Corpus Le Prince philosophe

1-15 Le désespoir de Palmire

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Palmire avait été transportée sur un autre vaisseau que celui du prince où elle avait d’abord été. Almoladin, voyant arriver ces gens en cet équipage et en cérémonie, crut que Palmire n’était plus. Il versa des larmes abondamment. Son père et son épouse s’imaginèrent que c’était l’aspect des médecins qui l’avait effrayé, et qu’il se croyait plus en danger qu’il ne l’était effectivementAmadan et Idamée croient d'abord qu'Almoladin a peur pour lui. Ils comprennent ensuite qu'il s'inquiète pour Palmire.. Mais Almoladin ayant dit à son épouse : Hélas ! cette malheureuse Palmire a donc terminé sa carrière et ses maux ; elle n’est donc plus, Idamée ne se trompa plus sur le motif de la maladie de son époux et le lui témoigna par sa réponse. Tranquillisez-vous, lui répliqua-t-elle : elle vit encore pour mon malheur ; je dis pour mon malheur, puisqu’elle vous intéresse au point de vous faire répandre des larmes. Almoladin reconnut son imprudence ; et soit qu’il voulût la réparer, soit que la joie d’apprendre que Palmire vivait encore lui donnât plus de force, il combla sa femme de caresses. Il fit tout au monde pour la dissuader. Il éprouva même des remords de brûler pour une autre que son épouse : il ne pouvait se dissimuler l’amour d’Idamée, et il aurait voulu, en grand homme, rendre Palmire à son amantL'amant de Palmire est le berger Corydas. . Il laissa donc exercer sur lui toute l’ignorance de ces fameux médecins. L’un ordonnait le bouillon de poulet, un autre celui de tortue, enfin on finit par opiner que le prince était attaqué du scorbutScorbut : maladie provoquée par une carence qui touchait surtout les marins quand leurs voyages étaient trop longs. ; qu’il fallait qu’il passât six mois dans leur pays, dont l’air était un antiscorbutique, ainsi que les plantes qui naissent dans leur climat. Le prince, qui connaissait la véritable cause de son mal, leur assura au contraire que son air natal seul pouvait lui être plus salutaire que tous leurs médicaments, leurs racines, et son séjour dans leur pays. Il voulut continuer sa route sur mer pour arriver à Siam et pour être à même de remettre Palmire dans le sein de sa famille. On découvrit enfin le hameau où Palmire avait reçu le jour, et on y cinglaOn y cingla : on fit voile jusqu'à cet endroit. . À cet aspect, cette infortunée sentit renaître ses forces. La joie ranima ses couleurs. Elle voulut descendre la première à terre. Idamée ne pouvait contenir sa joie, elle descendit aussi sur le rivage avec le roi, son époux et le premier mandarin. Soit qu’Idamée fût naturellement bonne, soit que les femmes le deviennent quand leurs vœux sont accomplis, elle combla Palmire de bienfaits. On se mit en route pour la conduire à ses parents. Ô terrible événement ! Corydas n’était plus. Dans quelques minutes, tout le village fut assemblé, tous les habitants dévoraient Palmire de caresses ; mais comment lui apprendre que son amant avait cessé de vivre ? Elle le demandait à grands cris, et personne n’osait l’instruire. Le prince, qui s’aperçut de l’embarras de ces bonnes gens, en tira quelques-uns à l’écart, et il en apprit la mort de Corydas, occasionnée par la perte et l’absence de sa chère Palmire. Le prince fut fort embarrassé, il ne savait comment s’y prendre pour porter cette triste lumière dans le cœur de Palmire. C’est un coup de foudre pour elle, se disait-il ; si Idamée du moins ne l’avait pas prise en aversion, je l’aurais emmenée à Siam. Il fit part à son père de cette triste nouvelle, en présence d’Idamée. On opina qu’il fallait la remettre entre les mains de PalémonPalémon est le père de Corydas. , puisqu’elle n’avait point de parents ; que ce bon vieillard lui servirait de père, comme il en avait voulu servir à Géroïde. Amadan et Almoladin étaient instruits de tout. Enfin, Palmire impatiente de revoir Corydas, s’ennuyait des caresses de ses bons concitoyens. Elle demandait Corydas à toute force. Le prince lui dit d’abord qu’il était absent, qu’il était allé faire un tour dans le royaume de Siam, et qu’il n’en était pas encore revenu… Idamée, qui ne manqua pas de mal interpréter l’intention de son époux, apprit cruellement à Palmire qu’on la trompait, et que son amant n’était plus : qu’elle lui conseillait de rester parmi ses anciens amis… À ces mots, Palmire tomba évanouie, et l’on eut toutes les peines possibles de la rappeler à la vie. Le prince manqua de courage dans cette circonstance. Il ne put cacher ce qu’il sentait pour cette jeune personne ; et quand il la vit dans cet état, ses yeux se remplirent de larmes, et sa douleur ne put se dissimuler aux regards de son père même, qui prit Idamée par la main, et, pour lui éviter ce spectacle, la conjura de regagner le vaisseau. Il prenait ces précautions, parce qu’Idamée était enceinte de six mois, et qu’on ne pouvait trop la ménager dans une semblable occasion. Cette princesse fit d’abord quelques difficultés de s’embarquer sans son époux ; mais le roi la rassura et lui promit de lui ramener sous quelques instants Almoladin, quand ils auraient confié la jeune Palmire à ces bons habitants. Elle gagna donc le vaisseau avec le premier mandarin.

Le prince ne s’était point aperçu de l’absence de son épouse, ni de l’inquiétude de son père qui l’observait et l’avait pénétréL'avait pénétré : était parvenu à le comprendre.. Le roi de Siam lui frappa sur l’épaule pour le faire revenir à son devoir et le distraire de Palmire qui l’occupait tout entier. Hélas ! dit ce prince, en fixant tendrement son père ; laisserons-nous cette infortunée dans l’état déplorable où elle est plongée ? Que fera-t-elle ici ? Corydas n’y est plus. Elle était déjà habituée avec nous. Si Idamée avait moins de cruauté, nous pourrions l’emmener à Siam, et elle pourrait trouver au moins dans vos bontés une consolation à ses maux. Prince, lui dit le roi d’un ton sévère, vous n’êtes plus le même. Ce n’est point la haine d’Idamée que je crains pour Palmire, mais votre passion pour elle aussi injuste qu’offensante pour votre épouse.

Almoladin ne sut que répondre à cette observation. Il était coupable, et la rougeur de son front, et l’embarras de sa voix ne le prouvaient que trop. Il n’eut que la force de dire au roi, qu’il s’en rapporterait entièrement à sa sagesse, et serait tout ce qu’il jugerait à propos.

Palmire avait rouvert les yeux, et la première personne sur qui elle les fixa fut Almoladin. Elle ne l’avait pas vu depuis un mois ; sa présence ranima ses sens. Elle s’était habituée sans peine à cette figure augusteFigure auguste : figure imposante et vénérable.. Son amour pour lui était du respect, mais l’on va bien vite du respect à l’amour, et de l’amour à l’indifférence, comme Almoladin l’avait éprouvé après son union avec Idamée. Amour ! sentiment frivole, mais qu’on ne peut définir, mais charmant ! il subjugue les bergers, les rois, les sages. Almoladin, sans doute, aurait voulu être en ce moment le berger Corydas. Ô destinée affreuse ! il était prince, et c’était pour combattre l’amour et la nature.

Palmire se releva et se jeta aux pieds d’Almoladin en lui serrant les mains, et en l’arrosant de ses larmes. Ah ! mon prince, lui disait-elle, j’ai tout perdu ; mon amant, mon époux et l’amitié de la princesse votre épouse. Vous vous intéressez à mon sort ; c’est encore pour moi une grande consolation… Almoladin, en retenant à peine les larmes qui le suffoquaient, et les sentiments du plus tendre amour qui l’agitaient, jeta les yeux sur son père, et lui montra seulement Palmire à ses pieds. Son silence exprimait le plus vif regret de n’être pas uni à Palmire. Le roi, pénétré de la situation de son fils et de celle de Palmire, la releva avec bonté : Mon enfant, lui dit-il, il faut se soumettre aux décrets de la ProvidenceLes décrets de la Providence : les ordres de Dieu. . Le ciel n’a point voulu vous conserver Corydas, vivez pour consoler son malheureux père, devenez sa fille, et nous prendrons soin de vous et de lui. Oui, s’écria-t-elle, je n’ai plus rien à désirer au monde que de vivre auprès de ce respectable vieillard, auprès du père de mon époux ; je veux le chérir en fille, et lui prodiguer tous mes soins. Elle demanda à le voir. On lui apprit que Palémon s’était retiré dans la forêt où son fils avait été enterré, et qu’il vivait là seul, près de la tombe de cet infortuné ; que son plus grand plaisir était d’arroser tous les jours de ses pleurs la terre qui couvrait le corps de son fils. Palmire se sentit transportée à ce récit. Elle espérait bien que Palémon ne refuserait pas de l’unir à son fort et de mêler ses larmes aux siennes. Elle demanda donc au prince de la faire conduire promptement dans la forêt où était le tombeau de son amant, et où elle devait trouver un père. Le prince y consentit. C’était la même forêt où Géroïde s’était arrêtée, où elle avait entendu la voix de CorydasGéroïde a entendu les plaintes de Corydas lorsqu'elle était sur son radeau, après avoir été poussée de la falaise. . On ne pouvait y arriver par terre. Cette forêt était une île bordée de rochers escarpés, et cette île n’avait été découverte que par Corydas. Il était dangereux d’en approcher avec un vaisseau. Le prince cependant voulut y conduire Palmire et la remettre entre les mains de Palémon. Le roi ne put s’empêcher d’y consentir ; mais, en homme sage, il voulut accompagner le Prince et Palmire ; quoiqu’il fût bien sûr de la prudence de son fils, il préférait encore ne pas la mettre à l’épreuve. On alla dire à Idamée qu’on s’apprêtait à conduire Palmire au père de Corydas, et qu’elle ne fut point inquiète, que, dans quelques heures, le prince et le roi reviendraient la trouver. On aborda à la colline où il fallait monter pour parvenir à la forêt. Ô séjour enchanteur où la nature a déposé tous ses trésors ! Palmire va t’embellir encore ! Seule, elle va vivre dans ce désert ; et toi, prince, qui brûles pour elle, tu ne peux la suivre.

Almoladin avait plus à souffrir qu’un autre : il était né avec des passions violentes, et sans cesse elles étaient en guerre avec sa raison. Sa vertu cependant en triomphait toujours, et, dans cette circonstance, il y mit le comble en peignant à Palmire le bonheur de vivre seule dans un désert. Sans doute il le sentait ; mais il aurait voulu l’habiter avec Palmire, et il fallait lui conseiller d’y passer seule des jours aussi précieux. On arrive au pied de la cabane de Palémon. Elle était entourée de grands cyprès et de pins. Tout inspirait la tristesse et la douleur, en approchant de cette enceinte ; la cabane était fermée ; on en fit le tour, on ne vit personne, on aperçut sur un arbre une inscription conçue en ces termes : C’est ici le chemin qui conduit au tombeau de Corydas.

Palmire fondit en larmes ; et ses cris, qui exprimaient la vraie douleur, étaient répétés par les échos de ce triste séjour. Elle parcourut avec rapidité cette allée. Le prince la suivait à grands pas ; mais le roi de Siam ne pouvant aller aussi vite, Almoladin fut obligé d’arrêter Palmire. Était-ce humanité ? Était-ce pitié ? Ou plutôt n’était-ce pas amour ? Ces trois sentiments se confondaient dans son âme, et le portèrent à faire comprendre à Palmire que son désespoir lui déchirait le cœur. Il enviait le sort de Corydas ; il lui disait qu’elle ne connaissait pas toutes ses souffrances, et qu’il était cent fois plus à plaindre qu’elle. Palmire, en considérant le prince, se sentit plus calme. Une bergère peut préférer son berger au premier monarque du monde, quand il vit, quand il est supérieur au monarque en respect et en beauté ; mais un prince qui réunit tous les avantages a bien du pouvoir sur l’esprit d’une bergère. Palmire n’avait que seize ans ; et quoiqu’elle se fût un peu formée à la cour de Pékin, et qu’elle fût au fait des grandeurs et de l’intrigue, son âme n’était point corrompue. Les discours du prince lui parurent l’effet de l’humanité qui lui était naturelle, plutôt que celui de l’amour qu’il avait pour elle, et qu’elle devait ignorer. Elle lui répondit ingénument qu’après Corydas et Palémon, il était le mortel qu’elle chérissait le plus ; que c’était avec la plus vive douleur qu’elle allait bientôt se voir privée de son auguste présence, et que cette fatale idée ajoutait encore à son malheur.

Le prince portait sur lui un portrait en miniature, parfaitement ressemblant, qu’il avait fait faire à Pékin pour Géroïde, et qu’il avait oublié de lui donner. Palmire, lui dit-il en lui montrant son portrait : Cette figure, en mon absence, pourrait-elle me rappeler dans votre esprit ? Pourrait-elle affaiblir le tendre souvenir de Corydas ? … Palmire baissa les yeux … rougis … et dit, en prenant le portrait : Ô mon prince ! il ne me quittera jamais ! Je vous verrai sans cesse ! Votre image me rappellera vos bienfaits, vos bontés, qui seront toujours chers à mon cœur ! Ce n’était point encore de l’amour. C’était la plus vive et la plus tendre reconnaissance. Palmire pouvait-elle, en ce moment, définir ce sentiment ? Un mélange secret de divers sentiments mettait le trouble dans son cœur. Elle adorait Corydas, elle le pleurait ; mais elle se plaisait à voir le prince, et un sort cruel allait la priver bientôt de ce plaisir. On était arrivé au tombeau de Corydas sans s’en apercevoir. Palémon était au pied étendu sur le marbre. Palmire se précipite dans ses bras : Quoi, mon père, lui dit-elle, vous n’avez plus de fils, et je n’ai plus d’époux. Je suis la cause de sa mort, et je ne vivrai désormais que pour consoler votre vieillesse. Palémon, abattu sous le poids de la douleur, se sentit tout à coup éveillé. Ô ma fille ! lui répondit-il, quelle infortune vous a séparée de nous, et quel dieu bienfaisant vous ramène dans mes bras ! Le roi de Siam, s’écria-t-elle, le prince son fils, que vous voyez devant vous. Venez, venez, mon père, tombons aux pieds de ces princes augustes, et témoignons-leur notre vive reconnaissance. Elle ajouta, en regardant Almoladin : Je n’oublierai jamais leurs bontés pour la malheureuse Palmire. Le roi de Siam offrit à Palémon de le ramener dans son village, et de le rendre le plus riche et le plus puissant de tout le pays ; mais il refusa tous ces avantages, ainsi que Palmire, qui borna ses demandes au roi de Siam, à avoir la permission d’élever une maison dans cette forêt, où les femmes infortunées qui auraient perdu leurs époux ou leurs amants pourraient se retirer et y oublier le reste du monde.

Le roi y consentit avec plaisir. Il se figura que Palmire avait fait le vœu d’être la prêtresse d’un temple dévoué aux dieux. Almoladin ne manqua pas de représenter à Palmire qu’elle se méfiât de sa douleur, qu’elle ne formât pas trop légèrement des vœux, qu’on manquait quelquefois à ces serments trop précipités et enfants du désespoir ; qu’en brûlant l’encens, souvent on était bien profaneProfane : dépourvu de caractère religieux ou sacré.… ; qu’on avait vu des vestalesDes vestales : prêtresses ou religieuses ayant fait vœu de chasteté. se repentir d’avoir prononcé des vœux ; qu’elle pouvait donner un asile et l’hospitalité aux infortunées qui ne pourraient plus vivre dans le monde ; mais que, pour faire une bonne action et remplir les devoirs de l’humanité, il ne fallait jamais y être forcé ; qu’enfin il la conjurait de ne se point lier par des nœuds indissolubles. Le roi et Palémon applaudirent à ce sage conseil ; elle en reconnut elle-même toute la prudence, et elle promit de ne jamais s’engager qu’après s’être bien assurée de ses vrais sentiments. Il fallut se séparer : ô cruelle destinée ! Palmire était moins à plaindre. Elle pleurait encore Corydas, et elle avait le portrait du prince, mais Almoladin se trouvait privé de tout à la fois. Il fallait quitter un asile qui faisait toute son ambition pour aller monter sur un trône qu’il dédaignait. Il fallait renoncer au bonheur de vivre avec Palmire, pour aller régner avec Idamée que sa jalousie avait rendue insupportable et avait totalement changée. Son injustice envers Palmire avait donné naissance à la passion de son époux. Car plus elle l’avait rendue infortunée, plus cette jeune personne avait paru belle et intéressante aux yeux du prince. Combien cette séparation la rendait encore plus chère à ses yeux ! On avait chargé la chaloupe de présents immenses, tant en monnaie d’or qu’en bijoux et diamants. On laissa Palémon possesseur du tout. Le prince prit seulement en échange de sa chaloupe celle de Palémon pour se rappeler toujours Palmire. Séparation cruelle ! Adieux presque éternels !


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