolé et frappé de ces dernières paroles, fit arrêter sur-le-champ les deux complices, qui furent enchaînés et livrés à la fureur du peuple. On les condamna à subir la loi du talionLa loi du talion consiste en la réciprocité du crime et de la peine.. Il fut ordonné qu’on les conduirait au sommet du rocher, et qu’on les jetterait ensemble, de manière à ne point tomber dans la mer, où ils rencontreraient une mort trop prompte pour leurs forfaits. On prit si bien les dimensions, que leur sang resta imprimé sur toutes les pierres, contre lesquelles ils allèrent se heurter dans leur chute. Déchirés en pièces, mais encore vivants, on les garda à vue, et on les vit souffrir pendant trois jours, sans leur porter le moindre soulagement. Abandonnons ce récit effroyable, et suivons le prince à GolcondeGolconde : ancienne ville située dans l'actuelle Inde., où il va être témoin d’une aventure plus agréable que celle qui vient de se passer à Siam.


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