Corpus Le Prince philosophe

2-1 Les ambitions de la reine Idamée

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Seconde partie

Dans le commencement de son règne, il eut quelques peines domestiques. Idamée voulait se mêler des affaires d’État. Son ambition n’était point assez satisfaite de n’avoir que le superbe nom de reine. Elle voulait commander et gouverner le royaume, mais Almoladin lui dit qu’il n’entendait point qu’elle s’occupât de l’administration politique ; qu’il lui permettait seulement d’adoucir le sort des infortunés, d’encourager les arts et les talents, puisqu’elle était assez instruite pour protéger les lettres.

Idamée reconnut la justice des refus d’Almoladin et l’importance de ses offres. Elle se conforma aux uns, et profita des autres. Elle se fit un genre de pouvoir suprême, inconnu jusqu’alors aux femmes : elle voulut donner un essor à ce sexe toujours faible, timide et contrarié dans ses goûts, privé des honneurs, des charges, enfin accablé sous la loi du plus fortIdamée incarne une figure contestataire qui dénonce les inégalités et s'oppose aux traditions despotiques.. Elle chercha les moyens de leLe pronom « le » désigne ici le sexe féminin. tirer de cet état d’indolence, de paresse qui jette souvent les femmes dans des travers honteux. Les femmes, occupées d’objets essentiels qui puissent flatter leur amour-propre, se livreront moins à cette insupportable coquetterie, à ces toilettes éternelles qui fatiguent plutôt la beauté plutôt qu’elles ne servent à l’embellir. Toutes les femmes de Siam étaient moins occupées de leurs ménages que du soin de se parer. Les coiffeurs et les marchandes de mode jouent de grands rôles dans cette ville ; à peine Idamée était devenue reine, qu’on inventa un bonnet à la chinoise. Il était fait en pain de sucreUn pain de sucre a la forme d'un cône allongé au sommet arrondi., il avait trois pieds de hauteur sur quatre de diamètre, des rubans argentés et en quantité prodigieuse étaient le plus petit accessoire de ce bonnet. Des chaînes et des perles faisaient le tour de cette pyramide, les fleurs en étaient l’ornement ; mais le plus important de cet édifice était un terrible et nombreux panache en plumes de toutes couleurs. C’était aussi la mode d’empanacher les chevaux, et de loin on ne distinguait pas les femmes qui étaient dans les chars d’avec les chevaux qui les traînaient. Les passants s’occupaient plutôt d’examiner le bonnet que la figure des femmes. Cette fureur de bonnets s’affaiblissait alternativement. Les chapeaux de toute espèce, de toute couleur, et de toutes fabriques paraissaient sur l’horizon tous les huit jours. Les femmes riches se ruinaient pour suivre les modes, et celles d’une fortune médiocre sacrifiaient les besoins de la vie au plaisir d’avoir un chapeau ou un bonnet à la mode. On ne distinguait plus la femme de l’artisan d’avec la femme de conditionFemme de condition : femme aisée., tout était confondu… Le mérite seul, dit Idamée, les distinguera désormais. Les poètes, les savants, les littérateurs formaient à Siam une république immense ; mais, dans ce moment, elle touchait presque à son dernier périodeElle touchait presque à son dernier période : elle arrivait presque à sa fin. Le terme « période » pouvait s'employer au masculin comme au féminin.. On avait perdu, dans un espace de dix ans, tous les hommes de lettres les plus recommandables, sans espoir de les remplacer. Le génie était éteint. Il n’y avait plus qu’un genre d’esprit que les littérateurs se disputaient avec acharnement. Ils se modelaient les uns sur les autres, il sortait de leurs entrailles de petits enfants si ressemblants, qu’en vérité on aurait juré qu’ils étaient frères et tous du même père. C’est bien dommage que cette secte se fût tant divisée, au lieu de ne former qu’une même famille bien unie. Ô nature ! nature ! toi qui as tant de pouvoir, qui en imposes au fils pour reconnaître et respecter le père, qui répands une tendresse douce entre les frères et les sœurs, ta puissance s’étend jusque sur les bêtes féroces, tout reconnaît ta loi, les loups ne se mangent point ; mais à Siam, les littérateurs se dévorentHobbes dit dans son Léviathan que l'homme est un loup pour l'homme. Gouges dit surtout que l'écrivain est un loup pour l'écrivain,c'est-à-dire que les hommes de lettres cherchent à se détruire les uns les autres., se déchirent, se pillent, et font réciproquement de leurs enfants des parricides perpétuels. Ils s’égorgent, s’assassinent mutuellement. Une production dramatique vient-elle à paraître, dans peu on en voit une seconde, qui porte les mêmes caractères et la même physionomie. La troisième a encore une ressemblance plus frappante, et enfin jusqu’à la dixième génération, on voit cette intéressante égalité qui régnait parmi les premiers hommes, et que l’on regrette en vain ; mais les littérateurs de Siam, quoique tous égaux, veulent être supérieurs les uns aux autres. Ils se disputent la conception de leur progénitureLeur progéniture : ici, leur production littéraire. ; ils dégradent celui d’entre eux qui n’a pas aussi bien réussi, quoique s’étant servi de la même matière et des mêmes moyens. Ils lâchent grossièrement contre lui des écrits ténébreux. L’épigramme et la satire sont fort à la mode dans ce pays : les pamphlets et les libellesLibelle : écrit injurieux. viennent de toutes parts assiéger les citoyens jusque dans leurs tranquilles foyers. On ne se contente pas de les vendre chez les libraires, on les envoie encore débiter aux portes des spectacles. Si on ne les achète pas, on vous les donne pourvu que vous promettiez de prendre la peine de les lire. On ne sait plus rendre justice au vrai mérite, parce qu’il n’y en a plus. Il ne reste que deux ou trois hommes recommandables que la dépravation du goût a découragés. Idamée sait que le génie peut se trouver dans le sexe, ainsi que chez les hommes, que l’imagination des femmes est fertile en inventions. Il ne manque donc que de les encourager, de les enhardir à marcher dans cette carrière épineuse ; c’est le moment favorable, dit-elle, de les faire paraître sur la scène ; puisque le mauvais s’en est emparé, qu’importe d’entraîner sa décadence entière ? Souvent il faut une crise pour produire un bon effet. Si le véritable amour-propre des hommes pouvait une fois s’enflammer, on verrait plus de chaleur, plus de feu dans leurs ouvrages qu’il n’y en a dans la guerre qui s’allume journellement parmi ces proscrits du ParnasseParnasse : montagne grecque, résidence des Muses. : ah ! si les femmes veulent seconder mes désirs, je veux que, dans les siècles futurs, on place leur nom au rang de ceux des plus grands hommes ; non seulement je veux qu’elles cultivent les lettres, les arts, mais qu’elles soient propres encore à exercer des places dans les tribunaux, dans les affaires contentieuses, dans l’administration des affaires de goût. Ce fut, d’après ces réflexions qu’Idamée dirigea elle-même son plan sans le communiquer à personne, elle y réfléchit longtemps, le voit, revoit, le pèse, le retouche, ensuite elle l’adresse au premier mandarin sous le nom d’un inconnu. Ce plan était ainsi conçu : La nature, en créant le monde, le peupla d’animaux de toute espèce. Elle leur donna la faculté de pourvoir à leurs besoins, et d’inventer des arts à proportion de l’intelligence qu’ils avaient reçue. Elle créa donc deux sexes pour se reproduire, et répondre à ses vues. Le mâle et la femelle d’un commun accord contribuaient à l’embellir ; leur émulationÉmulation : sentiment considéré comme noble qui pousse à surpasser ses concurrents dans diverses activités socialement approuvées. était égale, et leurs travaux étaient les mêmes. L’homme seul a ôté à sa compagne tous les moyens de le remplacer ou de le soulager dans ses travaux. Les abeilles n’ont qu’un même travail ; les vers à soie, mâle, femelle, font leur coque de la même manière, leurs ouvrages sont les mêmes. Les hirondelles bâtissent de concert le nid de leurs petits, et on ne distingue pas le mâle de la femelle, même par le nom. La femelle du bœuf et du cheval est occupée indistinctement aux travaux publics et domestiques, et en général tous les animaux, excepté l’homme, vivent dans une parfaite égalité avec leurs compagnes. Qu’a produit l’impuissance et l’infériorité de la femme ? Des traversesTraverses : obstacles. de toute espèce. Ce qu’elle a perdu par la force, elle l’a recouvré par l’adresse. On lui a refusé l’art de la guerre, quand on lui a appris l’art de l’allumer ; on lui a refusé la science du barreau et celle des affaires, quand elle est propre à s’occuper de l’une et de l’autre. Si les places étaient héréditaires et qu’elles passaient de l’époux à l’épouse, il y aurait moins de familles ruinées, moins d’enfants sans ressources. La veuve essentielle qui, en perdant son époux, se voit hors d’état d’élever ses enfants, ne peut, sans frémir, considérer cette injustice. Souvent elle a exercé la place de son mari absent ou incommodé ; et lorsqu’il n’est plus, elle s’en voit dépouillée pour la voir passer entre les mains d’un homme ignorant et pusillanimePusillanime : qui craint le risque ; qui manque d'audace, de courage, de fermeté., ou d’un sot qui n’a d’autre mérite que de s’être procuré des protecteurs, et cette protection souvent ne lui vient que par la voie des femmes. Elles n’ont aucun pouvoir publiquement, elles commandent despotiquement dans le mystère. C’est dans un agréable boudoirBoudoir : petite pièce élégante dans laquelle la maîtresse de maison se retire pour être seule ou traiter ses affaires secrètes. qu’elles nomment un général d’armée, un amiral, un ministre. Tout indistinctement leur est accordé, sans connaître la portée de ce qu’elles exigent. Je le veux est la plus grande science des femmes ; mais si elles avaient été versées dans les affaires, instruites de bonne heure, elles auraient reconnu le danger de leur ascendant. Les hommes auraient été plus conséquents, et les femmes moins frivoles. Enfin, pour l’amour de l’état et du bien public, il faudrait accorder à ce sexe plus d’émulation, lui permettre de montrer et d’exercer sa capacité dans toutes les places. Les hommes sont-ils tous essentiels ? Eh ! combien n’y a-t-il pas de femmes qui, à travers de leur ignorance, conduiraient mieux les affaires que des hommes stupides qui se trouvent souvent à la tête des bureaux, des entreprises, des armées et du barreau. Le mérite seul devrait mener à ces places majeures, ainsi qu’aux inférieures, et l’on devrait donner aux jeunes demoiselles la même éducation qu’aux jeunes gens. Les femmes, à qui l’on n’a réservé que le soin du ménage, le conduiraient bien mieux, si elles étaient versées dans toutes les affaires. Plus instruites, elles ne connaîtraient pas toutes ces petitesses d’esprit qu’enfante une imagination féconde. Sans cesse occupées de tout ce qui peut les embellir, elles négligent même les choses les plus essentielles ; l’ordre de leur ménage, les soins vigilants qu’une bonne mère doit avoir pour ses enfants ; enfin les femmes seraient plus intéressantes, plus utiles dans la société, quoiqu’elles en soient le plus bel ornement et le plus fort soutien, si elles étaient plus respectables et plus respectées : l’amour-propre, qui a presque toujours dirigé les hommes, dominerait encore davantage l’esprit des femmes essentielles ; la gloire en ferait des guerrières intrépides, des magistrats intègres, des ministres sages et incorruptibles. Qu’on détruise le préjugé injustement établi contre les femmes, pour faire place à l’émulation, le bien public s’en ressentira avant la révolution d’un demi-siècle.

À peine le mandarin finissait-il ces phrases, que le prince Almoladin reconnut l’esprit et la manie d’Idamée. Il ne put cependant s’empêcher, ainsi que ces ministres, d’y reconnaître un intérêt général ; mais il craignait d’autoriser cette entreprise dangereuse. Il sentit bien que si l’on donnait aux femmes des moyens d’ajouter à leurs charmes, le courage, les lumières profondes et utiles à l’état, elles pourraient un jour s’emparer de la supériorité, et rendre, à leur tour, les hommes faibles et timides, et qu’il valait mieux laisser les choses dans l’état où elles étaient, que de donner naissance à une révolution qui pourrait, par la suite, tourner au désavantage du parti actuellement plus puissant. Le premier mandarin, qui joignait à ses connaissances profondes une excessive galanterie, se déclara ouvertement le chevalier du Plan d’Idamée. Il en fit reconnaître tous les avantages, et peu s’en fallut qu’on ne rendît un éditÉdit : ordonnance rendue par un souverain. sur-le-champ qui déclarât que les femmes exerceraient à l’avenir toutes les charges des hommes et seraient nommées à leur place, en cas de décès ou d’autres inconvénients, d’après les preuves qu’elles donneraient de leur capacité.

La séance cependant se termina sans avoir rien arrêté sur cette affaire. Almoladin se rendit chez la reine, et, après l’avoir un peu raillée, il embrassa son fils, en lui disant : Mon fils, vous serez gouverné par votre épouse, ainsi que tous vos sujets, et tout en ira beaucoup mieux. Les hommes deviendront femmes alors, et comme ils n’auront pas le pouvoir en main, ni la force, ni le courage, ni les charmes, ils ne seront que de pauvres idiots, qu’à peine les femmes daigneront considérer, et dont elles ne se serviront que dans la nécessité la plus urgente, si le monde ne finit pas à cette fameuse révolution.

Idamée avait envie de se fâcher ; mais le roi la persiflaitPersifler : tourner quelqu'un en ridicule tout en le louant. avec tant de grâces, qu’elle n’en eut pas le courage. Elle ne voulait pas d’ailleurs paraître avoir imaginé ce plan, et elle s’y prit avec tant d’adresse qu’elle dissuada Almoladin de la pensée où il était que ce plan était de son imagination. Elle apprit par ce moyen que le premier mandarin avait soutenu son sexe avec chaleur, et qu’on avait remis au premier conseil à prononcer définitivement sur cette matière. Ce projet se répandit bientôt par tout le royaume. Les femmes commencèrent à devenir plus réservées et moins frivoles. D’abord, on diminua d’un pied et demi les bonnets et les chapeaux. Ce grand changement se fit en peu de jours ; mais tout à coup on vit quelque chose de bien plus extraordinaire ; on supprima les bonnets et les chapeaux en entier ; les cheveux en désordre se jouaient sur le front ; un bouquet de fleurs seulement, placé sur le côté, affichait la négligence de cette coiffure ; une aimable folie lui avait donné naissance.

La reine, enchantée de ce prodige, ne manqua pas de persévérer dans son dessein. Elle crut qu’il était nécessaire de s’assurer encore davantage du mandarin, qui s’était déclaré si ouvertement le protecteur de ce plan sans en connaître l’auteur. Elle le fit appeler : il était beau, éloquent, et il applaudissait surtout avec enthousiasme aux intentions de la reine. Elle fut enchantée de ses discours, ainsi que de sa personne : elle ne cessait de vanter ce ministre à Almoladin, et d’une manière dont tout autre prince aurait pris de l’ombrage.


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