Corpus Le Prince philosophe

1-13 Intrigues au palais de l’empereur de Chine

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Le mandarin, transporté de joie de cet expédient, courut chez lui apprendre au prince et au roi cette heureuse nouvelle ; aussitôt cette perfide écrivit à l’empereur pour lui demander un rendez-vous. Ce monarque était naturellement bon, il ne put le refuser à celle qu’il avait tant aimée ; elle se rendit dans l’appartement de l’empereur, elle n’employa dans sa conversation ni les reproches ni les larmes… Elle venait demander sa retraite, comme il l’avait accordée à Elmire en sa faveur. L’empereur la lui accorda sans difficulté ; ensuite elle lui demanda s’il était vrai qu’il allât couronner la jeune personne dont il était éperdument épris. Oui, lui répondit-il, sa vertu le mérite ; mais êtes-vous persuadé qu’elle vous aime, comme vous le méritez aussi à votre tour, répliqua la sultane ? Ne savez-vous point qu’elle brûle pour un autre que vous ; a-t-elle pu vous garder son cœur, ne vous connaissant pas ? Elmire l’a fait arracher de son hameau la veille qu’elle allait épouser son amant Corydas… et ce même Corydas est à Pékin, il a trouvé le moyen de former une correspondance avec elle ; enfin jusque dans votre palais il doit s’introduire. Ali, Mamouc, Mazu, et cette Palmire que je vous avais envoyée, et que vous lui avez donnée pour esclaves, sont dans ses intérêts, et doivent profiter demain du temps où vous serez au divanL'expression « vous serez au divan » ainsi que les noms « Ali, Mamouc, Mazu » illustrent à nouveau le syncrétisme oriental du conte. , pour servir ses projets, et faciliter leur entrevue.

L’empereur ne pouvait contenir sa fureur. Cependant, il demanda plusieurs fois à la sultane si elle était bien instruiteInstruite : informée. de ce qu’elle avançait ; la coupable ne s’intimida point, et elle eut la fermeté de lui dire de questionner Palmire devant elle, et de lui demander si le nom de Corydas lui était inconnu. Aussitôt Palmire fut mandée de la part de l’empereur, et parut avec la sérénité d’une personne innocente. Cependant à la question qu’on lui fit, si elle était effectivement prête d’être mariée à Corydas, lorsqu’elle fut ravie du sein de ses parents ; la princesse resta un moment interdite, et sans pouvoir répondre. Elle aimait déjà l’empereur ; elle en avait déjà imposé, en cachant sa naissance et son nom ; elle n’était point faite au mensonge, et la pudeur la trahit… Vous rougissez, lui dit la sultane ! … Géroïde n’avait point la force de combattre cette femme impérieuse ; elle avoua seulement au sultan que c’était vrai qu’elle connaissait Corydas, mais que ce n’était point avec lui qu’elle devait s’unir. L’empereur examinait tous ses mouvements, il n’y voyait que de la pudeur et de la sensibilité ; ensuite il remercia la sultane, et lui dit : Madame, je suis reconnaissant de vos bontés ; mais elles me deviendraient à charge si elles continuaient : elles troubleraient mon repos ; elles jetteraient l’alarme dans mon palais, et dans mon cœur… Oui, pour terminer vos querelles avec Elmire, j’épouse dès demain l’adorable Palmire : à ces mots on annonça la troisième rivale, et le sultan n’eut pas le courage de refuser sa visite.

Elmire commençait à se repentirSe repentir : regretter. d’avoir fait connaître à l’empereur une personne aussi parfaite. La faveur de la princesse Idamée pour Géroïde, le bruit de son hymen avec l’empereur, la jetaient dans les plus vives alarmes ; elle concevait bien, mais trop tard, qu’une épouse adorée est plus dangereuse qu’une amante, qui peut perdre sa place, son crédit au premier caprice ; ces deux femmes ambitieuses furent d’accord en se fixant. On vint chercher la princesse Géroïde, de la part de la princesse Idamée. L’empereur lui permit de se rendre aux instances de sa sœur, et il la conduisit même jusqu’à la dernière porte de son appartement. Cette faveur extraordinaire révolta les deux sultanes ; après s’être fait quelques reproches mutuels, elles furent de la dernière intimitéElles furent de la dernière intimité : elles devinrent très proches l’une de l’autre.. Elmire, instruite par sa rivale, du nom et du rang de Géroïde, vit bien que sa perte était inévitable. Le projet de sa rivale flattait son ambition ; mais comme elle avait plus d’esprit, elle n’osait point le tenter ; elle essaya de s’assurer des sentiments de l’empereur qui, revenu à elle, lui témoigna toute la reconnaissance possible de lui avoir fait connaître une personne qui allait faire son bonheur le reste de ses jours.

Elmire sentit la force de ces paroles ! Quoi, seigneur, lui dit-elle ; une fantaisie, un moment peuvent-ils faire le bonheur de vos jours ? Combien de fois l’amour n’a-t-il pas mis vos sentiments à l’épreuve ? Et si vous aviez cédé à ces transportsTransports : élans amoureux., combien de fois vous seriez-vous repenti ? J’ai vu l’instant que j’allais monter sur le trône, une autre m’en a chassée, et votre nouvelle amante aura sans doute le même sort. Non, jamais, répond l’empereur. Elmire, pouvez-vous me parler ainsi ? … Songez que mon bonheur sera votre ouvrage, vous resterez l’amie de mon épouse, sa reconnaissance, et la mienne doivent vous assurer le premier rang dans ma cour. Ce discours du roi satisfit l’ambition d’Elmire, mais elle n’osait ni se rétracter ni applaudir au choix de l’empereur ; elle lui représentaElle lui représenta : elle lui exposa. seulement qu’elle serait désespérée si elle allait être la cause qu’il éprouvât le moindre déplaisir, qu’une épouse n’était point comme une amante, qu’il fallait étudier son caractère, ainsi que son cœur ; que l’épouse d’un souverain devait être avouée par la nation, qu’elle ne doutait point que cette jeune étrangère n’eût toutes les vertus qui conviennent à une souveraine ; mais qu’il devait avoir la prudence de s’en assurer. Sa rivale ne manqua point d’appuyer ces raisonnements. L’empereur, fatigué de les entendre, leur dit, pour les éloigner, qu’il attendait ses mandarins, et que, dans toute autre circonstance, il goûterait mieux leurs représentations. Ces deux courtisanes se retirèrent fort mécontentes. Elmire, cependant, l’était moins que sa rivale ; informée de ce qu’était Géroïde, elle se décida à prendre son parti, réfléchissant que le crédit d’une souveraine était préférable aux fruits d’une mauvaise action ; elle laissa donc agir la sultane, ne s’occupa que de gagner de plus en plus la confiance de Géroïde ; elle lui fit même quelques reproches de son peu de confiance en elle, et lui persuada qu’il fallait tout déclarer à l’empereur ; qu’elle n’en serait que plus chérie et plus adorée.

Géroïde la pria de s’en charger, n’ayant pas, disait-elle, la force de lui avouer son mensonge. Le sultan était enfermé avec ses mandarins, à qui il donnait des ordres pour le jour de la cérémonie, qui devait se faire le lendemain.

Amazan se faisait un plaisir de procurer au prince de Siam, son élève, ce coup d’œil admirable. Il introduisit le prince dans le palais, d’après les ordres de la sultane ; tout l’intérieur du sérail était ouvert, quatre mille hommes étaient sur pied dans les cours, on tirait le canon, une musique martiale s’entendait partout, et répondait à des concerts mélodieux de l’intérieur du palais, ce qui formait un accord parfait. Les sultanes et les esclaves étaient parées magnifiquement ; les parfums les plus suaves étaient répandus dans tous les appartements. Le temple était orné, les victimes étaient toutes prêtes pour le sacrificeSacrifice : mise à mort rituelle pratiquée comme offrande à la divinité dans de nombreuses religions. qui devait précéder la cérémonie de cet heureux hymen. L’empereur allait se rendre aux pieds de Géroïde pour la mener à l’autel, quand la sultane perfide lui manda que Corydas était dans son palais parmi ses esclaves, qu’il n’avait qu’à le faire chercher parmi ceux qu’elle lui avait nommés.

Van-Li ne connaissait point la jalousie ; (Van-Li est le nom de l’empereur) mais il voulut savoir si un étranger pourrait porter l’audace jusqu’au point de s’introduire dans son palais sans ses ordres ; il ne fallut qu’un mot pour trouver le prince, on vint donc confirmer à l’empereur que c’était un inconnu, nommé Corydas qui faisait le service parmi les esclaves. Le sultan ordonna sur-le-champ son supplice. Le prince Almoladin fut donc saisi et conduit à la mort en moins d’une heure ; il était dans l’admiration de ce qu’il voyait, quand on lui apprit, en l’enchaînant, ce terrible arrêt ; il vit son échafaudLa question de la peine capitale secoue le milieu du dix-huitième siècle. Elle est abordée à plusieurs reprises dans Le Prince philosophe parce qu'elle est liée à l'exercice du pouvoir. Dans la deuxième partie du conte, Almoladin laisse le trône à Noradin à condition que celui-ci le consulte avant toute mise à mort. Le roman semble témoigner de l'aversion de Gouges pour la peine de mort. sans frémir, il ne regrettait, dans ce moment, que de ne pas jouir de la présence de la princesse Idamée. Au moment qu’il allait recevoir la mort, et que le bourreau avait le damas levéLe damas est ici le sabre qui est sur le point d'être utilisé pour exécuter Almoladin. pour lui trancher la tête, Amazan lui arrêta le bras, en disant qu’avant de faire périr cet étranger, il fallait qu’il révélât un mystère qu’il savait ; qu’il prenait tout sur lui, et qu’on suspendît son supplice jusqu’à de nouveaux ordres.

Cet événement avait jeté la consternation dans tout le palais. Géroïde avait appris, ainsi que Palmire, que c’était Corydas qu’on traînait au supplice ; elles volèrent toutes les deux chez l’empereur, accompagnées d’Elmire, et se jetèrent ensemble à ses pieds pour lui demander la grâce d’un infortuné. Géroïde apprit à son amant le secret de sa naissance ; on ne peut exprimer la satisfaction de Van-Li, il ordonna sur-le-champ de délivrer ce malheureux qu’il avait condamné au supplice, s’il en était encore temps. Le mandarin était accouru chez la sultane qui lui avait donné ce moyen ; mais, ce fut en vain qu’il la chercha. La perfide avait profité de ce moment de trouble pour s’évader. Un esclave vint dire à l’empereur qu’Amazan avait arrêté le supplice ; alors Van-Li ordonna qu’on conduisît Corydas au temple, et qu’on lui fît oublier l’événement cruel qui avait menacé ses jours, en l’unissant à son amante.

Géroïde et Palmire ne croyaient pas être trompées dans leur attente ; quoiqu’elles désirassent toutes deux de revoir Corydas, le désir de Palmire était bien plus vif. La joie renaît dans le palais, on entend des cris d’allégresse. L’empereur arrive au temple, tenant par la main Géroïde et Palmire ; il demande Corydas, dit qu’on le lui amène sur-le-champ. On avait placé Géroïde sur un trône magnifique, Almoladin ne revenait point de toutes les caresses qu’on lui faisait, et surtout quand il vit le sultan lui présenter une jeune personne qu’il n’avait point encore vue : Recevez-la de ma main, lui dit-il, et que sa présence efface de votre âme l’impression du malheur qui vient de vous arriver ; il crut qu’il était connu, et qu’Amazan avait deviné ses sentiments, en le voyant considérer le portrait d’Idamée ; et quoique celle qu’on lui présentait ne ressemblât point au portrait qu’il avait admiré, comme il avait le cœur prévenu, et que Palmire était jeune et belle, il prit aisément le change, et crut voir en elle la princesse Idamée, il se jeta aux pieds de Van-Li, et lui dit : Mon frère, je suis prince comme vous ; vous le savez, et je n’ai jamais brûlé que pour la princesse Idamée, je l’adorais sans l’avoir vue, et jugez quelle doit être ma satisfaction, après le danger que j’ai couru. Van-Li fut si surpris d’entendre ce discours, qu’il crut que le supplice qu’il avait évité, et qu’il avait vu de si près, avait tourné la tête à ce malheureux jeune homme. Il dit à Palmire de le rassurer ; mais à son tour elle recula, et dit qu’elle ne l’avait jamais vu. Géroïde, qui brûlait de revoir Corydas, et de savoir des nouvelles de la cour de son père, s’élevait plusieurs fois sur le trône pour voir l’homme qu’on cachait à ses yeux.

L’empereur, ne sachant que penser de cette singulière entrevue, et voulant approfondir ce mystère, prit Almoladin, et le conduisit au pied du trône où sa sœur était assise. Qu’on se représente les transports de cette reconnaissance ! Géroïde s’élança dans les bras de son frère. Le prince Almoladin ne put se lasser à son tour de tenir sa sœur étroitement embrassée… Ils confondent leurs larmes de joie. L’empereur, instruit du sort de Géroïde, éprouve à ce spectacle la plus douce satisfaction. Son amante était fille des rois, digne de lui et de son peuple. Pour témoigner au prince tout le plaisir qu’il avait de lui appartenir : Nous serons unis doublement, lui dit-il, puisque c’était d’abord votre dessein. Ma sœur Idamée ne refusera pas, en vous voyant, de faire votre bonheur ; vous portez dans votre personne tout ce qu’il faut pour vaincre la répugnance qu’elle a pour l’hymen. Ma sœur n’est point belle, mais elle a des qualités qui la dédommagent de cette privation. Almoladin attribua ce propos de l’empereur sur la beauté de sa sœur, à la modestie seule, et il pensa toujours qu’elle était telle que le tableau la lui avait fait voir. Il était bien curieux d’apprendre quel événement heureux avait sauvé Géroïde de la fureur des flots ; et lui avoua que son père était comme lui à Pékin, sous le plus sévère incognito. Géroïde, charmée de cette nouvelle, demanda au sultan de lui permettre de voler auprès de l’auteur de ses jours.

Le mandarin, qui ne savait plus quel moyen employer pour sauver Almoladin du supplice, et ignorant tout ce qui se passait, crut qu’il n’y avait qu’un roi, qu’un père qui pût fléchir sûrement le courroux de l’empereur. N’ayant pas trouvé la sultane, il avait volé auprès du roi de Siam, pour lui apprendre cette triste nouvelle, ils avaient couru au temple, et ils y entraient, quand Géroïde aperçut son père qu’elle allait chercher ; elle se précipita dans ses bras ; et ce père fortuné, qui craignait de n’être pas arrivé assez tôt pour sauver un fils si cher à sa tendresse, le revoit au même instant qu’il retrouve une fille adorée ; ce noble vieillard n’eut point assez de force pour résister à cette surprise agréable, il tomba sans connaissance ; mais les prompts secours qu’on lui apporta le rappelèrent bientôt à la vie, on le transporta dans l’appartement de l’empereur, la cérémonie fut suspendue jusqu’au lendemain. Le sultan, le roi de Siam, Almoladin, Géroïde et Amazan, ne cessaient d’admirer et de louer les décrets de la providence.

Almoladin profita de ces moments de bonheur, pour rappeler à l’empereur la promesse qu’il lui avait faite, de lui donner la main d’Idamée. Van-Li y consentit avec plaisir, et lui jura de nouveau que la même cérémonie les unirait tous les quatre. Le roi de Siam applaudit à cette résolution, et se crut trop heureux de voir sa fille impératrice de la Chine, et d’emmener la princesse Idamée dans son royaume ; ils se rendirent tous dans le palais de la princesse qui tenait à celui de l’empereur. Almoladin, le cœur toujours plein de la fausse image d’Idamée, était dans la plus grande impatience de jouir réellement du spectacle de sa beauté. Idamée, de son côté, instruite de ce qui se passait, avait vu, de sa tribune au temple, Almoladin, qui lui avait paru un homme superbe ; ce qu’on lui avait dit de l’impression qu’elle avait faite sur ce prince, avait encore enflammé son cœur davantage, et elle sentait qu’elle aimait pour la première fois ; elle trouvait seulement ce prince d’un âge trop au-dessous du sien, et elle était retenue par la crainte de ne pas fixer longtemps sa tendresse. L’avenir prouvera que cette princesse se trompait, et ne rendait pas au prince la justice qui lui était due.

On arriva chez elle : l’empereur présenta sa sœur à Almoladin, qui resta anéanti du peu de ressemblance d’Idamée ; avec le portrait qu’il avait admiré chez Amazan, il fit cependant tous ses efforts pour contenir son étonnement. L’empereur demanda à Idamée, si Almoladin lui inspirait la même répugnance que tous les princes qu’on lui avait présentés jusqu’ici ; elle répondit à son frère avec beaucoup de grâce et d’esprit, ce qui plut infiniment à Almoladin, qui se dit à lui-même : Si elle n’est pas belle, elle est aimable ; je me suis trop avancé pour pouvoir reculer. Il réfléchit sur la reine de Golconde, et vit que la beauté entraînait souvent la coquetterie, il avait appris que l’homme ne faisait pas toujours ce qu’il voulait. Ainsi donc il épousa la princesse Idamée par une philosophie peu commune à son âge. Il se disait : Les rois n’ont point d’amis, et jusque dans leurs portraits, ils trouvent des flatteurs. Ce précepte lui servait de leçon pendant tout le cours de son règne.

Les voilà, pendant trois mois, tous heureux à la cour de Pékin ; mais le trône de Siam était abandonné aux soins des ministres. Leurs cabales, leurs intrigues, leurs projets réciproques de se nuire, entraînaient insensiblement la perte de l’état. Le roi de Siam avait reçu des lettres affligeantes sur son royaume, ce qui le détermina à fixer l’époque de son départ. Il en instruisit l’empereur et son fils, à qui il voulait céder la couronne.

Malgré les instances et les caresses de Géroïde, ce départ fut arrêté et fixé au terme de huit jours.

Idamée adorait Almoladin, et n’éprouvait aucun regret d’abandonner avec lui la cour de Pékin. Palmire était devenue une de ses premières femmes d’honneur. Géroïde lui en avait fait le sacrifice pour la rendre un jour à son amant.


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