Corpus Le Prince philosophe

1-16 Almoladin devient père et roi

Choisir un autre chapitre

chapitre précédent chapitre suivant

Télécharger le texte Editer le texte

Notes originales : Afficher tout Masquer tout


Le roi, seul avec le prince, se crut autorisé de représenter à son fils toute son imprudence ; mais Almoladin l’arrêta par ces paroles : Mon père, lui dit-il, je suis homme. Je dois me justifier à vos yeux. Je ne vous cacherai point mes secrets sentiments, un bon père doit être notre ami, notre premier confident. Lorsque nous nous rendîmes chez Amazan, vous ne pûtes vous empêcher d’admirer le portrait d’Idamée. Je sentis, à cette vue, pour la première fois, le trait invincible de l’amour ; ma raison et vos sages conseils ne purent me détourner de chercher tous les moyens de voir la princesse Idamée ; oui, mon père, je l’avoue à présent, l’envie de connaître la politique d’une cour aussi secrète et aussi somptueuse, était moins forte que l’envie de voir Idamée.Almoladin a fait passer ses sentiments amoureux avant son devoir de futur roi de Siam. Je fus pris et condamné au supplice, je fus ensuite amené aux pieds de l’empereur qui me présenta l’adorable Palmire. Je la pris, je ne vous le cache point, pour la princesse, quoique ce fut un autre genre de beauté que celle du tableau. Je déclare mes feux à l’empereur en recevant ce trésor de sa main ; mais j’étais dans l’erreur, et j’avais demandé de m’unir à Idamée. Vous arrivez, on nous conduit chez elle. Vous savez combien sa beauté diffère, ainsi que sa jeunesse, du tableau qui a excité notre admiration chez Amazan. Cependant son air affable, son esprit et ses grâces m’attachèrent bientôt à elle. Je ne brûlais point pour elle d’un amour violent, mais je crus que je pouvais être heureux avec une femme aimable. Palmire n’avait produit sur mon cœur que l’instant d’une surprise agréable, je ne m’arrêtais point à ses charmes et j’épousai Idamée. Palmire à ses côtés, ne me la rendit pas moins agréable. Je ne voyais que les qualités, les vertus d’Idamée, son amour et son esprit. Je m’instruisais dans ses conversations. Peu de femmes ont autant d’érudition qu’elle, et j’aurais été le plus heureux des hommes sans ses persécutions et son injuste jalousie. Quoiqu’elle eût perdu dès lors à mes yeux tous les charmes du moral, que ce ne fût plus cette femme adorable qui me faisait parcourir l’univers dans ses discours, qui me détaillait et m’expliquait ce qu’il y avait eu de plus beau et de plus admirable depuis le commencement du monde, je lui étais encore fidèle, et je m’obstinais à la trouver aimable. Mais Palmire dans la douleur, persécutée injustement par mon épouse, devint à mes yeux une femme intéressante. Sa douceur, sa candeur la rendaient encore plus belle. Je combattis ces premiers sentiments, mais l’amour s’irrite avec plus de violence quand on veut lui opposer un autre maître. Partout supérieur, partout vainqueur, il ne fait que des esclaves, et je me vois aujourd’hui le sien, en combattant ses lois ; j’adore Palmire, et je l’abandonne, je la fuis, et je vais vivre avec mon épouse. Que trouvez-vous de répréhensible dans ma conduite, si ce n’est de pouvoir étouffer un sentiment qui ne dépend pas de moi ? Je souhaite et je désire qu’Idamée me fasse oublier l’infortunée qui règne seule dans mon cœurIci, il est question de Palmire, dont le prince est amoureux et qui est persécutée par Idamée. . Je me sacrifie tout entier à mon devoir. Que puis-je faire de plus ? Le roi se jeta au cou de son fils, versa un torrent de larmes et le plaignit. Ô mon fils ! vous ne pouvez être heureux en pensant ainsi. Votre situation, quoique différente de la mienne, n’est pas moins affligeante. Lorsque j’adorais votre cruelle marâtre, je ne vous en chérissais pas moins. Il fallut cependant me priver de vous, et je trouvais quelque consolation dans la barbare qui faisait mon supplice. Vous sacrifiez à votre épouse que vous n’aimez point l’amante que vous adorez ; cette force est au-dessus de l’homme, et me donne un témoignage bien sûr de votre sagesse, qui m’annonce que vous serez un grand roi. Allons, mon fils, partons ; arrivé à Siam, je détache mon bandeauBandeau : diadème, couronne. pour en ceindre votre front. Il faut régner, mon fils, il faut que l’amour et le bien de vos sujets calment votre cœur trop agité en le remplissant tout entier.Olympe de Gouges défend un idéal de souveraineté dans lequel le roi a le devoir d’être bienveillant envers son peuple et de le faire prospérer. C’est pourquoi Amadan dit à son fils qu’il doit faire passer ses obligations avant l’ardeur de ses sentiments. Vivre près de mon fils, le voir commander à mon peuple est le seul vœu que je forme désormais sur la terre. Le prince touché des paroles de son père ne parla plus de son amour, il ne lui exprima que sa tendresse pour lui. Il lui fit paraître qu’il ne voulait plus s’occuper que du bonheur d’être bientôt père lui-même ; et tous deux rejoignirent le vaisseau d’Idamée dans cette douce rêverie. Le prince la trouva affligée et fondant en larmes. Sa tendresse, sa situation touchèrent vivement le prince. Idamée fut bientôt consolée en voyant Almoladin ; et Palmire n’offrant plus à ses yeux un objet qui lui portait ombrage, elle reprit bientôt sa gaîté. Le prince fut enchanté de son enjouement tout le reste du voyage. Le roi de Siam ne pouvait s’empêcher de les admirer, et il ne doutait plus qu’Idamée ne vînt à bout d’effacer bientôt de l’esprit de son époux le souvenir funeste de Palmire. Ils arrivèrent à Siam où tout était dans le plus affreux désordre. L’absence du roi et de son fils avait fait former des partis entre les princes et les premiers de l’état. Depuis trois mois, une guerre civile désolait ce royaume. Le prince, à l’approche de Siam, commanda à la flotte de tirer une bordée de canon dans la mer. Tous les habitants coururent sur le rivage. Les deux partis furent d’accord à cet aspect. Ils craignaient une armée ennemie ; mais quelle fut leur surprise quand ils reconnurent leur roi et son fils ! Ô joie inexprimable ! Les ennemis se réconcilièrent, s’embrassèrent et se joignirent pour faire éclater leur joie de revoir leur souverain. L’on entendait partout des cris d’allégresse. Le roi et son fils furent reçus avec un transport général, et on lui rendit d’un commun accord le trône que personne n’avait occupé pendant son absence. Mais qu’il trouva de changements dans son empire ! Il fallait toute sa sagesse et celle de son fils Almoladin pour remettre l’ordre et le calme. La guerre finit, et la paix revint parmi ses sujets. Idamée fut accueillie en souveraine ; tout le monde voulait la voir ; on la dévorait de caresses. Sa grossesse, qui était avancée, fit naître de nouveaux sujets de joie, et chaque jour voyait éclore de nouvelles fêtes parmi le peuple. Deux mois s’écoulèrent dans les plaisirs, tandis que le roi et son fils passaient les jours et les nuits à travailler pour réparer les désordres de l’état.

Enfin Idamée mit au jour un prince beau comme l’amour. C’était le portrait d’Almoladin. Il ne pouvait exprimer sa joie de se voir père. Jamais un spectacle plus ravissant ne s’était offert à ses yeux. Idamée voulut elle-même allaiter son enfant, et l’on ne crut pas devoir s’opposerLe recours à une nourrice pour l’allaitement des nourrissons était encore habituel dans les milieux aristocratiques. Les écrits en faveur de l’allaitement par la mère biologique se multiplient après la parution de l’Émile de Rousseau en 1762. La reine Marie-Antoinette elle-même avait déclaré : « Je veux vivre en mère, nourrir mon enfant, et me consacrer à son éducation. » à cette marque de l’amour maternel. Cette résolution estimable flattait infiniment Almoladin, Idamée lui en devint plus chère, et le souvenir de Palmire s’affaiblissait tous les jours. Il fallait l’oublier. Le spectacle touchant de son épouse qui allaitait son fils, le rendit bientôt l’homme le plus heureux. Il pensait cependant encore de temps en temps à Palmire, et il la plaignait : Quoi, se disait-il, faut-il que cet amour frivole et passager empoisonne les plus belles âmes ! Que de maux n’a-t-il point causé à ceux qui se sont livrés à ses fureurs ! Sans doute, si j’avais été maître de mon sort et de mon choix, je n’aurais point eu d’autre épouse que Palmire. Mais une barrière effroyable est entre elle et moi. Ces réflexions l’affligeaient toutes les fois qu’il avait le malheur de s’y abandonner ; et il tâchait de les éviter en pensant à tout ce qu’il avait de plus cher à Siam.

Le roi qui voyait avec plaisir la tendresse d’Almoladin pour son fils, fut troublé dans son bonheur par une maladie sérieuse qui devait le conduire au tombeau, au moment qu’il préparait ses sujets à recevoir l’abdication de sa couronne en faveur de son fils.

On tenait le prince éloigné du lit de son père le plus qu’on le pouvait, pour éviter les effets de leur douleur mutuelle. Cependant le roi, à son dernier moment, voulait voir Almoladin. Il le fit appeler, et lui tint ce discours : « Mon fils, vous êtes père actuellement et digne de régner sur votre peuple par l’amour que vous avez pour votre fils. Tous vos sujets sont vos enfants, vous devez les chérir de même. Élevez votre successeur, comme je vous ai élevé. Apprenez-lui de bonne heure qu’un bon roi, quand il a fait le bonheur de son peuple, n’a pas encore tout fait ; qu’il doit mettre son héritier en état de marcher un jour sur ses traces ; qu’il doit être le premier instituteur de son fils ; lui montrer qu’un roi est l’homme le plus à plaindre quand il n’est point adoré et respecté de son peuple ; qu’il se trompe lui-même quand il pense qu’il est fait pour régner seulement ; qu’il n’a eu que la confiance de ses égaux, quand on a déposé dans ses mains le pouvoir suprême : qu’il ne doit jamais abuser de ce dépôtEn utilisant le mot dépôt pour désigner le pouvoir royal, Olympe de Gouges suggère que celui-ci n’est jamais complètement acquis puisqu'il peut être repris au souverain. C’est le contraire d’une monarchie absolue. sacré, et qu’il doit punir tout flatteur qui voudrait l’éloigner des principes d’un roi sage qui donne à son peuple un successeur digne de le remplacer. Je vais mourir, mon fils ; mais je vais revivre en vous, et puissiez-vous, un jour, avoir une fin aussi douce que la mienne ! » À peine eut-il prononcé ces paroles qu’il mourut. La consternation se répandit dans tout le royaume ; mais la satisfaction de voir régner Almoladin calma bientôt les esprits.

Le prince cependant ne pouvait se consoler de la perte de son père. Il régnait avec lui, c’était son ami, son conseil ; se voir ainsi privé tout à coup d’une si douce sociétéDouce société : douce compagnie. fut pour lui le coup le plus terrible. La philosophie ne fut point assez puissante pour commander à la nature comme elle avait commandé à l’amour. Il se livra tout entier à sa douleur, et ce qui l’irritait davantage c’était de voir Idamée plus calme que lui, et qui annonçait dans toute sa personne une joie secrète de se voir reine. La suite ne prouvera que trop combien était forte en elle cette envie de régner ! envie qui est plus dominante encore chez les femmes que chez les hommes.

Le nouveau roi s’enferma plus d’un mois dans son palais, et ne voulut voir que son épouse et son fils, tout ce qui était à même de le consoler et de ne point lui rappeler qu’il avait perdu son père. Le nouveau titre de roi que ses sujets lui donnaient, lui faisait ressentir une douleur amère. Il fallut cependant qu’il renonçât à la loi qu’il s’était imposée de se cacher à son peuple, qui venait en foule aux portes du palais le demander à grands cris. Il sortit et se montra sans gardes au milieu de ses sujets ; il les embrassait tous indistinctement en versant un torrent de larmes. Le peuple transporté le portait en triomphe par toute la ville, chacun se disputait le bonheur de l’approcher. On ne le ramena que le soir dans son palais. L’aspect de son épouse et de son enfant, l’amour de ses sujets, dont il ne pouvait douter, apaisèrent insensiblement les douleurs de la nature.

Fin de la première Partie.


chapitre précédent chapitre suivant Editer le texte