Corpus Le Prince philosophe

1-4 Almoladin à Golconde (1) : le singe

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Dans le royaume de Golconde, les beaux-arts fleurissent comme en France. Les singesLes singes de Golconde semblent d'abord une allégorie des comédiens, mais ils ont de plus en plus de caractéristiques qui les rapprochent des écrivains. y sont fort à la mode. C’est un animal que l’on instruit dans ce pays, et qui imite parfaitement. Quelquefois même, il est créateur, et c’est ce qui excite la jalousie de tous ses confrères. Il y avait un directeur de ce genre de spectacle, qui en avait un si aimable et si spirituelSpirituel : qui a de l’esprit, intelligent. que tout le public ne voulait voir que lui. Il faisait faire fortune à la bande joyeuseLa bande joyeuse : la troupe de comédiens.. La mode, dans ce pays, est que chaque particulier ait un singe, lequel imite son maître, à s’y méprendre, suivant son caractère et son amabilité. C’est encore la mode, parmi les beaux esprits, d’envoyer leurs singes sur le théâtre public, pour être reçus aux jeux et aux fêtes qui se donnent, suivant leur mérite ; s’il n’a pas de talents, ou de protecteurs, on ne le met pas même à l’essai. Cela produit de grandes disputes. Les uns se plaignent des autres. L’intérêt du singe favorisé devient une affaire grave. La jalousie fermente : on conspire contre lui, et souvent sans savoir pourquoi. Le prince arrivait au port, quand une affaire des plus plaisantes venait de se passer dans la ville, à la salle de spectacle. Il débarque et se fait conduire au gouvernement. Arrivé sur une des plus belles places de cette superbe ville, tout à coup il se voit arrêté par la foule qui lui fermait le passage. La populace l’étourdissait par ses cris. Bientôt, il se fit un grand espace, à cause d’une troupe de chiens qui aboyaient autour d’un singe, que l’on menait enchaîné. La bande joyeuse le suivait par-derrière, en versant des larmes sur son sort. Le prince, étonné de ce cortège et de l’adresse du singe, qui donnait des coups de patteDans le cadre de cette allégorie, donner des coups de pattes peut signifier attaquer par ses paroles ou ses écrits., fort élégamment, aux doguesDogues : type de chiens de garde. qui aboyaient après lui, sans se laisser mordre par aucun, demanda pourquoi ce singe était enchaîné, et ces gens ainsi affligés ? Un des plus sages de la foule répondit au prince qu’il ignorait la faute du malheureux singe, poursuivi par cette meute acharnée ; mais qu’on ne l’emmenait pas moins en prison chez des ermitesErmites : religieux retirés dans un lieu désert., qui apprennent le devoir de la société à ceux qui ne le savent pas. Le prince, ne pouvant revenir de sa surprise, voulut en savoir le motif ; et, s’adressant au directeur, il lui dit : Monsieur, puis-je vous demander la cause de votre malheur, puisque vous versez des larmes ? Hélas ! lui répondit le directeur, quel est l’homme qui peut se flatter de n’en pas verser, et de n’en point faire répandre ? Actuellement les hommes se dévorent, les loups se mangent, et les singes se déchirent. Vous voyez celui qu’on mène enchaîné, c’est bien le plus aimable, le plus spirituel de tous les singes : mais l’envie aux doigts crochus vient de le pincer par le cou, et de nous ôter notre gagne-pain. Il était si drôle, si plaisant ! Quoiqu’il se fît craindre, on ne l’aimait pas moins. Il ne fallait pas qu’un lourdaud lui marchât sur la patte, il le lui rendait au centuple, mais avec une dextérité qui mettait de son côté tout l’avantage. Il n’y a pas de si bon cheval qui ne bronche. On lui a tendu un piège, et il a donné dedans, comme un benêtBenêt : homme niais.. Un jour qu’on l’avait affiché dans toute la ville, il s’avisa de chercher des insectes dans la tête d’un vieux gredin de singeChercher des insectes dans la tête d'un vieux gredin de singe est une expression qui au sens figuré signifie importuner quelqu'un pour des détails. C'est encore un reproche qu'Olympe de Gouges fait aux écrivains qui se critiquent les uns et les autres., aussi rampant que flatteurAussi rampant que flatteur : le mauvais écrivain s'abaisse servilement et il flatte les puissants., lequel venait de lancer un coup de pied à une pauvre guenon, qui n’avait rien fait que de jouer avec lui de la meilleure grâce du monde. Ce singe, dis-je, vindicatifVindicatif : qui est rancunier, qui cherche la vengeance., voulant donner un coup de griffe au mien, l’appuya sur la draperie de la loge du roi. On noircit ce pauvre animal que vous voyez chargé de chaînes, on lui imputa toutes sortes de malices. Le plus grand monarque et le plus juste fut induit en erreur. Sa bonté, sa clémence furent trompées. Son seul plaisir étant de rendre ses sujets heureux, et s’occupant plus du bien de son État que de la querelle des singes, il a cru faire un acte de justice en faisant mettre le mien chez des ermites. Par ce moyen il adoucit la loi, qui est des plus sévères contre ceux qui manquent à la grandeur suprême ; mais mon singe n’en est pas moins la victime des méchants et des envieux. Qu’a-t-il fait ? Que de plaire en général, que de se défendre vis-à-vis de ceux qui l’ont attaqué ? Et, suivant mon avis, l’agresseur a toujours plus de torts que le défenseur. Hélas ! si notre bon prince n’y met ordre, les plus méchants deviendront les plus forts, et l’on verra bientôt ce pays livré à cette inquisitionInquisition : juridiction de l’Église catholique luttant contre les hérésies. Les écrivains des Lumières en ont fait un symbole des persécutions religieuses. Il s'agit de l'une des rares allusions à un réalité européenne dans le conte., dont on parle tant dans tout l’univers ; mais il faut tout espérer de ses sages lumières.

Le prince de Siam resta d’autant plus surpris de ce discours pathétique, qu’il lui était adressé pour des singes. Il ne pouvait concevoir que leurs différends pussent parvenir jusqu’au pied du trône : il pensait que les souverains ne devaient pas plus s’occuper des querelles des singes que de celles des littérateurs, parce qu’elles n’étaient pas meurtrières ; mais, en philosophe, il se douta qu’il y avait quelque chose de plus extraordinaire qu’un coup de patte donné dans la draperie de la loge qu’il foulait à ses pieds, et qui ne pouvait blesser sa majesté royale. Il laissa aller l’escorte, en se promettant bien de s’informer plus exactement de ce qu’il venait de voir et d’entendre, dès que l’occasion s’en présenterait.

Le roi de Golconde était instruit de l’arrivée du prince dans ses états ; et, quoique ce dernier ne voulait point se faire connaître dans cette cour brillante, il fut obligé de se rendre auprès de sa majesté qui l’avait mandé pour l’instruire que le roi son père venait d’envoyer un courrier pour s’informer s’il était arrivé à GolcondeLe roi de Siam cherche toujours à savoir où est son fils, qui s’est secrètement enfui du royaume..

On attendait le prince depuis quelques jours, et on lui avait préparé des fêtes suivant son rang. Le roi alla au-devant de lui jusqu’à la porte de son palais, et le reçut avec toute l’aménitéAménité : amabilité. d’un grand monarque. Après l’avoir embrassé, il le conduisit dans son appartement, et lui communiqua la lettre de son père qui demandait son retour. Il ne lui cacha point une autre lettre qu’il avait reçue du premier mandarin du roi de Siam, qui le priait de retenir le prince dans sa cour, parce qu’il avait découvert une conspiration de la reine contre lui, et qu’il n’osait révéler à son roi le crime de son épouse, dans la crainte de trop l’affliger. Le prince ne fut point étonné de la conduite de sa belle-mère ; mais, comme il aimait son père, il résolut de retourner à sa cour, dût-il s’exposer à tous les malheurs possibles. Le roi de Golconde s’opposa à ce projet : il lui protesta qu’il n’aurait ni vaisseauxVaisseaux : navires. ni chameaux pour le conduire, et le conjura de rester dans ses états jusqu’à nouvel ordre.

Le prince ne put s’empêcher de se rendre enfin aux vives sollicitations du monarque, qui le présenta à la reine et à toute sa cour. Il y eut un grand festin : les singes les plus habiles jouèrent leur rôle. Ils vinrent tous pour faire leur cour au prince, présentés par les courtisans. Ce cortège lui rappela l’aventure de celui qu’il avait rencontré chargé de chaînes. Il en parla au roi, qui lui dit que ce singe était des plus hardis et des plus malins ; qu’il avait abusé de la liberté qu’on lui avait laissée ; que les bateleursBateleurs : acrobates de foires ou de groupes artistiques itinérants. qui avaient ce singe étaient si glorieux de le posséder et de le montrer en public, qu’ils en étaient devenus d’une impertinence insoutenable ; qu’ils avaient gagné un argent immense par l’adresse de ce singe, que le public le voyait cent fois de suite sans se lasser ; enfin qu’il voulait extirper le mauvais goût de son royaume, en encourageant les belles-lettres, et en chassant ces mauvais bateleurs. Le prince ne put s’empêcher d’applaudir au projet du roi ; mais, en même temps, il demanda la grâce du singe, en lui représentant que le meilleur de tous les rois était souvent le plus trompé ; qu’il ne fallait pas toujours s’en rapporter aux apparences, et qu’il croyait que ce singe n’était pas aussi coupable qu’on le lui avait fait paraître : les plus sages de la cour appuyèrent le discours du prince. Le roi, enchanté d’avoir un motif de faire grâce au singe, lui rendit sur-le-champ la liberté. Il ne vit point sans peine qu’on avait surpris sa bonne foi. Le singe sortit de sa prison, comblé de présents du roi ; mais il resta triste, rêveur : ce qui affligea beaucoup ses partisans. Les peines de la vie influent toujours sur l’esprit ; et aucun animal n’en est exempt, chacun dans son instinct. Le mal est bientôt fait, mais il n’est pas si tôt réparé. Le singe qui, avant cette catastrophe, était impérieux et vindicatif, qui faisait trembler tous ses semblables, et qu’on n’osait aborder, tomba dans la pusillanimitéPusillanimité : caractère d’une personne timide, manquant de courage. : une petite guenon le mène par le nez, car les singes ont leurs faiblesses comme les hommes.


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