Corpus Le Prince philosophe

1-6 Géroïde rencontre Palémon et Corydas

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Laissons partir le prince qui dirige sa marche vers la Chine, et revenons à la princesse Géroïde, que nous avons laissée voguant sur la mer au gré des vents et des eauxAu début du roman, Géroïde a échoué sur un radeau après avoir été poussée d’une falaise sur ordre de sa belle-mère, la reine de Siam.. Un dieu protecteur de l’innocence la prit sous sa puissance, et veille sur ses jours. Le soleil ralentit sa course… Ses rayons presque éteints se rallument, et lui prêtent une nouvelle clarté. Les nuages, dont l’astre du jour a coutume de s’entourer quand il est parvenu aux bords de l’horizon, se dissipent pour laisser briller la lumière qui conduit la princesse… Les poissons sortant du sein des flots accompagnent sa marche, et flattent par leurs jeux ses regards surpris et inquiets. L’approche d’une côte lui fait entendre un concert, dont son oreille n’avait point encore été frappée. Différents bosquets, qui ne devaient leur ombrage et leur fraîcheur qu’aux soins de la nature, en bordaient la rive. Le son d’un instrument, et le chant des oiseaux formaient des accords mélodieux. Une voix ravissante, et qui peignait à la fois la tendresse et la douleur, joignait ses accents à des sons si touchants. On entendit ces mots :

RomancePièce de vers, d'inspiration populaire, naïve, qui traite de sujets élégiaques, amoureux et qui peut être mise en musique..

Jeunes cœurs, qui de tendresse Avez éprouvé feux cuisants, Si perdiez votre maîtresse Pourriez-vous aimer plus longtemps ? Non, pour cesser son martyre, Berger fidèle doit mourir : Amour, j’ai perdu Palmire, Porte-lui mon dernier soupir.

Bosquets touffus, vert bocage, Mourez, quand je ferme les yeux ; Pour qui serait votre ombrage ? Palmire n’est plus en ces lieux. Et toi qui fais que j’expire, ÉchoDans les Métamorphoses d'Ovide, Écho est une nymphe séduite par Zeus. La jalouse Héra lui ôte la parole et ne lui laisse que la capacité de répéter les derniers mots de son interlocuteur. Corydas l'invite à répéter infiniment son amour et sa peine. , protège mon désir : Si revient ici Palmire, Redis-lui mon dernier soupir.

Ô souverains de la terre, Pourquoi déchirez-vous mon cœur ? Près d’une simple bergère Un roi trouve-t-il le bonheur ?Sans le savoir, Corydas annonce l'issue du conte et formule l'une des questions que se posera Almoladin. Si sur tout ce qui respire Votre règne était vertueux, On n’eût point ravi Palmire, Et Corydas serait heureux.

À ce spectacle, la princesse Géroïde émue aurait bien voulu s’arrêter, mais les flots poussèrent un peu plus loin le débris de vaisseau sur lequel elle était assise. Elle aperçut une petite chaloupe gouvernée par un vieillard, qui errait lentement sur les ondes, criant d’une voix plaintive : Ô mon fils ! Ô mon cher fils, mon cher Corydas ! Ne connais-tu plus la voix de ton père ? Es-tu donc à jamais perdu pour lui ? Il invoquait tous les dieux, quand la princesse touchait à sa chaloupe. Le vieillard étonné la prend pour une des divinités qu’il vient d’implorer, il se prosterne devant elle, en versant des torrents de larmes, et sans pouvoir prononcer une parole… Géroïde, touchée de sa situation, lui dit : Rassure-toi, malheureux vieillard. Je suis une infortunée qui a été précipitée dans les flots : délivre-moi du péril qui me poursuit, et je te promets reconnaissance de ma part, et récompense de mon père. À ce discours, le vieillard reprend ses forces, et lui tend les bras pour la recevoir dans sa chaloupe… Quoi ! lui dit-il, vous n’êtes point une déesse, et vous étiez sur les flots semblable à ces esprits célestes dont on nous peint la puissance ? Hélas ! ajouta-t-il, j’étais père ! Je sens combien la perte d’un enfant est douloureuse et déchirante ; et si le vôtre est privé d’une fille chérie, je suis privé d’un fils qui faisait le bonheur de mes jours, et la consolation de ma vieillesse. À ce récit, les yeux de Géroïde se remplissent de larmes… Elle se représentait la douleur du roi de Siam à la nouvelle de son accident ; et ce souvenir affligeant, joint à la perte d’une sœur qu’elle aimait si tendrementOn se souvient que Zelmire est morte en essayant de sauver sa demi-sœur., et qu’elle avait vue se précipiter du haut du rocher, excitait dans son cœur une douleur amère et profonde. Palémon (c’était le nom du vieillard) oublie ses maux pour soulager ceux de Géroïde, dont il ignorait la naissance : tant les maux d’autrui adoucissent ceux que nous éprouvons.

Les discours de Palémon ayant remis quelque calme dans le cœur de notre jeune princesse, elle chercha à son tour à distraire le vieillard par le récit du concert qu’elle venait d’entendre… J’ai ouï, dit-elle, une voix qui exprimait la perte d’une amante… Ah ! que m’annoncez-vous ? Mon fils Corydas n’a abandonné la maison paternelle que depuis qu’on lui a arraché l’objet de sa tendresse, au moment qu’ils allaient être unis… Corydas, répliqua Géroïde, cette voix a prononcé ce nom… Oui c’est lui, généreux vieillard… Viens et rame pour me conduire du côté de l’enceinte d’où cette voix s’est fait entendre… Elle indiqua véritablement à Palémon l’endroit, et l’y guida ; mais ils n’entendirent plus que le chant des oiseaux… Ils débarquèrent aussitôt, et parcoururent toute l’enceinte… Le berger Corydas ne s’offre nulle part à leurs yeux… En vain ils l’appellent. Après avoir marché quelque temps, voyant que la nuit allait les surprendre, ils regagnaient le rivage. Palémon ne doute plus que son fils ne soit perdu sans retour, il s’abandonne à l’excès de son désespoir. Géroïde emploie tout pour le consoler ; elle lui offre, elle lui promet de lui servir de fille, et de ne jamais le quitter. Le vieillard ne peut résister au charme de ces douces paroles, et conçoit la ferme résolution de chercher enfin dans cette jeune étrangère, sinon la consolation, du moins le soulagement de ses peines. Ils se livraient l’un et l’autre aux épanchements de leurs cœurs aussi purs que la natureIls se livraient l'un et l'autre aux épanchements de leurs cœurs : ils partageaient leurs peines et souffrances. , lorsqu’ils aperçoivent Corydas, étendu au pied d’une roche, pâle, défait, portant dans ses yeux l’image de la mort. Palémon se précipite sur son fils, le prend dans ses bras, le presse contre son sein, et le rappelle à la vie. Le cri de la nature émeut d’abord ses sens ; mais, en détournant les yeux, il voit Géroïde, et l’image de la beauté lui rend toute sa connaissance. Trois infortunés qui se rencontrent dans un désert, éprouvent une surprise bien agréable ; avant qu’ils puissent se parler, leurs regards se communiquent la satisfaction qu’ils ressentent en se voyant. Géroïde portait sur sa figure et dans toute sa personne une parfaite ressemblance avec Palmire, l’amante de Corydas ; mais ses traits étaient distingués par un caractère de noblesse qui altérait cette ressemblance, et qui empêcha d’abord Corydas d’y faire attention. Cependant, un moment après avoir fixé ses yeux sur elle, il croit retrouver son adorable Palmire, et se livre aux transports les plus vifs de joie et d’allégresse… Bientôt il voit que ce n’est que son image, et il retombe dans sa tristesse : cependant la vue de Géroïde, les caresses et les soins du bon Palémon achevèrent de lui rendre toutes ses forces et toute sa raison.

Tous trois s’acheminaient vers la barque, en remerciant le ciel de les avoir réunis… Corydas brûlait de demander à son père quel destin avait conduit la jeune étrangère dans ces lieux… Ils arrivent à la barque. Palémon s’empare des rames, et veut lui-même diriger la chaloupe malgré les instances de son fils. Trop heureux père ! il peut à peine exprimer ce qu’il sent. Il bénit le ciel ; il croit intérieurement que Géroïde est une divinité, puisque c’est à sa rencontre miraculeuse qu’il doit le bonheur d’avoir retrouvé son fils, de l’avoir arraché des portes du trépasArraché des portes du trépas : arraché des portes de la mort. . Corydas fit la première question à Géroïde, et lui demande par quelle circonstance elle accompagne son père ? Géroïde lui répondit : Je suis la fille d’un roi puissant, du plus grand des hommes et du meilleur des pères, mais une cruelle marâtre… À ces mots les sanglots étouffent sa voix, et elle ne peut en dire davantage… Les vents fécondent les efforts de Palémon, et poussent la barque au gré de ses désirs… Ils abordent au rivage où était situé le hameau qu’habitait Palémon… Tous les habitants de ces paisibles lieux accourent au-devant de Corydas, et le reçoivent avec une joie qui exprime la candeur d’une âme pure. Géroïde fixe leur attention. Ils lui découvrent une ressemblance frappante avec Palmire et tombent ainsi d’accord, sans le savoir, avec Corydas. Mais ses vêtements, son air de noblesse et de grandeur, qui la distinguaient de Palmire, excitent dans ces bonnes gens le respect et l’admiration. Corydas ne manque pas de répandre que c’est la fille d’un souverain, qu’un sort déplorable a conduite sur les pas de son père. Tout le monde s’empresse à la contempler, à la servir et à la traiter en reine… Ce pays est libre et ne dépend d’aucun empire… Il forme, comme les quakersLes quakers sont les membres d'une église protestante fondée au 17ᵉ siècle en Angleterre, surtout présente en Hollande et aux États-Unis, qui prêche le pacifisme, la philanthropie et une très grande austérité des mœurs. Cette allusion à une réalité occidentale signale l'intérêt d’Olympe de Gouges pour les modèles de sociétés alternatives., une secte d’union fraternelle la plus intime. Ils vivent tous égaux : l’amitié seule est leur loi. Ils sont tous heureux. Les états voisins respectent le lien qui les unit, et tous ont promis de ne le jamais rompre.Le pacifisme est un des idéaux politiques défendus dans Le Prince Philosophe, mais la fragilité de la société des bergers met en évidence son caractère utopique. Ils ne craignent que les pirates et les brigands qui bordent leurs côtes pour arrêter les vaisseaux marchands, ou pour enlever les jeunes beautés qu’ils rencontrent sur leur passage ; l’infortunée Palmire avait eu le malheur de tomber dans les mains de ces brigands.

Géroïde paraît aux yeux de ce peuple sensible et vertueux, un présent du ciel pour réparer la perte qu’ils avaient faite de l’aimable Palmire. La jeune princesse se fit en peu de temps aux usages de ce peuple vertueux. Elle ne désirait plus qu’une chose, c’était d’instruire son père de sa destinée ; mais comment y parvenir ? Quel messager sera assez adroit pour s’introduire secrètement dans son palais, et l’approcher à l’insu de sa marâtre ? Corydas flatte d’abord ses idées ; mais la crainte d’affliger Palémon, de troubler ses respectables jours, la fait renoncer à ce projet… Corydas néanmoins cherche les moyens de plaire à la princesse par les attentions les plus respectueuses et les plus empressées. Il sent même son cœur se soulager par degré du poids de l’absence de sa Palmire, par la douce présence de Géroïde. Il n’en est cependant point amoureux. Un nouveau feu ne le rend point infidèle… C’est du respect, de la vénération qu’il ressent pour cette jeune princesse. Il s’empresse à prévenir ses vœuxIl s'empresse de prévenir ses voeux : il s'efforce de devancer ses désirs.. Il lui propose de se rendre à la cour de son père et de l’instruire du sort d’une fille qu’il croit perdue, et cela sans que sa belle-mère puisse seulement s’en douter. Géroïde écoute avec une tendre émotion une proposition qui fait tous les délices de son cœur. Je vous l’aurais déjà proposé, lui dit-elle, si je n’avais craint d’affliger votre père… Palémon, présent à cette conversation, prend la parole et proteste à Géroïde que si son fils n’avait pas résolu d’entreprendre ce voyage, il l’aurait fait lui-même… Il n’y a que pour vingt-quatre heures de navigation, et même un vent favorable peut y conduire en moins de temps. Corydas prend donc congé de la princesse et de son père qu’il embrasse tendrement. Il va s’embarquer aussitôt à deux lieuesLieue : ancienne unité de mesure, variable selon les endroits, correspondant environ à quatre kilomètres. du hameau, et Géroïde lui remit en partant une lettre qu’il ne devait donner qu’au roi, ou à son premier mandarin.

À peine Corydas eut-il abandonné les lieux de sa naissance, que les brigands viennent assiéger les bons concitoyens. Ils les mettent à contributionIls les mettent à contribution : ils prélèvent une part de leurs biens., et leur enlèvent leurs filles. Géroïde ne fut point assez heureuse pour se soustraire à leurs poursuites. Elle fut enlevée comme les autres ; et les ravisseurs, frappés de sa beauté extraordinaire, fondèrent sur elle leurs plus belles espérances… Ces pirates étaient chargés de fournir des femmes pour les sérailsSérail : espace du palais où sont enfermées les femmes du sultan. L'enlèvement des jeunes femmes par des pirates et leur vente à des princes orientaux est un thème littéraire très fréquent. Il est exploité par exemple en 1782 dans l'opéra de Mozart L'Enlèvement au sérail. de plusieurs rois de ces contrées.

Géroïde fut mise sur un vaisseau qui était destiné pour Pékin. Que d’infortunes, malheureuse princesse, tu essuies en peu de temps ! Ta marâtre te fait précipiter dans la mer… Un dieu bienfaisant te sauve en vain de ce danger, et te fait tomber au milieu d’un peuple hospitalier et ami des hommes ; tu jouis peu de ce rare bonheur. Des brigands, des scélérats viennent t’arracher de leur sein, pour faire de toi un commerce infâme, affreux ! Que ta situation est triste et déplorable ! Qui pourrait ne pas s’attendrir sur ton sort ?


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