Corpus Le Prince philosophe

1-12 Almoladin à Pékin

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Quoique le prince pensât souvent à la perte de sa sœur Géroïde, il n’en parlait pas au roi, de peur de l’affliger. Ce prince chérissait sa sœur. Ils s’étaient souvent consolés ensemble de l’inimitié de leur marâtreMarâtre : belle-mère qui maltraite les enfants que son mari a eus d'un mariage précédent. Le mot désigne ici la reine de Siam, belle-mère d'Almoladin et de Géroïde., et ce tendre souvenir ne se présentait point à sa mémoire, sans lui faire répandre un torrent de larmes. Enfin ils arrivèrent à vingt lieuesVingt lieues: environ cent kilomètres, soit la distance parcourue en vingt heures de marche. de Pékin, dans un port où ils laissèrent leur vaisseau, et se préparèrent à prendre des voitures de terre. Ils laissèrent à bord les trois quarts et demi de leur suite, et projetèrent d’arriver à Pékin inconnus. Leur premier soin fut de visiter les manufactures de porcelaine, d’étoffes et de tout ce qu’il y avait de curieux dans ce pays. On les prit en conséquence pour des marchands, et on les reçut comme des personnes de cet état.

La simplicité de ces deux princes, malgré leur noblesse, et le costume qu’ils ont adopté, donnent aisément le change, et répondent entièrement à leur projet. Le bruit que Géroïde fait à la cour, se répand bientôt par toute la ville. Les moyens que les deux sultanesLes deux sultanes: Elmire, ancienne sultane favorite de l'empereur de Chine, est en concurrence avec sa nouvelle favorite, dont on ne connaît pas le nom. emploient pour se nuire, amusent infiniment le prince et son père, à qui on en avait fait le récit qui était connu de tout le monde. Ils étaient loin de penser que la personne qui servait aux projets d’une de ces sultanes était l’objet chéri de leurs éternels regretsL’objet chéri de leurs éternels regrets : le roi et le prince n’ont eu aucune nouvelle de Géroïde depuis qu’elle a été poussée dans la mer.. Le hasard produit des événements bizarres et singuliers, mais qu’on doit regarder comme les effets d’une sage ProvidenceLa Providence : croyance en une puissance supérieure, divine, qui gouverne le monde et veille sur le destin des individus.. L’amitié de la sultane Elmire pour Géroïde ajoute encore aux éloges que la renommée fait de cette jeune beauté ; mais l’amour de l’empereur a fait de terribles progrès ; il adore Géroïde, et, sans la connaître, il veut l’épouser. Géroïde est traitée en souveraine dans la cour de l’empereur ; elle s’est expliquée avec Palmire. Palmire la conjure de profiter de son crédit pour la faire conduire aux lieux de sa naissancePalmire veut retourner chez elle pour y retrouver son amant Corydas.. Géroïde le lui promet, mais la sultane favorite, qui avait procuré Palmire, a toujours conservé de l’ascendant sur son esprit : cette jeune villageoise ne se défie point de sa première protectrice. Elle lui apprend, sous la foi du secret, l’aventure et l’histoire de Géroïde et la sienne. Cette méchante femme, étant instruite de la naissance de Géroïde, ne voit en elle qu’une rivale encore plus dangereuse. Quoiqu’enfermée dans le fond du sérail, elle ne trouve pas moins le moyen de profiter de la ressemblance des noms et des deux personnes pour machiner un complot qui puisse la venger, à la fois, d’Elmire, de Géroïde et de l’empereur. Pendant qu’elle trame ce complot, venons au roi de Siam et à son fils, qui se promènent dans la ville de Pékin et qui s’avancent jusqu’aux portes du palais de l’empereur. Sa magnificence, ses galeries, ses tours leur en imposèrent. Rien n’est plus majestueux que l’entrée de ce palais. Quelle fut la surprise de ces deux princes observateurs, de se voir aborder par un mandarin de l’empereur, tandis qu’ils examinaient les peintures les plus riches du palais, et les morceaux d’architecture qui sont faits pour fixer l’attention des étrangers les moins curieux ! Ce mandarin, après les avoir regardés tous deux, se jette au cou du prince Almoladin, en lui disant : Ô mon prince ! ô mon élève ! … Le roi de Siam le reconnaît. Quoi, lui dit-il, c’est vous, Amazan ! quel sort vous a conduit à la cour de l’empereur de la Chine ? Ô mon roi, lui répondit le mandarin, l’injustice de votre épouse a causé ma fortune. Je suis parvenu aux premières places de l’état ; mais je ne puis vous raconter ici tout ce qui se passe. Je vois, lui dit-il, que vous êtes incognito : si c’est votre dessein de n’être point connu dans cette cour, je garderai le secret ; mais faites-moi la grâce de venir chez moi, je vous ferai part de tout. Le roi de Siam, ainsi que son fils, se firent un plaisir de le suivre. Almoladin ne pouvait contenir la joie qu’il avait d’avoir retrouvé son ancien maître, son ancien ami. Ce qui lui faisait éprouver une double satisfaction, c’est qu’il espérait de s’instruire par lui du gouvernement et de la politique de l’empire chinois.

Quand ils furent chez Amazan, il commença son histoire par ces mots, s’adressant au roi de Siam.

Lorsque vous m’ôtâtes le soin de l’éducation de votre fils, vous savez, sire, que je n’eus pas le courage de rester à Siam, malgré les avantages que vous m’y offriez. Je n’étais point son père, mais j’osais l’aimer comme mon fils ; cette privation m’était insupportable, et je parcourus tout l’univers. Je vins enfin en Chine, où l’on cherchait un homme assez instruit pour achever l’éducation de la princesse IdaméIdamée: sœur de Van-Li, l'empereur de Chine.e ; je fus choisi dans le nombre de ceux qui s’offrirent, et j’ai passé ensuite de l’institution de la princesse, dans le ministère. L’empereur m’a fait son premier mandarin : plus ma faveur est puissante, plus j’ai de redoutables ennemis ; et je touche peut-être au moment de ma chute. L’empereur est un grand homme, mais il est faible avec ses maîtresses : à ces mots, le roi de Siam l’interrompit pour lui demander quelle était cette jeune beauté, qui faisait tant de bruit dans le sérail. Je ne l’ai point encore vue, dit-il ; on dit seulement que c’est une simple villageoise, que la sultane Elmire a fait chercher dans quelque hameau pour la présenter au sultan, afin de détruire l’empire de sa rivale. Cette rivale me voulait beaucoup de bien ; mais Elmire m’abhorreM'abhorre : me hait. : ainsi vous devez concevoir que mon crédit ne tient plus qu’au caprice d’une femme, qui, se revoyant en faveur, peut, au premier instant, demander mon exil ou ma retraiteLes rôles traditionnels et genrés sont inversés, car l'empereur et le mandarin sont tous deux soumis à des femmes qui peuvent faire basculer leurs vies selon leur bon vouloir..

Almoladin lui offrit un asile à la cour de son père, il lui apprit que sa marâtre n’existait plus, ainsi que sa sœur ; ce souvenir rouvrit la plaie du roi, il pleurait amèrement ; mais Amazan trouva le secret de le distraire, en lui parlant des usages et des lois du pays. Le prince aimait beaucoup la peinture, il s’arrêta à examiner le portrait d’une femme de grandeur naturelle, il demanda à Amazan qui était cette femme. Amazan lui répondit que c’était la princesse Idamée ; ce portrait était parfait, il représentait une superbe personne ; mais il était flatté en tout. La princesse était marquée de petite vérole, quoique cela ne parût pas sur le tableau ; elle avait près de trente ans, et on l’avait peinte comme une personne à peine âgée de seize ans, on lui avait donné un teint superbe, elle avait de fort beaux yeux, et c’était le seul point sur lequel on ne l’avait point flattée.

À la vue de ce portrait, Almoladin se sentit saisi d’un sentiment qu’il n’avait point encore éprouvé. La déclaration de la reine de Golconde avait ému ses sens, mais elle n’avait point touché son cœur ; il tomba tout à coup éperdument amoureux de la princesse IdaméeL'admiration d'Almoladin lorsqu'il découvre le tableau n'est fondée que sur les apparences et des artifices. Son amour naissant est donc voué à l'échec., mais il n’en fit rien paraître à son père ni à Amazan ; il le sollicita, cependant, de l’introduire dans l’intérieur du palais de l’empereur, soit qu’il désirât de voir Idamée, soit qu’il voulût s’instruire par lui-même de ce qui se passait dans la cour de l’empereur.

Amazan lui répondit : Rien n’est plus facile ; mais rien n’est plus dangereux pour vous et pour moi ; et si l’on venait à découvrir que vous êtes un prince du sang, vous seriez encore traité plus durement : sans doute, Almoladin aurait cédé à de semblables raisons ; mais l’amour était plus puissant que le discours d’Amazan. Le roi de Siam, pour satisfaire son fils, lui dit qu’il ne pouvait plus se déclarer, étant arrivé à Pékin, sans en prévenir l’empereur. Enfin, Amazan voulant contenter les désirs du prince, lui suggéra un moyen tout à fait facile ; il avait dans ses intérêts la sultane, rivale d’Elmire ; il promit de lui demander, sans le nommer, quel moyen elle pourrait lui procurer pour faire voir à un de ses amis, l’intérieur du palais. Amazan les força d’accepter sa maison pendant tout le temps qu’ils resteraient à Pékin, et il les quitta pour se rendre au divan ; ensuite il fut voir la sultane favorite, qu’il trouva livrée au plus grand désespoir, il lui fit part de son projet. Cette méchante femme saisit cette occasion qui paraissait favorable à ses desseins. Palmire l’avait instruite qu’elle avait un amant qui se nommait Corydas. Géroïde portait au sérail le nom de Palmire. Corydas ne lui était point inconnu ; enfin, tout lui promettait un heureux succès. Elle sacrifiait le mandarin à ses vengeances… Mais, quel sacrifice ne fait pas une femme en fureur, quand la jalousie et l’ambition la dévorent ? Elle dit donc au mandarin qu’il fallait que cet ami prît le nom de Corydas, si on l’interrogeait, et qu’elle donnerait la consigne à tous les esclaves de le laisser entrer ; qu’elle lui remettrait un paquet, et qu’après avoir tout vu, il sortirait par le même endroit qu’il serait entré.


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