Corpus Le Prince philosophe

1-5 Almoladin à Golconde (2) : les femmes de la cour

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Le prince se regardait déjà comme fort heureux dans ses premiers voyages. Il avait remis un sultan sur le trôneAux îles Maldives, Almoladin a rétabli le sultan déchu. , et il avait délivré un singe. Il se disait : Tout est soumis à la nature ; on ne peut fuir sa destinée. Ces réflexions le jetaient dans une rêverie, dont il ne se doutait pas lui-même ; mais les femmes de la cour, qui n’avaient pas levé les yeux de dessus lui, s’en aperçurent et en instruisirent le roi.

Almoladin songeait à rejoindre son père, mais les regards de la reine de Golconde troublaient son esprit. Son mandarin, qui était toujours à ses côtés, lui dit : Prince, on vous observe ; songez que vous n’êtes pas à la cour de Siam, et que vous devez rendre les égards que l’on a pour vous. Le prince revint à lui comme d’un assoupissement, il fit des excuses avec tant de grâce et de simplicité, que toutes les femmes désiraient de faire sa conquête ; d’ailleurs, il était si beau, son air si noble, qu’on l’aurait pris pour un dieu sous la forme d’un mortel. La moitié de la nuit se passa dans les jeux et la danse. Le lendemain, on alla à la chasse, ce qui est une grande fête à la cour de Golconde. Ce grand conquérant, contemporain du plus grand des monarquesIci, l’expression « le plus grand des monarques » semble renvoyer au roi de Siam. Une autre occurrence dans le texte désigne le roi de Golconde. Ces deux rois sont présentés comme des modèles de monarque. , est partout magnifique, noble et généreux ; il aime les gens d’esprit, et soutient les arts : la pompeLa pompe : l'éclat, la magnificence. et la richesseLe royaume de Golconde était connu pour ses diamants. Il est le pays de la richesse par excellence. le suivent jusque dans ses récréations, et cela sans obérerObérer : accabler de dettes. son peuple ; il prodigue, au contraire, ses trésors, pour que ses sujets en soient plus heureux. La chasse est son plus grand plaisir, il n’y va jamais sans être accompagné de quatre mille personnes. Le prince, quoique né simple, et élevé sans ce faste imposant, ne put s’empêcher d’admirer et de goûter cette magnificence ; deux mois se passèrent ainsi dans de nouveaux plaisirs, chaque jour offrait aux regards du prince de nouvelles fêtes : il commençait cependant à s’en fatiguer, lorsqu’une lettre de son père vint le tirer de cette mollesse qui ne lui convenait point ; en appréciant la fausseté des courtisans, les injustices des mandarins, et en voyant l’affluence des jolies femmes, tout lui faisait craindre une cour trop somptueuse.

Le roi de Siam lui faisait part de l’affreux événement qui venait d’arriver à sa courL’affreux évènement mentionné ici est l’accouchement d’un monstre par la reine de Siam., il lui mandait que, quoiqu’il ne soupirât qu’après l’instant de le revoir, il était fort aise qu’il s’instruisît, et ne perdît point le fruit de son voyage ; il lui conseillait de parcourir toute la Chine, et de venir ensuite consoler sa vieillesse. Cette nouvelle l’affligea : il regrettait même, par tendresse pour son père, d’avoir craint la fureur de sa marâtre, au point de l’abandonner ; il fit part de cette lettre à son mandarin, il la communiqua même au roi de Golconde, en lui demandant la permission de partir incognito. Le roi lui répondit : Je vous le permets, si vous le pouvez ; mais vous avez fait trop de sensations dans ma cour, pour que les dames, surtout, n’aient pas les yeux sur vous. Le prince répondit fort bien à cette galanterie, et il assura le roi qu’il allait voir toutes ces dames pour la dernière fois, sans le prévenir sur son départ ; que, de cette façon, elles ne pourraient l’accuser d’impolitesse, et qu’il tâcherait de profiter de l’avis que sa majesté venait de lui donner. Le roi se douta de son stratagème, et fit avertir toutes les dames ; aucune ne se trouva chez elle, et il se fit inscrire chez toutes ; il prit congé du roi après l’avoir instruit de sa marche, et fixa son départ pour la nuit suivante. Il partit, en effet, avec son mandarin et ses gens ; il était deux heures du matin : quel fut son étonnement, lorsque deux esclaves vinrent l’arrêter de la part d’une personne de la cour ! Le prince crut que c’était le roi qui lui jouait ce tour, il ne suivit pas moins les deux esclaves ; mais, comme son mandarin ne le quittait pas, ils dirent au prince que ce n’était point à son ministreMinistre : au sens de serviteur, désigne le mandarin. Il faut comprendre que le commanditaire des deux esclaves ne veut s’entretenir qu’avec Almoladin. que cette personne avait affaire. Almoladin ordonna donc à son mandarin de l’attendre, et se laissa conduire seul par les deux esclaves qui lui firent traverser tout le palais, il arriva enfin dans un appartement galamment meublé, d’où on le fit passer dans un boudoirBoudoir : petit salon élégant réservé à une dame et à ses intimes. somptueux : il n’y vit personne, mais il se douta bien qu’il était en bonne fortune, et qu’il n’avait à craindre, dans ce charmant réduit, que le pouvoir de deux beaux yeux.

Le prince n’avait que vingt ans, et toute sa sagesse et sa philosophie ne le mettaient pas à l’abri des sensations de l’amour ; mais il partait… Que pouvait-on attendre de lui ? … Il faisait ces réflexions quand une vieille femme de la cour se présenta à lui, il se rassura en la voyant ; mais la duègneDuègne : chaperonne, personne qui accompagne une jeune femme et veille à son respect des convenances. l’intimida bientôt par ses discours : Prince, lui dit-elle, avez-vous cru passer deux mois à la cour de Golconde, sans faire aucune sensation sur le cœur des dames ; et vous-même n’avez-vous rien senti pour aucune ? Pardonnez-moi, lui répondit le prince ; beaucoup d’admiration et de respect. Vous pourriez vous dispenser du dernier sentiment, lui dit alors la vieille, et sachez qu’une puissante dame brûle pour vous du plus tendre amour. À ces mots, le prince frémit, il se rappela les regards de la reine au moment de son arrivée, et toutes les attentions qu’elle avait eues depuis pour lui ; mais il ne pouvait croire qu’une tête couronnée se portât à une démarche de cette espèce. Il faut, prince, continua la vieille, que vous répondiez aux désirs de la femme que vous avez si fort intéressée. Almoladin ne vit point d’autre parti que celui de persuader à la duègne que s’il n’avait pas prévenu la dame qui s’intéressait si fortement à lui, il n’en brûlait pas moins secrètement, qu’il allait faire un petit voyage indispensable, et qu’il espérait revenir passer six mois à la cour de Golconde. La reine qu’on avait cachée derrière une draperie de croiséeUne draperie de croisée : un rideau à la fenêtre., n’avait pas perdu un mot de cette conversation, elle parut alors couverte d’un voile qui laissait assez entrevoir une figure céleste. Le prince ne renonçait pas sans peine à tant d’appas ; mais, c’était l’épouse de son ami, d’un roi qui l’avait reçu avec tant d’affection et de magnificence. Malgré les charmes de la reine, il ne put se résoudre à violer les droits de l’hospitalité, il lui dit les choses les plus agréables, et la conduisit insensiblement à une conversation de la plus pure philosophie, qui ne satisfit pas d’abord la reine, mais qui finit par lui faire plaisir. La douceur et l’éloquence avec lesquelles s’exprimait le fils du roi de Siam, lui firent une si forte impression que ses transportsSes transports : sa vive émotion. se calmèrent. — Quoi ! lui disait ce prince, un moment de plaisir peut-il vous faire renoncer à tout ce que vous vous devez : ceux que vous mettez dans vos intérêts peuvent vous trahir, puisqu’ils sont capables de servir vos faiblesses ; alors envisagez les maux que vous aurait occasionnés un instant d’oubli de vos devoirs. La reine ne put s’empêcher d’avouer au prince qu’elle aurait plutôt péri avec son secret, si sa première dame d’honneur ne l’avait point portée à cette démarche dont elle rougissait à ses pieds, et dont elle lui demandait pardon. Le prince la releva, en la persuadant que lui-même ne voyait pas avec indifférence les bontés qu’elle avait conçues pour lui ; mais que l’homme ne devait souvent acheter le bonheur que par les privations les plus douloureuses, et que celle qu’il éprouvait dans ce moment, était même d’une nature à troubler pour jamais sa tranquillité… Soit que la reine crût que le prince pensait ce qu’il disait dans ce moment, soit que l’amour propre satisfait chez les femmes leur tienne lieu d’amour, elle prit plus de courage, et lui dit, en lui serrant la main, qu’elle ne le retenait plus ; sans doute que le prince aurait été arrêté malgré lui, dans cet adieu, si la reine n’avait disparu aussitôt à ses regards. On le reconduisit au même lieu où il avait été arrêté. Deux heures s’étaient écoulées dans cette entrevue ; le mandarin n’avait point passé son temps aussi agréablement que le prince, et il pestait de bon cœur contre cette aventure, d’autant plus que ce sage mentor ne doutait point que ce ne fût quelque dame de la cour qui eût arrêté Almoladin. Il le vit arriver avec plaisir : il ne lui fit point de questions. Le prince l’aborda seulement avec un sourire, qui lui annonçait ce qui venait de se passer.

Tout était encore dans le plus profond silence dans le palais, et il en profita pour en sortir avec toute sa suite. Quelle fut sa surprise de voir toute la ville éclairée sans rencontrer personne ! Arrivé à la porte de la ville qui lui fut ouverte, il se trouva tout à coup environné par quatre mille personnes avec autant de flambeaux, et cent femmes richement parées, les unes plus belles que les autres ; elles lui dirent : Prince, nous venons vous rendre toutes à la fois la visite que vous nous avez faite à chacune en particulier. Le prince, ravi de cette galanterie, y répondit avec une présence d’esprit et une amabilité peu commune. Toute cette escorte brillante l’accompagna à dix stades de Golconde. On le força de passer le reste de la nuit dans un château du roi. Il y consentit avec plaisir. Ce château magnifique était orné des plus belles peintures, et de tout ce que l’art a de plus recherché. Lorsque les dames eurent procuré au prince tous les différents jeux les plus récréatifs et les plus amusants ; après qu’elles lui eurent prodigué tous les agréments possibles et les plus nouveaux, elles prirent congé de lui, feignant de se retirer dans leurs appartements, et lui dirent : Vous êtes actuellement en notre disposition ; adieu, jusqu’au jour. Le prince, de son côté, alla se reposer quelques heures. La musique, la plus délicieuse, se faisait entendre dans tout le palais. Il s’abandonna aux douceurs du sommeil, flatté par les accords de cette divine harmonie.

Le soleil ayant répandu ses rayons sur la surface de la terre, le chant des oiseaux, les cris des perroquets réveillèrent le prince tout à coup. Son mandarin était déjà prêt : Fils du roi des rois, lui dit-il, ton songe est évanoui, tu n’es plus captif, ta liberté t’est rendue. La cour brillante qui t’a arrêté ici, s’est éclipsée ; elle a craint de te paraître indiscrète en te prodiguant ses plaisirs : tout est calme dans ce palais, il faut le parcourir avant de l’abandonner. Il faut emporter la description de ces lieux enchanteurs. Tout ce que j’en ai vu me paraît superbe. Le prince n’y était entré qu’aux flambeaux ; en jetant les yeux sur une glace qu’il avait vue la veille, il aperçut à la place son portrait de grandeur naturelle, et parfaitement ressemblant ; il crut être dans un palais de féesLe prince se voit transporté dans un univers merveilleux.. Le roi l’avait fait placer de façon que, par un ouvrage mécanique, il paraissait ou disparaissait à volonté. Sa surprise fut au comble lorsqu’ayant tourné la tête pour parler à son mandarin, il vit, en voulant rejeter les yeux sur ce qu’il avait vu, le portrait du roi de Golconde à la place du sien. Le roi était représenté lui offrant une autre miniature sur une boîte travaillée d’un seul diamant. L’esclave, qui était caché derrière et qui faisait mouvoir le mécanisme, avait passé son bras si adroitement, qu’il semblait sortir naturellement de dessous le manteau du roi. Il ne savait comment répondre à cette nouvelle galanterie qui lui paraissait au-dessus d’un mortel ; mais, en réfléchissant à la magnificence de la cour de Golconde et à l’esprit de son monarque, il dit, en s’adressant au tableau : J’accepte votre présent, quoiqu’il me paraisse enchanté. Tout vous est possible, grand roi ; la fortune vous favorise ; vous satisfaites tous vos goûts, sans prendre rien sur le bonheur et la félicité de vos peuples. Quel est le souverain qui peut se flatter de cet avantage suprême ? J’emporte votre image, le souvenir de l’accueil favorable que vous m’avez fait, demeurera éternellement gravé dans ma mémoire : votre portrait, qui passera à la postérité, sera placé avec ceux de mes ancêtres, et j’y ferai mettre une inscription pour transmettre à mes descendants toutes les bontés dont vous m’avez comblé, et la date de l’époque où je l’ai reçu.


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