Corpus Le Prince philosophe

1-14 La jalousie d’Idamée

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L’empereur, qui avait prévu cette séparation inévitable, faisait préparer, depuis deux mois, des chars, des voitures avec une pompeUne pompe : un cortège. superbe pour accompagner sa sœur jusqu’au premier port de mer. Rien ne devait être plus beau que ce départ. Toutes les troupes des provinces avaient été mandées. Il y avait deux cent mille hommes sous les armes. Il sortit cent chars des cours du palais, dans lesquels il y en avait un d’une hauteur et d’une grandeur immense. Ce char était si galant et si riche à la fois qu’il éblouissait la vue. Idamée, Géroïde, Palmire et la sultane Elmire, qui était devenue la favorite de Géroïde, étaient dans ce char avec l’empereur, le prince Almoladin, et le roi de Siam au milieu d’eux. Ce char dominait sur tous les autres. On le distinguait par sa construction, ainsi que par sa beauté. Il était traîné par cent esclaves. La sortie du palais, pour arriver aux portes de la ville, dura cinq heures. Ce temps ne leur parut point long. Tous les habitants étaient dans les rues ou aux fenêtres. Ils jetaient des fleurs sur le char, et chantaient les louanges de l’empereur, du roi de Siam et de toute sa famille. Une musique militaire et martiale répondait à ces cris d’allégresse. Le roi de Siam et son fils ne se lassaient point d’admirer les hommages que les Chinois rendaient à leur souverain. Toutes les boutiques étaient fermées. Une rangée d’arbres plantés dans toutes les rues formaient un portique de verdure. Leur feuillage touffu répondait aux croiséesAux croisées : aux fenêtres. du premier étage, d’où l’on voyait sortir des têtes superbes… Toutes les Chinoises étaient parées pour voir passer ce majestueux cortège. Des guirlandes de fleurs, avec des amoursAmours : motif décoratif représentant un ou plus souvent plusieurs enfants, symboles de l'amour. entrelacés, étaient suspendues au haut des maisons et formaient des bannières qui tombaient par étages. À peine découvrait-on le ciel à travers ; et les rayons du soleil, qui étaient ménagés par ces berceaux de fleurs, répandaient une douce clarté… Les parfums qu’on brûlait dans toutes les rues exhalaient une odeur suave. Enfin, on arriva au bout du faubourg où l’empereur avait une maison de campagne, dans laquelle il avait fait préparer une fête. On y passa vingt-quatre heures dans les plaisirs et dans les danses ; mais le prince Almoladin, qui commençait à s’ennuyer de tout ce faste, dit à son père et à son épouse, qu’il était nécessaire de se séparerSe séparer : s'en aller. de la cour de Pékin incognito ; et que, par ce moyen, ils éviteraient à Géroïde des adieux cruels. Il fut arrêté qu’ils partiraient dans la nuit pour aller rejoindre la flotte que le roi de Golconde leur avait donnée. AmazanOn se souvient qu'Amazan est le précepteur d'Almoladin devenu mandarin de l'empereur Van-Li. fut le seul confident de ce projet. Le roi de Siam lui recommanda sa fille en versant un torrent de larmes. Il pensait bien qu’il ne la reverrait peut-être jamais. Ils se séparèrent donc de Géroïde et de la cour de l’empereur, sans être aperçus de personne. Ils rejoignirent leur flotte qu’ils trouvèrent augmentée de vingt vaisseaux du roi, dans le nombre desquels il y en avait un pour le roi et pour le prince, supérieur à celui de Golconde. Le roi lui avait fait présent de deux mille hommes. Chaque vaisseau était armé de deux rangées de canons. Enfin, le roi de Siam se vit à même de soutenir avec avantage un combat sur mer, s’il rencontrait des pirates ou quelques flottes ennemies. Il avait trente-deux vaisseaux à son commandement. Almoladin était le chef de cette escadreEscadre : groupe de vaisseaux. ; et comme il n’ignorait rien, il était un bon marin. Idamée n’avait point assez d’yeux pour considérer son époux. Elle faisait mille caresses au roi de Siam, et sa tendresse pour son fils lui fit bientôt oublier la cour de Pékin. Le prince, de son côté, sans être amoureux d’Idamée, avait mille attentions pour elle. Elle avait à ses côtés une beauté dangereuseLa « beauté dangereuse » mentionnée ici est Palmire., mais le prince ne s’en occupait que pour lui faire des honnêtetésDes honnêtetés : des actes de politesse. indispensables. D’ailleurs, Palmire ne respirait qu’après le moment de voir son amant Corydas. Elle versait des larmes en secret : le prince cherchait à la consoler par simple humanité. Idamée sentit dans son cœur les premiers traits de la jalousie. Elle prit Palmire en aversionPrendre en aversion : éprouver une répugnance extrême pour quelqu'un. . Elle ne pouvait plus la souffrirElle ne pouvait plus la souffrir : elle ne pouvait plus la supporter. devant ses yeux. En vain le prince redoubla d’attention et de caresses pour elle ; elle en devint plus furieuse contre cette pauvre infortunée. Elle la traitait de petite sotte, de mal élevée, qu’elle n’était point faite pour être sa femme d’honneur. Enfin, elle eut la cruauté de demander qu’on la mît à bordMettre à bord : faire descendre. au premier endroit. Le roi de Siam lui représenta qu’il était surpris de son changement de caractère et de tant d’inhumanité de sa part contre cette pauvre Palmire. Il la pressa sur l’aveu des torts qu’elle lui reprochait. Idamée avoua qu’elle voyait avec douleur que son fils avait des attentions trop marquées pour Palmire. Le roi de Siam et Almoladin s’aperçurent, mais trop tard, qu’Idamée serait une femme jalouse et emportée. Le roi n’osait faire part à son fils de ses réflexions, et le prince craignait d’alarmer son père, en lui communiquant les siennes. Almoladin fit tout pour adoucir l’humeur de son épouse, mais il ne put se résoudre à abandonner Palmire à son malheureux sort, et à l’injuste vengeance qu’on voulait exercer contre elle. Leur voyage fut très long. Ils relâchèrent plusieurs fois pour reprendre des vivres. Almoladin ne regardait plus Palmire ; il se détournait pour ne pas voir ses larmes. Mais bientôt l’intéressante Palmire tomba dans un dépérissementDépérissement : état maladif. qui fit craindre pour sa vie. Privée de son amant, accablée de la haine d’Idamée qu’elle n’avait point méritée, elle voyait un avenir affreux. Le roi de Siam cependant ne cessait, pour la tranquilliser, de lui promettre qu’on la rendrait à son amant, à sa patrie, à ses parents ; mais la haine d’Idamée avait fait dans son cœur une trop vive blessure. Elle était réduite à un état si effrayant, qu’Idamée elle-même ne pouvait s’empêcher de lui donner quelque pitié et les soins de l’humanité. Palmire, qui aimait cette princesse, fut sensible à sa nouvelle conduite et en témoigna sa joie. Le prince Almoladin découvrant chaque jour de nouvelles qualités à Palmire, ne put, malgré toute sa philosophie, y rester insensible, et il rendit les armesIl rendit les armes : il cessa de résister aux charmes de Palmire et à l'impression qu'elle faisait sur lui. aux vertus et à la beauté de cette infortunée. Il eut cependant assez de courage pour étouffer ou du moins pour dissimuler ses sentiments, ce qui le fit tomber bientôt lui-même dans un état de langueur qui alarma le roi et son épouse. On s’arrêta au premier port pour demander aux disciples d’EsculapeDisciples d'Esculape : médecins. Esculape est le dieu de la médecine chez les Grecs. Il sera à nouveau question de ces médecins quand Almoladin partira à la recherche de Palmire. , s’ils pouvaient continuer leur voyage. Ce port n’était qu’à trente lieues du royaume des îles MaldivesÎles Maldives : archipel de l'océan Indien, au sud-ouest de l'Inde. , où Almoladin avait remis le roi sur le trône. Il y avait dans ce port des hommes réputés très habiles dans l’art de la médecine. On venait les consulter de toutes parts. On appela à bord ces hommes expérimentés qui, quand ils surent que c’était le roi de Siam avec son fils, arrivèrent au vaisseau en grande cérémonie. Ils avaient des robes d’une grandeur et d’une longueur prodigieuse et des grands bonnets noirs en forme de clochers.Gouges critique ici l'habit des médecins qui semblent vouloir impressionner avec leur tenue extravagante. Cet accoutrement n'est pas en accord avec la rationalité de leur savoir.


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